Mettre en scène Feydeau dans les années 2000
p. 145-156
Texte intégral
1Doit-on encore se justifier de monter Feydeau dans les années 2000 ? Rénovateur d’une comédie-vaudeville sans couplets en quête d’identité à la fin du xixe siècle, l’enfant chéri du théâtre privé gagne tardivement la reconnaissance des scènes publiques avec l’entrée de Feu la mère de madame à la Comédie-Française en 1941 et, sept ans plus tard, l’engouement de Jean-Louis Barrault pour Occupe-toi d’Amélie. Malgré son efficacité scénique et l’acuité de sa vision sociale, Feydeau est longtemps associé à un rire conservateur et à des codes de représentation caricaturaux et obsolètes, défendus par certaines versions télévisées parfois peu adeptes de la nuance. La polémique critique causée en 1951 par l’entrée du Dindon à la Comédie-Française (mise en scène de Jean Meyer), succès comique qui « sauva1 » la salle Luxembourg, reste encore dans les mémoires lorsqu’en 1961, Jacques Charon trouve pour Un fil à la patte une distribution saluée tout au long des reprises, Robert Hirsch en tête dont « chaque pas est une invention2 ». Monter Feydeau resterait une entreprise démagogique, plus lucrative qu’artistique. En 1991, quarante ans après Le Dindon de Jean Meyer, Feydeau tombe dans le domaine public et une nouvelle question émerge : multiplier les interprétations de ses pièces, n’est-ce pas aussi voir en Feydeau ce qui n’y est pas ? Deux mises en scène de La Dame de chez Maxim (1899) se partagent alors le public parisien : la version d’Alain Françon se joue aux Amandiers de Nanterre alors que celle de Bernard Murat triomphe au Théâtre Marigny. Alain Françon se méfie de l’emballement rythmique et veut préserver la naïveté du comédien : « En aucune façon, je n’ai voulu faire de Feydeau un tragique. Ce n’est pas Brecht. Mais j’ai tenté de nettoyer Feydeau, d’éviter les stéréotypes et de jouer les situations au pied de la lettre3. » Au Théâtre Marigny, on loue d’abord le génie comique de Feydeau, comme dans ces lignes éloquentes de 7 à Paris :
Murat, Clavier, Chazel et consorts se sont peut-être refusés à « penser » Feydeau, à chercher à ses coups de théâtre des ressorts psychanalytiques ou marxistes, n’empêche que ce sont eux qui ont tout compris : Feydeau fait rire, Feydeau fait que le spectateur s’accroche à son fauteuil et bondit et trépigne et se trémousse, tout comme il appartient aux comédiens de le faire sur scène4.
2Faut-il choisir entre « rire » et « penser » ? Ce dilemme ouvert par cette « bataille de dames » – pour parodier un titre de comédie de ce grand vaudevilliste du xixe siècle, Eugène Scribe5 – fait encore aujourd’hui l’objet de maintes variations : pour Stanislas Nordey, au sujet de sa Puce à l’oreille (Théâtre national de Bretagne, 2004), « [p]as question de trancher dans une fausse querelle entre l’idée de “faire un Feydeau sérieusement” ou de “succomber à la tentation du cabotinage6” » ; Jean-François Sivadier, quant à lui, pour La Dame de chez Maxim (Théâtre national de Bretagne, 2009), ne veut pas voir en Feydeau un « pur divertissement » mais bien « [d]u divertissement pur », un « vertige7 » comique proche du nonsense (fig. 20). Une fois Feydeau libre de droits, les metteurs en scène s’autorisent à regarder l’artisan comme un artiste, auteur d’un théâtre de texte, et non de « bons mots ». Le vaudeville de Feydeau, jadis territorialisé comme au temps de la spécialisation des théâtres, intéresse dans les années 2000 Jean-Laurent Cochet comme Jean-Michel Rabeux. Parmi les habitués, on retrouve Bernard Murat (Tailleur pour dames, Théâtre des Bouffes-Parisiens, 1985, Théâtre de Paris, 1993 et Théâtre Édouard VII, 2008 ; La Dame de chez Maxim, Théâtre Marigny, 1991 ; On purge Bébé ! et Feu la mère de madame, Théâtre Édouard VII, 1994 ; La Puce à l’oreille, Théâtre des Variétés, 1996 ; Le Dindon, Théâtre Édouard VII, 2012) et Alain Françon qui, par l’épure et un respect grandissant des didascalies, semble apporter à Feydeau un classicisme scénique (La Dame de chez Maxim, Centre dramatique national de Lyon, 1990 ; L’Hôtel du Libre-Échange, Théâtre de la Colline, 2007 ; Du mariage au divorce, Théâtre national de Strasbourg et Théâtre Marigny, 2010 ; Le Cercle des Castagnettes avec Gilles David à la Comédie-Française en 2012). Retrouve-t-on dans les années 2000 ce que Béatrix Dussane note devant les spectacles de Barrault, « une mode, un snobisme, presque un culte Feydeau8 » ? La consécration en 2012 par la programmation d’Un fil à la patte et d’On purge Bébé ! au baccalauréat option théâtre souligne la place grandissante de Feydeau sur toutes les scènes, amateurs, privées et nationales, et l’utilisation fréquente du comique, naguère déprécié, comme moyen de discours sur le monde. Passée l’étape liminaire quasi obligatoire du positionnement idéologique et esthétique, il faut ensuite répondre à un défi scénique : comment trouver un espace de liberté dans un texte corseté par les didascalies prescriptives de l’auteur9 ? Les principales lignes de force des versions du début du xxie siècle indiquent un refus de simplifier ces pièces retorses et une mise en valeur de l’impression de folie qui s’en dégage. En 2000, se réconcilier avec ce théâtre 1900, dit bourgeois, c’est aussi se venger de cette bourgeoisie et de sa folie des grandeurs. Ce théâtre de l’outrance dit les ambitions débordantes et les désirs en excès, peu compatibles avec les convenances sociales. Feydeau, héritier des « folies-vaudevilles » fantaisistes du premier xixe siècle, théâtralise fantasmes et névroses : d’où les multiples lectures psychanalytiques de ces pièces, qui viennent aussi redynamiser un discours ancestral sur les misères du couple. Pour mettre en scène ce détraquage de la machine sociale, mentale et conjugale, faut-il subvertir la machine vaudevillesque ? Se pose toujours la question de la convention générique, à exhiber, atténuer, dynamiter ou déplacer.
Folie des grandeurs et mascarade sociale
3Feydeau doit sa postérité à sa réputation de satiriste. Dans son monde bourgeois fermé sur lui-même, toute intrusion est scandaleuse. C’est ce sujet qui a motivé la redécouverte récente de deux textes de jeunesse datés de 1888, Chat en poche et Les Fiancés de Loches. La longueur de leurs quiproquos, qui « lasse » Sarcey par l’« obstin[ation]10 » invraisemblable des personnages, paraît aujourd’hui audacieuse car symbolique de l’aveuglement que les espoirs d’élévation sociale font naître. Jean-Laurent Cochet sort Chat en poche de l’oubli en 1964. Pacarel veut faire accepter à l’Opéra un Faust composé par sa fille. Il compte s’acheter les services d’un ténor personnel, qu’il croit reconnaître dans un étudiant en droit bordelais et ingénu, Dufausset, dont il loue les prouesses vocales, pourtant piètres. Dans la mise en scène de Muriel Mayette (Vieux-Colombier, 1999), une galerie de miroirs grossissants figure l’infatuation bourgeoise : la vocation artistique de cette famille demeure marchande, et le piano qui obstrue l’espace scénique sert de bureau pour signer des contrats – et de séchoir à linge pour la bonne. En exhumant Les Fiancés de Loches au Théâtre des Amandiers en 2009, Jean-Louis Martinelli dit s’intéresser moins au triangle amoureux qu’aux mirages de l’ambition et aux mécanismes d’exclusion sociale : deux frères et une sœur originaires de Loches croient se rendre dans une agence matrimoniale parisienne mais frappent à un bureau de placement pour domestiques. Engagés par une famille de médecins aliénistes, ils se croient fiancés à leurs maîtres. Le docteur Saint-Galmier, outré par leur familiarité, les prend pour des fous et les interne dans sa maison de santé. Il s’agit ici de trouver une « place11 », un travail – l’agence est transformée en Pôle Emploi – ou un statut social : pour « se caser » à Paris, on accepte, à l’hôpital, les prescriptions d’un médecin juché sur une échelle. Désirs de promotion ou de vexation sociales oblitèrent le bon sens et tout se liquéfie dans le mobilier de ce docteur Saint-Galmier au nom de ville thermale : la table devient fontaine, le piano se remplit d’eau. Des pantomimes ralentissent le vaudeville : au cours du long repas qui ouvre Chat en poche, des convives à la tenue impeccable mangent très salement ; les Lochois, eux, sont tenus de s’extasier devant les gadgets technologiques du docteur, dans un sketch muet à la Tati.
4Ces deux spectacles exemplifient une tendance générale à l’atténuation du folklore « Belle Époque », par la transposition – Georges Lavaudant situe Un fil à la patte dans les années 1930 (Théâtre de l’Odéon, 2001) – ou l’actualisation. Costumes contemporains du Dindon de Lukas Hemleb (Comédie-Française, 2002) ; remplacement du phonographe enregistreur par un caméscope numérique dans La main passe ! par Mitch Hooper (Théâtre Mouffetard, 2005), vêtements satinés des nouveaux riches de La Puce à l’oreille par Paul Golub (Théâtre de l’Athénée, 2009) : la critique sociale, atemporelle, n’en est que plus acerbe. Depuis La Dame de chez Maxim par Jean-Paul Roussillon (Comédie-Française, 1981), plusieurs intérieurs bourgeois sont tendus de noir (La main passe !, par Gildas Bourdet, Théâtre de la Criée, 2009 ; Le Dindon, par Philippe Adrien, Théâtre de la Tempête, 2010). Le vaudeville, familier des plateaux de dimensions restreintes, gagne en froideur sur certaines scènes nationales. Les Lochois s’égarent sur l’immense plateau des Amandiers ; Alain Françon réduit le mobilier de L’Hôtel du Libre-Échange au strict nécessaire (fig. 18). Ostentation bourgeoise contemporaine, davantage dans l’épure que dans l’étalage de bibelots, intérieurs vides creusant les distances entre les comédiens, propices à des courses sans fin : le public s’identifie plus facilement mais découvre un théâtre de la solitude, peut-être moins amusant qu’il ne l’aurait imaginé.
Corps social, corps désirant
5Dans un monde excessivement normé, la transgression guette. Les mises en scène de Feydeau insistent sur l’affolement de corps brimés par le corps social. Dans Un fil à la patte par Jérôme Deschamps (Comédie-Française, 2010), l’ambition justifie l’inquiétude bouffonne de Christian Hecq en Bouzin, clerc de notaire qui rêve de pénétrer la sphère des artistes : mouvements étriqués et gauches, gestes souples dans les moments d’audace, sa gestuelle toujours exubérante trahit un corps qui n’est jamais à la bonne place. Désirs éveillés pour être mieux réprimés, adultères avortés avant d’être consommés : la sensualité imprègne ce théâtre de la frustration. La Dame de chez Maxim révèle les fantasmes d’une société bien-pensante. Le docteur Petypon trouve un matin dans son lit la Môme Crevette, danseuse au Moulin Rouge, et doit faire passer l’indécente créature pour son épouse légitime dans le château de son oncle à héritage, en Touraine. La province, séduite, imite les mauvaises manières de la fille. Si la Môme autorise les numéros vaudevillesques, dansant un quadrille ou chantant une romance, elle est moins traitée comme un stéréotype que comme une puissance de transgression. Tout recours à la psychologie paraît également inutile aux praticiens contemporains. Chez Alain Françon en 1991, Dominique Valadié assume une présence sulfureuse jusque dans les moments de pause, de vide, perdue dans la contemplation de ses ronds de jambe. En 2009, Jean-François Sivadier sacrifie la seule réplique où la Môme se confie sur son passé. Dans les deux spectacles, pour actualiser la portée scandaleuse du « merde » que la Môme lâche en public, le rire canaille de la danseuse se prolonge jusqu’à devenir dérangeant.
6Quant à la dimension farcesque de ces pièces, elle est souvent assumée. Dans Occupe-toi d’Amélie par Roger Planchon (Comédie-Française, 1995), le phonographe de la cocotte offre son cornet provocant frontalement au public, sur un fond de dessins suggestifs. Le canapé choisi par Georges Lavaudant imite les courbes féminines. On cède volontiers à un fétichisme potache : nymphomane dont la poitrine enfle chez Muriel Mayette, symbolisme phallique du traversin qu’un piètre amant tient contre lui dans Monsieur chasse ! par Claudia Stavisky (Théâtre des Célestins, 2005). Dans Le Dindon (1896), le désir irrépressible s’exprime toujours au mauvais moment. Chez Philippe Adrien, le corps est roi. Les comédiens, aux mouvements de danseurs, se prêtent parfois à d’explicites chorégraphies érotiques ; les femmes montrent leur corps mais refusent de se donner, et on les refuse quand elles sont nues sous leurs fourrures. Lorsqu’il ne fond pas sur les femmes de chambre, le major Pinchard (Patrick Paroux) sautille comme un cheval à la parade, rappelant que, dans la vie, il faut « promene[r] l’animal » (Le Dindon, acte I, scène vii) – et le tenir au pas. Dans le décor tournant, seul un canapé rouge vif reste fixe, perpétuelle invitation au plaisir. Pour la même pièce, Lukas Hemleb joue davantage du clin d’œil métaphorique autour du désir bestial tyrannique : Laurent Stocker en Rédillon, l’amant dépité, se donne des coups de tête contre les murs. Mais lorsqu’à l’acte III, épuisé par une femme insatiable, il ne peut satisfaire celle qu’il aime, tout dans son salon rappelle ironiquement le naufrage de ses pulsions : tableaux animaliers, tapis en peau de tigre et, surtout, un plancher qui monte sans cesse alors que son désir décroît.
Du théâtre onirique au vaudeville médical
7Les metteurs en scène exploitant la tension entre désir du corps et respectabilité sociale s’intéressent aussi à la dimension psychanalytique de ces pièces, dont les décors piégés fabriquent du fantasme et du cauchemar. Les procédés visuels d’ouverture et de fermeture déstabilisent le salon bourgeois. Dans Le Dindon par Lukas Hemleb, les cloisons se rapprochent puis s’éloignent de personnages oppressés ou perdus. Dans Un fil à la patte par Georges Lavaudant, des visions angoissantes émergent d’espaces dérobés : une porte s’entrouvre sur une lumière bleue glaçante ; Bois-d’Enghien, caché dans son placard, semble un cadavre lorsqu’il apparaît accroché par son costume à un cintre, sous un néon blanc. À l’acte III, Bois-d’Enghien, coincé sur son palier en caleçon, victime d’un courant d’air, croise toute une noce en bas d’un escalier fort peu réaliste, en colimaçon et sans rampe ; le cortège, comme en plein cauchemar, l’accable en chœur (fig. 13). Loin de l’image d’un théâtre figé pour conversations de salon, les décors mouvants symbolisent un univers hostile à l’homme travaillé par ses obsessions.
8Bien plus, certains spectacles s’inspirent de l’actualité psychiatrique de l’époque de Feydeau, contemporain du traitement de l’hystérie par Charcot et des travaux freudiens sur l’inconscient. La scène permet de glisser d’un contexte scientifique bien défini vers la rêverie et le délire. Dans La main passe !, Gildas Bourdet force le trait : le maçon inventé par Feydeau, qui aboie lorsqu’il est ému, passe ici tout un acte à quatre pattes, comme reclus dans sa psychose. Dans Le Système Ribadier par Jean-Philippe Vidal (Théâtre de l’Ouest parisien, 2012), Angèle est hypnotisée par son mari devant le portrait de son premier époux, Robineau, qui l’a lui aussi toujours trompée : le visage en mouvement de Robineau, projeté sur un cyclorama, continue d’obséder Angèle, éternelle victime. Dans le troisième acte des Fiancés de Loches, on soigne les névropathes par l’hydrothérapie, notamment les trois « Choquart » : Jean-Louis Martinelli y voit un clin d’œil à Charcot et à ses douches12, et Abbes Zahmani, en médecin qui décompose les mots comme Lacan, semble plus atteint que ses patients (fig. 21). Ces références mêlées interrogent le rapport du public aux troubles psychiques : dans l’asile, on retrouve les acteurs qui peuplaient l’agence pour l’emploi à l’acte I, victimes d’un système social aliénant. En outre, Jean-Louis Martinelli brouille les repères en faisant jouer, aux côtés des comédiens, des psychotiques du Centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre : le quiproquo questionne alors pleinement la frontière entre état sain et maladie. La conciliation du comique et du pathologique, voulue par Feydeau, invite à médicaliser davantage le vaudeville : dans La Puce à l’oreille (1907), pièce à sosies, un seul acteur tient deux rôles opposés, tantôt bourgeois complexé et impuissant, tantôt valet, homme de plaisir sans surmoi. Au troisième acte, tous croient le héros victime d’un dédoublement de personnalité : dans l’univers « [k]afka[ïen]13 » de Stanislas Nordey évoluent des comédiens en peignoirs blancs (fig. 14). Ces choix radicalisent la porosité, suggérée par Feydeau, entre névrose ordinaire et animalité pathologique.
L’amour malade
9Le couple résiste-t-il aux assauts des contraintes sociales ou aux frustrations ? Face au besoin de paraître, l’amour ne fait pas le poids. Il existe, pourtant : chez Jean-François Sivadier, Mme Petypon n’est pas une « vieille toupie » (La Dame de chez Maxim, acte I, scène x), et l’insulte offusque véritablement Petypon - Nicolas Bouchaud, semble-t-il épris de sa femme. Les mises en scène défont la réputation d’un Feydeau misogyne : sans épargner la candeur parfois bêtifiante ou la mauvaise foi des femmes, elles soulignent la lâcheté et la vénalité des hommes. Dans Un fil à la patte par Jérôme Deschamps, l’exubérante chanteuse Lucette Gautier gagne en gravité par le jeu en mineur de Florence Viala. Alain Françon atténue lui aussi la responsabilité de la femme dans la guerre des sexes en inversant la partition traditionnelle dans « Mais n’te promène donc pas toute nue ! » : Judith Henry en épouse exhibitionniste oppose un jeu en retenue aux explosions d’Éric Elmosnino, député hystérique pour qui la femme, parure du foyer nécessaire à sa bonne réputation, ne doit pas dépasser les bornes admises par le diktat social.
10Le désastre du couple apparaît bien sûr particulièrement dans les pièces en un acte de Feydeau, écrites à la fin de sa carrière et signant l’échec de son mariage14. Feydeau simplifie ses intrigues et raréfie les quiproquos vaudevillesques pour ces petites formes entre la saynète inspirée de Courteline, la comédie de mœurs et la farce. Si ces pièces sont souvent reprises, ce n’est sans doute pas uniquement pour des raisons évidentes de production (format court, personnel limité, relative simplicité de leur dispositif). Elles séduisent car elles concentrent et développent ce que les vaudevilles complexes traitent par le mouvement : la faillite du mariage, du désir institutionnalisé montré dans sa lente et violente agonie. Obscénité, scatologie, humour morbide : dans ce déchaînement psychopathologique, c’est l’amour qui est en souffrance. Gian Manuel Rau articule exaspération scénique et usure de l’amour par un montage (Quatre Pièces de Feydeau, Vieux-Colombier, 2009). Anne Kessler et Laurent Stocker sont les enfants amoureux de Fiancés en herbe, puis les époux de Feu la mère de madame qui ont perdu toute innocence : un lit-placard descend des cintres et l’amour conjugal refoulé se réfugie dans l’armoire vaudevillesque. Le mariage est une mascarade dans Du mariage au divorce par Laurent Laffargue (Théâtre de l’Ouest parisien, 2005) : le spectacle s’ouvre sur le couple en habits de noces, puis le marié revêt l’habit de Lucien, déguisé en Louis XIV (Feu la mère de madame), passant, finalement, d’un costume à l’autre. Dans Léonie est en avance, la grossesse rend l’amour monstrueux : Alain Françon transforme en scène d’amour une crise de contractions. Jean-Michel Rabeux (Feu l’amour !, MC93 de Bobigny, 200415) parie sur l’expressionnisme grotesque et traduit le harcèlement conjugal par des cris agressifs, irritant l’œil en superposant, en noir et blanc, costumes à rayures et décor à rayures (fig. 15 et fig. 16). Richard Brunel, quant à lui, s’amuse à psychanalyser Feydeau lui-même, à l’ascendance bien mystérieuse. Dans son montage J’ai la femme dans le sang16, nous suivons un personnage nommé « Georges », bébé de Léonie devenu le Toto d’On purge Bébé !, puis le député de « Mais n’te promène donc pas toute nue ! » : l’adulte semble répéter l’échec amoureux de son père, dans un décor modulable permettant de rejouer en ombres chinoises des scènes traumatiques. En amplifiant la voix de ses comédiens, comme encagés derrière des parois de plexiglas, Richard Brunel démontre aussi la visée anthropologique de Feydeau, dont les personnages volontiers stéréotypés deviennent des spécimens soumis à observation scientifique17.
Penser les codes scéniques
11Monter Feydeau, c’est tenir compte des incidences des caractéristiques dramaturgiques du vaudeville (intrigue complexe, exploitation spatiale maximale, moyens comiques diversifiés) sur ses codes de représentation, qui ont à voir avec l’exagération. À situations énormes, moyens énormes : décors truqués, bruitages, pantomimes acrobatiques, jeux langagiers dessinent, par leur nombre, leur intensité et leur fréquence, une hyperthéâtralité. D’où une tendance très nette à souligner les codes scéniques, parfois pour les user, souvent pour jouer avec. Le vaudeville lui-même se donne en spectacle lorsqu’est mis en valeur tout indice propre à rappeler son histoire et ses conditions de représentation. Les metteurs en scène voient ainsi dans la porte qui claque, outre ses fonctions dramaturgiques et symboliques, l’emblème de ce théâtre : chez Muriel Mayette et Gildas Bourdet, les comédiens se cognent même à des rideaux en dur. Autant s’amuser des conventions scénographiques imposées plutôt que de prétendre les oublier, comme dans Un fil à la patte : Christian Hecq chez Jérôme Deschamps, Patrick Pineau chez Georges Lavaudant, contournent tous deux malicieusement par l’avant-scène la cloison qui partage le plateau. Parfois on ranime une tradition disparue à l’époque de Feydeau : les couplets chantés18. Si le chœur final de Chat en poche par Muriel Mayette rappelle le sujet de la pièce, Jean-Louis Martinelli introduit dans sa comédie sociale des couplets festifs empruntés à La Vie parisienne d’Offenbach (« Il est content mon colonel »), mais aussi à Claude François ou à Francis Cabrel. Lucette, chanteuse de café-concert d’Un fil à la patte, ne chante jamais dans le texte : chez Alain Sachs, elle répète au piano (Théâtre de la Porte-Saint-Martin, 1999). Parfois, il s’agit de suggérer la mélancolie de Feydeau, comme Gian Manuel Rau avec la musique mécanique des ondes Martenot. Georges Lavaudant, lui, renvoie à d’autres codes : la diffusion presque continue de standards de jazz de Duke Ellington ou Ambrose rappelle les bandes-son des films des années 1930. Enfin, il est bien tentant de saisir au vol quelques phrases clichés du boulevard, et Christiane Millet, dans Monsieur chasse ! par Claudia Stavisky, lance bien face public l’un des rares « Ciel ! mon mari ! » du théâtre de Feydeau (Monsieur chasse !, acte II, scène xiii). Feydeau emploie avec prudence les « mots d’auteurs » goûtés du théâtre de boulevard, parfois soulignés par la diction et l’intonation des comédiens. C’est plutôt sa poésie que l’on découvre : dans la parodie parfois, avec l’alexandrin blanc que Nicolas Bouchaud met en valeur chez Jean-François Sivadier : « Voici même une lettre, / qu’entre vos mains, mon oncle, il m’a dit de remettre ! » (La Dame de chez Maxim, acte II, scène xiii) ; par la prosodie le plus souvent. Dans Le Dindon par Lukas Hemleb, Jérôme Pouly appuie ainsi les hiatus d’une réplique mensongère dissonante, quand il se dit contraint « à aller à Amiens » (Le Dindon, acte I, scène xvii).
12Outre ces citations et hommages ponctuels, le code se donne à voir pour mieux se transformer. Dans Un fil à la patte, Jérôme Deschamps évoque le dessin animé par de burlesques courses-poursuites sur tapis roulants, ou la farce avec Guillaume Gallienne travesti en nurse anglaise : le vaudeville, genre hybride, se renouvelle par des références diverses (fig. 25). Jean-François Sivadier sait renouer avec les couplets – une réplique circulaire devient chanson de music-hall – mais il désosse plus radicalement la machinerie vaudevillesque : les portes descendent des cintres, le mobilier se réduit presque aux rideaux derrière lesquels cacher ce qui est inconvenant.
13La plus grande prudence semble en revanche régner dans la direction d’acteurs, dans le refus quasi unanime de codifier un quelconque « jeu vaudevillesque ». Si la rapidité d’exécution et la valorisation de l’énergie déployée par l’acteur font consensus, les metteurs en scène entendent canaliser le débordement pourtant inhérent à l’exagération comique. Cela n’empêche pas de styliser le jeu : dans La main passe ! par Gildas Bourdet, l’interprétation exacerbe les codes comiques, et les défauts d’élocution exagérés redoublent le grotesque des perruques débordant les hauts-de-forme. Les comédiens d’Alain Françon adoptent chacun une partition différente : dans Du mariage au divorce, les maladresses chorégraphiées de Régis Royer en domestique burlesque contrastent avec la lassitude de Dominique Valadié ; même stratégie chez Jean-François Sivadier où Steven Butel adopte un ton délibérément boulevardier alors que Nicolas Bouchaud ne craint pas d’imiter Tarzan. Chez Georges Lavaudant, le naturel de la diction cesse lors des moments d’hypocrisie : Sylvie Orcier (Lucette) manipule son monde par des poses mélodramatiques et Patrick Pineau (Bois-d’Enghien) quitte parfois sa gouaille décontractée pour parodier les films de gangsters ; les mouvements spontanés de colère ou d’effroi, quant à eux, prennent la forme de pantomimes très dansées. Si les comédiens parviennent à faire rire en déjouant les attentes, ils cherchent à transcrire les situations vaudevillesques sans exercer de surplomb sur leur personnage, mais en tâchant, selon les mots de Feydeau, de « croire que c’est arrivé19 ».
14Le théâtre de Feydeau affiche volontiers ses origines farcesques sur les scènes contemporaines mais il tire vers la noirceur : l’âpreté de la mascarade sociale, les assauts de pulsions incontrôlables, le voisinage du fantasmatique et du cauchemardesque, enfin l’enfer conjugal donnent chair au mot « folie », souvent employé pour justifier l’intérêt de ces pièces. Alors que de nombreux praticiens entendent purifier le jeu de l’acteur de tout effet de clin d’œil, la connivence se loge davantage dans la mise en scène, par l’hommage, la parodie ou le décalage. Le vaudeville, déplacé, est pourtant rarement déconstruit, tant par fidélité envers Feydeau que pour le plaisir d’une complicité toute vaudevillesque avec le public. Ce répertoire demeure un formidable terrain de jeu. Dans ce « théâtre au carré », in fine, c’est la représentation qui se pense elle-même, mais le vaudeville de Feydeau, toujours en prise avec nos réalités, offre du contenu à ce qui pourrait n’être qu’expérimentation formelle postulant la filiation de ce théâtre et des comiques ultérieurs. La tentation du cabotinage semble l’une des rares entorses faites aux intentions réelles de l’auteur ; peu de mises en scène se sont encore aventurées sur le terrain de la désobéissance. Feydeau, intronisé comme classique et récemment légitimé comme moderne, offre sans doute encore de belles explorations – ou transgressions.
Notes de bas de page
1 Pierre-Aimé Touchard, Six années de Comédie-Française, Paris, Seuil, 1953, p. 155.
2 Michel Cournot, Le Monde, 10 juin 1973.
3 Alain Françon, entretien réalisé par Marion Thébaud, Le Figaro, 9 janvier 1991.
4 7 à Paris, 31 janvier 1991.
5 Bataille de dames, comédie d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé, créée le 17 mars 1851 à la Comédie-Française.
6 Stanislas Nordey, programme de La Puce à l’oreille, 2004.
7 Jean-François Sivadier, programme de La Dame de chez Maxim, 2009.
8 Béatrix Dussane, Notes de théâtre 1940-1950, Lyon, Lardanchet, 1951, p. 220-221.
9 Voir notre article, « Didascalies et tyrannie dans La Dame de chez Maxim : Feydeau, le maître du jeu », Coulisses, no 39, David Ball et Karine Benac (dir.), automne 2009, Presses universitaires de Franche-Comté, p. 55-70.
10 Francisque Sarcey au sujet des Fiancés de Loches, Le Temps, 1er octobre 1888.
11 Jean-Louis Martinelli, Le Journal du Théâtre Nanterre-Amandiers, no 10, mars 2009, p. 2.
12 « Entre réalisme et fantaisie, entretien avec Jean-Louis Martinelli », L’avant-scène théâtre, no 1261, Les Fiancés de Loches, 1er avril 2009, p. 84.
13 Programme de La Puce à l’oreille (2004).
14 Feu la mère de madame (1908), On purge Bébé ! (1910), « Mais n’te promène donc pas toute nue ! » (1911), Léonie est en avance (1911), Hortense a dit : « Je m’en fous ! » (1916). Feydeau aurait voulu rassembler ces pièces sous le titre Du mariage au divorce.
15 Montage à partir de Léonie est en avance, On purge Bébé !, Hortense a dit « Je m’en fous ! ».
16 Montage à partir de Léonie est en avance, On purge Bébé ! et « Mais n’te promène donc pas toute nue ! », adaptation de Richard Brunel et Pauline Sales, mise en scène de Richard Brunel, spectacle produit par Le Préau - Centre dramatique régional de Basse Normandie - Vire / Comédie de Valence, 2010.
17 Voir notre entretien avec Richard Brunel, Feydeau. Un fil à la patte. On purge Bébé !, Futuroscope, SCÉRÉN-CNDP-CRDP, « Arts au singulier. Théâtre », 2012, p. 59-63.
18 Les décrets de 1864 sur la liberté des théâtres n’imposent plus aux vaudevillistes d’inclure des couplets dans leurs pièces.
19 Lettre de Georges Feydeau à Serge Basset sur ses souvenirs de la création d’Un fil à la patte en 1894, Le Figaro, 10 mai 1911.
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Le vaudeville à la scène
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