Volupté, ou trente ans avant
p. 125-143
Texte intégral
J’avais dix-sept ou dix-huit ans quand j’entrai dans le monde ; le monde lui-même alors se rouvrait à peine et tâchait de se recomposer après les désastres de la Révolution.1
Volupté 1834
1Il n’est généralement pas inutile de commencer par le commencement et dans le cas de Volupté c’est presque une nécessité que de citer cette première phrase du premier chapitre, tant il apparaît que jamais cette phrase précisément et sa référence initiale, inaugurale même à la Révolution et à l’Histoire ne sont prises en compte par les commentateurs qui préfèrent exercer leur virtuosité sur les états d’âme d’Amaury ou, carrément, ne pas même lire le texte comme un roman de 1834 très profondément ancré dans cette période où la monarchie de Juillet succède non sans peine à la Restauration, ce qui dans les deux cas revient à refuser toute signification historique à ce roman. Il faut reconnaître que Volupté se prête à de telles approches réductrices : le tortillage auquel se livre Sainte-Beuve avec complaisance, l’analyse minutieuse de sa triste intimité par Amaury, son homélie doucereuse, bref tout ce mélange de mollesse et d’onctuosité invite à une appréhension du texte qui insiste sur sa double dimension morale et psychologique et qui ne se soucie absolument pas de sa charge néanmoins indéniablement politique et idéologique quand on sait lire. Pourtant, il faudrait ne pas l’oublier, Volupté est un livre exactement contemporain du Père Goriot et de Lorenzaccio, il paraît à peine quelques mois après l’Avenir du monde de Chateaubriand et les Paroles d’un croyant de Lamennais, nous y reviendrons, et il s’inscrit dans un contexte pareillement critique, celui des lendemains de Juillet qui voient une mise en question radicale de la société et de la politique du moment. C’est l’époque des émeutes, extrêmement violentes, qui mettent en cause le régime et tout l’ordre social qui s’est installé le 7 août 1830, et comme les autres textes de ces années-là il participe de la même histoire et de la même historicité. Il présente de surcroît la particularité d’avoir été écrit sur une assez longue période de temps, de 1831 à 1834, et d’avoir été, du seul fait de cette genèse étendue dans le temps, un « miroir de concentration » des débuts de la monarchie de Juillet. Seulement, ce n’est pas en se livrant à un examen de la politique du moment ou des mœurs du nouveau régime, comme Stendhal, par exemple, dans Lucien Leuwen, que Sainte-Beuve appréhende la réalité de Juillet ; son propos n’est pas la prise directe sur les événements et l’on serait bien en peine de trouver ne fût-ce qu’une allusion à tel ou tel fait de l’époque, nulle référence même minime à l’actualité. Au contraire, tout est fait pour désamarrer de l’actualité la fiction. Ce n’est pas dire pour autant que Sainte-Beuve n’ait pas en vue le présent des années trente, au contraire c’est à partir de lui qu’il écrit son roman et il le dit dans les toutes dernières lignes de la préface, datée de 1834 :
[...] quand j’ai reporté les yeux sur les temps où nous vivons, sur cette confusion de systèmes, de désirs, de sentiments éperdus, de confessions et de nudités de toutes sortes, j’ai fini par croire que la publication d’un livre vrai aurait peine à être un mal de plus, et qu’il en pourrait même sortir çà et là quelque bien pour quelques-uns. (V, 32)
2Un livre vrai, c’est-à-dire un livre de vérité, un livre qui dise la vérité des « temps où nous vivons ». Or très significativement à peine Sainte-Beuve s’est-il installé en 1834 et a-t-il déclaré avoir en vue le présent qu’il s’en abstrait dans la fiction, en instaurant par rapport au temps de l’écriture un double écart temporel au plan du récit et au plan de la narration, celle-ci remontant aux années 1820 et celui-là couvrant une période qui va de 1800 à 1809. C’est là un véritable dispositif, très concerté et élaboré, qui invite à penser le présent dans l’histoire en le soumettant à une mise en perspective sur une trentaine d’années, le temps de l’écriture s’éprouvant au temps de la fiction. Ce dispositif obéit, nous essaierons de le montrer, à une visée à la fois historique et idéologique, dont l’objet est de rendre compte de la singulière époque qui s’est ouverte en 1830. Comme tant de ses contemporains, Sainte-Beuve en cette occasion se livre à une pratique de l’anachronisme, ou plutôt de l’anachronie, qui consiste à établir un hiatus entre le présent et une période antérieure, que cette période remonte trois cents ans en arrière comme dans Notre-Dame de Paris ou seulement quinze ans comme dans Le Père Goriot, afin d’installer, dans la place vacante ménagée entre l’aujourd’hui et l’autrefois, une réflexion différentielle entre l’un et l’autre et plus encore de pointer la spécificité du moment présent, aussi bien historiquement que politiquement, selon une opération où se lit le projet idéologique, conscient ou inconscient, de l’auteur2.
Chronologie et histoire
3Dans notre examen de Volupté, nous laisserons de côté pour le moment le plan de l’écriture, ou, si l’on préfère, et cela revient au même, le plan du roman ; nous n’envisagerons que le plan de la fiction. Celui-ci s’organise selon un clivage entre narration et récit. Considérons tout d’abord le récit. L’action qui est rapportée s’étend sur une petite dizaine d’années, de 1800 à 1809. La datation n’est pas très difficile à effectuer, dans la mesure où certains pôles d’amarrage sont disposés ici et là qui permettent de tracer la courbe chronologique de l’action. Par exemple, des dates sont données, celle du retour de M. et Mme de Couaën en France après leur mariage en Irlande (1797)3, ou celles de divers événements historiques qui se laissent repérer sans difficulté (rupture de la paix d’Amiens, exécution du duc d’Enghien, arrestation de Cadoudal, couronnement de Napoléon, Austerlitz, etc.) ; entre ces différentes dates sont mentionnées régulièrement des indications sur les saisons, les mois, la durée écoulée entre deux épisodes, etc., et il suffit de suivre le texte avec attention pour dater sans aucune difficulté le progrès des choses. Il est à cet égard révélateur du souci de Sainte-Beuve que le lecteur se situe dans la chronologie de l’action que celle-ci a été, d’après toutes les apparences, comme mise à plat par le romancier, comme si avec méticulosité et soin il s’était proposé de suivre selon un strict ordre chronologique son histoire, dans le but d’en faire une véritable chronique. Ce point n’est pas à négliger : il y a une claire exigence de la part de Sainte-Beuve, à travers tout le récit, de faire adhérer le plus étroitement possible le narratif et le chronologique. Nulle aberration dans ce domaine : pas d’année qui dure trois ans, pas de contradiction entre la chronologie de la fiction et la chronologie de l’histoire, pas de ces pataquès que l’on trouve dans Le Rouge et le Noir, L’Éducation sentimentale ou L’Homme qui rit, qui mettent en œuvre des chronologies délirantes ; avec Volupté on a manifestement affaire à un romancier scrupuleux qui n’a rien laissé passer et qui a dû relire son texte le crayon à la main pour corriger et débusquer toutes les éventuelles étourderies. Cependant, quelque précis qu’ait été Sainte-Beuve dans la confection et la révision de son texte, il n’a pas pu empêcher que le rythme de son texte même lui échappe et se développe selon des impulsions qui lui sont propres et qui sont difficilement contrôlables ou, a fortiori, maîtrisables. Ce que l’on remarquera ainsi, c’est que tout ce qui précède la venue à Couaën, l’épisode de Mlle de Liniers spécialement, et tout ce qui suit la mort de Mme de Couaën sont pris dans une nébuleuse passablement indifférenciée où chronologiquement tout se passe sur le mode des grands traits ; pareillement, mais à un autre niveau, tout l’épisode du séminaire est en quelque sorte, si l’on ose dire, déchronologisé : tout l’emploi du temps de la journée et de la semaine est détaillé, mais il faut se contenter de savoir qu’Amaury y a passé trois ans, de son entrée, au premier semestre de 1805 vraisemblablement, à son ordination à la Trinité de ce qui a l’air d’être l’année 1809. Inversement, il ne serait presque pas impossible de suivre semaine après semaine tout le déroulement de l’année 1804, tant cette année semble suivre un rythme mesuré et pour ainsi dire calculé : cette seule année occupe les chapitres XIII à XVIII et elle est ponctuée page après page de tous les repères souhaitables, alors que l’année de la conversion, 1805, si elle s’étend sur au moins quatre chapitres, est distendue dans une guimauve dénervée et intemporelle où le prêchi le dispute au prêcha. La rythmologie ici est intéressante et met à nu des zones qui résistent à la normalisation textuelle et qui défient l’uniformisation chronologique et historique. Ces différences de rythmes ont des conséquences textuelles visibles dans la gestion chronologique du récit : au début celui-ci se constitue dans une sorte de rêverie presque intemporelle ou qui n’est que le temps de l’adolescence et de la jeunesse pris dans un continuum ignorant la durée et que ne scande que le retour du printemps, comme si cette période heureuse de la vie était un vere novo perpétuel ; ce n’est qu’une fois quittée la Gastine pour Couaën que les années commencent à se différencier et que le temps se met à exister vraiment, autrement que dans un écoulement inconscient de lui-même. Parallèlement, et inversement, à partir des chapitres XXIV et XXV le récit est encombré de millésimes et dévore en l’espace de quelques pages de nombreuses années ; d’autre part, en dépit des marqueurs temporels que sont l’indication des différentes années, il est hasardeux et même impossible de fixer une chronologie précise des événements : quand Amaury revient-il de son premier séjour en Amérique ? combien de temps reste-t-il à Rome ? quelle année quitte-t-il l’Europe définitivement ? la traversée pendant laquelle il rédige son récit est-elle la seconde, la deuxième ou la troisième qu’il effectue vers le Nouveau Monde ? ces questions, et d’autres, n’offrent pas de réponses textuellement satisfaisantes. En revanche, les années 1802-1804 sont en quelque sorte chronométrées et presque à chaque page on sait exactement à quel mois de l’année on se trouve. Cela se vérifie particulièrement pour ce qui est de l’année 1804 : outre que c’est son récit qui occupe le plus de place dans la narration d’Amaury, c’est aussi l’année qui est la plus chronologiquement déterminée, à tel point que l’on pourrait lire Volupté, pour une bonne part, comme une « chronique de l’année 1804 ». Nous tenterons de montrer pourquoi cette année plus qu’une autre mérite ce traitement, mais auparavant il nous faut envisager le temps de la narration, puisque ce temps-là explique en partie l’importance de l’année 1804.
4Le récit d’Amaury s’achève sur cette indication : « En vue de New York, août 182... » (V, XXV, 393) L’indication du mois (août) peut se prêter à toutes sortes d’interprétations, si l’on se réfère à la biographie de Sainte-Beuve entre 1820 et 1829, mais comme toutes les solutions envisageables sont possibles nulle n’entraîne davantage l’adhésion qu’une autre et il n’y a aucune raison de persévérer davantage sur cette voie, et cela d’autant plus qu’un présupposé fort contestable serait à l’origine d’une telle entreprise, à savoir que la narration a un enjeu autobiographique, ce qui est possible, mais pas certain. Nous ne nous risquerons donc pas dans cette direction, et nous préférerons concentrer notre attention sur le millésime. En nous référant au récit, il apparaît qu’il faut éliminer du champ de notre enquête les années 1820-1824, étant donné qu’Amaury déclare, au début du chapitre XXV, que : « Durant les vingt années, bientôt, qui ont suivi la dernière crise, ma vie a été assez diversement occupée à l’œuvre divine. » (V, XXV, 384-385) Quelle est cette dernière crise ? selon toute vraisemblance la crise qui précède l’entrée au séminaire au printemps de 1805. On serait dès lors en 1825. Peut-on se satisfaire de cela ? Nous ne le pensons pas, puisque Sainte-Beuve – ou Amaury, peu importe – n’a pas tenu à préciser de quelle année exactement il s’agissait, il a préféré laissé le millésime dans l’indétermination. À quelle fin ? non pas pour embrouiller son lecteur, ce qui serait inepte, mais pour au contraire lui signifier que la narration se termine dans les années vingt, – et non pas dans les années trente (1830, 1831, 1832, 1833 ou même 1834). L’indication de « 182... » a dans ces conditions une signification négative, elle veut dire que ce qui est raconté est antérieur à 1830, à la révolution de 1830, et du même coup cela implique, en creux, que l’objet du roman, et non plus de la narration ou du récit, c’est 1830 et ce qui suit. Autrement dit, tout est fait pour que 1830 ne puisse constituer ni un terminus a quo ni un terminus ad quem. De la sorte c’est la signification historique de 1830 comme tournant climatérique de l’histoire du premier xixe siècle qui se trouve mise en question. Car dans ce retrait délibéré de 1830 auquel procède si intelligemment Sainte-Beuve, c’est 1830 lui-même qui est désigné comme objet problématique et critique de la réflexion sur le présent de 1834. Par cet emboîtement de temporalités entre temps de l’écriture et temps de la fiction et, à l’intérieur de la fiction, entre temps du récit et temps de la narration, est procédé à une mise en perspective historique et presque historienne des choses. Allons plus loin et remarquons que c’est à la fiction qu’est déléguée par Sainte-Beuve la tâche de faire la preuve de la vérité du présent de l’écriture.
Histoire et révolution
5On est ainsi en présence d’une construction romanesque, littéralement d’une affabulation. Que raconte cette fable ? que raconte-telle historiquement ? avant tout une mutation, en l’occurrence le passage du régime consulaire au régime impérial. Un entre-deux historique, une période de transition, où le passé (la Révolution) est en voie d’être liquidé et où l’avenir (l’Empire) s’invente. Ce qui compte en cette occasion, ce n’est pas que cette période du Consulat fasse suite à une révolution comme la Monarchie de Juillet est sortie elle aussi d’une révolution, mais c’est bien davantage l’indétermination historique elle-même née d’une révolution, ce que Hugo dans le prélude des Chants du crépuscule appelle en 1835 l’« heure trouble ». Subtilement Sainte-Beuve fait prendre en compte à son narrateur dans le récit la part de la révolution, mais une fois que celle-ci est accomplie. De la révolution, comprend-on, il n’existe plus, au moment où Amaury fait son entrée dans le monde, que des traces : « une révolution avait passé » (V, II, 46), d’elle ne subsistent que les « désastres » (V, I, 37) ; elle n’est qu’une référence dans le passé, passé immédiat certes, mais passé quand même. Ce qui existe aujourd’hui, c’est un monde vacant et disponible, que les ambitions impériales de Napoléon investissent peu à peu, et c’est contre lui que se déploie l’activisme contre-révolutionnaire de la petite société de Couaën et des conspirateurs parisiens qui fréquentent le cercle royaliste de Clichy (V, VII, 112) et dont certains se regrouperont autour de Georges. Mais peu importe, seul compte que l’histoire soit dans un entre-deux, et que cet entre-deux amène une interrogation sur les lois de l’histoire elle-même, sur la place des hommes dans le déroulement des événements. C’est ainsi que se comprend toute la discussion entre Amaury et le marquis au chapitre VI sur la part qui revient à l’énergie des individus et au hasard, sur le rôle dévolu au grand homme, etc. C’est aussi dans cette optique qu’on lira les passages relatifs à la philosophie naturelle de Lamarck, dont Amaury suit les cours (V, XI, 158-160), où ce qui est en jeu, c’est la nécessité ou non de catastrophes dans l’économie d’ensemble du monde, – symboliquement c’est la place des révolutions dans l’histoire des hommes, si l’on se place à un plan humain, qui est interrogée là.
6Ces questions sont d’autant plus efficacement posées qu’elles le sont à un moment de l’histoire où l’urgence événementielle s’est quelque peu ralentie. Cela est vrai en 1804 comme ce l’est en 1834. De fait, de 1800-1804 à 1830-1834 s’établit une relation métaphorique à partir de l’interrogation sur la révolution, et il ne serait pas difficile, à une plus vaste échelle, de voir d’autres analogies entre les deux périodes : le philosophe inconnu, Saint-Martin, n’est-il pas une préfiguration de Lamennais et les idéologues du Consulat n’ont-ils pas quelques rapports avec les philosophes du Globe ? Etc. Surtout, et ce point nous paraît essentiel, Amaury racontant sa vie dans les années 1820 s’adresse en réalité à un représentant des enfants du siècle ayant atteint l’âge d’homme en 1830. Plusieurs fois revient, dans son acception bientôt mussetienne4, ce mot de « siècle » (V, 1, 39 ; IV, 78, 84), pour désigner les temps qui ont suivi la Révolution, et ceux qui sont nés à cette époque, qui en sont les héritiers – lesquels sont aussi des orphelins, nous allons y venir. Une occurrence nous retiendra tout au début du récit, lorsqu’Amaury évoquant ses héros à lui (« les missionnaires des Indes, les jésuites des Réductions, les humbles et hardis confesseurs des Lettres édifiantes ») fait la remarque suivante : « ils étaient pour moi, ce qu’à vous, mon ami, et aux enfants du siècle étaient les noms les plus glorieux et les plus décevants, ceux que votre bouche m’a si souvent cités, les Barnave, les Hoche, madame Roland et Vergniaux. » (V, I, 39) Assurément, il est compréhensible qu’Amaury qui est prêtre en Amérique, peut-être évêque, se réfère à quelques grands missionnaires, mais il n’aurait pas été impensable que, né en 1782-1783, il eût éprouvé de l’admiration pour un Hoche ou une Mme Roland, des héros à la Plutarque, qui, même de la part d’un jeune homme royaliste, peuvent susciter des sentiments non dénués d’enthousiasme ; aussi est-il intéressant que cette référence révolutionnaire soit historiquement rapportée à quelqu’un de la génération suivante, c’est-à-dire à quelqu’un qui n’est pas né pendant la Révolution et qui donc a pu se faire des héros de personnages déjà suffisamment reculés dans le temps. L’important en cette occasion, c’est que se produise un carambolage plus ou moins inconscient entre les deux révolutions de 1789-1794 et de 1830 dans la personne d’un jeune homme ou, plutôt, d’un homme jeune né aux alentours de 1800-1804.
Idéologie et société
7Ici la fiction recoupe l’écriture, et cela à deux niveaux, historique et idéologique, d’une part, fantasmatique et imaginaire, d’autre part. Le premier point se laisse éclaircir sans difficulté : tout se joue dans un parallèle entre deux France qui viennent de connaître une révolution, la France révolutionnée de 1800 et la France révolutionnée de 1830. Ce qui est sorti de la Révolution de 1789-1799, c’est le Consulat et l’Empire, on le sait ; mais que sortira-t-il de la France de juillet 1830 ? Cette question en 1834 n’admet pas de réponse, et c’est justement cela qui est intéressant dans le discours historique qui court souterrainement à travers Volupté : Sainte-Beuve laisse la réponse en suspens, ou du moins il la laisse à l’état de suspens, en délimitant juste l’espace problématique et critique où elle pourrait se formuler. À l’évidence il ne veut ni répondre ni conclure, il procède, une fois posée la question, au différemment de sa réponse. Tout en donnant à penser que c’est autour de la révolution que s’organise son propos : cela est visible aussi bien dans le parallélisme implicite qu’il établit entre les deux révolutions que dans le refus de ménager une place chronologique à la révolution de 1830 en faisant cesser son récit en 182... Autre élément, qui va dans le même sens, la localisation : « en vue de New York ». L’Amérique n’est pas un paradis, ce n’est pas le nouvel Éden des temps modernes, c’est un pays dépaysé, un ailleurs romanesque et idéologique, depuis Manon Lescaut jusqu’à Atala et René, sans rien dire de La Chartreuse de Parme, dont l’un des personnages, le républicain Ferrante Palla, s’embarquera pour explorer les petites villes du Far West le microscope à la main. En un mot, l’Amérique est le lieu de l’autre, là où reformuler ailleurs les questions qui ne trouvent pas ici de réponses.
8Ces questions sans réponses, Sainte-Beuve en 1834 n’a pas été le seul à les poser ; deux de ses aînés viennent de manière éclatante de leur donner une formulation : Chateaubriand dans l’article intitulé « L’Avenir du monde », qui paraît dans la livraison du 15 avril 1834 de la Revue des Deux Mondes, avec une introduction de Sainte-Beuve lui-même, et qui passera en partie dans la conclusion des Mémoires d’Outre-Tombe ; Lamennais, qui publie ce même mois d’avril 1834 ses Paroles d’un croyant, dont Sainte-Beuve, encore lui, fera un pénétrant compte rendu dans la livraison du 1er mai de la Revue des Deux Mondes. Bel exemple de hasard objectif, lorsque l’on constate que Volupté sort en librairie au mois de juillet 1834, et que son auteur a été l’un des lecteurs les plus attentifs des deux textes que Chateaubriand et Lamennais viennent de donner au printemps de cette même année. Cela pourrait laisser rêveur, mais le rêve se dissipe quand on lit les toutes dernières pages du roman : elles font à l’évidence écho aux considérations de Chateaubriand et de Lamennais sur l’avenir et le destin de la société moderne. Nous n’entrerons pas ici dans une analyse comparée de ces trois textes entre eux, nous nous contenterons de citer quelques passages du chapitre XXV de Volupté qui donnent immédiatement une idée de ce que Sainte-Beuve emprunte à Chateaubriand ou à Lamennais. Ce développement par exemple :
Il n’est de plus en plus question que de découvertes sociales, chaque matin, et de continuelles lumières ; il doit y avoir, dans cette nouvelle forme d’entraînement, de graves mécomptes pour l’avenir. J’ai la douleur de me figurer souvent, par une moins flatteuse image, que l’ensemble matériel de la société est assez semblable à un chariot depuis longtemps très embourbé, et que, passé un certain moment d’ardeur et un certain âge, la plupart des hommes désespèrent de le voir avancer et même ne le désirent plus : mais chaque génération nouvelle arrive, jurant Dieu qu’il n’est rien de plus facile, et elle se met à l’œuvre avec une inexpérience généreuse, s’attelant de toutes parts à droite, à gauche, en travers (les places de devant étant prises), les bras dans les roues, faisant crier le pauvre vieux char de mille côtés et risquant maintes fois de le rompre. (V, XXV, 390-391)
9Ces lignes sont tout droit sorties de Chateaubriand ou de Lamennais, même dans le ton c’est sensible, et une problématique semblable s’y déploie sur l’incertitude où l’on est de l’avenir de la société qui est issue de 1830. On notera au passage la proximité de ce passage de Volupté avec le compte rendu des Paroles d’un croyant, en particulier en ce qui concerne la finesse de l’analyse sociale et politique à laquelle se livre Sainte-Beuve. Ce qu’il mentionne du livre de Lamennais, c’est évidemment les chapitres XII et XIII dont la résonance apocalyptique est si frappante, mais c’est aussi le chapitre VIII, où est dénoncée par le nouvel Ézéchiel l’exploitation capitaliste dans la société moderne5, qui suscite le commentaire suivant :
Au chapitre VIII, je recommande la parabole de l’homme qui trouve moyen d’augmenter successivement le travail du peuple tout en diminuant progressivement les salaires. Quand le saint-simonisme, dans sa brusque apparition, n’aurait eu d’autre effet que d’inspirer à des intelligences chrétiennes cette émulation d’inquiétude et de recherche à l’article des souffrances profondes, nées de l’excès industriel, il n’aurait point passé sans fruit pour le monde6.
10Amaury saint-simonien ? c’est loin d’être absurde, et la conclusion de sa lettre-confession ne va pas à l’encontre d’une telle idée, bien plutôt elle se coule à sa suite dans l’analyse menée à peine deux mois auparavant, si ce n’est que la dernière page de Volupté reçoit des accents véritablement lyriques, passablement pré-claudeliens, et se fait hymne à l’Amérique, ce qui amène le colonisateur du Nouveau Monde à déclarer : « tu contien[s], ainsi qu’on en vient de toutes parts à le murmurer, la forme matérielle dernière que doivent revêtir les sociétés humaines à leur terme de perfection. » (V, XXV, 393)7 L’Amérique comme utopie, ce n’est pas alors très original, ce qui l’est plus c’est que cette utopie américaine à laquelle est donné le jour en 1834 est envisagée selon une espèce de projection rétrograde et involutive dans les années 1825-1829. L’anachronisme, on s’en aperçoit, est très savant et subtil, il se résume dans ces lignes de la conclusion du roman : « Nous sommes tous nés dans un creux de la vague ; qui sait l’horizon vrai ? qui sait la terre ? » (V, XXV, 392)
Fils du siècle
11Dans quel creux de la vague, justement, sont-ils nés ? Dans la fiction, Amaury a dû voir le jour vers 1782-1783 ; quant au destinataire de sa confession, lequel se trouve en être l’éditeur aussi bien que le romancier, il doit être né une vingtaine d’années plus tard, – disons en 1804, et, pourquoi pas ? le 23 décembre 1804. Revenons donc en cette année mémorable, qui voit l’arrestation de Moreau et de Pichegru, l’assassinat du duc d’Enghien, le procès et l’exécution de Georges, le couronnement de Napoléon et, dans on ne sait quelles marges, la naissance de Sainte-Beuve. Sans doute a-t-on affaire de nouveau à un hasard objectif, et il faut reconnaître que le hasard fait bien les choses. Mais quel est, au fait, ce hasard dont il faille se féliciter ? avant tout que dans l’histoire le couronnement de Napoléon ait eu lieu le même mois que la naissance de Sainte-Beuve. Certainement cela ne s’appelle pas un hasard, ce n’est qu’une coïncidence. Doit-on avancer dans ces conditions que Sainte-Beuve ait voulu investir de sens une pareille coïncidence. Notre hypothèse est que tel est le cas, et c’est à la vérifier que nous voudrions maintenant nous employer. Pour cela nous commencerons par la fin, c’est-à-dire par ce mois de décembre lui-même qui réunit les deux événements. Au chapitre XVII Amaury dans sa narration évoque les fêtes auxquelles il se rend avec Mme R. et mentionne les « cérémonies de cet hiver du Couronnement où nous entrions, et qui fut si radieux » (V, XVII, 257) ; deux pages plus loin, dans le même contexte, il s’écrie en se rappelant son amour pour cette personne : « Oh ! l’ardeur d’âme noblement exhalée ! ne trouvez-vous pas ? Quel hiver glorieux ce fut, et quel couronnement de ma jeunesse !... » (V, XVII, 259-260) Le parallélisme dans la formulation est frappant et ce qui s’exprime là, c’est le passage de l’histoire à la fiction, la métaphore de celle-là par celle-ci. Or qu’est-ce qui a permis ce couronnement ? l’éviction définitive de toute référence à la royauté légitime des Bourbons, qui s’est traduite dans la réalité par l’assassinat du duc d’Enghien. Désormais tous les ponts sont coupés et Bonaparte peut devenir l’usurpateur Napoléon, le premier Consul l’Empereur. Est-ce là une interprétation historique des choses à laquelle se livrerait Sainte-Beuve par l’intermédiaire de son personnage ? il ne semble pas et le lien entre ces deux événements historiques n’est pas établi dans la narration, mais, et c’est tout à fait éclairant, il est indirectement établi dans le récit, et cela à toutes sortes de niveaux, de manière aussi improbable que parfaitement pensée. Notons tout d’abord que la mort du duc d’Enghien est relatée avec la plus grande discrétion et il n’apparaît nulle trace de polémique royaliste dans les propos d’Amaury ; ce qui compte bien plus alors dans le récit, c’est l’arrestation de Georges le 9 mars 1804, c’est elle, par exemple, qui compromet le voyage qu’Amaury projette à Blois : à la suite de cette arrestation, les barrières de Paris sont fermées ; elles ne se rouvrent que la veille des Rameaux, le 24 mars, et Amaury s’en va le surlendemain, le lundi 26 mars, pour revenir le lundi suivant, le lundi de Pâques, à Paris, précipitant son retour. Une première remarque : ce n’est qu’une fois mentionnée la réouverture des portes le 24 mars qu’il est fait allusion à l’exécution du duc d’Enghien, alors que celle-ci a eu lieu trois jours avant, dans la nuit du 20 au 21 mars : comme quoi elle ne prend sens que dans la relation que le récit lui fait entretenir avec l’arrestation de Georges ; comme quoi également elle est seconde et secondaire par rapport à ce que l’arrestation elle-même de Georges induit dans le récit. Seconde remarque : toute l’aventure sentimentale d’Amaury et de Mme de Couaën se fait et se défait dans ce court séjour à Blois pendant la Semaine sainte ; c’est à ce moment précisément que le personnage décide de renier Mme de Couaën et qu’il regagne Paris pour retrouver Mme R. Une fois de retour à Paris, Amaury oublie à peu près complètement Mme de Couaën, comme il oublie Georges : il ne va en juin à son procès qu’entraîné par Mme R., alors qu’il avait promis au marquis de lui rendre compte avec exactitude des événements. Mais continuons à remonter le cours de l’année. À la mi-janvier s’est produite « la nuit mémorable » (V, XIV, 200), quand Georges a dormi chez Amaury, que celui-ci lui a dit son admiration pour le marquis et son enthousiasme pour Mme de Couaën, à quoi l’autre a répondu : « vous en êtes un peu amoureux. » (V, XIII, 198) Suivent l’arrestation de Georges, l’exécution du duc d’Enghien, le procès et l’exécution de Georges, le couronnement de Napoléon, et, sur le plan de la fiction, les amours d’Amaury avec Mme R., et, à notre avis élément essentiel de l’intrigue, la mort du fils de M. et Mme de Couaën, Arthur, à la fin de l’année 1804. Ici le temps de la narration s’étire selon une élasticité très grande : du point de vue du régime narratif, il semblerait que cette mort d’Arthur ait lieu au début de l’année 1805, en janvier ou même en février, mais, de façon significative, les repères temporels s’effacent et même disparaissent, au point que cette mort paraît se produire en décembre 1804, dans un mois qui compte bien plus de trente et un jours. Tous les éléments sont présents et rassemblés, sauf qu’ils ne sont pas en place, si, en dehors de la configuration du récit, ils en ont une, – ou une autre. Nous avouerons qu’il est difficile de composer une configuration qui ne soit pas narrative, et qu’agencer une fiction dans l’ordre du fantasme nous semble périlleux. Nous nous y risquerons cependant, en faisant remarquer que les points d’amarrage du récit sont la nuit avec Georges, la Semaine sainte et le mois de décembre 1804. En ces trois périodes se noue dans l’imaginaire un scénario fantasmatique, où sont en jeu scène primitive, inceste et œdipe, transgression et punition, et, au bout du compte, avènement. Assurément la complexité des montages défie l’analyse, sans empêcher cependant de compter qu’entre la fin du mois de mars 1804 et le mois de décembre de cette même année s’écoulent... neuf mois. Au terme, si j’ose dire, de ces neuf mois, c’est tout ensemble la naissance métaphorique d’un enfant qui se produit, la mort d’un autre, le dénouement politique d’une certaine histoire, celle d’Amaury, celle du Consulat, celle de la royauté, – et tout se paie dans « huit mois de parjure » (V, XVII, 260)8. La confusion fantasmatique est très grande, ce qui n’interdit pas que des linéaments se dessinent.
12La fiction recoupe l’histoire, la fiction recoupe l’écriture ; mais également en ce nœud embrouillé et compliqué l’écriture rencontre la fiction. Le roman que Sainte-Beuve avait entrepris d’écrire avec son ami Ulric Guttinguer s’intitulait Arthur. On sait que génétiquement Volupté est né de ce roman interrompu, et que ce roman a été interrompu par un investissement autobiographique pressant de Sainte-Beuve qui s’est oublié lui-même, qui a oublié qu’il n’était qu’un comparse dans ce roman d’un autre. Aussi est-il piquant qu’il ait donné comme nom à l’un de ses personnages de roman, dont il interrompt la carrière prématurément, le titre d’un roman avorté. Tout se passe donc comme si dans les marges et au cœur de la fiction s’écrivait quelque chose d’autre, quelque chose de virtuel, d’inabouti et d’inaccompli, demandant une forme et n’en obtenant pas, dessinant un espace possible de fiction sans accéder pour autant à l’état de fiction, – de récit. C’est pourquoi dans cette optique la discussion entre Amaury et Mme de Couaën qui occupe, à la césure du roman9, une partie du chapitre XIV nous apparaît comme capitale. Dans ces pages (V, XIV, 208-213), Amaury et Mme de Couaën pour la seule et unique fois parlent du désir, ce désir qui donne sens à leur relation et qui en même temps la rend impossible, et avec lequel on ne peut pas composer. Ils trouvent pourtant un moyen de composer avec lui : Mme de Couaën ayant suggéré d’imaginer la réalisation du désir déjà accomplie pour le contourner et Amaury ayant dénoncé l’illusion d’une telle solution, ils se rangent à l’idée que le désir qui ne vit que d’espérances finira par se rendre compte de l’absence totale d’espérances où il se trouve et qu’ainsi il disparaîtra. Ces arguties philosophiques ne sont pas sans intérêt, elles révèlent plutôt le substrat métaphysique à partir duquel s’élabore la fiction, elles dessinent un espace aux frontières incertaines, qui est celui même de la chimère et où se donnent à voir les limites du réel et du possible, de la réalité et de l’imaginaire. En tout cas sur ces pages s’ouvre la longue séquence narrative constituée par le récit des événements de l’année 1804 qui court sur au moins quatre chapitres. C’est pourquoi il est possible de soutenir que c’est sur cet arrière-plan sentimental et métaphysique qui a pour objet la relation d’Amaury et de Mme de Couaën au désir que se détache toute la suite du texte, et qu’en elle-même cette année 1804 apparaît comme ce moment de l’histoire où un sujet essaie de prendre en main son destin, fût-ce illusoirement.
13Cela vaut dans la fiction, cela vaut également dans l’écriture. Sainte-Beuve à l’évidence tente de refaire ce que Hugo dans ce qui deviendra le poème initial des Feuilles d’automne, « Ce siècle avait deux ans... », avait entrepris en 1830 : s’inventer une histoire qui fût la sienne et celle du siècle. Né d’un sang breton et lorrain, Hugo voyait le jour en cette période du Consulat où se nouait l’avenir des douze années suivantes et se trouvait une identité poétique. Pareillement, Sainte-Beuve à peu près à la même époque s’invente lui aussi une histoire et il écrit un roman dont l’incipit pourrait être : « Mon siècle avait quatre ans... » Son entreprise également est archéologique et généalogique. Dans les deux cas c’est une même quête du père qui les inspire : quête dans le souvenir pour Hugo, son père étant mort depuis deux ans en 1830, quête dans l’imaginaire pour Sainte-Beuve, le père ayant disparu avant même sa naissance. Dans l’écriture, cela se traduit chez Hugo par la remémoration édifiante du père, qui occupe le deuxième poème des Feuilles d’automne, À M. Louis B., et chez Sainte-Beuve par l’élaboration d’un véritable roman familial qui ajoute à la mort du père la mort de l’oncle et qui voit la prolifération affolante de triangulations œdipiennes10. Il est compréhensible dans cette perspective que tout dans la fiction se centre sur l’année 1804, puisque c’est l’année de l’origine, celle où advient au jour le sujet de l’écriture ; compréhensible aussi que l’histoire d’Amaury et de Mme de Couaën se noue en cette année-là précisément, et que son récit soit pris entre la discussion sur la satisfaction imaginaire du désir et l’annonce de la mort d’Arthur. Cette mort est évidemment symbolique, et sa fonction est essentielle dans l’ordre du fantasme. Le texte là-dessus est parfaitement explicite : à peine le jeune Arthur est-il mort que deux scénarios fantasmatiques sont élaborés en l’espace d’une seule page (V, XVIII, 269) : d’une part, comme M. de Couaën, qui a perdu son unique héritier mâle, pourrait demander à sa femme qu’elle lui donne un autre fils, Amaury espère que les médecins s’y opposeraient vu l’état de santé de Mme de Couaën ; d’autre part, celle-ci s’accuse, à mots couverts, de la mort de son fils, dans laquelle elle voit une punition de son affection pour Amaury. L’enjeu œdipien de cette page... crève les yeux, et cette page elle-même, dans ce qu’elle a de très précisément œdipien, permet de comprendre ce qui suit dans le récit, c’est-à-dire l’année 1805, année-clef qui va déterminer la conversion religieuse d’Amaury. Posons qu’au terme de l’année 1804 Amaury aura connu dans l’imaginaire un double échec, en tant que père et en tant que fils, et comme il ne peut jouer le rôle ni de l’un ni de l’autre, il s’exclut désormais de toute relation à la filiation et à la paternité en devenant prêtre et en se coupant de toute relation à la génération, ce qui du même coup met fin à l’entreprise généalogique11. Une tentation, cependant, apparaît, en cette « année illustre » (V, XXII, 336), celle, à la façon du Hugo des Feuilles d’automne, d’être fils de son siècle en adhérant à l’histoire qui est en train de se faire, par exemple, en se rendant à la bataille d’Austerlitz. Las ! Amaury arrive après la bataille et s’en retourne à Paris. Il n’aura donc pu acquérir une identité dans l’histoire et il est contraint de s’en retirer, en entrant au séminaire, puis en partant pour l’Amérique. L’un et l’autre, le séminaire et l’Amérique, sont les seules solutions qui s’offrent à lui, dès lors qu’il ne peut être lui-même puisqu’il a été incapable d’apporter une solution raisonnable à son œdipe et que, plus généralement, il a été incapable d’établir entre lui et le monde une relation de désir satisfaisante12.
14Le drame d’Amaury n’est pas seulement celui de Sainte-Beuve, c’est celui de tous les enfants du siècle. Cela est dit au tout début du roman, lors d’une conversation entre Amaury et Mlle de Liniers ; il lui explique :
[...] ce qu’il me faut, c’est une occasion d’agir, une épreuve par où je sache ce que je vaux et le donne à connaître aux autres ; c’est un pied dans ce monde d’événements et de tourmentes, à bord de ce vaisseau de France d’où nous sommes comme vomis. À quoi donc va se passer notre jeunesse ? La terre tremble, les nations se choquent sans relâche, et nous n’y sommes pas, et nous ne pouvons en être, ni contre ni avec la France. Un moment, et ce moment a été beau, le combat s’est ouvert par nous : on se mesurait des deux parts ; Cazalès a parlé, Sombreuil a offert sa poitrine, on a pu mourir. Nous, trop jeunes alors de peu d’années, pleins de sève aujourd’hui, que faire ? Les rois sont tombés, et, du fond de l’exil, la voix des leurs ne nous arrive plus. Nos pères, qui devaient nous conseiller, nous ont tous manqué en un même jour et n’ont pas de tombe. L’oubli à notre égard a remplacé la haine, et ce n’est plus la hache, mais le dédain qui nous retranche. Au tonnerre roulant des batailles nous opposons ici des trames d’araignée et des chuchoteries de complots. (V, II, 54)
15Même si c’est un jeune royaliste de 1800 qui parle ici, il est manifeste que son discours dépasse le personnage et que cette page en elle-même s’inscrit dans le contexte idéologique des années 1830 ; c’est notamment toute la dialectique du vouloir-vivre qui s’exprime par la bouche d’Amaury. Deux motifs tout spécialement sont présents. Le premier : celui de la déception historique et politique qu’éprouve le jeune homme ayant conscience d’être venu trop tard et d’être en retard sur l’histoire. De là dans Volupté la volonté de se réamarrer dans l’histoire, aussi bien sur le plan de la fiction, de la part du personnage, en participant à un complot politique que sur le plan de l’écriture, de la part du romancier, en redonnant son lustre historique à sa propre année de naissance, quitte à constater aussitôt après que l’on a raté l’histoire un an plus tard à Austerlitz. Second motif : le sentiment d’être orphelin, d’être un fils sans père et soi-même d’être mutilé (cf. « retranche »). Ne pouvoir être un père ou, ce qui revient au même, ne pouvoir être un fils, tel est le drame d’Amaury et, par-delà, de Sainte-Beuve et de tous ses contemporains, à l’exception de quelques natures particulièrement bien douées ou pourvues comme Hugo. Ce qui explique que ces jeunes gens soient à peu près tous conduits à s’inventer une relation œdipienne à l’histoire et à la réalité qui compense la déception dont ils font l’expérience en face de l’histoire et de la réalité.
René 1834
16Pour conclure sur ce roman qui met en scène une histoire dans tous les sens du terme anachronique, nous nous reporterons à un passage du chapitre XII, où le narrateur écrit :
[...] ayant lu un soir le bel épisode de René, j’écrivis sur mon cahier de pensées un jugement tumultueux qui, je m’en souviens, commençait par ces mots : « J’ai lu René et j’ai frémi ; je m’y suis reconnu tout entier, etc. » Combien d’autres, depuis vingt ans, ont frémi ainsi et se sont crus en face d’eux-mêmes devant ce portrait immortel ! Tel est le propre de ces miroirs magiques où le génie a concentré sa vraie douleur, que, pendant des générations, tous ceux qui s’approchent pour regarder s’y reconnaissent tour à tour. (V, XII, 178)
17Volupté, c’est, en effet, René, trente ans après. Un mal du siècle a succédé à un autre, une révolution à une autre, un œdipe à un autre, etc., et ce qui reste au bout du compte, c’est un même rapport déceptif au réel.
Notes de bas de page
1 Sainte-Beuve, Volupté, 1986, chap. I, p. 43. Toutes nos références étant empruntées à cette édition nous nous contenterons désormais de la désigner dans le corps même du texte par le sigle V, suivi de l’indication du chapitre et de la pagination.
2 Pour un Sainte-Beuve politique, une seule étude qui aille directement à l’essentiel, même si c’est un peu à la hussarde, celle de Pierre Barbéris, « Signification de Joseph Delorme en 1830 », 1969, repris dans Lectures du réel, 1973.
3 V, III, 62.
4 La Confession d’un enfant du siècle paraîtra en 1836. – Sur le mot et la notion de siècle, se reporter à la convaincante étude de Claude Duchet dans sa préface à La Confession d’un enfant du siècle, 1968, p. IX-XII.
5 Voir Lamennais, Paroles d’un croyant, 1973, p. 57-60, et la note de Le Guillou, p. 59.
6 Sainte-Beuve, Revue des Deux Mondes, 1er mai 1834, dans Paroles d’un croyant, éd. cit., p. 161.
7 Nous soulignons.
8 Huit mois et non pas, arithmétiquement, neuf mois, simplement parce que l’exécution du duc d’Enghien et la visite à Blois se produisent dans la dernière semaine de mars ; parce qu’entre le 2 et le 23 décembre s’étend presque un mois, et qu’entre le couronnement de Napoléon et le faire-part de la mort d’Arthur doit s’écouler narratologiquement un bon mois...
9 L’édition originale de 1834 paraît en deux tomes, le premier allant jusqu’au chapitre XIV inclusivement.
10 Signalons-en quelques-unes entre beaucoup d’autres : Amaury, M. de Couaën, Mme de Couaën ; Amaury, M. de Couaën, Georges ; Amaury, Georges, Mme de Couaën ; Amaury, Mme de Couaën, Mlle de Liniers ; Amaury, Arthur, Mme de Couaën ; etc.
11 Voir V, XXIII, 354-355, où est présenté le cas d’un de ses amis séminaristes, mauvais fils, qui a choisi la prêtrise pour ne pas devenir père à son tour. Cette histoire a une évidente signification symbolique et s’applique lumineusement à Amaury lui-même.
12 Dans cette optique les deux mentions de l’hypospadias (V, I, 44 et X, 146) ont une valeur symbolique, plus que symptomatique, et disent d’emblée une impossibilité à se penser comme être de désir. De la sorte, la relation à la fois complexe et compliquée avec Mme de Couaën et pareillement avec Mme R. trouve une explication naturelle, les amours vénales, évoquées ici et là, n’ayant qu’un effet paratonnerre : elles ne visent qu’à détourner l’idée d’une impuissance de facto – ce qui est assurément le cas.
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