Chapitre 5
L’écospiritualité : se relier à Gaïa (et à Dieu)
p. 173-196
Remerciements
D’après Chamel Jean, 2023, « Écospiritualité : se relier aux êtres de la Terre », Ethnologie française, vol. 53, p. 37-51, avec l’aimable autorisation d’Humensis.
Texte intégral
1La notion de spiritualité est centrale pour mieux comprendre la collapsologie, et celles d’écospiritualité (Choné, 2016) ou d’écologie spirituelle (Sponsel, 2012) proposées par certains chercheurs peuvent aider à saisir ce qui est en jeu. Pour tenter de définir l’écospiritualité, Aurélie Choné, spécialiste de la pensée de Rudolf Steiner et partant de l’anthroposophie, évoque « deux processus complémentaires que sont l’écologisation du religieux (au sens large) et la spiritualisation de l’écologie » (Choné, 2016, p. 60). Il est cependant difficile de distinguer ce qui peut relever de l’un ou de l’autre de ces deux processus, tant ce type de théorisation peut difficilement cadrer des discours et des pratiques qui évoluent sous l’effet de multiples influences et bien souvent de manière idiosyncrasique. Par-delà les religions instituées, Choné mentionne d’ailleurs les « courants ésotériques occidentaux », l’anthroposophie, les nouveaux mouvements religieux et le New Age, ce qui exprime la nécessité de saisir cette écospiritualité par-delà les catégorisations de « religion » et « d’écologie ». Penser cette écologie spirituelle à partir de l’ethnographie permet d’une part de saisir ce qu’entendent les enquêtés eux-mêmes quand il est question de spiritualité et d’écologie, et d’autre part de comprendre comment les pratiques qu’ils associent au domaine du spirituel font sens dans le cadre d’un rapport au monde alternatif. Les trajectoires personnelles du croire, entre éloignement des Églises pour certains et adaptation de leur foi chrétienne pour d’autres, permettent également de situer ces représentations et actions comme manières d’être au monde, d’interagir avec lui et de lui donner du sens, ainsi qu’à sa propre vie.
2Afin de mieux cerner cette écospiritualité, seront d’abord présentées dans ce chapitre les pratiques perçues comme ayant une dimension spirituelle. Sera ensuite discutée la question d’une divinité transcendante, puisque c’est le sens original de la spiritualité que de désigner la relation directe à Dieu, pour montrer que d’autres expressions spirituelles peuvent être revendiquées, que l’on se dise « croyant » ou non. Enfin, l’éloignement des Églises vécu par la majorité des personnes rencontrées permettra de mieux saisir le sens de cette écospiritualité, dont on verra qu’elle peut tout aussi bien être revendiquée par des personnes se définissant comme chrétiennes, non sans frictions avec les fidèles ayant une tout autre interprétation d’une écologie « humaine » ou « intégrale ».
Relations au non-humain
3Quand, au cours de l’enquête, la conversation en vient à aborder la notion de « spiritualité », celle-ci peut désigner des choses assez différentes selon les individus, mais les points de convergence peuvent permettre de mieux saisir le sens de l’écospiritualité. En premier lieu, « La spiritualité, ça n’a pas besoin de Dieu », et sans « besoin d’une présence supérieure », elle peut s’éprouver par « se sentir plus large que ça », par des formes de communions humaines, voire plus qu’humaines. Ainsi sont évoqués la beauté du monde, une sensibilité aux paysages, des instants de grâce dans de « grands espaces », avec des sentiments d’« accord » ou d’« harmonie », d’« émerveillement » ou de « sublime ». La connexion avec des autres qu’humains peut aussi se faire par des contacts directs. Nicolas Hulot (membre des réseaux étudiés même s’il n’a pas été approché) raconte avec force ce type de rencontre :
Je vis ma spiritualité avec tout ce qui m’entoure. Quand je m’immerge dans les océans et que j’ai cette incroyable possibilité de nager avec des baleines ou avec des dauphins, je vis une quête spirituelle. Je me sens lié avec le vivant. Je ne me sens pas étranger ou dissocié. Je sens intimement que je fais partie d’un tout ; je n’arrive pas à le démontrer, mais je le ressens. Quand je suis dans ces eaux claires, quand je fais eau commune avec des baleines, passant ainsi des heures, mon œil quasiment dans celui d’une baleine, je n’ai pas une étrangère en face de moi. Nous sommes issus d’une même histoire, d’une même matrice. Et d’ailleurs la science nous l’a confirmé : il a beaucoup de nous dans la baleine et il y a beaucoup de baleine en nous. (Hulot, 2010, p. 248)
4Bron Taylor appelle les expériences de ce type des « eye-to-eye epiphanies » (Taylor, 2009), la plus connue des écologistes étant sans doute celle du forestier Aldo Leopold avec la louve mourante qu’il venait d’abattre, qui allait l’amener à construire sa land ethic et faire de lui un des pionniers de l’écologie profonde en lui suggérant de « penser comme une montagne1 ».
5La spiritualité serait ainsi une pratique de connexion, partant de soi pour atteindre d’autres entités. Bertrand parle ainsi de « triple connexion », en étant « d’une part connecté à soi-même, ses émotions, sa mission de vie, ses propres talents ; ensuite aux autres, […] donc la deuxième connexion c’est la communauté ; et la troisième connexion, c’est à la planète, à la Terre. C’est de dire “mon destin est relié au destin de la Terre” ». Il poursuit :
La méditation t’aide à te reconnecter profondément à toi-même et à prendre conscience de cette interconnexion : c’est l’outil royal […] je me sens vachement plus en paix quand j’ai ces pratiques spirituelles, je me sens vachement plus relié au Tout. Je sens que c’est important, ça joue sur des plans hyper subtils mais je suis sûr que ça a un impact, et que la Terre, qui est vivante, elle apprécie énormément toutes ces énergies pour la soutenir dans son combat, dans cette agression perpétuelle des humains.
6Quelques-uns disent aussi avoir des pratiques méditatives et connectives explicitement écologiques. Nicolas se dit très attaché à des « petits rituels » personnels, pour « marquer » la disparition d’une espèce par exemple (cf. ses propos à la page , chapitre 3), qui sont pour lui « une écologie spirituelle pratique ».
7Il s’agit donc de pratiquer des rituels, par-delà la méditation, toujours pour se relier, mais de manière performative, en recourant à des pratiques qui peuvent être individuelles, mais aussi collectives, avec un cadre que Nicolas met volontiers sur le même plan que la « pratique religieuse », entendue selon son étymologie latine religere, « relier ». Plusieurs autres acteurs comprennent aussi la religion dans ce sens et estiment celle-ci nécessaire, quelle que soit sa forme. Bertrand explique que, dans l’écolieu où il vit :
On fait parfois des stages d’écologie profonde, on chante des bajans [chants dévotionnels hindous], on a célébré le passage du 21 décembre [2012]… Chanter des bajans pour moi c’est un truc très positif, ça envoie des bonnes ondes, d’envoyer des pensées positives pour la Terre, d’envoyer des pensées de guérison, faire des prières pour la guérison de la Terre.
8Ces « stages d’écologie profonde » désignant des ateliers de « Travail qui relie ».
Dieu et l’écospiritualité
9Quel rapport peuvent donc avoir les pratiques brièvement décrites précédemment, ainsi que l’écopsychologie, avec la « spiritualité » et une éventuelle écospiritualité ? Le « spirituel », c’est-à-dire « ce qui est de l’ordre de l’esprit2 », garde un caractère très vague qu’historiens, sociologues et anthropologues hésitent à mieux définir, tant les acceptions varient d’une époque et d’un groupe à l’autre. Quand l’anthropologue des religions Lionel Obadia s’y risque, il la cadre très largement comme :
[Un] espace éthéré et fluide de ressources de sens et d’actions pour l’humain, de nature à nourrir ses aspirations sur Terre et au-delà, aspirations sacrées ou pas, qui se déploient en deçà ou au-delà des traditions religieuses établies. (Obadia, 2023, p. 5)
10Il semble alors nécessaire de revenir à l’origine religieuse de ce terme que rappelle l’historien des idées David Bisson :
Le terme naît au xvie siècle et désigne tout ce qui touche à la vie de l’âme par opposition aux impératifs du corps. Il se définit essentiellement par rapport à son autorité de tutelle : la religion. Ainsi comprise, la spiritualité se présente comme une manifestation du monde religieux qui insiste tout particulièrement sur la relation personnelle que le croyant entretient avec Dieu. (Bisson, 2012, je souligne)
11L’historien Jacques Le Brun, dans l’entrée « Spiritualité » du Dictionnaire des faits religieux, confirme que le sens original de la notion est de désigner une relation au divin (Le Brun, 2010), et se garde bien d’en proposer une définition. La spiritualité désignerait donc historiquement une relation personnelle avec Dieu, dans un cadre religieux. Or, de Dieu il n’a pas été question jusqu’à présent, si ce n’est pour affirmer que justement « la spiritualité, ça n’a pas besoin de Dieu ». Les trajectoires religieuses seront détaillées ultérieurement, mais de la diversité des parcours se dégage la tendance générale d’une éducation religieuse (plutôt catholique en France et protestante en Suisse) suivie d’un éloignement (progressif ou brutal) des institutions cléricales et des rites associés. La question de Dieu est plus délicate : certains se revendiquent athées, d’autres agnostiques, et d’autres encore croyants, mais la disposition la plus répandue est celle d’une indétermination qui se mélange d’ailleurs parfois aux trois catégories précédentes et qui laisse penser que l’opposition athée/croyant n’est pas pertinente et doit être dépassée. Voici deux exemples de l’ambiguïté ressentie par ces écologistes. Pour Michelle :
À la fois je suis athée donc non, je n’ai pas de vision transcendante de [la Terre], je suis hyper matérialiste, mais en même temps je ne peux m’empêcher de me dire qu’il y a quelque chose d’un peu sacré. En tout cas, on ne peut pas toucher à ça impunément.
12Frédéric, lui, affirme avoir « plus besoin de croire en l’humain et en la nature qu’en une religion quelconque » :
[Je suis] plutôt agnostique, entre athée et agnostique. Je ne dirais pas qu’il n’y a rien, parce qu’il y a quand même ces forces énergétiques, mais après je ne crois pas en une entité qu’on puisse matérialiser comme ça. Ça ne me parle pas. Pour moi c’est plus la nature, je suis presque animiste en fait, je verrais presque un dieu en chaque être vivant.
13Le malaise de mes interlocuteurs à s’affirmer comme athée ou croyant montre que ce positionnement binaire ne correspond pas à leurs représentations. Choisir l’une ou l’autre option revient soit à se revendiquer comme croyant en un dieu créateur personnel et transcendant tel qu’est le dieu des religions monothéistes et plus particulièrement chrétiennes. Soit l’on se dit incroyant et donc athée, dans une perspective d’opposition aux religions et de réfutation de l’existence de toute divinité transcendante, la matière (ou nature) se suffisant à elle-même et se révélant aux humains par l’avancée continue des connaissances scientifiques. Des personnes se revendiquant chrétiennes et affirmant sans hésiter leur croyance en Dieu ont bien été croisées au cours de l’enquête. Mais la plupart des enquêtés affirme ne pas croire en l’existence d’un dieu personnel et transcendant, ni voir le monde comme pure réalité matérielle sans « quelque chose qui dépasse ».
« La transcendance et l’immanence ne font qu’un »
14Ne s’identifiant à aucune de ces alternatives, les enquêtés semblent donc adhérer, bien que ce soit souvent de manière implicite, à une forme de spiritualité qui ne soit pas une relation à un dieu personnel, ni une « spiritualité laïque » qui ne serait qu’un exercice de la raison. Ce serait plutôt une expérience spirituelle de « connexion », ou de « reconnexion », à l’ensemble des êtres vivants, à travers la « toile de la vie ». Cette spiritualité s’étendrait au non-vivant de manière plus générale : une expérience de communion avec la planète, le cosmos, et d’unité avec le « grand Tout ». Il n’est donc pas question de divinité transcendante, et pour autant il y a quelque chose de plus que l’immanence matérielle, sans que « ce plus » soit clairement défini. Même Nicolas, qui se dit « un peu panthéiste », et qui a pourtant beaucoup réfléchi à la question, ne parvient pas à expliciter clairement sa spiritualité qu’il définit comme « une question de relation » :
Pour moi la spiritualité, en tout cas, je la trouve dans le fait d’honorer la relation au sens le plus direct du terme, c’est-à-dire de reconnaître cette relation permanente à toute chose. […] Et puis, ça reste quand même l’idée qu’il y a un mystère énorme là derrière. Ma spiritualité vient aussi du fait que ça reste quelque chose qui est de l’ordre de l’indicible, on peut en faire une expérience… J’aime bien le Bouddha à qui on pose une question « d’où vient l’Univers ? Qu’est-ce qui se passera après ? Quelle est la durée du temps ? » Et il répond « je sais pas ». Et moi je pense que cette position du « ne pas savoir », de l’inconnu, est pour moi une position aussi profondément spirituelle.
15« Se reconnecter » est aussi au cœur de la spiritualité de Gabriel. Le « chercheur indépendant » se dit « plutôt de tradition athée » et « fuir les religions », bien qu’il soit issu d’une famille catholique :
Je me suis ouvert récemment à la spiritualité. C’est nul de dire ça, mais je suis beaucoup plus compréhensif et ouvert à ce genre de démarche, typiquement la démarche des créatifs culturels. Ce côté… lien avec le vivant. En fait Macy, ce n’est rien d’autre qu’un bricolage, et c’est pas péjoratif, de plein de rites de partout pour retrouver du sacré, mais avec la toile de fond du vivant. C’est remettre du sacré dans notre vie, et c’est le sacré qui permet de faire du lien. Mais tourné vers l’écologie et les temps de catastrophe. Retrouver du sacré, je me suis rendu compte que ça me manquait. C’est très puissant, ça fait des frissons et ça fait du bien. Je peux pas détailler les rites, il faut que tu le vives. Mais se reconnecter, sentir qu’on est en communauté avec les bactéries ou les champignons, ça apporte une sérénité, une jouissance, une profondeur…
16Qu’en est-il alors de ce « grand mystère », est-il de l’ordre de l’immanent ou du transcendant ? Pour Nicolas :
Ce n’est pas l’idée d’un dieu extérieur qui insuffle, il n’y a pas un monde extérieur à celui où nous vivons. […] Je suis agnostique, je ne suis pas athée ! Mais cette force, pour moi ça peut être la vie elle-même. Et je fais partie de la vie. Des fois, j’aime bien imaginer que c’est comme un arbre, je suis une feuille de cet arbre, et pendant cette existence en tant que feuille, je vais avoir une forme, une pensée, une espèce d’agrégat de qualités, mais qu’une fois que je meurs, je n’ai pas une âme qui va continuer, mais l’expérience que j’ai faite de moi-même, ou la vie qui a fait l’expérience au travers de moi, d’elle-même, un peu de manière réflexive comme un miroir, ça retourne à la source qui est la vie.
17Il s’explique :
Je suis assez immanent. Matérialiste, mais au sens le plus sacré du terme, pas au sens consommatoire. Pour moi, la transcendance et l’immanence ne font qu’un, il y a une intelligence qui me dépasse, il y a mystère absolu, mais il est accessible dans la matière. Il n’y a pas besoin de se créer des mondes parallèles pour accéder à un sentiment spirituel. Je suis un peu panthéiste, très terrien. Je sais qu’on est fait de poussières d’étoiles et qu’il y a une dimension fondamentalement cosmique de notre expérience de vie sur la Terre, mais je suis très terrien.
18Si la distinction entre immanence et transcendance est difficile à cerner, c’est que là encore il s’agit de s’affranchir de la dichotomie propre aux monothéismes entre divinité transcendante et réalité immanente. S’il existe une « force », des « énergies », un « flux », une « intelligence » ou un « esprit », qui se révèlent dans la matière, alors le dualisme immanence/transcendance, tout comme l’opposition entre matière et esprit, ne semblent pas adéquats pour rendre compte de cette vision moniste et d’une spiritualité qui s’expérimente dans la « relation permanente à toute chose ».
Une forme de panthéisme ?
19S’agirait-il alors d’une « forme de panthéisme », comme le suggèrent le sociologue Yannick Cahuzac et l’historien des idées Stéphane François, pour lesquels « l’écologie profonde est largement panthéiste » (Cahuzac et François, 2013, p. 53) ? Aucun de mes interlocuteurs ne se retrouve pleinement dans l’idée de panthéisme, pas même Benoît qui cite l’Éthique de Baruch Spinoza comme sa « bible ». Plutôt que définir son approche comme panthéiste, il la décrit comme « spinoziste : c’est “Dieu c’est-à-dire la nature”. La nature au sens de l’immanence, ce qui existe, ce qui est présent. Le grand slogan spinoziste c’est “Dieu égale la nature”, nous compris bien entendu ». Arne Næss lui-même, qui a posé les bases de l’écologie profonde et dont la philosophie s’inspire fortement de la pensée de Spinoza, réfute cette interprétation :
Spinoza n’est […] pas un panthéiste qui verrait Dieu partout autour de lui. Je le considère comme un panenthéiste – le Dieu unique est contenu en toute chose, et il contient toute chose. (Næss et Rothenberg, 2009, p. 172)
20Il faut en effet revenir à Baruch Spinoza pour clarifier sa cosmologie et en finir avec l’étiquette panthéiste qu’on lui colle trop souvent. La formule célèbre du philosophe hollandais Deus sive natura, « Dieu, c’est-à-dire la nature », laisse penser à une identification de Dieu à la nature, et donc à un panthéisme, mais elle ne rend pas compte de la distinction subtile qu’opère Spinoza entre Dieu et la nature. Le premier est associé à une nature naturante (natura naturans), et il est la cause transcendante, infinie, de la nature naturée (natura naturata), composée de tous les êtres de la nature. Le spinozisme, qui s’inspire de la géométrie dans ses déductions logiques, est donc plus exactement un monisme théiste qu’un panthéisme. Le mot panthéisme (du grec ancien pan [πὰν], « tout » et theos [θεός], « dieu ») est apparu à une époque, le xviiie siècle3, où ce type de discours ne pouvait qu’être mis en relation avec la doctrine chrétienne. Le terme met donc l’accent sur l’opposition à la référence ultime d’un dieu créateur et transcendant et était utilisé de manière accusatoire pour dénoncer l’athéisme supposé de Spinoza. Et il semble aujourd’hui encore être surtout utilisé sur le mode du rejet. Celles et ceux qui se revendiquent comme explicitement chrétiens préfèrent ainsi se dire « panenthéistes », c’est-à-dire affirmer que Dieu est dans tout, mais qu’il n’est pas tout, tout en reconnaissant que la distinction avec le panthéisme, « fondamentale en théologie, […] n’est pas si claire en pratique » (Egger, 2012, p. 115). Le concept de panenthéisme semble ainsi servir avant tout de rempart à l’accusation de panthéisme, plutôt qu’à clarifier un rapport vécu à Dieu et à sa Création difficilement objectivable.
21Quant à celles et ceux qui disent ne pas croire en un dieu personnel, mais conçoivent plutôt l’existence d’une harmonie cosmique, d’un principe unificateur (force, énergies, flux, « intelligence du vivant »), ils ne se retrouvent par conséquent pas dans le theos du panthéisme. Il est donc plus juste de parler de monisme, lequel permet d’inclure ces différentes conceptions.
L’écospiritualité comme réinscription spatio-temporelle du soi dans la totalité
22L’entrée « Spiritualité » du Dictionnaire des faits religieux ne propose pas de définition opérationnelle du terme. Jacques Le Brun montre en effet toute son « instabilité épistémologique » en retraçant l’histoire de la notion (Le Brun, 2010, p. 1188). Il ne serait pas plus aisé de définir formellement l’écospiritualité, mais les discours et pratiques que les acteurs identifient comme ayant trait au spirituel, ainsi que les développements précédents autour de la figure du divin, de l’immanence et de la transcendance, de l’athéisme et du panthéisme, aident à comprendre celle-ci comme une reconfiguration de la spiritualité par-delà son sens original de relation personnelle entretenue avec Dieu. L’écospiritualité insiste d’une part très fortement sur l’aspect relationnel, et ne limite pas cette relation à Dieu – voire l’exclut – pour l’ouvrir à l’ensemble des êtres, à la totalité du cosmos. L’objet de la relation écospirituelle n’est donc pas, ou pas seulement, Dieu. Pour les écologistes chrétiens, qui se disent volontiers panenthéistes, cette relation à tous les êtres est aussi une relation avec Dieu, puisqu’il est présent en toute chose. L’écospiritualité n’est alors qu’une autre manière d’entrer en communication avec Dieu, dans la célébration de sa Création. Pour les autres, c’est avant tout la connexion, le fait de se relier, qui prédomine et l’objet de la connexion est finalement secondaire. Il s’agit de s’émerveiller devant « la beauté du monde » et de la « magie » ou du « miracle » de la vie. Dieu est-il derrière ce « mystère », ou est-ce l’Esprit, « l’intelligence du vivant », une « conscience universelle » ? Ou bien la « toile de la vie » se suffit à elle-même ? Beaucoup n’ont pas de représentation claire à ce sujet, si ce n’est qu’il y a bien « quelque chose qui dépasse ».
23Cette approche correspond à celle proposée par Aurélie Choné quand elle explique que :
Au cœur de la spiritualité religieuse, il y a l’aspiration à se « relier » (du latin religare, racine possible du mot religion) à Dieu, au divin, à une réalité transcendante, à l’Autre ; l’idée que cette aspiration implique pour l’homme de se relier également à lui-même et à sa nature profonde, aux personnes et à la nature qui l’entourent, et enfin au cosmos entier, est au centre de l’écospiritualité. (Choné, 2016, p. 61-62)
24Cette définition recoupe également « l’écologie spirituelle » présentée par l’anthropologue étasunien Leslie E. Sponsel. Celui-ci emploie d’ailleurs indifféremment les deux expressions pour désigner un courant qu’il aborde à travers une série de courtes biographies : du Bouddha au dalaï-lama, de François d’Assise à Wangari Maathai en passant par Thoreau, Muir, Steiner, Leopold, White Jr., Bron Taylor ou Joanna Macy. Par cette vaste fresque historique, Sponsel promeut cette écologie spirituelle – dont il souligne également la proximité avec l’écologie profonde et l’écopsychologie – en citant Vaclav Havel, comme moyen de « changement radical » afin de « créer de nouveaux comportements, de nouvelles valeurs pour notre planète » (Sponsel, 2017, p. 316), ce qui le place dans le rôle d’écothéologien engagé plutôt qu’historien ou ethnographe.
25Le terme « écospiritualité » n’est d’ailleurs pas originellement un mot savant. On recense ainsi une Ecospirituality Foundation qui aide, en tant qu’ONG, les peuples autochtones à défendre des « lieux sacrés ». Son « manifeste de l’écospiritualité », qui compte 22 points, s’accorde toutefois avec la définition qui vient d’être donnée4. Michel Maxime Egger a publié en 2012 La Terre comme soi-même qui propose en sous-titre des « repères pour une écospiritualité ». Partant des « racines de la crise écologique » et soulignant « l’ambivalence du christianisme », Egger développe une perspective panenthéiste qui voit dans la « Création », le « mystère de la présence divine », et à partir de laquelle il propose d’explorer les « chemins de la transformation écospirituelle » (Egger, 2012). Si Egger associe dans son livre l’écospiritualité à sa tradition d’adoption, le christianisme orthodoxe, il consacre ses deux ouvrages suivants à l’écopsychologie et au « Travail qui relie » (Egger, 2015, 2017), preuve d’une proximité émique entre ces approches.
26L’écospiritualité peut ainsi être comprise comme la mise en pratique d'une écologie relationnelle, pensée holiste saisissant le monde comme un tissu ou une toile, un ensemble d’êtres interconnectés et en relation d’interdépendance mutuelle. Il s’agit de se connecter ou se « reconnecter », en partant de son intériorité et en l’élargissant aux autres, humains, non-humains, jusqu’à la « Terre vivante » et à l’ensemble de l’Univers, et « d’honorer la relation à toute chose ». Ce « Travail qui relie » peut se faire par la méditation, « outil royal », mais aussi par de « petits rituels », des exercices, ou tout simplement par des pratiques quotidiennes de compostage, ou le simple fait « d’être présent » lors d’un repas.
Éducation chrétienne et éloignement de la religion
27Pour des raisons historiques, on voit qu’il est difficile de comprendre l’écospiritualité sans prendre en compte la compréhension chrétienne du spirituel. Il est également important de mieux saisir à la fois le parcours des personnes qui se sont éloignées des Églises, comme de celles qui ont réorganisé leur foi à l’aulne des enjeux écologiques. Quelques-uns de mes interlocuteurs expliquent avoir grandi en dehors de la religion, parce que leurs parents étaient athées, trotskistes, francs-maçons ou « New Agey », mais pour le reste, une éducation chrétienne plutôt pratiquante semble avoir été la norme. Et la plupart se positionnent aujourd’hui en retrait par rapport à cette éducation religieuse, que l’éloignement des institutions ecclésiastiques ait été très progressif, ou au contraire marqué par une rupture. Deux personnes ayant grandi dans l’Église réformée racontent ainsi avoir, pour la première, rendu son certificat de confirmation au pasteur, quand la seconde avait déclaré lors de sa confirmation ne pas être croyante. Frédéric, d’origine catholique, explique qu’il allait à la messe dans sa jeunesse, était même enfant de chœur, mais qu’après la confirmation, « plus rien ». Il avait alors « plus besoin de croire en l’humain et en la nature qu’en une religion quelconque ». Gabriel évoque le chemin qui l’a conduit de l’Église aux « rites » du « Travail qui relie » :
J’ai fait mes communions et tout, à l’Église catholique, j’ai tout fait, mais j’ai vécu ça de loin, j’ai fait ça par tradition familiale, mais j’ai rien compris. […] J’ai jamais été touché par une messe, par un truc… jamais. Et là j’ai été vraiment touché par des rites [du TQR].
28Bertrand n’est pas tendre non plus avec l’Église catholique :
J’y allais [à la messe] uniquement parce que mes parents y allaient. Bon j’aimais bien les trucs de caté, c’était sympa. Mais j’ai jamais eu un appel, même si je me sens très relié à Jésus, paradoxalement. Mais pas le Jésus représenté à l’église. En Inde – j’y ai passé trois mois –, la façon de représenter Jésus est complètement différente et Jésus n’est jamais représenté cloué sur quatre planches, il est vivant, il est radieux, il appelle à la vie. En Europe, en France, Jésus il est représenté mort. Quelque part dans la symbolique, l’Église catholique… c’est comme si on vénérait un steak. Là-bas, la religion, elle est vivante alors qu’en France, pour moi la religion, elle est morte.
29On pourrait encore citer bien d’autres personnes en rébellion avec la religion institutionnelle, mais par ailleurs profondément marquées par leur éducation chrétienne, en particulier ceux qui ont fréquenté des écoles confessionnelles et plus particulièrement jésuites. Robert ne renie pas cette éducation : « Je dirais même que les jésuites m’ont donné les moyens intellectuels de sortir des jésuites, un peu comme Gauchet nous dit que le christianisme est la religion de la sortie de la religion. » De fait, il s’agit bien d’un éloignement, d’une mise à distance, plutôt que d’un rejet total de la religion. C’est l’institution qui est avant tout visée, pour ses incohérences parfois, ou ses positions conservatrices sur certaines questions, mais aussi, et surtout, pour son manque de vigueur, pour être un « système mort ». Jean-François, Romand très engagé pour le climat, narre ainsi sa déception d’être allé – exceptionnellement – à une messe d’adieu au pape Jean-Paul II : « C’était tellement nul ! C’est tellement sans âme, sans intérêt, c’était tellement plat ! Pourquoi aller à l’église dans ces conditions ? »
30Il y a donc d’une part la recherche d’une autre pratique spirituelle que celle que proposent les Églises catholiques et réformées, et d’autre part un questionnement sur la nature de Dieu, et l’opportunité de se dire athée, agnostique, panthéiste ou animiste. La religion n’est donc pas, ou très rarement, l’objet d’attaques virulentes auxquelles peuvent se prêter des « bouffeurs de curés » : ces précurseurs de la collapsologie ne renient pas leur éducation, mais ils sont à la recherche d’autre chose, d’un autre « rapport à la transcendance ». Émilie, journaliste environnementale, met bien en lumière cette ambivalence qu’elle ressent elle-même :
J’ai été élevée là-dedans, on allait à la messe le dimanche, on avait quand même une pratique religieuse. […] J’ai complètement rejeté, rompu avec ce monde, je suis pas croyante du tout, seulement parfois je m’interroge… Je me dis athée, mais pour être honnête parfois je me demande si j’ai pas un rapport à la transcendance hérité de cette éducation religieuse. Je veux pas répondre oui. Parce que ça me ferait trop chier (rires), parce que vraiment je refuse ce truc, mais pour être honnête, parfois je me pose la question.
Une « conversion écologique » ?
31L’écospiritualité pourrait alors être une réponse à cette « quête de sens » ouverte par le renoncement à une pratique religieuse qui était bien souvent régulière, en proposant un rapport au monde alternatif qui correspond à une volonté de connaissance scientifique sans pour autant verser dans un matérialisme absolu, en l’associant à une dimension spirituelle héritée d’une religiosité laissée à l’abandon. L’écospiritualité se positionne d’autant plus comme substitut à la religion qu’elle offre, notamment par le « Travail qui relie », de nouveaux « rites », perçus comme plus pertinents, comme « ayant du sens ». Ainsi pour Nicolas :
Un rituel peut vraiment être important pour ancrer psychologiquement un événement et puis pour faire un peu comme un ancrage qui aide après dans la vie de tous les jours à clarifier une situation. Je pense typiquement à une cérémonie de deuil : un enterrement, c’est quelque chose de fondamental pour commencer un deuil […] Pour moi, ce sont des choses que l’on a un peu perdues, on fait tous ces rituels, mais l’explicitation s’est un peu perdue, et puis, je pense qu’on a besoin de trouver de nouveaux rituels, vu que la religion était quand même un cadre qui offrait beaucoup de ces rituels-là […] Voilà, moi je ne m’y retrouve pas dans la pratique religieuse, au sens propre du terme : la pratique qui relie, le rituel.
32Pourrait-on dès lors comprendre le fameux moment de « prise de conscience », expression récurrente au sein de la matrice collapsologique, comme une conversion, une « conversion écologique5 » pour reprendre l’expression du pape François dans Laudato si’ (217) ? Pour le philosophe français Stéphane Madelrieux, qui reprend l’étude du psychologue et philosophe étasunien William James sur la conversion religieuse, la notion de conversion est en effet valable « bien au-delà des phénomènes considérés comme religieux » (Madelrieux, 2012) et permet de rendre compte du basculement qui s’opère dans l’esprit humain « lorsque l’individu traverse une transformation profonde de sa vie ». Le philosophe étasunien David Rothenberg parle ainsi de conversion à propos de l’effet attendu par la lecture des travaux d’Arne Næss sur l’écologie profonde :
Nous voyons d’abord le monde d’une certaine manière mais, à force de se rendre attentifs à des relations dont nous ignorions tout jusqu’alors, une autre manière de comprendre finit par se faire jour : une permutation de gestalts s’effectue.
Selon lui, l’objectif du livre de Næss qu’il préface serait « de nous accompagner jusqu’au seuil de permutation de la gestalt écologique – de provoquer, si vous voulez, une conversion » (Rothenberg, préface à Næss, 2013, p. 31). En ce sens, il semble donc envisageable de parler de conversion, non religieuse, pour signifier l’expérience d’un retournement de perspective sur le monde6. La conversion peut cependant aussi se produire non par rupture avec une dénomination religieuse, mais en son sein, avec des voies différentes.
Chrétiens et écospiritualité
33Deux trajectoires s’opposent : d’un côté des personnes qui embrassent pleinement la perspective écologique telle qu’elle vient d’être décrite, mais qui ne la jugent pas incompatible avec leur foi chrétienne, voyant en cela juste un autre chemin vers Dieu ; de l’autre, des personnes qui trouvent en l’écologie des arguments pour défendre des positions conservatrices, et ne manquent pas de soupçonner les premiers de « dérive » « panthéiste ».
Les « Chrétiens unis pour la Terre »
34L’association Chrétiens unis pour la Terre (CUT) constitue le cœur du sous-réseau des écologistes chrétiens approchés pendant l’enquête et ses initiatives donnent une idée de leur trajectoire qui converge vers l’écologie profonde tout en revendiquant leur foi chrétienne. CUT a été associée à l’initiative œcuménique internationale Jeûne pour le Climat proposant de jeûner chaque premier jour du mois depuis le 1er juillet 2014 jusqu’à la Conférence des parties de Paris (COP 21) en décembre 2015. Était ainsi organisée le 1er décembre 2014 au Forum 104, « espace de rencontre culturel et interspirituel7 », une soirée « conviviale et instructive » intitulée « Le climat et moi ». Après une célébration œcuménique célébrée par un prêtre catholique, une pasteure protestante et un prêtre orthodoxe, puis une table ronde plus politique, une soupe « bio, locale et “low-carbon8” » de rupture de jeûne était proposée aux participants qui étaient invités à jeûner toute la journée « pour le climat ». C’était cependant plus qu’une soirée « bol de riz » écologisée, ainsi que le laisse penser l’organisation au même moment d’un atelier « Manger différemment, avec les propositions de L2149 », L214 étant une association de défense des animaux fondée en 2008 par des militants végétariens. CUT promeut ainsi chaque année depuis 2013 la pratique d’un « carême pour la terre », c’est-à-dire l’adoption d’un régime végétarien « sans viande et sans poisson » pendant les quarante jours avant Pâques10. L’écho d’une telle initiative est certainement limité, mais elle est significative par l’importance que revêt l’adoption du végétarisme dans le processus de basculement des représentations et des pratiques, vers une écologie plus profonde et plus spirituelle.
35De nombreux éléments convergents montrent en effet que les chrétiens « unis pour la Terre » combinent à des degrés divers leur foi chrétienne avec ce qui relève de l’écospiritualité. Avant la fondation de CUT, ses principaux animateurs avaient élaboré en 2011 un « Appel aux évêques pour l’écologie » contenant quinze propositions dont la première suggérait de « commencer par le plus saint, c’est-à-dire des hosties et du vin de messe issus de l’agriculture biologique ». Les newsletters de CUT se font aussi l’écho de discours et d’initiatives qui se rapprochent beaucoup plus de l’écologie profonde, voire des spiritualités alternatives dans le prolongement du New Age, que de la théologie chrétienne : références au film documentaire En quête de sens (Lettre CUT de janvier 2015), à une rencontre de Terre du Ciel au Val de Consolation, à un colloque « Humanisme et Mindfulness » à Karma Ling, à des formations à Terre et Humanisme (Lettre CUT de l’été 2015), à la revue Kaizen11, aux « 24 h de méditation pour la Terre » du 1er novembre 2015 (Lettre CUT no 25 de septembre-octobre 2015), etc.
36Une dernière initiative de CUT apparaît très significative à cet égard, elle est portée par Christine Kristof, sans doute l’animatrice de CUT la plus en phase avec une « écologie des profondeurs12 ». Dans un document joint à la Lettre no 26 CUT Spécial COP21 (envoyée par courriel en novembre 2015), elle propose de mettre en place un espace de prière et de méditation autour d’une représentation symbolique de la Terre, dans des lieux de culte ou non religieux :
Vision d’une terre (grande boule chinoise de 80 cm de diamètre peinte aux couleurs de la terre) illuminée de l’intérieur et posée dans le lieu choisi à cet effet.
Autour, des petites bougies ou luminions comme autant de Vigiles de lumière autour de la terre. Un petit arbre symbolique pourra être posé pour permettre aux personnes d’accrocher des vœux pour la COP21. Arbre à prière !
Des coussins et petits bancs de prière peuvent être installés pour permettre aux personnes de se poser autour de la terre.
37Ce « projet éco-spirituel de soutien à la COP21 par la prière, la méditation, le silence et la musique » a pour objectif de « se poser en silence, relié à soi-même, à la terre et aux personnes de bonne volonté, ou prier ensemble ». La référence à une « triple connexion » et cette mise en scène du globe terrestre rappellent le « Travail qui relie », ce qui n’est pas une coïncidence : Christine Kristof-Lardet organise régulièrement des ateliers, notamment via l’association qu’elle a fondée avec Michel Maxime Egger, AnimaTerre13.
38Cette tendance écospirituelle n’est cependant pas limitée à la petite équipe de laïcs de CUT. On la retrouve chez mes interlocuteurs ayant embrassé une vocation pastorale, lesquels sont, pour la plupart en lien avec Chrétiens unis pour la Terre. Le plus emblématique d’entre eux est certainement Michel Maxime Egger. À la suite d’un « éveil » en Inde, il commence un parcours spirituel qui le fait passer par la lecture de Karlfried Graf Dürckheim (psychologue promoteur du bouddhisme zen en Europe) et de l’ésotériste René Guénon, la pratique du zen et la communauté d’Henri Hartung, avant de rejoindre l’Église orthodoxe et d’en devenir diacre14. Après l’abandon de la diaconie, ce parcours semble se poursuivre aujourd’hui en direction de l’écopsychologie et du « Travail qui relie », au sein d’un laboratoire de « transition intérieure » pour l’ONG suisse Pain pour le prochain. Des deux pasteurs protestants croisés pendant l’enquête, l’un était membre de l’association Festival de la Terre (devenue Objectif Terre en 2021) qui organise l’événement éponyme dont l’aspect écospirituel est avéré, et animait un atelier de l’espace « Transition intérieure » du festival Alternatiba-Léman de septembre 2015. L’autre a découvert l’écopsychologie lors du colloque « Y a-t-il du sacré dans la nature ? » (Hurand et Larrère, 2014). Cela l’a décidé à acheter le manuel d’Écopsychologie pratique de Macy et Brown et il s’en était largement inspiré pour organiser un week-end de rencontre avec d’autres pasteurs, leur proposant une version adaptée, plus chrétienne, du TQR. Enfin, un aumônier catholique romand a lui aussi découvert le « Travail qui relie », lors d’un atelier organisé par l’équipe de Terr’Eveille, avant d’organiser régulièrement des TQR dans le cadre de son travail15.
39La lecture de Teilhard de Chardin a aussi marqué plusieurs enquêtés, certains catholiques pratiquants, d’autres ayant pris leurs distances avec le christianisme, sans pour autant le renier. La pensée de Teilhard de Chardin, avec sa noosphère, peut être considérée comme précurseur de l’hypothèse Gaïa (Krüger, 2007). Celle-ci est mal connue dans ce milieu, mais l’idée d’une approche systémique de la biosphère, ou celle d’une Terre vivante, en évolution, est jugée intéressante. Toute déification de la Terre est par contre rejetée. Ils se trouvent ainsi en accord de fait avec l’approche panenthéiste, sans pour autant nécessairement se revendiquer expressément de celle-ci. Ces écologistes chrétiens ne seraient donc pas des « suppôts de Gaïa » pour reprendre l’expression de l’un d’eux faisant référence à un article dénonçant « la dérive vers une écologie sacralisante » (Verlinde, 2005). L’intérêt de chrétiens pratiquants pour l’écologie profonde16 et la participation à (et même l’organisation) des « ateliers d’écologie profonde » ne doit donc pas être comprise comme l’égarement de croyants dans une écologie radicale « panthéiste », « néopaïenne » et « antichrétienne » pour reprendre les termes de Cahuzac et François (2013), mais plutôt comme l’expression d’une tentative de recomposition d’une cosmologie chrétienne, notamment à l’aide du concept de panenthéisme, projet que l’on retrouve à la tête même de l’Église. En effet, les positions du pape François dans l’encyclique Laudato si’ se révèlent être très proches et compatibles avec l’écospiritualité telle qu’elle est définie dans cette étude, même si le pape parle, lui, de « spiritualité écologique », une spiritualité évidemment chrétienne (Chamel, 2018).
« L’écologie humaine » des catholiques conservateurs
40D’autres courants au sein de l’Église catholique disputent toutefois aux chrétiens revendiquant une certaine écospiritualité l’usage du terme « écologie ». En France, s’est en effet développé un « Courant pour une écologie humaine17 », notamment porté par une revue « d’écologie intégrale », Limite18. Ce courant est issu du mouvement contre le mariage homosexuel (La Manif pour tous) et défend une écologie conservatrice plus intéressée par les valeurs familiales et la bioéthique que par la biodiversité ou le changement climatique. Ces positions constituent une limite des réseaux étudiés, interface qui est occupée par quelques personnes rencontrées. Anne, membre de CUT qui semble tiraillée entre les deux tendances, se souvient ainsi de la réaction hostile de ces catholiques à l’appel aux évêques évoqué précédemment :
[Un « tradi »] trouvait qu’on dévaluait l’eucharistie. Si on réclame des hosties et du vin bio, est-ce que ça veut dire qu’une eucharistie qui n’est pas avec des hosties et du vin bio n’est pas une vraie eucharistie ? Il disait qu’on n’a pas à toucher au sacrement, et il nous a traités [d’adorateurs] de Gaïa […]
41Ces catholiques expriment aussi souvent un catholicisme « d’identité » (Bertina, 2017), conservateur, dont les positions sont parfois partagées par quelques interlocuteurs pourtant très éloignés de ces courants, sur la gestation pour autrui (GPA) notamment. Toutefois leur peur d’une « écologie sacralisante » et du « panthéisme » que pourrait engendrer Gaïa en remettant en question les places centrales dans la Création occupées par Dieu et par l’Homme, « créé à son image », constitue une frontière nette entre les deux écologies chrétiennes, bien que les acteurs chrétiens se réclament d’un panenthéisme selon eux compatible avec la doctrine de l’Église. Et de fait l’encyclique papale a répondu aux attentes de ces deux orientations distinctes, en offrant une perspective holiste (mais non moniste) qui se soucie des êtres non-humains sans pour autant faire de concession quant au respect de la vie humaine.
* * *
42L’écospiritualité se constitue donc par un rapport au monde qui ne nécessite pas l’invocation d’une entité transcendante, mais se réclame plutôt d’une « immanence transcendantale ». Le monde physique et biogéochimique se suffit à lui-même, mais subsiste la perspective d’une « magie » de la vie et de notre planète vivante, Gaïa, ainsi qu’une part de « mystère », à laquelle peuvent répondre des universaux subtils (intelligence, énergies, flux, etc.) de type moniste. Dans ce cadre, l’écospiritualité se caractérise par des pratiques de mise en relation directe avec le cosmos et les êtres qui le peuplent, selon des formes originales puisant dans les registres du christianisme (au sein duquel la plupart des précurseurs de la collapsologie ont grandi), des spiritualités alternatives, mais aussi de traditions orientales ou autochtones. L’écospiritualité n’implique donc pas nécessairement une relation au divin, ce qui est le sens original de la notion de spiritualité, mais celle-ci reste possible et est mobilisée dans le creuset collapsologique par celles et ceux qui se réclament d’une écospiritualité chrétienne de type panenthéiste et qui accèdent à Dieu au travers de la création, au risque d’être réduits à des « adorateurs de Gaïa » par les courants chrétiens les plus conservateurs défenseurs d’une « écologie humaine » ou « intégrale ». Cette spiritualité écologique, revendiquée discrètement, répond à la fois au besoin de donner du sens à un monde qui n’en a plus guère pour ces acteurs, ainsi qu’à leur propre vie, en mettant l’accent sur un idéal d’harmonie à (re)composer avec les autres qu’humains.
43Si la dimension spirituelle, dans le prolongement de l’explicitation du rapport au monde alternatif déployé au sein du terreau culturel de la collapsologie, permet de mieux les comprendre, le passage en revue de quelques-unes de leurs pratiques est non moins essentiel pour compléter cette enquête.
Notes de bas de page
1 « Nous atteignîmes la louve à temps pour voir une flamme verte s’éteindre dans ses yeux. Je compris alors, et pour toujours, qu’il y avait dans ces yeux-là quelque chose de neuf, que j’ignorais – quelque chose que la montagne et elle étaient seules à connaître. J’étais jeune à l’époque, et toujours le doigt sur la gâchette ; pour moi, à partir du moment où moins de loups signifiait plus de cerfs, pas de loups signifiait à l’évidence paradis des chasseurs. Après avoir vu mourir la flamme verte, je sentis que la louve pas plus que la montagne ne partageaient ce point de vue. » (Leopold, 1995, p. 169-170)
2 http://www.cnrtl.fr/definition/spirituel [consulté le 13/02/2024].
3 http://www.cnrtl.fr/definition/panthéisme [consulté le 13/02/2024].
4 http://www.eco-spirituality.org/f-mnf.htm [consulté le 13/02/2024].
5 Cette expression revient d’ailleurs dans plusieurs titres de thèse : celle de Ludovic Bertina (La « conversion » écologiste de l’Église catholique en France : sociologie politique de l’appropriation du référent écologiste par une institution religieuse), ainsi que celle d’Isabelle Priaulet (Pour une ontologie de l’écologie. Penser les fondements philosophiques de la conversion écologique). C’était aussi une partie du titre provisoire de la thèse de Marie Drique qui traite de la « conversion écologique d’un réseau jésuite français ».
6 Yvan Droz parle, à l’aide de l’exemple kikuyu, de « conversion cosmogonique » (Droz, 2001).
7 http://www.forum104.org [consulté le 13/02/2024].
8 https://chretiensunispourlaterre.wordpress.com/2014/11/28/plus-dinfos-sur-le-soiree-du-1er-decembre-2014 [consulté le 13/02/2024].
9 Ibid.
10 http://www.caremepourlaterre.org [consulté le 13/02/2024]. Sur le site, la « terre » du carême ne porte pas de majuscule, contrairement à celle des Chrétiens unis pour la Terre. Il s’agit peut-être d’une précaution pour ne pas prêter le flanc aux accusations de déification de la planète.
11 Fondée par des personnes proches des Colibris, elle explore les alternatives écologiques et sociales.
12 Kristof était également la rédactrice en chef de la revue Présence, publication associée au Forum 104 qui proposait régulièrement des contenus en lien avec l’écospiritualité jusqu’à son arrêt en 2020. À propos de l’ancrage catholique du Forum 104 et de son ouverture au « New Age », on pourra lire l’article de Nadia Garnoussi sur « les glissements du spirituel au “psy” » (Garnoussi, 2013).
13 https://www.animaterra.fr/ [consulté le 13/02/2024].
14 Michel Maxime Egger, 5 juin 2015, « 1983-1990 : mon chemin vers l’orthodoxie », Trilogies : http://trilogies.ch/articles/1983-1990-chemin-vers [consulté le 10/12/2021]. Cette page n’est plus disponible fin 2023, le parcours de M. M. Egger est décrit plus brièvement ici : https://www.pagesorthodoxes.net/maxime-egger [consulté le 13/02/2024].
15 Maria Nita, qui a étudié des écologistes chrétiens et musulmans impliqués dans le « Climate Movement » au Royaume-Uni, a pu observer leurs réactions à l’occasion d’un TQR d’une journée. Elle relève un moindre enthousiasme en comparaison de mes interlocuteurs : « Christians and Muslims who have experienced (partly or fully) the WTR [TQR] have mixed feelings about their participation as some can encounter conflicts between their own spiritual practices and the ones introduced by this type of event. » (Nita, 2013, p. 167). Sa thèse a été publiée sous le titre Praying and Campaigning with Environmental Christians: Green Religion and the Climate Movement (Nita, 2016).
16 Voir par exemple l’article « Écologie profonde : une nouvelle spiritualité ? » du prêtre jésuite Éric Charmetant dans la Revue Projet (Charmetant, 2015).
17 http://www.ecologiehumaine.eu [consulté le 13/02/2024].
18 http://revuelimite.fr [consulté le 13/02/2024].
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