Œdipe 1830
p. 11-56
Texte intégral
I
Le jeune homme et le xixe siècle en 1830
1En 1830 entre sur la scène littéraire un nouveau personnage : le jeune homme. De même que l’on a pu dire que pendant longtemps il n’y avait pas eu d’enfants, mais seulement des adultes en miniature1, il faut attendre les années 1830 pour que le jeune homme comme sujet fasse son entrée dans la littérature et la société. Sans doute, avant 1830, rencontre-t-on des figures de jeunes gens – qu’il suffise de penser à René au début du xixe siècle –, mais ce n’est qu’autour de Juillet que le jeune homme émerge véritablement comme représentant d’une partie du corps social et trouve la place qui lui revient dans la production littéraire. Ce sera, par exemple, julien Sorel, qui revendiquera devant les jurés de la cour d’assises sa double catégorie de plébéien et de jeune homme2 ; mais c’est aussi Rastignac, Lucien de Rubempré, Octave de Malivert, – et quelques autres. Ce qui distingue le jeune homme de l’adulte, c’est avant tout le rapport problématique qu’il entretient avec la société : il n’en est pas exclu, mais il rôde à sa périphérie, tel l’éphèbe athénien, sans y pouvoir entrer. Et c’est cette impossibilité à y entrer qui le constitue précisément en sujet. De manière significative les jeunes gens cessent de l’être une fois qu’ils ont intégré l’ordre social et qu’ils sont à leur tour devenus l’une de ses composantes en se mariant et en fondant une famille.
2Personnage, catégorie même, oserons-nous dire, le jeune homme romantique est une création de 1830, comme un demi-siècle plus tard le naturalisme inventera le célibataire3. Cette entrée du jeune homme dans la littérature et la société, c’est à la faveur de la révolution de 1830 qu’elle se produit, quand subitement l’horizon paraît s’ouvrir et que les vieux symboles s’écroulent, quand l’histoire semble se remettre en marche, après s’être arrêtée pendant quinze ans. La jeunesse est alors une idée neuve. Telles sont à première vue les raisons de l’émergence du jeune homme dans le monde de 1830. Ce sont en fait des raisons qui n’en sont pas. Rien de moins animé, porté par l’histoire que le jeune homme romantique ; sa relation, bien au contraire, est celle d’une déception à l’égard de l’histoire. Cela tient avant tout au désenchantement qui suit immédiatement Juillet, ou qui même lui est contemporain : dès l’année 1831 les jeunes gens de La Peau de chagrin réunis chez le banquier Taillefer se moquent des héros de Juillet et savent à quoi s’en tenir sur le nouveau régime. Ce qui mérite bien autrement d’être souligné, c’est le motif de la mutilation qui se fait jour dans la littérature de cette époque, que ce motif s’appelle castration ou décapitation. Le jeune homme romantique est un être de désirs, mais qui ne peut faire rencontrer ses désirs avec la réalité et qui est condamné à vivre sa relation au réel sur le mode défectif.
3Le premier défaut de cette relation concerne l’éros, et ce n’est pas étonnant, puisque l’éros est la forme première du désir, sa forme la plus élémentaire. Et c’est contre l’éros que s’exerce avec la plus grande intensité l’oppression de la société sur le jeune homme. Celui-ci n’est jamais comme au siècle précédent susceptible d’être dans la situation de Chérubin, « jeune adepte de la nature », selon la belle expression de Beaumarchais dans la préface du Mariage de Figaro. C’est que la société de 1830 est une société qui ignore la frivolité et le libertinage du xviiie siècle finissant ; elle s’est donné pour souverain un personnage qui à lui seul incarne les valeurs les plus convenues de la bourgeoisie, et il est clair que nulle autre époque n’a si efficacement ruiné la naturalité de l’éros. Ce ne sont pas les conventions sociales, le cant, qui sont en cause, du moins pas seulement, mais bien plus profondément l’inadéquation qui désormais se fait jour entre le désir et le réel. Le blocage historique et politique lui-même qui s’observe juste après Juillet est pour sa part la raison la plus déterminante de cette distorsion.
Œdipe et configuration fantasmatique et idéologique de l’éros
4Ce mal-être du jeune homme romantique de 1830, un mythe le résume, celui d’Œdipe. Précisons bien tout d’abord que dans notre esprit ce mythe d’Œdipe tel que nous le voyons à l’œuvre dans les années 1830 ne saurait être appréhendé dans une perspective psychanalytique, celle-ci du fait de sa déshistorisation ne pouvant rendre compte d’un problème qui est fondamentalement historique. Notre point de vue sera plus exactement anthropologique, et à partir de la figure d’Œdipe c’est en fait à une anthropologie de l’homme romantique que nous voudrions nous livrer. C’est du même coup dire qu’Œdipe, avec ou sans guillemets, sera ici moins un complexe qu’un mythe et moins un mythe qu’une configuration de sens. Quelle configuration ? celle où s’inscrit en son centre la structure problématique de l’éros conçu dans sa socialité.
5Cette structure a ceci de particulier qu’elle est en défaut par rapport au réel. C’est particulièrement visible dans la personne du jeune homme, coupé de ses désirs et n’arrivant pas à se constituer comme sujet. Nous n’insisterons pas plus. Nous préférerons maintenant nous attacher à la singularité œdipienne de cette configuration du désir chez le jeune homme romantique. Sa singularité principalement, c’est de s’établir sur un modèle familial et plus spécialement parental qui est inabouti ou déficient. La plupart de ces jeunes gens romantiques, en effet, souffrent d’être des fils sans père ou sans mère. Il leur est donc impossible de se constituer comme sujets en résolvant un quelconque œdipe. Ils sont réduits à s’inventer des pères par procuration ou à fantasmer l’absence d’une mère, mais sans jamais pouvoir s’affirmer comme les enfants légitimes d’une famille, d’un couple parental. Chacun à leur façon, réellement ou symboliquement, ils sont des orphelins ou des bâtards4.
6Là n’est pas le plus important ; ce qui compte davantage, c’est que leur situation d’orphelins soit constamment référée à un contexte historique et social. Le cas d’Octave dans La Confession d’un enfant du siècle est à cet égard exemplaire et nous nous attarderons donc un peu dessus. Sa mère est morte avant que l’action ne commence, son père meurt en plein milieu du récit, et Octave arrive trop tard pour le voir une dernière fois5. C’est donc dans la solitude qu’il vivra son rapport au monde, – la solitude d’un enfant qui n’est pas en mesure de s’élaborer un œdipe. Ce qui explique aussi bien l’échec de sa relation amoureuse avec Brigitte que sa désespérance face aux temps de l’histoire. De fait, c’est un des traits les plus saillants de ce roman, que le héros ne puisse faire l’expérience d’aucune socialité positive – il est réduit aux cercles de la débauche parisienne ou à la retraite à la campagne – ni entretenir une relation à l’histoire. L’important deuxième chapitre du roman le dit explicitement : les enfants de la génération d’Octave sont des fils sans pères qui n’ont eu pour mère que la France épouse de Napoléon. Or, et c’est essentiel, lorsque les fils pourraient entrer en rivalité avec cette figure superlative du père, celui-ci disparaît de l’horizon historique et est remplacé ou par des vieillards cacochymes (Louis XVIII et les revenants de l’émigration) ou par des bustes de plâtre (les grands hommes d’autrefois). C’est donc comme un adulte resté à un stade infantile qui n’aura connu nul œdipe et à plus forte raison nulle résolution de l’œdipe que socialement et historiquement Octave se comportera.
7Si La Confession d’un enfant du siècle représente une espèce de degré zéro de l’œdipe romantique, les autres œuvres de cette période amplifient considérablement l’enjeu œdipien de leurs fictions. Que l’on envisage Le Rouge et le Noir ou Le Lys dans la vallée ou encore Lorenzaccio. De part en part ces textes sont traversés de motifs qui ont à voir directement avec l’œdipe. Sauf que ce sont des œdipes qui ne peuvent être ramenés au schéma psychanalytique qui verra le jour à la fin du xixe siècle dans la Traumdeutung de Freud et qu’ils ne peuvent se penser que comme des projections imaginaires où le fantasmatique se conjugue à l’idéologique6. Ce qu’il y a de sûr, c’est que toutes ces histoires d’enfants trouvés ou d’enfants mal aimés ou déchus de leur filiation s’écrivent dans une constante référence à la politique. C’est en ce domaine-là que leur accession au monde des hommes prend sens, ou devrait prendre sens. Mais il n’en est rien : tous restent bloqués au stade de l’enfance, embarrassés dans un rapport à la mère qu’ils n’arrivent pas à surmonter. Ils n’y parviennent pas, parce qu’en face d’eux ne se dresse aucune figure paternelle, mais rien qu’une absence envers laquelle ils se trouvent incapables de s’assumer, et pour cause, comme sujets. Si encore ils pouvaient monter sur des barricades, faire la révolution, affronter le Père, que celui-ci soit le Roi ou l’instance de la Loi ; mais c’est semblablement une impossibilité : dans ce monde le Roi est tout aussi absent que le Père, l’histoire elle-même est dans un tel vide qu’il n’y a nulle révolution à rêver ; tout a toujours-déjà eu lieu.
8Certains auteurs de 1830, comme Sainte-Beuve et Balzac, ont été sensibles à cette impasse idéologique et fantasmatique à laquelle l’imaginaire de Juillet les menait et ont essayé de trouver une voie qui ne fût pas aussi fermée. C’est dans cette optique que peuvent être lus Volupté et Le Père Goriot, romans l’un et l’autre de l’après-Juillet et qui ont une indéniable charge critique à l’égard du nouvel ordre social qui vient de se mettre en place. De manière extrêmement profonde, ces deux romans opèrent une remontée archéologique à partir du présent vers un passé révolu. Ce passé dans Le Père Goriot est celui du début de la Restauration, en 1819-1820, alors que Rastignac est un tout jeune homme monté de sa province à Paris ; dans Volupté, c’est la période du Consulat et du début de l’Empire, où le héros, Amaury, venu lui aussi de sa province à Paris, fait l’expérience de l’amour. Ce sont là deux enfants du siècle, deux figures du jeune homme romantique. Dans les deux cas leur rapport au monde se noue dans une même déception à l’égard de la réalité. Déception sociale pour Rastignac, qui voit l’état de désorganisation haïssable d’une société où les pères sont tués par leurs enfants, déception historique pour Amaury, qui passe à côté de l’histoire et rate toutes les occasions que celle-ci lui présentait. L’intéressant à leur propos, c’est que Rastignac et Amaury sont l’un et l’autre dans la situation d’être des fils sans père. Aussi compensent-ils cette absence de la référence paternelle par une relation de filiation imaginaire à des instances dans lesquelles puisse s’emblématiser une paternité. Du même coup ils sont conduits à s’inventer chacun un œdipe de substitution. Cet œdipe-là, à la différence de celui qu’ils ont pu connaître autrefois, dans leur enfance pré-romanesque supposera-t-on, présente la particularité de s’ancrer dans l’histoire et même de ne prendre sens que par rapport à elle. Et ce n’est assurément pas un hasard si ces deux romans voient leur fiction se développer dans un contexte historique surdéterminé (début de la Restauration, début de l’Empire), tout se passant comme si leurs héros ne pouvaient s’affirmer comme sujets qu’en inscrivant leur fantasme filial dans l’histoire elle-même, allant jusqu’à faire participer celle-ci à leur propre histoire.
9Cette invention de soi dans l’histoire, ou plutôt dans l’historique, est un des éléments constitutifs de l’œdipe en 1830. En ce domaine la psychanalyse n’est pas d’une grande utilité, c’est la psychologie historique qui est requise7, tant il est clair que les représentations qui se donnent à lire dans ces œuvres romantiques sont celles d’une époque et ne sont pas séparables d’elle. Il est bien sûr hors de propos de soutenir que ces représentations imaginaires sont le produit historique du temps, ce serait une conception bien rigide des choses ; ces représentations ne sont pas non plus des projections, elles sont littéralement des fantasmes, c’est-à-dire des images, – c’est-à-dire des métaphores, où l’important est non pas ce qui est représenté, mais le fait même qu’il y ait représentation et que cette représentation résulte au sein même de l’imaginaire d’un processus de déplacement. La conséquence, c’est que l’éros bien particulier qui est mis en scène dans ces différentes productions de 1830, et plus précisément les formes œdipiennes qu’il prend ne relèvent pas d’une thématique parmi d’autres, mais expriment sur le mode fantasmatique la relation historique de ces productions à la réalité. De la sorte il apparaît que l’éros romantique est une configuration de l’imaginaire. Rien de plus significatif dès lors que les distorsions qui apparaissent dans l’œdipe romantique de 1830. C’est un œdipe qu’au regard de la doxa psychanalytique l’on peut qualifier d’aberrant ou de déviant, et qui signifie dans ses aberrations ou ses déviances la spécificité historique du romantisme de 1830. Cela explique, par exemple, l’une des perturbations les plus notables dans un contexte œdipien : le meurtre de la mère par le fils, que l’on trouve dans Le Rouge et le Noir et Lucrèce Borgia. À une plus vaste échelle on observe semblablement que l’œdipe romantique, s’il a indéniablement des caractéristiques... œdipiennes, n’offre jamais l’unité cohérente d’un système. Il est en proie à une distorsion foncière qui l’empêche de suivre une logique rigoureuse ou du moins réductible à un modèle. La raison en est facile à comprendre : comme cet œdipe ne cesse de faire se recouper le fantasmatique par l’idéologique selon les voies de la métaphore, et qu’il ne s’en tient pas au seul domaine du fantasme mais est parasité par des éléments d’ordre historique, politique et social, il ne peut s’appréhender que comme l’expression d’un imaginaire problématique et hétérogène. L’éros lui-même, dont l’œdipe n’est qu’une des figurations, est pris dans cette hésitation entre fantasmatique et idéologique et ne peut, du moins en 18308, se concevoir en dehors d’une historicité. Faute de quoi, on se condamne à l’archétype et l’on passe nécessairement à côté de l’histoire.
Œdipe et carnaval
10Une catégorie romantique se présente à l’esprit qui permet de penser l’œdipe dans son aspect contradictoire et problématique : le grotesque. Quand cette catégorie est théorisée par Hugo en 1827 dans la Préface de Cromwell, c’est sous l’angle de l’esthétique qu’elle est envisagée. Ce qu’a en vue Hugo alors, c’est de légitimer le drame romantique, mais il est évident que les considérations théoriques auxquelles il se livre en cette occasion dépassent tout à fait ce projet et peuvent servir de socle à une théorie de la philosophie du romantisme comme mise en œuvre du grotesque. Aussi n’est-il pas étonnant que cette théorie débouche sur une pratique du grotesque, celle du carnaval. Le carnaval, jusqu’à présent9, a été envisagée dans une optique qui confond idéologie et littérature ; peut-être devrait-il être conçu plus résolument comme une poétique. Quel genre de poétique ? une poétique du mixte, du mêlé, où les catégories sont soumises à une joyeuse confusion qui fait craquer les frontières. Dans la littérature de 1830 le carnaval est pour ainsi dire une topique qui se rencontre dans maints ouvrages, romans ou drames, et qui dessine un espace de subversion. On pense immédiatement au Hugo de Notre-Dame de Paris et du Roi s’amuse, mais le carnaval est là aussi dans La Confession d’un enfant du siècle de Musset, ainsi que dans son Fantasio et son Lorenzaccio, il est là également dans Fa Peau de chagrin ou dans Lélia. Cette présence du carnaval a une incontestable signification idéologique, elle dessine le lieu problématique où la question du pouvoir est posée. Mais le carnaval lui-même, dans la mesure où il procède à une confusion des genres, est par là même un lieu poétique, en ce sens qu’à partir de lui se constitue une poétique du réel tout entière soumise au principe du grotesque, qui conteste les limites et les normes.
11Espace de subversion, le carnaval est donc l’espace où se déploie le problématique. La liaison qu’il a avec l’éros et plus précisément avec l’œdipe ne saurait dans ces conditions étonner : l’éros et l’œdipe en 1830 ont en commun avec le carnaval de brouiller les catégories, de fausser les perspectives, d’imposer la métaphore comme modalité de la représentation de la réalité historique ou politique. Deux œuvres de Musset mettent exemplairement en lumière cette liaison entre œdipe et carnaval : Lorenzaccio et Fantasio. Sur la première de ces pièces, si célèbre, il y a peu à dire, tant la liaison entre ces deux motifs est flagrante et parcourt l’ensemble du texte. Ce qui en l’occurrence est le plus remarquable, c’est que le personnage de Lorenzaccio lui-même se trouve pris à la croisée de la configuration œdipienne et de la configuration carnavalesque. Comme personne, plus que comme personnage, il est dans tous les sens du mot la doublure de son cousin Alexandre. Alors que ce dernier est à la fois usurpateur et bâtard, lui, Lorenzaccio, est un héritier spolié et un fils légitime ; dans le double déni de son droit au pouvoir et de sa filiation s’instaure en sa personne un débat où le fantasmatique et l’idéologique se rencontrent dramatiquement : Lorenzo, en tuant Alexandre, essaiera aussi bien de régler la question politique que de retrouver une identité de fils. Qu’il y parvienne, ou non, ne nous retiendra pas, et d’ailleurs n’importe pas tellement, mais plutôt le fait que cet acte soit travaillé par une double référence à l’œdipe et au carnaval, les mentions de l’un et de l’autre étant constantes dans la pièce. Mais, insistons-y, la conjugaison de ces deux éléments a une signification moins thématique que poétique et très exactement sociocritique. Rappelons que, au moment où Musset écrit Lorenzaccio, le pouvoir en France est l’objet de la contestation la plus radicale : émeutes et insurrections se sont multipliées depuis 1831 et le carnaval est le mode d’être du politique à la réalité. C’est dans un tel contexte que prend sens la pièce de Musset ; à quoi il faut ajouter la querelle sur la légitimité du nouveau pouvoir : c’est un pouvoir bâtard, celui d’un pseudo-roi qui a usurpé les droits naturels de qui détenait légitimement le pouvoir. La pièce de Fantasio se prête elle aussi à une lecture de ce type, mais offre une complexité des relations entre œdipe et carnaval beaucoup plus grande. Apparemment la part du carnaval y est bien plus accusée que dans Lorenzaccio, puisque le héros prend l’identité du bouffon de la cour et impose la bouffonnerie à l’ensemble de la pièce, mais l’œdipe n’est, à ce qu’il semble, pas du tout présent. Si ce n’est que Fantasio intervient en tiers entre le couple formé par le prince et sa fille pour empêcher le mariage absurde projeté entre la princesse Elsbeth et le principicule de Mantoue qui lui est destiné ; de la sorte Fantasio joue le rôle d’un élément perturbateur, et ce qui vient donner tout son sens à cette perturbation, c’est qu’il est un bouffon, et aussi, détail d’une grande importance, c’est qu’il est une incarnation de l’amour, très exactement l’Amour mythologique qu’Elsbeth, nouvelle Psyché, veut découvrir à la lumière d’une lampe pendant le sommeil de ce Cupidon10. Autrement dit, le grotesque qui s’emblématise dans la personne de Fantasio le bouffon participe à la résolution de la crise œdipienne larvée sur laquelle s’ouvre la pièce. Cette alliance entre œdipe et grotesque, que rien du côté de l’œdipe ni du côté du grotesque n’explique et qui n’a nulle raison d’être, contrairement, par exemple, à la liaison entre œdipe et inceste ou grotesque et carnaval, représente dans l’espace imaginaire du romantisme de 1830 la part respective du fantasmatique et celle de l’idéologique.
Œdipe royaliste, Œdipe révolutionnaire
12Cette conjonction entre œdipe et carnaval peut être éclairée de manière efficace par la prise en compte sociocritique de l’imaginaire romantique des années 1830. Le propre du pouvoir à cette époque, avons-nous vu, c’est son illégitimité, l’usurpation dont il procède. Il est donc logique que le motif du carnaval soit alors particulièrement présent, le carnaval disant la subversion et la dénaturation du pouvoir. Il est pareillement logique que l’œdipe mis en scène dans les œuvres de 1830 soit affecté de cette carence, de cette vacance du pouvoir, la disparition du Roi ayant entraîné celle du Père, ou du moins ayant compromis l’instance paternelle. Le résultat pour les jeunes gens romantiques est dès lors d’être voués, d’une part, à bricoler un œdipe bancal, et d’autre part, à faire l’expérience du vide politique des choses. Dans cette perspective Julien Sorel et Félix de Vandenesse nous paraissent très représentatifs de ces jeunes gens de 1830. Mais l’a-t-on suffisamment remarqué ? les romans qui ont ces deux personnages pour héros, Le Rouge et le Noir et Le Lys dans la vallée, offrent une comparable problématique du rapport des deux jeunes gens à la réalité historique. À première vue, Julien et Félix sont deux personnages antithétiques, sur le plan politique au premier chef : l’un est un jacobin altéré de révolution, l’autre est un des hommes de confiance de Louis XVIII ; ils sont en fait proches l’un de l’autre, comme deux ménechmes. Ils entrent dans la vie pour voir que leurs désirs ne correspondent à aucune réalité et font l’expérience de cette insuffisance du réel. Pour leur chance, ou leur malheur, ils rencontrent chacun dans leur province une femme qui est un ange, Mme de Rênal et Mme de Mortsauf, et qui les arrache à eux-mêmes. Ce sont elles deux spécialement qui les précipitent dans le monde. Certes, Julien devra effectuer un circuit beaucoup plus long et complexe que Félix, c’est un plébéien, l’autre est un aristocrate, mais au bout du compte c’est à une même rencontre avec l’ordre social et politique qu’ils ont droit. L’un et l’autre, par exemple, se voient confier des missions où l’avenir de la royauté est engagé. On pourrait multiplier les rapprochements entre les deux personnages et s’interroger en particulier sur leurs amours à Paris avec des femmes volcaniques, Mathilde et Arabelle. Etc. L’important dans notre perspective est bien davantage que ces deux jeunes gens soient chacun à sa façon confrontés à l’histoire, l’un en 1814, l’autre en 1830, et au passage on notera qu’en leur personne c’est l’ensemble de la Restauration qui se résume. L’histoire du premier xixe siècle, perçue du côté de la royauté ou du côté de la révolution, avec les deux jeunes gens comme protagonistes, si ce n’est que le rapport de chacun à l’histoire est un échec : Julien passe à côté de la révolution de Juillet et Félix est le factotum d’un roi podagre.
13Leur cas n’est pas isolé. C’est même une des caractéristiques de ces héros de 1830 d’être totalement désamarrés de l’histoire, de n’avoir aucune prise sur elle. Immédiatement se présentent à l’esprit le Lorenzaccio de Musset ou l’Amaury de Sainte-Beuve. Tous, sauf peut-être Octave dans La Confession d’un enfant du siècle, ont conscience d’être mutilés à l’endroit de l’histoire et souhaitent remédier à cette mutilation. Le moyen le plus simple qu’ils imaginent est de participer aux événements : Amaury en allant à la bataille d’Austerlitz, Lorenzaccio en s’instituant tyrannicide. À chaque fois c’est un échec. Il n’y aurait pour eux qu’une solution : la révolution, mais, malheureusement, elle n’est pas au rendez-vous et c’est dans son absence ou son improbable venue qu’ils vivent leur décevant rapport à l’histoire. Et ils le savent. Témoin, Lorenzo chez Musset, c’est l’esprit le plus lucide qui soit ; il ne se fait aucune illusion sur lui-même et son acte, ni non plus sur les républicains de Florence, qui ne sauront pas profiter des circonstances. Témoin également, Amaury, qui, faute de s’être trouvé sur le champ de bataille d’Austerlitz, se reclut dans un séminaire, finissant comme Julien Sorel avait commencé. Cette conversion d’Amaury, en dépit de la phraséologie lénifiante du séminariste et futur évêque, est le résultat d’un constat idéologiquement désespéré : il se convertit, faute de mieux. Quant au triste héros de La Confession d’un enfant du siècle, Octave, il use du droit baudelairien avant l’heure de s’en aller ; il s’éclipse, laisse la place à Brigitte et à Smith, et s’en va on ne sait trop où, mais certainement pas sur les barricades, elles ont dû être défaites. Inutile de continuer : si 1830 a propulsé l’histoire et la révolution sur le devant de la scène, il ne s’est trouvé aucun jeune homme romantique pour devenir un des héros de Juillet. Ç’aurait pourtant été une belle occasion de liquider un œdipe encombrant... Que conclure ? peut-être simplement que les jeunes gens de 1830 sont de grands enfants, montés en graine, des fruits secs, dira Flaubert. Seulement, ce n’est pas entièrement leur faute, dira-t-on à leur décharge. La faute à qui ? à la force des choses, à une histoire qui les dépasse et dans laquelle ils ne peuvent inscrire leur propre histoire. Cela s’appelle en 1830 le désenchantement, et c’est l’élément majeur du mal du siècle, lequel deviendra vingt ans plus tard le spleen.
14Être un Œdipe sans œdipe, c’est là, semble-t-il, le propre du héros romantique. Il est des sorts plus enviables, il n’en est point de plus historiquement ni de plus symboliquement en prise sur le réel.
II
Œdipe tyran, ou idéologie du symbolique
15Oidipous turannos : l’usage en France est de traduire le titre de la pièce de Sophocle par : Œdipe-Roi. Cet usage se comprend, dans la mesure où la traduction par Œdipe-Tyran produirait un insidieux faux-sens, le mot de tyran en français étant connoté de manière beaucoup plus péjorative que le mot de turannos en grec et ayant pour synonyme celui de dictateur, ce que n’est pas Œdipe dans la pièce de Sophocle, et ce que n’est pas plus généralement un turannos en grec11. Un turannos en Grèce, à la différence d’un anax, ou d’un basileus, a acquis le pouvoir suprême non pas tant par la seule violence que par des voies qui ne sont pas celles de la légitimité ordinaire d’un roi. C’est que le turannos est investi d’un pouvoir, assez souvent d’origine populaire, mais qui n’est pas fondé sur la sacralité religieuse qui caractérise le pouvoir du roi. En cela, quelque part, c’est-à-dire dans un système idéologique de représentation archaïque, le tyran est un usurpateur. Mais, précisons-le bien, cette usurpation n’est pas en elle-même condamnable. Un tyran peut être un bon maître ; Pisistrate, par exemple, au vie siècle est l’exemple même du bon tyran, presque du tyran débonnaire. Ce n’est que bien plus tard, au ive siècle, avec le Platon de La République en particulier, que le tyran sera stigmatisé comme le représentant même d’un pouvoir ivre de lui-même, en proie à toutes les passions de la toute-puissance ; ce n’est qu’alors que le tyran deviendra une figure absolument mauvaise, la figure en un mot la plus dénaturée parmi les hommes, au point même que le tyran ne sera plus lui-même un homme, mais un lycanthrope, soumis à toutes sortes de passions qui lui feront perdre sa qualité d’homme. Or à l’époque où Sophocle écrit Oidipous turannos, le turannos n’est pas encore devenu le représentant d’un pouvoir d’une inhumanité abominable et contrenature. On est plutôt à un moment de transition, ou de crise, alors que la figure du tyran commence à connaître un certain infléchissement négatif. Cet infléchissement négatif dans la pensée de Sophocle est à mettre sur le compte moins d’une condamnation politique du personnage d’Œdipe comme souverain absolu que de réserves fondamentales touchant à l’absence d’origine religieuse et même sacrée de son pouvoir. Pour aller vite, et même très vite, disons que ce n’est pas au nom du nouveau système de pensée démocratique en train de s’affirmer que Sophocle dénonce la « tyrannie » d’Œdipe ; c’est au nom bien plutôt de convictions littéralement réactionnaires, – en réaction contre une conception du politique qui refuse un pouvoir ignorant la sacralité religieuse d’autrefois12. Œdipe n’est plus un roi dont la légitimité se fonde sur cette antique sacralité religieuse, il est un sophos, autant un philosophos qu’un sophistès, confiant dans les pouvoirs de sa seule raison, de son seul jugement (gnôme). En cela Œdipe est un usurpateur, il s’approprie ce qui ne lui appartient pas en propre, la sagesse, laquelle est le seul fait du dieu de Delphes, Apollon. Significativement, en effet, Œdipe récuse l’oracle et n’a que mépris pour le devin Tirésias ; celui-ci n’est pas en possession, à la différence de lui-même, d’une technè. Il n’est qu’un charlatan (Œdipe-Roi, v. 387-388). La tyrannie d’Œdipe en ce sens a à voir avec un exercice laïc de la pensée, qui prend de manière impie ses distances avec l’ordre sacré et divin des choses. Telle est son hubris, stigmatisée implicitement par le chœur (Œdipe-Roi, v. 871)13. De ce point de vue ce qui est stigmatisé en la personne d’Œdipe, c’est un rationalisme moderniste qui s’affranchit de la traditionnelle pensée religieuse et que l’Athènes du ve siècle voit se développer avec les sophistes14.
16Sautons allégrement par-dessus vingt-cinq siècles et envisageons le héros romantique du xixe siècle. N’est-il pas un lointain descendant d’Œdipe, de l’Oidipous turannos sophocléen ? D’une certaine façon il l’est. Toutes choses étant évidemment égales, la Weltanschauuung de 1830 se caractérise elle aussi par une mutation idéologique et philosophique décisive. Littéralement les cieux se vident, Dieu s’absente, et avec lui, dans son retrait, se retire toute la mythologie dont le monde avait vécu, celle en particulier attachée à la force porteuse de l’Histoire et celle incarnée dans la personne du Roi. Désormais les hommes sont livrés à leur solitude existentielle et font l’expérience de la vacance du sens. Le principe transcendant qui tenait lieu de référent et de référence fait maintenant défaut. Assiste-t-on dès lors à une conversion rationaliste comme c’était le cas dans l’Athènes du vie-ve siècle de la part du sophos Oidipous ? Assurément non, et il serait inepte de vouloir transposer les choses dans les mêmes termes à plus de deux millénaires de distance. Remarquons seulement qu’il s’est dans les deux cas produit un effondrement dans l’imaginaire. Quel effondrement ? celui du symbolique dans le domaine politique : dans la Thèbes d’Œdipe – Athènes en fait15 – le roi n’est plus le roi, mais un turannos qui met sa confiance dans les seuls pouvoirs de la raison ; dans le Paris romantique de 1830, il n’y a plus de roi, mais seulement des aspirants à une royauté littéraire et intellectuelle de substitution, celle du journalisme ou celle de la poésie, une royauté surtout qui ne s’autorise que d’elle-même et dont le souverain est au sens grec un turannos. En un mot, à la fin du vie siècle grec comme dans le premier xixe siècle français c’en est fait de l’anax ou du basileus, ce ne sont plus que des fantasmes archaïques de la royauté : comme il n’est plus en Grèce de roi dont le pouvoir tire sa légitimité de la sacralité religieuse, il n’est plus davantage en France d’oint du Seigneur... En lieu et place du roi, c’est le règne de l’usurpateur qui s’instaure. Le héros romantique, et nous nous en tiendrons à lui, est un de ces usurpateurs.
17L’un d’eux, et qui est le premier en date, est Raphaël de Valentin dans La Peau de chagrin de Balzac. Sur le point de se suicider, il est miraculeusement sauvé de la mort et entraîné à des Saturnales16 ; là il se voit à proprement parler intronisé roi de cette fête :
– Que chantez-vous avec votre Valentin tout court !... s’écria Émile en riant. Raphaël de Valentin !... s’il vous plaît. Nous ne sommes pas un enfant trouvé ; mais le descendant de l’empereur Valens, souche des Valentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, héritier légitime de l’Empire d’Orient... Si nous laissons trôner Mahmoud à Constantinople, c’est par pure bonne volonté, faute d’argent ou de soldats...
Et il décrivit en l’air, avec sa fourchette, une couronne au-dessus de la tête de Raphaël.17
18Ce roi en l’occurrence est un roi de carnaval, sacré peu de temps après la révolution de Juillet, alors que le roi de France, Charles X, vient de partir pour l’exil et qu’a été intronisé par les banquiers Louis-Philippe Ier, roi des Français. Ce que le roman racontera, c’est l’histoire de ce règne dérisoire, qui durera moins d’un an, à peine le temps que soit procédé à la détronisation de ce souverain pathétique et grotesque. Plus généralement, la royauté carnavalesque de Raphaël de Valentin est emblématique de toutes les royautés imaginaires et de toutes les usurpations royales qui se donnent carrière autour de 1830, sous des formes si diverses et variées. De fait, le premier venu, pour peu qu’il soit un jeune homme entreprenant et sûr de lui, n’a aucune peine alors à se faire sacrer roi d’une royauté tout offerte à celui qui y aspire. Tous les héros romantiques chacun à leur façon se prêtent, au propre ou au figuré, à cette emprise de la métaphore royale et même régalienne. Précisons bien que, malgré les apparences et les stéréotypes, aucun d’entre eux en réalité, sauf à de très rares exceptions, ne se comporte comme des Richard II, mélancoliquement tournés vers le souvenir de leur dignité royale passée, ni même comme des Hamlet, déplorant la perte de leur héritage ; ce sont des Henry V, qui se rêveraient conquérants et dominateurs, tout à l’ardeur de leurs désirs et de leurs prétentions... Pour parler grec, le héros romantique est en son genre un turannos.
Usurpation et légitimité
19Le romantisme : quand commence-t-il exactement ? On peut littérairement le dater de l’année 1819, quand paraissent les Œuvres complètes de Chénier, dont l’édition est procurée par Latouche, ou de l’année 1820, quand les Méditations poétiques de Lamartine connaissent le triomphe que l’on sait. Mais 1821 est aussi possible. C’est l’année de la mort de Napoléon à Sainte-Hélène. D’une part, la Restauration a pu sans difficulté faire preuve de sa nullité ; d’autre part, on a eu le temps d’oublier que l’Empire avait été un régime dictatorial et liberticide et qui avait saigné la France comme jamais. 1821, c’est donc le temps du mythe qui commence, et avec lui toutes les récupérations irresponsables que l’on soldera en 1848-1851. La mythologie de l’Empire commençant en 1821 connaît son apogée en 1827 : Hugo dans l’ode À la colonne18 lui donne ses lettres de noblesse poétique. Or, aux yeux des libéraux de 1820, qu’est-ce que Napoléon, sinon un turannos ? Ce turannos, n’est pas un roi, mais un empereur. La différence est importante et Hugo dans le monologue d’Hemani prêté à Don Carlos, le futur Charles-Quint, l’établit très nettement : l’empereur, contrairement au roi, dont le pouvoir est héréditaire, détient, lui, son pouvoir de l’élection et, à travers elle, du peuple. En lui prend sens toute la construction sociale et politique :
O ciel ! être ce qui commence !
Seul, debout, au plus haut de la spirale immense !
D’une foule d’états l’un sur l’autre étagés
Être la clef de voûte, et voir sous soi rangés
Les rois, et sur leur tête essuyer ses sandales ;
Voir au-dessous des rois les maisons féodales,
Margraves, cardinaux, doges, ducs à fleurons ;
Puis évêques, abbés, chefs de clans, hauts barons ;
Puis clercs et soldats ; puis, loin du faîte où nous sommes,
Dans l’ombre, tout au fond de l’abîme, – les hommes.
– Les hommes ! – c’est-à-dire une foule, une mer,
Un grand bruit ; pleurs et cris, parfois un rire amer,
Plainte qui, réveillant la terre qui s’effare,
À travers tant d’échos, nous arrive fanfare !
Les hommes ! – des cités, des tours, un vaste essaim, –
De hauts clochers d’église à sonner le tocsin ! –19
20Cette vision de l’empereur comme principe est manifestement de nature napoléonienne, le Charles-Quint de Hugo a fait également l’expérience de la révolution, qui lui a ouvert les yeux sur ce nouvel acteur de l’histoire qu’est le peuple. Il ne s’agit évidemment pas de transformer Hugo en démocrate ou même en républicain en 1829, mais simplement de comprendre que le vieil ordre politique fondé sur la personne du roi est en train de craquer et qu’à une légitimité va succéder une autre légitimité. Par exemple, dans Les Feuilles d’automne, qui paraissent en 1831, après que le roi légitime, Charles X, est parti pour l’exil, c’est dans la référence à Napoléon que le poète fonde son identité.
21À une plus vaste échelle, en ces années 1820-1830, Napoléon mobilise autour de son souvenir toutes les énergies de la jeunesse. C’est qu’il représente en lui-même l’héritage de la révolution, il est « Robespierre à cheval », dira Hugo dans Les Misérables ; il est la figure d’un pouvoir qui, cela peut étonner aujourd’hui, a à voir avec la liberté et la libération. Surtout, Napoléon est l’expression de la jeunesse historique du monde en ces tristes années de la Restauration. C’est ainsi qu’il apparaît dans La Confession d’un enfant du siècle et mieux encore dans Le Rouge et le Noir. Politiquement l’attrait qu’il exerce sur les Julien Sorel et autres héros romantiques, y compris le timide Amaury, est celui d’un homme qui s’est fait lui-même et que son seul génie a conduit. Autrement dit, Napoléon est le fils de ses œuvres, et c’est en sa qualité d’usurpateur, balayant l’archaïque légitimité des pères cacochymes, qu’il s’est imposé à l’admiration de toute une classe de jeunes gens. Allons plus loin et soulignons qu’en ces années qui se caractérisent par la dégradation irréversible de l’image du Roi-Père, il a fallu très peu de choses pour que Napoléon devienne aux yeux des jeunes gens d’alors une image idéale du Père.
22À partir de la figure de Napoléon comme père et usurpateur, c’est donc tout l’imaginaire qui s’est recomposé. La révolution de Juillet 1830 pour sa part a précipité cette mutation de l’imaginaire en procédant à l’éviction de la personne du roi légitime. Parallèlement, l’autre usurpateur, Louis-Philippe, « Philippe » comme dit Chateaubriand avec mépris, n’a jamais connu l’éclat de Napoléon. Roi des Français, il n’a pas été sacré, seul son parapluie lui a servi de sceptre. De manière significative, Hugo dans le roman qu’il publie au début de 1831, dans la foulée de l’après-Juillet, prend pour lieu de l’action Notre-Dame de Paris, la cathédrale impériale où a été sacré Napoléon20. C’est dire qu’une nouvelle légitimité s’est substituée à l’ancienne, comme si le souvenir du sacre de 1804 indiquait symboliquement et métaphoriquement le passage en 1830 d’un ancien régime à un nouveau régime, celui-ci fondé sur l’usurpation de la légitimité de celui-là. L’intéressant en cette occasion, c’est la collusion qui se produit entre le souvenir napoléonien et le pouvoir qui vient de se mettre en place à la faveur d’une révolution se réclamant d’un libéralisme dont le grand homme est précisément Napoléon21. Tout à ce moment-là est en place pour que la génération des fils puisse croire que son heure est venue.
Œdipe sans œdipe
23Cette heure ne viendra pas. Les raisons sont essentiellement politiques : la confiscation de la révolution par les forces d’inertie, l’installation au pouvoir d’un personnel qui ne croit en rien d’autre que la puissance de l’argent et qui professe l’immobilisme comme seule vertu, ce sont autant d’impossibilités pour la jeunesse. Pire, dans l’ordre du symbolique, les jeunes gens se trouvent en face de l’image la plus méprisable du père, un roi issu d’un carnaval dégradé, contre quoi toutes les pulsions œdipiennes sont sans force. Le résultat, c’est que l’œdipe ne peut pas se constituer, étant donné la carence, plus que l’absence, de la figure paternelle qui s’emblématisait dans le roi, celui-ci n’étant qu’un pauvre ectoplasme historique et politique, une « quasi-chose », dit encore brutalement Chateaubriand. En ce qui les concerne, les fils seront réduits à s’accommoder de l’insignifiance des choses, c’est-à-dire à fantasmer à vide la vacance du père dans le système de l’imaginaire. Et nulle révolution à attendre qui permettrait de détrôner un roi : la révolution a déjà eu lieu, et lorsqu’une nouvelle révolution viendra, une vingtaine d’années plus tard, ils seront trop vieux. On ne s’en étonnera pas trop : Œdipe n’avait pas le sens de l’histoire, c’était un philosophe.
III
Œdipe romantique, ou symbolisation et désymbolisation
24Si le héros romantique est un turannos, est-il pour autant un Œdipe ? La réponse à cette question est plus difficile et délicate, elle engage résolument la compréhension elle-même de l’entreprise romantique dans son ensemble. Remarquons préalablement qu’Œdipe ne semble pas avoir été l’un des grands mythes romantiques. Ceux de Satan, Caïn et, dans une moindre mesure, Jacob s’imposent plus immédiatement et mobilisent aussitôt la mémoire. Pourtant, si l’on considère Œdipe moins comme un mythe que comme une structure, il apparaît qu’en effet « Œdipe » a été l’un des motifs fondateurs de l’imaginaire romantique. De fait, Œdipe est l’homme de l’énigme dans son dévoilement, dans son dépliement – dans son explication. Il est celui qui vient mettre au jour héroïquement le sens et qui le fait entrer dans le circuit de la signification. En cela il est directement partie prenante dans l’opération de désymbolisation22 qui a été celle des années 1830. Contre le symbole, expression d’un sens reclus et forclos dans la matière du signe, l’homme romantique dresse la liberté de l’interprétation. C’est ce que fait Michelet dans l’Introduction à l’histoire universelle en 1831, c’est ce que fait pareillement Hugo la même année dans Notre-Dame de Paris. Grand roman romanesque, et grand livre sur le symbolique, telle est cette somme du romantisme-1830. Dans cette perspective est à lire le célèbre chapitre « Ceci tuera cela », qui offre une vaste vision de l’histoire de l’humanité des temps bibliques aux temps de l’imprimerie, d’un régime archaïque du sens à un régime moderne de la signification. À cette mutation ce n’est pas le nom d’Œdipe qui est attaché – il ne se rencontre pas une seule fois dans le texte –, mais celui d’Orphée, constituant un couple antithétique avec celui de Gutenberg23 ; mais cela revient en fait au même : Gutenberg est l’Œdipe des temps modernes, c’est lui qui dégage le sens de sa gangue matérielle et symbolique et le fait accéder à l’existence. La mutation dont il s’agit est autant philosophique et épistémologique qu’elle est idéologique. Le discours est là-dessus fort clair, à l’ancien régime du sens figé dans son symbolisme égyptien correspond la pensée théocratique :
Les caractères généraux de toute architecture théocratique sont l’immuabilité, l’horreur du progrès, la conservation des lignes traditionnelles, la consécration des types primitifs, le pli constant de toutes les formes de l’homme et de la nature aux caprices incompréhensibles du symbole. Ce sont des livres ténébreux que les initiés seuls savent déchiffrer.24
25En face de cette théocratie du signifiant est à lire le dépliement œdipien du signifié : tout le mouvement de l’histoire humaine, de ce qui en langage romantique s’appelle le progrès, se résume dans ce geste qui fait passer le sens de la forclusion à l’explication, véritable déploiement qui occupe à travers l’univers tout l’espace cosmique. L’Œdipe du roman est Claude Frollo : pris entre le cela et le ceci, entre la pensée ancienne et la nouvelle science, il se trouve au carrefour des savoirs, et c’est à lui que revient d’opérer le partage entre le passé et l’avenir. Ce qu’il est incapable de faire : il est écartelé entre sa relation caïnique à son frère Jehan et son amour incestueux pour la Esmeralda. En lui se noue un nœud complexe, que seul Quasimodo, expression même du noué, parviendra tragiquement et dramatiquement à résoudre. Œdipe alors, Frollo ? en un certain sens, – en ce qu’il est un Œdipe qui n’arrive pas à dénouer le nœud dans lequel il est pris et qui est celui même de l’énigme des temps modernes se repliant sur le passé archaïque ; rien d’étonnant à cet égard qu’il soit enveloppé dans la séduction de l’égyptienne Esmeralda et que tout son latin n’arrive pas à conjurer l’égyptiaque du sabir bohémien de la tentatrice. Dans cette optique Frollo est un Œdipe impuissant, un Œdipe qui adhère à un régime énigmatique du sens et ne peut délivrer la signification de l’énigme.
26Si Frollo est à sa façon un Œdipe, il est aussi un turannos. Ce qu’il partage avec tous les autres personnages de la génération romantique de 1830. En effet, au moment où Hugo écrit Notre-Dame de Paris, la légitimité royale en la personne de Charles X n’existe plus et ce sont les lendemains de Juillet dont on est alors en train de faire l’expérience. Ce qui s’est produit, c’est une véritable crise dans l’imaginaire royal, et la conséquence directe a été un effondrement du symbolique auquel était attachée l’image du Roi. De cela les Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand seront le plus beau témoignage et offriront l’analyse la plus lucide, mais d’ores et déjà, en 1830-1831, il est clair que l’ancien ordre des choses n’est plus et qu’à la place s’est instauré un pouvoir qui ne relève d’aucune légitimité religieuse, historique et politique. Le trône et l’autel ont été remplacés par la bourse et le télégraphe, dira en substance Stendhal dans Lucien Leuwen en 1834. Le point de vue de Flugo dans Notre-Dame de Paris n’est pas aussi satirique, il est plus nettement philosophique. L’objet de son propos, particulièrement dans le chapitre « Ceci tuera cela », est de montrer quelle rupture dans le symbolique s’est produite à la fin du Moyen Âge, lorsque l’imprimerie a été inventée. Or ces pages extrêmement brillantes à propos de cette rupture épistémologique qui partage en deux passé et modernité sont à interpréter, à leur date, en 1831, dans une perspective idéologique. Car il est évident que cette vaste méditation sur la mutation du symbolique à la fin du xv e siècle, en 1482, n’a de signification en cette première moitié du xixe siècle que rapportée à l’entreprise de désymbolisation qui caractérise la littérature romantique de cette époque. En elle-même cette entreprise de désymbolisation a été à la charnière des années 1827-1830 une machine de guerre philosophique et politique contre le régime en place : la désymbolisation a été le fait des libéraux, il s’est agi selon une tentative aussi prométhéenne que bourgeoise, et même petite-bourgeoise, d’arracher le sens à qui prétend le détenir, en l’occurrence un pouvoir fasciné par le mythe d’une royauté théocratique. Désymboliser dans ces conditions, c’était faire circuler le sens, libérer la signification, avec au bout du compte une nouvelle mythologie où la Révolution, l’Histoire et le Progrès se conjuguent pour mettre au jour l’Homme, nouveau Prométhée, sous la direction duquel s’édifiera une nouvelle Babel25. Etc. La désymbolisation, celle de Michelet dans l’Introduction à l’histoire universelle au premier chef, se fondant sur une conception libérale et humaniste contre toutes les théocraties d’autrefois a juré la mort du symbolique, et c’est cette mise à mort du symbolique qui se lit en littérature vers 1830, du moins tel est le mot d’ordre de tous les intellectuels d’alors. Frollo dans Notre-Dame de Paris est l’un d’entre eux, sauf qu’il reste encore attaché nostalgiquement à l’ancienne conception du sens et qu’il ne se soucie en aucune façon des enjeux politiques de la désymbolisation qui est en train de se produire avec la substitution du système de l’imprimerie à celui de l’architecture.
27(Une parenthèse ici, assez longue, s’ouvre, qui permettra de comprendre ce qui se joue en ce domaine du sens et de la signification, de l’énigme et de son explication.)
Œdipe, l’énigme et les morts
28Michelet explique en 1842, assez longtemps après 1830 et l’illusion de Juillet, dans une page aussi belle que profonde son rôle d’historien et il définit sa fonction au milieu des hommes comme celle d’un nouvel Œdipe :
Il leur faut un Œdipe qui leur explique leur propre énigme dont ils n’ont pas eu le sens, qui leur apprenne ce que voulaient dire leurs paroles, leurs actes, qu’ils n’ont pas compris. Il leur faut un Prométhée, et qu’au feu qu’il a dérobé, les voix qui flottaient glacées dans l’air se révoltent, rendent un son, se remettent à parler. Il faut plus ; il faut entendre les mots qui ne furent jamais dits, qui restèrent au fond des cœurs (fouillez le vôtre, ils y sont) ; il faut faire parler les silences de l’histoire, ces terribles points d’orgue où elle ne dit plus rien, et qui sont justement ses accents les plus tragiques. Alors seulement les morts se résigneront au sépulcre. Ils commencent à comprendre leur destin, à ramener les dissonances à une plus douce harmonie, à se dire entre eux et tout bas le dernier mot de l’Œdipe : πάντως γάρ ἔχει τάδε κύρoς. Les ombres se saluent et s’apaisent. Elles laissent refermer leurs urnes. Elles s’en vont, bercées de mains amies, se rendorment et renoncent à leurs songes. Urne précieuse des temps écoulés, les pontifes de l’histoire la portent et se la transmettent avec quelle piété, quels tendres soins ! (personne ne le sait qu’eux-mêmes), comme ils porteraient les cendres de leur père ou de leur fils. Leur fils ? Mais n’est-ce pas eux-mêmes ?26
29Il semble difficile à l’époque romantique de trouver un développement plus poétique et sensible, plus intelligent, en un mot plus génial que celui-là sur la nature mythologique et même mythique des fins de l’histoire. Le plus remarquable à nos yeux ce n’est pas que le geste d’Œdipe soit pourvu d’une transitivité qui dépasse sa personne et qui s’adresse à l’ensemble de l’humanité, ni non plus l’assimilation d’Œdipe et de Prométhée comme libérateurs des hommes ou comme héros de la connaissance ; mais bien plutôt le fait qu’Œdipe apparaisse comme une sorte d’Hermès psychopompe. Un bien singulier Hermès psychopompe : d’une part, il fait parler les silences de l’histoire, d’autre part, il apaise les mânes de ceux qui n’ont pu ou su parler et les rend à la tranquillité du silence ; mais plus encore, un bien singulier Œdipe, occupé à porter avec une piété toute filiale l’urne contenant les cendres de son père. Le plus beau, c’est qu’alors dans cette dévotion à l’égard de son père mort l’historien acquiert le statut même d’un fils. De la sorte, dans la mort et le culte des morts une identité tendre de soi, non déchirée, est inventée et trouvée, qui passe toutes les anciennes rivalités opposant les pères et les fils. L’histoire apparaît comme une sublime nekuia, comme une pompe funèbre grandiose de la parole et du silence, de l’absence et de la présence. Car c’est bien à ceci que se résume le travail, la tâche de l’historien : délivrer le mot de l’énigme, les mots et les paroles de l’énigme, pour ensuite tout rendre au silence de la mort. L’histoire est ce service liturgique où d’âge en âge se transmet – c’est le sens exact du mot de tradition – l’urne funéraire qui rassemble les cendres et les mots de ceux qui se sont tus, et dont l’historien est le gardien. C’est un Œdipe, non pas en ce qu’il assure les révélations successives de l’énigme à travers les temps, mais en ce qu’il détient le sens – pas la signification ! – de l’énigme et qu’il a conscience que celle-ci est prise dans les plis de son propre silence.
L’énigme, le sens et la poussière
30Œdipe à l’époque romantique est bien plus Égyptien qu’il n’est Grec. Il reste, telle l’énigme, pris lui-même dans les plis de cette énigme et n’en sort qu’à peine. Aussi est-il difficile, sinon impossible, d’assimiler jusqu’au bout le romantisme en lui-même à une espèce de sortie d’Égypte, une sortie de la terre des sphinx, des pyramides et des énigmes. Sans doute, autour de 1830, y a-t-il le puissant mouvement de désymbolisation, qui se propose de rompre la gangue minérale du sens pour délivrer la signification. Un roman comme Notre-Dame de Paris témoignerait de cette entreprise, si Claude Frollo en était absent ; mais justement c’est dans la conscience de cet homme déchiré entre les deux régimes conflictuels du sens que sont l’architecture et l’imprimerie – lequel conflit est transposé sur un autre plan entre le désir de savoir du prêtre et sa concupiscence sexuelle qui l’écartèle encore plus – que le roman dans son ensemble se problématise, tous les personnages quels qu’ils soient, de Pierre Gringoire à l’écolier Jehan et à Quasimodo, en passant par Phœbus et la Esmeralda, et Louis XI lui-même, se rapportant au personnage tragique de l’archidiacre. À cet égard il est hautement révélateur que le mot sur lequel « on a fait ce livre », ANAΓKH, soit un mot grec, mais que ce mot, bien que grec, ne dise pas la libération de la signification, mais procède à sa forclusion dans l’énigme27. Dans ce mot se confondent de manière indécidable et certainement critique le sens et la signification. Une remarque du jeune Jehan Frollo voyant son frère graver dans le mur ce mot d’ANAΓKH confirme cette lecture. L’écolier se dit par-devers lui-même : « il eût été bien plus simple d’écrire : Fatum, tout le monde n’est pas obligé de savoir le grec. »28 Tout le monde, en effet, n’est pas obligé de savoir le grec, mais ce n’est qu’en grec que peut s’écrire le mot de l’énigme.
31Ce mot est écrit, on vient de le voir, dans l’un des chapitres-clefs du roman, qui a une fonction tout à la fois nodale et génétique, et voici le contexte descriptif dans lequel il s’inscrit et s’offre à la lecture de Jehan Frollo :
D’autres légendes étaient écrites, selon la mode des hermétiques, en grand nombre sur les murs ; les unes tracées à l’encre, les autres gravées avec une pointe de métal. Du reste, lettres gothiques, lettres hébraïques, lettres grecques et lettres romaines, pêle-mêle ; les inscriptions débordant au hasard, celles-ci sur celles-là, les plus fraîches effaçant les plus anciennes, et toutes s’enchevêtrant les unes dans les autres comme les branches d’une broussaille, comme les piques d’une mêlée. C’était, en effet, une assez confuse mêlée de toutes les philosophies, de toutes les rêveries, de toutes les sagesses humaines. [...] Il y avait aussi passim des grimoires hébraïques, auxquels Jehan, déjà fort peu grec, ne comprenait rien, et le tout était traversé à tout propos par des étoiles, des figures d’hommes ou d’animaux et des triangles qui s’intersectaient, ce qui ne contribuait pas peu à faire ressembler la muraille barbouillée de la cellule à une feuille de papier sur laquelle un singe aurait promené une plume chargée d’encre.29
32C’est ici la caverne du sphinx. Pas d’écriture, mais de la scripture, la confusion babélienne des langues, le pêle-mêle, le mêlé et la mêlée, le passim : toutes figures de l’énigme enclose dans la littéralité d’un signifiant qui n’a pas de signification. Claude Frollo, pour sa part, est ce singe qui barbouille de signes sa cellule et procède à l’éviction du sens. C’est au sein de cette atomisation sémantique que prend place le mot d’ANAΓKH, résumant toutes les significations éparses, mais, paradoxalement sans leur donner de sens et en les retirant même de la circulation du sens, pour faire d’elles autant d’éléments d’une énigme impossible à résoudre.
33Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’à la fin du roman l’énigme n’ait pas été résolue. Plus précisément, Notre-Dame de Paris se termine sur une véritable débâcle du sens dans une scène dramatique, dont l’enjeu est symbolique et philosophique : Quasimodo, espèce de symbole du symbole, expression la plus archaïque du sens, précipite Claude Frollo, conscience tragique des temps modernes, du haut des tours de Notre-Dame. Et ce qui suit, « la fin de Quasimodo »30 va, si l’on peut dire, dans le même... sens. Quasimodo rejoint la Esmeralda à Montfaucon et meurt en étreignant son cadavre ; lui-même tombera en poussière quand, des années plus tard, on voudra séparer les deux corps. L’essentiel dans cette fin pathétique, c’est le lieu où elle se produit : Montfaucon, décrit comme l’avaient été au chapitre « Ceci tuera cela » les premiers monuments de l’histoire humaine, où se rassemblait le sens dans le symbole. Montfaucon, pareillement, à la fin du Moyen Âge est un de ces monuments, comme les pyramides d’Égypte, procédant à la forclusion du sens et interdisant sa libération. Il est ainsi remarquable que le dernier mot du texte, qui évidemment fait pendant à ANAΓKH, lequel se trouve être le premier, soit celui de poussière : l’énigme reste énigme ; la désymbolisation philosophique, historique et politique n’a pas eu lieu31.
34Dans ce roman du symbolique qu’est Notre-Dame de Paris, c’est donc toute l’interrogation romantique sur le sens qui aura été problématisée, et pour longtemps : il faudra attendre l’extrême fin du siècle, en 1898, pour que Huysmans dans La Cathédrale envisage la question sous un tout autre angle et réactive un symbolisme religieux dont Hugo s’était débarrassé avec perte et fracas. C’est dire que le romantisme ne saurait se penser unilatéralement comme une sorte de mouvement de libération du symbolique, même s’il en a eu la prétention, et que son projet de désymbolisation est tout compte fait très problématique. Notre-Dame de Paris de ce point de vue, et c’est pour cette raison que nous nous sommes attardé sur ce texte, nous paraît exemplaire de la difficulté qu’a rencontrée le romantisme dans ce projet. En cela c’est un roman ouvert, c’est-à-dire qu’il laisse ouvert le champ des possibles, et tout spécialement il ménage in absentia à Œdipe une place qui lui est destinée, mais que celui-ci n’arrive pas à occuper. De manière révélatrice, le référent mythologique, c’est Caïn, et le référent culturel, Orphée. Tout se passe comme si le texte ne parvenait pas à s’organiser en dehors d’Œdipe – Claude Frollo est indéniablement un Œdipe –, sans néanmoins pouvoir l’intégrer à sa textualité. Notre hypothèse dès lors serait que le mythe d’Œdipe n’est pas un mythe romantique, dans la mesure où le dépliement de l’énigme n’est, au bout du compte, pas l’objet de la philosophie elle-même des romantiques. Ce qui importe bien davantage aux yeux de ceux-ci, j’avancerais que c’est le pli même dans lequel est prise l’énigme. En quoi Œdipe est le héros non pas du dépliement du sens, mais celui de la rétention du sens, qui n’arrive pas à le délivrer, parce qu’il reste fasciné par l’énigme.
35Nous continuerons sur cette voie qui nous est largement ouverte par Notre-Dame de Paris, et nous envisagerons maintenant comment Hugo textualise la question du sens et de l’énigme dans le roman. Pour cela nous partirons de cette affirmation qui se trouve dans le chapitre « Ceci tuera cela » à propos de la mutation décisive que l’imprimerie va faire subir au régime du sens : « Aux lettres de pierre d’Orphée vont succéder les lettres de plomb de Guttemberg »32, et Hugo commente juste après :
Le livre va tuer l’édifice.
L’invention de l’imprimerie est le plus grand événement de l’histoire. C’est la révolution-mère. C’est le mode d’expression de l’humanité qui se renouvelle totalement, c’est la pensée humaine qui dépouille une forme et qui en revêt une autre, c’est le complet et définitif changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam, représente l’intelligence.
36Qu’en est-il exactement de cette mutation dans le roman, ou plutôt dans la fiction elle-même ? Ce que l’on doit noter, c’est que le personnage de Claude Frollo qui annonce la révolution gutenbérienne ne la met pas en pratique. D’une part, il continue à lire les lettres de pierre d’Orphée en étudiant le portail des différentes églises ; d’autre part, en sa qualité d’alchimiste c’est la transmutation du plomb en or, et non le contraire, à laquelle il veut procéder. C’est là une double attitude intellectuelle qui est celle du vieil homme, l’homme d’avant l’imprimerie. Dans son ensemble la fiction romanesque ajoute à la confusion qui caractérise le statut du sens et de l’énigme en cette fin de Moyen Âge. Ainsi l’Égyptienne Esmeralda33 tombe amoureuse de Phœbus le soleil et fait apprendre à la chèvre Djali à écrire le nom du capitaine34. À quoi s’ajoute que cette histoire d’amour elle-même entre l’émeraude d’Égypte et le soleil de Paris rencontre la rivalité de deux personnages englués chacun à sa façon dans le symbolique : Quasimodo et Claude Frollo35. C’est donc une alchimie autant fictionnelle que philosophique qui fait l’objet de Notre-Dame de Paris, mais c’est une alchimie à rebours qui ne parvient pas à transformer le plomb en or : au propre, c’est à un plombage du sens que l’on aura assisté dans le roman, et elles-mêmes les lettres de l’imprimerie contribuent ironiquement à ce plombage. De la sorte la question qui est posée à l’orée des temps modernes, celle de l’émergence du sens, ne trouve pas de réponse dans le roman. Pas de dépliement du sens, mais son amalgame à l’énigme, à moins que, en fin de compte, ce ne soit la poussière qui triomphe, ce qui revient au même pour ce qui est de la ruine du sens. Ruine du sens, en effet. C’est à quoi aboutit logiquement toute cette philosophie romantique de l’exaltation de la signification, et qui en est en quelque sorte la rançon, ou la contrepartie.
L’œil de Dieu, les yeux d’Œdipe
37Roman dont l’enjeu était clairement, dans l’esprit de 1830, la désymbolisation, Notre-Dame de Paris en tous ses épisodes n’aura pas réussi à dégager le sens de sa gangue symbolique, et c’est la forclusion du sens qui règne. Nul Œdipe ne se présente pour déchiffrer l’énigme. Au lieu d’un Œdipe armé de ses deux bons yeux, il n’y a qu’une espèce de cyclope, Quasimodo le borgne36. C’est sur ce motif de l’œil que nous terminerons, car il s’impose en ce qu’il permet de comprendre ce qui ne réussit pas à se nouer dans la personne d’Œdipe à l’époque romantique. Ce motif est celui de l’œil crevé de Dieu. Il connaît sa plus belle illustration dans Le Christ aux Oliviers de Nerval. – C’est le Christ qui parle :
En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbite
Vaste, noir et sans fond ; d’où la nuit qui l’habite
Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours ;
Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l’ancien chaos dont le néant est l’ombre,
Spirale, engloutissant les Mondes et les Jours.
38Dans ces vers le Christ évoque le voyage qu’il a fait à travers les cieux vides de la présence de Dieu et d’où il rapporte la nouvelle que « Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus ! ».
39Moins un poème sur la non-existence de Dieu37, Le Christ aux Oliviers est occupé par le retrait de Dieu hors du monde, par son absence, – son absentement. Aussi est-ce un monde désolé qui est mis en scène, tout entier vacant, en proie à la solitude métaphysique à laquelle les êtres et les choses sont condamnés du fait de l’abandon par Dieu de ce monde. Dieu a disparu et dès lors il ne reste plus que la trace de sa disparition : l’orbite énucléée de l’œil divin. Par rapport au mythe d’Œdipe le renversement est complet : ce n’est plus l’homme qui a les yeux arrachés, mais Dieu lui-même, le ci-devant principe de la vision. À quoi attribuer pareille mutation ? D’abord, il importe de prendre en compte la date même où ce poème est écrit : 1843-1844, – autrement dit lorsque l’héroïsme mythologique de Juillet est à peu près entièrement retombé et que la désymbolisation libératrice ne s’est pas produite, faute d’un héros pour la mener à bien. L’une des conséquences est que l’homme est aujourd’hui voué à l’expérience pascalienne du silence éternel38 et qu’il est seul dans l’univers, confronté à l’énigme dont le mot est non plus l’homme lui-même, mais Dieu. Seconde conséquence, liée à la précédente : avec le retrait de Dieu, c’est le sens qui s’est retiré. C’est ainsi que l’on comprendra le dernier sonnet du Christ aux Oliviers, qui procède de manière dramatique à cette occultation du sens dans l’énigme. Cette occultation est d’autant plus troublante que, quelque part, une réponse existe, que Dieu, « Celui qui donna l’âme aux enfants du limon »39, pourrait délivrer. Si la transcendance est retirée, c’est désormais l’immanence qui est le lot des hommes. Ce que formule la strophe finale du dernier poème des Chimères, Vers dorés :
Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !
40Profession de foi animiste, qui annonce dix ans à l’avance Ce que dit la bouche d’ombre des Contemplations ? certainement, mais dans notre esprit ce n’est pas cet aspect-là qui compte le plus, mais davantage la comparaison de l’esprit à un œil qui s’ouvre peu à peu et qui accède à la vue. Cet œil, manifestement, a dans tous les sens de l’expression à voir avec l’œil énucléé de Dieu. Ce qui permet à cet œil de Vers dorés de voir, c’est qu’il n’est pas l’organe de la transcendance comme dans Le Christ aux Oliviers, mais qu’il rassemble en lui toute l’immanence obscure du sens. Cette immanence, on le comprend, c’est aussi bien le symbolique que l’énigme elle-même dans laquelle le sens est replié.
Œdipe et Isis
41Que conclure de ce qui précède ? avant tout, qu’il est fort incertain, comme on en a fait l’hypothèse, qu’Œdipe ait jamais été un héros romantique ; il n’a guère été que l’expression mythique de ce que le romantisme comme philosophie du sens et du retrait du sens s’efforçait de problématiser. En cela Œdipe à l’époque romantique est celui qui conjointement déchiffre l’énigme, sans pour autant en donner la signification. Œdipe en quelque sorte souffre d’une incapacité à mettre le sens en mouvement. C’est ce qui fait sa différence avec les héros typiquement romantiques que sont Caïn, Satan, Prométhée ou Hercule, tous à leur façon tournés vers la révolution, alors qu’Œdipe, lui, est frappé d’une indéniable propension à l’involution. À moins que l’on ne soutienne que cette involution réflexive du personnage d’Œdipe soit sa caractéristique romantique : en lui se rassemblerait toute la poétique de la pensivité et de la mélancolie qui se donne carrière à partir de 1830. La pensivité et la mélancolie à cette époque sont les deux expressions autant de l’intériorité affective que de la conscience historique et philosophique. Elles sont le fait de personnages, comme celui de la femme de trente ans chez Balzac, qui savent quoi penser sur le monde et que cela même rend pensifs, ou mélancoliques. Cette attitude, pensons-nous, n’est pas fort éloignée de celle d’Œdipe tel que le romantisme en dessine la figure : un être qui connaît le secret de l’énigme, mais qui s’abstient de le révéler.
42C’est par là qu’Œdipe est très proche de cet autre personnage mythique du romantisme dans lequel se rassemble la question du sens et du symbole, Isis40. Comme Œdipe, Isis n’occupe pas une place de premier plan dans la mythologie romantique, elle n’en est pas moins un élément essentiel, à partir duquel se pensent les choses. Comme Œdipe encore, et ce n’est pas un hasard, elle a à voir avec l’Égypte, plus exactement – étant donné qu’Œdipe n’est pas un fils d’Égypte, même s’il est confronté à un sphinx – avec le mode de production égyptien du sens. Isis, comme on sait, est la déesse voilée, elle est l’expression de l’immanence, chez Nerval ou Michelet, chez Hugo aussi. C’est à ce dernier que nous nous attacherons, tant le mythe d’Isis dans son œuvre est subtilement présent. Un de ses poèmes nous retiendra plus particulièrement, la pièce de la nouvelle série de La Légende des Siècles intitulée Le Temple. Même si c’est un poème tardif (il date de 1874), il cristallise une pensée du mythe isiaque qui est récurrente à travers tout le siècle romantique. L’argument en est simple : raconter la construction d’un temple monumental dans lequel ne se trouvera comme image de la divinité qu’une statue, elle-même cachée derrière un voile :
Au-dessous d’une voûte en granit, située
Si haut qu’il semblera qu’elle est dans la nuée,
Entre quatre grands murs nus et prodigieux,
Dans une ombre où pourtant on sentira des yeux,
Tout au fond d’une crypte obscure, une statue
Se dressera, d’un voile insondable vêtue,
Et de la tête aux pieds ce voile descendra,
Et, plus que sur Isis, et plus que sur Indra,
Plus que sur le Sina, plus que sur le Calvaire,
Les ténèbres seront sur ce spectre sévère,
Colosse par une âme inconnue habité ;
Et l’’on ne verra rien que son énormité.
La figure sera haute de cent coudées,
Et d’un seul bloc ; jamais les Indes, les Chaldées,
Et les sculpteurs d’Égypte ayant l’énigme en eux,
N’auront rien maçonné de plus vertigineux.
Nul ne pourra lever le voile aux plis de pierre.
Personne ne saura s’il est une paupière
Pouvant s’ouvrir, un œil pouvant verser des pleurs,
Sous ce masque, et s’il est quelqu’un sous les ampleurs
De ce suaire aux yeux humains inabordable ;
Et tous contempleront l’ignoré formidable.41
43Toute une partie des éléments du mythe d’Œdipe sont présents dans ces vers, conjugués aux mythèmes spécifiquement isiaques. Mais le plus remarquable est comment cette figuration de la statue dans le temple reproduit la structure qui régit sens et symbole autour de 1830. Le propre du symbole romantique, rappelons-le, c’est la matière, et tout le travail du penseur est de dégager de la matière le sens, ou plutôt de dissocier celui-ci de celle-là, cette opération de dissociation étant la désymbolisation. Il serait néanmoins abusif de poser une équivalence entre le sens et l’âme sous prétexte que le symbole est matière. Cela conduirait à penser à tort le romantisme comme idéalisme. Et de ce point de vue cet admirable poème du Temple empêche une pareille réduction, même si apparemment c’est en terme d’âme que Hugo envisage ici la relation du sens et de la matière. Remarquons bien, en effet, qu’il n’y a pas d’opposition dans le texte entre le temple et la statue, l’un et l’autre sont saisis ensemble dans une même visée : d’une part, la statue n’est pas dissociable du temple et, d’autre part, le temple n’existe que pour la statue. Quoi donc organise leur rapport à l’un et à l’autre ? Est-ce le voile de la statue ? mais ce voile est de pierre. Non, ce qui est capital, c’est la lampe :
Derrière la statue, une lampe éternelle
Brûlera comme un feu dans l’antre aux visions,
Et, cachant le foyer, montrera les rayons
De façon à lui mettre une aurore autour d’elle,
Pour enseigner au peuple ému, grave et fidèle,
Que cette énigme est bien une divinité,
Et que si c’est la nuit, c’est aussi la clarté.
Le colosse sera noir sur cette auréole ;
Et nul souffle, nul vent d’orage, nul éole
Ne fera vaciller l’immobile lueur.
Les sages essuieront à leur front la sueur
Et sentiront l’horreur sacrée en leurs vertèbres,
Devant cette splendeur sortant de ces ténèbres,
Et comprendront que l’Être ignoré, mais certain,
Brille, étant le lever de l’éternel matin,
Et pourtant reste obscur, car aucune envergure,
Aucun esprit ne peut saisir cette figure ;
Il est sans fin, sans fond, sans repos, sans sommeil.
Et pour être Mystère il n’est pas moins Soleil.42
44Beaux vers, qui disent la présence, mais la présence retirée, la présence dans son état d’immanence. L’immanence, c’est à la fois le mystère et l’énigme de ce retrait de la présence.
45Dans ces conditions il est clair que la déesse de cette immanence est la déesse voilée, Isis, et qu’Œdipe, l’Œdipe romantique qui ne se livre pas au dépliement de l’énigme, mais reste fasciné par le sphinx, est pour sa part le héros mythique, plus que mythologique, de cette relation immanente au sens. Reprenons, pour conclure, sur l’âme romantique. Elle ne relève pas d’une philosophie idéaliste, soutiendrons-nous, mais d’un spiritualisme, lequel n’est lui-même que l’autre nom du matérialisme. C’est que l’âme, chez un Hugo ou un Michelet43, n’est pas le contraire de la matière, elle en est dérivée. Hugo l’appelle l’imperdable44, ou l’inamissible45, ou encore, de manière plus explicite et brutale, le résidu. L’âme dans cette optique n’est pas le principe dont procède la matière, mais ce qui reste de la matière et qui même est matière, mais une matière qui ne connaît pas la désagrégation entropique. Cette analyse relative à l’âme s’applique, à peu de choses près, sans grande difficulté, au sens lui-même. Le sens, dirons-nous donc, n’est pas ce qui se trouve une fois que le symbole a été ouvert en deux, il garde, au contraire, des attaches et des adhérences avec lui. Ce qui est en rupture avec le symbole, ce n’est pas le sens, mais la signification, – la distinction sur ce point est essentielle. C’est pourquoi nous soutiendrons qu’Œdipe est l’homme du sens, mais qu’il n’est pas l’homme de la signification. (À ce propos on pourrait même se demander si jamais le romantisme a été une philosophie du sens, et s’il n’a pas cessé de passer à côté de la signification.)
46Isis et Osiris dans la mythologie égyptienne forment un couple, ou plutôt ils constituent le couple entre tous ; dans le mythe romantique c’est à Œdipe qu’Isis est associée, nous avons essayé de le montrer. En elle-même cette égyptologie imaginaire du romantisme est une mythologie du sens et du symbole, ou, si l’on préfère, une philosophie de l’immanence et de la présence retirée. Dans cette optique Œdipe ne peut pas être un autre Prométhée pour les romantiques, il ne dérobe nul feu et n’apporte aucune révélation. Il n’est que le témoin de l’énigme.
IV
Les fils de roi
47Tard dans le xixe siècle, c’est-à-dire bien après que le romantisme a disparu de la scène littéraire, historique et idéologique, Gobineau dans son roman des Pléiades (1873-1874) invente l’un des plus beaux et des plus grands mythes romantiques, celui des fils de roi, – comme si enfin l’heure était alors venue de rassembler ce qui aura constitué pendant cinquante ans la matière de toute une expérience philosophique et poétique. Trois jeunes gens réunis par les hasards du voyage se racontent leur vie ; l’un d’eux, Wilfrid Nore, aura commencé par expliquer à ses compagnons, Louis de Laudon et Conrad Lanze, qu’ils sont fils de roi :
Quand le conteur arabe, prêtant la parole à son héros, débute dans ses récits par lui faire prononcer ces mots sacramentels : « Je suis fils de roi », il ne se trouve pas une seule fois sur plus de cent où le personnage ainsi présenté soit autre chose, quant à son extérieur, qu’un pauvre diable fort maltraité de la fortune : ou bien c’est un derviche, ou bien un naufragé mourant de faim ; souvent, comme dans le cas actuel, un estropié, et jamais surtout, jamais, dis-je, au grand jamais, soit que l’affaire tourne bien, soit qu’elle se termine au plus mal, il n’est question de Majesté inconnue à laquelle le personnage prétend devoir la naissance. Pourquoi donc, à votre avis, faire de ce dernier un fils de roi, puisqu’il ne lui est accordé à la suite de cette qualification rien de l’héritage paternel, ni palais, ni jardins pompeux, plantés de rosiers géants et de platanes, ni tapis du Khorassan, ni vases craquelés de la Chine, ni chevaux harnachés d’or et de turquoises, ni harem peuplé de Mingréliennes, ni rien enfin de ce qui consacre et, aux yeux de la foule, rend surtout désirable le fait d’être issu directement d’un souverain régnant ?
C’est parce que, en prononçant cette parole magique : « Je suis fils de roi », le narrateur établit du premier mot, et sans avoir besoin de détailler sa pensée, qu’il est doué de qualités particulières, précieuses, en vertu desquelles il s’élève naturellement au-dessus du vulgaire. « Je suis fils de roi » ne veut donc nullement dire : « Mon père n’est pas négociant, militaire, écrivain, artiste, banquier, chaudronnier ou chef de gare... » Qui est-ce qui lui demande des nouvelles de son père, dont personne ne se soucie dans l’auditoire, intéressé uniquement par ce qu’il est lui-même ? Cela signifie : « Je suis d’un tempérament hardi et généreux, étranger aux suggestions ordinaires des naturels communs. Mes goûts ne sont pas ceux de la mode ; je sens par moi-même et n’aime ni ne hais d’après les indications du journal. L’indépendance de mon esprit, la liberté la plus absolue dans mes opinions sont des privilèges inébranlables de ma noble origine ; le Ciel me les a conférés dans mon berceau, à la façon dont les fils de France recevaient le cordon bleu du Saint-Esprit, et tant que je vivrai, je les garderai. Enfin, par une conséquence très logiquement issue de ces prémisses, je ne suis pas heureux de ce qui suffit à la plèbe, et je cherche dans les joyaux que le Ciel a mis à la portée des hommes d’autres bijoux que ceux dont elle s’affole. »
« D’où me viennent tant de distinctions, si fortes, si marquées, qui me mettent tellement à part de l’entourage, que cet entourage, assurément, me sent étranger à lui et ne m’en porte qu’une bienveillance des plus médiocres ? Evidemment de ce que je suis fils de roi, puisque la qualité royale a surtout cet effet de placer celui qui les possède, en dehors et au-dessus du gros des subordonnés, des sujets et des esclaves. »
– Je vous comprends, repartit Lanze, et vous avez raison plus que vous ne pensez. Être un fils de roi, c’est tout autre chose que d’être roi. Un roi ! mon Dieu, un roi, la plupart du temps, c’est un souvenir, un idéal ; rarement peut-on reconnaître dans une personne humaine revêtue de ce titre la réalité du fait, au sens du moins que les anciens assumaient sur ce mot suprême ; mais l’essentiel en reste fortement et éternellement attaché à la qualification de fils de roi. C’est celui qui a trouvé les qualités que vous avez dites, pendues à son cou dès le jour de sa naissance ; celui-là, incontestablement, par un lignage quelconque, a reçu du sang infusé dans ses veines les vertus supérieures, les mérites sacrés que l’on voit exister en lui, que le monde ambiant ne lui a pas communiqués. Où ce monde les eût-il pris quand il ne les a pas ? Où le nourisson les eût-il saisis, puisque nulle part il ne les avait sous la main ? Quel lait de nourrice les lui eût donnés ? Existe-t-il des nourrices si sublimes ? Non ! Ce qu’il est sort d’une combinaison mystérieuse et native ; c’est une réunion complète en sa personne des éléments nobles, divins, si vous voulez, que des aïeux anciens possédaient en toute plénitude, et que les mélanges des générations suivantes avec d’indignes alliances avaient, pour un temps, déguisés, voilés, affaiblis, atténués, dissimulés, fait disparaître, mais qui, jamais morts, reparaissent soudain dans le fils de roi dont nous parlons.46
48Cette longue citation est une illustration parfaite du racisme de Gobineau, et il est impossible de ne pas employer ce terme de racisme devant une pareille page. Ce racisme est avant tout animé d’une pensée farouchement antidémocratique et il est fondé sur la conviction d’une dégénérescence universelle de l’humanité. Dans cette perspective les fils de roi, dont procèdent eux-mêmes ceux qui seront appelés juste après « les pléiades », sont les résidus positifs de cette dégradation ; eux résistent au mouvement général d’entropie en ignorant la fatale loi qui conduit les hommes au pire. Leur résistance est d’ordre aussi bien historique qu’éthique : historiquement, ils sont en dehors de l’histoire ; éthiquement, ils sont préservés de l’abâtardissement moral qui est le lot de leurs congénères. Car aux deux plans historique et éthique ils ont gardé intactes leurs qualités natives47. En cela ils sont légitimement des fils de roi : cette qualification est le signe de leur aristocratie morale, de leur noblesse dans tous les sens du terme.
49Seulement ce mythe des fils de roi n’est pas que l’illustration du racisme de Gobineau, ou son application ; avant le renouveau mythologique du mouvement décadent qui s’emblématisera, entre autres personnages, dans celui de Salomé, il est sans doute le dernier mythe de l’époque romantique, dans la mesure où il rassemble en lui-même toute une configuration de sens qui se sera élaborée à partir des années 1830. Cette configuration s’organise autour de la relation des fils à leurs pères et inscrit en son centre cette question : Comment être soi-même un père ? c’est-à-dire en fait : Comment devenir un père sans cesser d’être un fils, ou sans être parricide ? La question dans l’imaginaire du romantisme a un enjeu qui n’est pas que d’ordre fantasmatique, mais également d’ordre idéologique, car dans la relation qui oppose les fils aux pères c’est le pouvoir qui est l’objet de la rivalité. Le pouvoir, ou, ce qui revient en réalité au même, la mainmise sur l’histoire. L’histoire a été accaparée par les pères au temps de la Révolution et de l’Empire, et maintenant les fils veulent à leur tour se constituer en sujets historiques, et même en sujets de l’histoire. Apparemment les circonstances se prêtent à leurs projets : ils font une révolution qui chasse du pouvoir le Père par excellence, le Roi. Sauf que la confiscation de cette révolution dès les lendemains mêmes de Juillet leur fait éprouver le vide historique et politique qui est aujourd’hui leur lot. Le résultat pour eux est totalement décevant, sinon désespérant : ils sont tous orphelins ou parricides, mais ne sont pas pour autant devenus des pères, ou simplement des hommes, et en particulier leur rapport à l’histoire ne s’est pas fait. Cette situation qui est celle de la génération de 1830 sera pareillement celle de la génération de 1848, à ceci près que la génération du second romantisme connaîtra après l’euphorie de février 1848 une déception beaucoup plus forte à la suite de la double catastrophe de Juin 1848 et de Décembre 1851. Que l’on se place en 1830 ou en 1850, la relation des pères aux fils ne change pas et se caractérise toujours par une déficience profonde, une défection véritablement. Et c’est sur une faillite de l’imaginaire de la paternité et de la filiation que le romantisme s’achève. Du moins est-ce ainsi que l’on pourrait lire, par exemple, des ouvrages comme ceux du Michelet de 1867 écrivant La Montagne et Nos fils, où le vieil historien essaie désespérément de remobiliser les forces de l’avenir et de la jeunesse, alors que le romantisme commencé en juillet 1830 a totalement perdu le souvenir de lui-même et que le présent n’a jamais été aussi bouché48.
50Dans ce contexte de la fin du romantisme, Les Pléiades de Gobineau en 1874 prennent tout leur sens. C’est, comme Quatre-vingt-Treize de Hugo, qui paraît la même année, un roman dont l’écriture a été précipitée, au sens chimique, par l’année terrible de 1870-1871 et qui s’est semblablement écrit sur le même arrière-plan d’apocalypse. Une différence, certes, entre ces deux textes : Hugo se tourne vers le passé héroïque et fondateur de la révolution, tandis que Gobineau ne croit, lui, à aucun des mythes de l’histoire, et à plus forte raison de la révolution, et qu’il annonce pour demain une fin du monde sordide49. Mais, à tout prendre, cette opposition est moins tranchée qu’il ne semble. Dans Quatre-vingt-Treize ce n’est pas le prophétisme, fort peu crédible de Gauvain, qui annonce un avenir plein d’avenir, mais le destin des enfants du peuple, les petits Fléchard, recueillis par la république ; quant aux Pléiades, l’avenir est entre les mains du seul enfant du roman, Renaud, sur qui s’achève la fiction. Plus généralement, ce roman de Gobineau apporte une réponse enfin à la question romantique majeure du rapport des fils et des pères. Aussi nous y attarderons-nous. Et en particulier sur le personnage du prince, qui est mis en scène dans ce roman et qui finit par mobiliser toute la dynamique du texte : Jean-Théodore. Il est, lui, au sens propre, et non pas métaphorique comme les autres personnages des Pléiades, un fils de roi, et roi lui-même. Or significativement ce roi et fils de roi renonce à son pouvoir, il abdique, se démet de ses prérogatives royales et redevient un particulier, faisant le choix de l’amour et de la famille. Plus significativement encore, lui qui appartenait à la génération des pères, contrairement à Wilfrid Nore, Conrad Lanze et Louis de Laudon, représentants de la génération des fils, s’agrège au bout du compte à la génération de ces derniers. Ce saut en arrière d’une génération à l’autre n’a pas pour but que de rajeunir Jean-Théodore et de lui donner symboliquement un âge en rapport avec celui de la jeune femme qu’il aime, Aurore Pamina, mais il a aussi pour fonction de faire opérer au personnage une mutation idéologique qui l’arrache à l’ordre des pères pour refaire de lui un fils. Cette mutation est d’autant plus intéressante que jusqu’alors s’emblématisaient en sa personne la paternité et la royauté. Le résultat, c’est que l’abdication de Jean-Théodore lui confère le statut authentique de Pléiade, c’est-à-dire d’un être qui n’est pas soumis à l’entropie généalogique qu’éprouvent le reste des hommes, et, ce qui n’est pas négligeable, il peut devenir un père digne de ce nom : c’est là le vœu de n’importe quel fils.
Apocalypse et opérette
51Cette recomposition dans l’imaginaire de la paternité, de la filiation et du pouvoir que met en œuvre le roman des Pléiades s’inscrit dans le contexte bien particulier du lendemain de la guerre de 1870 et de la Commune, nous l’avons vu. Toutes choses étant égales, ce double événement, infiniment plus dramatique et violent, trouve son équivalent dans la révolution de Juillet, quarante ans plus tôt, et semblablement la catastrophe historique et politique de 1870-1871 a déterminé une même commotion dans le symbolique que l’effondrement de la royauté légitime en 1830. Si ce n’est que de 1830 à 1870 le temps a marché, et c’est carrément une apocalypse que le personnage de Wilfrid Nore promet à la foule des imbéciles, des drôles et des brutes. Nul doute que c’est Gobineau ici qui parle en personne et qu’il vide tout le fiel que l’année 1870-1871 a fait monter en lui : c’est le côté wagnérien du roman. Seules en tout cas survivront les Pléiades, « ces êtres lumineux entrecroisant leurs pas dans les courbes célestes »50. Parmi ces Pléiades, Jean-Théodore. Dans l’optique qui est la nôtre ce personnage est intéressant au plus haut point en raison de son statut de prince. Que ce prince soit politiquement condamné – bientôt sa petite principauté sera absorbée dans un plus vaste ensemble territorial et c’en sera fini de sa souveraineté51 – n’est pas ce qui doit être pris en compte, du moins pas sous cet angle. La principauté de Burbach est certes une principauté d’opérette, un anachronisme au moment où, par exemple, l’Empire allemand vient de réaliser son unité, et, c’est entendu, elle offre une image archaïque et révolue du politique, comme la Parme de Ranuce Ernest IV chez Stendhal ; elle n’en est pas moins une figuration de l’État. C’est, quelque fantaisiste qu’elle apparaisse, une utopie dans laquelle se problématisé la question du pouvoir. Or il est remarquable que le souverain de cet État abdique son pouvoir et, renonçant à la sphère du public, intègre celle du privé. Cette abdication a pour effet de lui restituer un statut d’homme, et en particulier le statut d’un homme pour qui n’existe désormais que l’éros. Tant qu’il était prince, ses amours, notamment sa relation avec la Tonska, étaient autant d’échecs et sa vie familiale était une suite de déconvenues. Autrement dit, il faut que le prince meure en lui pour qu’il trouve une humanité d’homme. Aussi n’est-il pas étonnant que le roman s’achève sur la vision de la nouvelle famille qu’il a fondée.
52C’est donc comme une sorte de fable que peuvent se lire Les Pléiades. Fable de l’éros et du pouvoir, de la filiation et de la paternité, de l’individu et de la société, fable en somme où est mis en scène tout l’imaginaire du romantisme, mais à une époque qui est entrée dans l’âge post-romantique. Cet âge post-romantique est celui du naturalisme, et il ne faudrait pas oublier que les dernières œuvres de Gobineau (Les Pléiades, les Nouvelles asiatiques, La Renaissance) sont exactement contemporaines de l’histoire des Rougon-Macquart de Zola, – et qu’elles se nourrissent semblablement d’une fantasmatique et d’une mythologie de l’hérédité. Mais notre propos n’étant pas d’opposer romantisme et naturalisme ni à plus forte raison de comparer Gobineau et Zola, nous nous limiterons à une seule constatation : c’est quand les mythes de l’histoire et du politique s’effondrent complètement, autour de 1870, que l’œdipe tel que les romantiques l’avaient écrit, c’est-à-dire comme la configuration d’un éros que la société empêche de se réaliser, parvient à une résolution et devient véritablement... œdipien. (À ce propos on pourrait avancer que la découverte par Freud de l’œdipe comme complexe et non plus comme mythe n’a été en partie rendue possible que par la disparition des structures de l’imaginaire romantique.) Le conflit entre idéologique et fantasmatique, qui est l’une des données de base de l’œdipe romantique, se défait, pour la bonne raison que l’histoire s’est décomposée, qu’elle a cessé d’être cette force par rapport à laquelle prenait sens le projet littéraire. En ce sens Les Pléiades sont un roman exemplaire de ce congé donné à l’histoire : une fois que l’apocalypse a été annoncée, ou plutôt constatée, c’est dans l’idylle que le romanesque s’élaborera, toute la tâche de Gobineau consistant à faire effectuer à ses personnages leur retraite hors du monde et le roman s’achève quand toutes les Pléiades sont retirées dans le no man’s land de la pastorale. Ce n’est plus alors de l’éros romantique qu’est faite l’expérience, mais celle de l’amour fou. L’amour fou : à la différence de la passion, surreprésentée à l’époque romantique, lui, n’a jamais été une catégorie du romantisme.
Œdipe romantique, retour
53Pour conclure sur l’Œdipe de cette période du premier xixe siècle, nous reviendrons trente ans en arrière, dans les années 1830-1840, qui sont les grandes années du romantisme, tant il apparaît qu’avec Les Pléiades on touche à des terres inconnues qui sont bien au large du continent romantique, comme leur Kamtschatka dirait Sainte-Beuve52. Un texte s’offrira donc à nous, Illusions perdues de Balzac. Sans doute le plus grand roman de l’époque romantique, par sa beauté et par la complexité des éléments qu’il parvient à problématiser. Ce qui nous retiendra, c’est le personnage attachant et lamentable de Lucien de Rubempré : il nous semble un bon exemple de jeune homme romantique, et, pour ce qui nous occupe, une figuration œdipienne superlative de ce jeune homme romantique. Reconnaissons tout d’abord qu’il s’apparente presque à un cas d’école : fils d’un apothicaire d’Angoulême nommé Chardon, il n’aspire qu’à renier le nom de son père, pour usurper le nom de sa mère, Rubempré ; mais comme il y a une justice, il se retrouvera le fils spirituel, et pas seulement spirituel, d’un singulier père, le révérend Carlos Herrera, alias Vautrin, alias Jacques Collin, forçat en rupture de ban. Tout le roman, en effet, aboutit à cette extraordinaire scène où le jeune homme et l’aventurier se rencontrent et se donnent l’un à l’autre du « mon père » et du « mon fils », comme si ce n’était que dans une déviance de l’imaginaire que pouvait se constituer un lien de filiation et de paternité. Nous ne suivrons pas les méandres de leur histoire, et nous n’entreprendrons pas une psychanalyse, au demeurant légitime, de leur relation ; nous nous arrêterons juste sur la confusion que les aventures horribles et merveilleuses de Lucien et de Carlos Herrera mettent en œuvre. Deux points méritent à nos yeux d’être retenus : la relation homosexuelle entre Lucien et Carlos Herrera ; la dévalorisation symbolique de la figure du père. Ces deux points sont étroitement liés entre eux. L’homosexualité des rapports entre les deux personnages masculins est à mettre sur le compte de l’éviction par Lucien du père ; en ce sens, Carlos Herrera fait office de père de substitution, mais c’est sur le dévoiement de l’amour paternel que s’édifie leur histoire. Parallèlement, sur un autre plan, l’instance paternelle dans Illusions perdues n’est plus référée à l’instance symbolique du roi : ce à quoi travaillent Lucien et Carlos Herrera, c’est la reconnaissance du nom de la mère par le roi53, en lieu et place du nom du père. Ce scénario, qui se dessine très vite à la fin d’Illusions perdues, est suivi avec rigueur et logique tout au long de Splendeurs et misères des courtisanes, mais finalement il rate : Lucien s’effondre devant le juge Camusot et renie Carlos Herrera. Le texte ici vaut d’être suivi de très près ; ce qui amène l’effondrement de Lucien, c’est que le juge vient de lui faire part des allégations de Carlos Herrera-Jacques Collin : il se prétend le père de Lucien. Celui-ci s’écrie alors : « Un Jacques Collin mon père !... Oh ! ma pauvre mère... »54 Devant cet attentat à l’ordre réel et symbolique de sa famille, du couple formé par son père et sa mère, Lucien redevient le fils de ses parents et dénonce celui qui usurpait la qualité d’un père. Il est très remarquable que, pour la seule fois dans le roman, se produise une triangulation de type tout à fait œdipien entre Lucien, sa mère et Carlos Herrera. Mais de la part de Lucien est-ce une révolte à l’idée que son protecteur, qui est son amant, prend la place de son père dans la structure familiale ? sans doute, sauf qu’il faut immédiatement ajouter que ce contre quoi s’insurge Lucien, c’est la profanation que l’usurpation de Carlos Herrera entraîne et qui touche directement à l’image de la mère ; et au bout du compte, on le comprend, c’est afin de préserver pour lui seul la possession de la mère que Lucien, d’une part, renie celui qu’il avait choisi pour père, et, d’autre part, rétablit une structuration œdipienne de sa famille. Le résultat est que Lucien acquiert ainsi son identité de fils, fils de son père et fils de sa mère.
54Tout est-il donc parfait ? assurément, mais c’est un peu trop parfait et Lucien paie cette perfection de son suicide. Il y a, on le voit, comme une fatalité qui pèse sur l’œdipe du jeune homme romantique : il ne peut pas se constituer comme sujet dans l’ordre de l’œdipe, par exemple, il élabore une familialité qui fasse l’économie du père ou s’invente des pères de substitution ; et lorsqu’il arrive à opérer la classique triangulation, il cesse d’être un jeune homme et rentre dans le rang, ou bien se mariant ou bien, comme il arrive à Lucien, en mourant. Triste destin que celui d’un jeune homme romantique... Celui de Lucien est l’un des plus malheureux, mais les autres jeunes gens n’échappent pas non plus à ce sort. À commencer par Julien Sorel, qui, comme Lucien, retrouve sa mère au moment même où il doit mourir. Mais il faudrait penser aussi à Rastignac. Lui, à la différence de ses congénères, survit. De quelle façon ! après avoir été pendant près de vingt ans l’amant de Delphine de Nucingen, il épouse la fille de celle-ci55. Il est difficile d’imaginer résolution plus radicale de l’œdipe, ni surtout plus cynique. Cela revient à faire le choix délibéré de l’inceste, un inceste qui ne s’inscrive dans aucune naturalité, mais, c’est ce qui fait le scandaleux piment de la chose, qui est conçu comme le meilleur moyen de s’installer au cœur du système social. Certainement c’est là un défi porté à la société56, lequel précède de peu l’irrésistible ascension du ci-devant jeune homme romantique. Il n’empêche cependant qu’échanger l’œdipe contre l’inceste, si c’est dans la logique de l’imaginaire du romantisme, n’en constitue pas moins un des actes les plus déviants qui se puisse concevoir. Déviance ou perversité ? Cette dernière question a-t-elle un sens, en général et dans le contexte particulier du romantisme ? Nous ne saurions le croire : l’œdipe romantique dans notre esprit ne relève d’aucune construction psychologique ; c’est un fait de société, qui, comme tel, engage l’imaginaire social lui-même.
Envoi : imaginaire et histoire
55L’imaginaire social, et sa textualisation : on ne peut pas sortir de là, sauf à projeter sur les œuvres des interprétations qui leur sont étrangères. Par exemple, dans la production littéraire de 1830, ce qu’il importe de souligner, ce n’est pas tant que le fantasmatique et l’idéologique se recoupent mutuellement, mais que le référent historique et politique ait une telle présence qu’il aille jusqu’à empêcher la constitution de personnages en sujets psychologiques autonomes. Aussi rien ne serait-il plus insensé que de prétendre se livrer à une étude de la psychologie de Julien Sorel, de Lorenzaccio, ou même de l’Amaury de Volupté. Ce n’est pas dire évidemment que ces gens-là n’aient pas de psychologie – autant qu’un personnage puisse en avoir une –, mais leur psychologie est surdéterminée par des considérations qui, elles, pour le coup, n’ont rien de psychologique.
56Peut-on sortir d’une pareille impasse ? assurément, si l’on restitue au texte la part d’histoire qui est la sienne. Pour cela il importe préalablement de soutenir que les structures fantasmatiques et les structures idéologiques relèvent les unes et les autres du même domaine, celui de l’imaginaire. Il faut ensuite considérer qu’il n’y a pas de structures dans l’imaginaire qui existent indépendamment de l’histoire. C’est là un des postulats de base de la psychologie historique57 ; ce pourrait être l’un des postulats d’une textanalyse qui s’élaborerait dans une perspective sociocritique. Aussi convient-il de renoncer à une conception essentialiste de la psychanalyse qui ignorerait l’histoire, qui ignorerait notamment que l’histoire s’inscrit dans le texte selon des modalités qui sont celles de l’imaginaire. C’est du moins pour nous une évidence : les représentations imaginaires ont elles-mêmes une histoire et sont directement ou indirectement motivées par elle. Est-ce par exemple un hasard si le mythe de Salomé ne se développe que dans la seconde moitié du xixe siècle et qu’il est totalement inconnu dans la première moitié ? pareillement, est-ce un hasard si la littérature romantique voit se multiplier dans ses œuvres des figures d’androgynes, d’hermaphrodites ? Etc.
57Pour revenir en conclusion sur l’objet de notre étude, les représentations de l’œdipe en 1830, qu’il suffise de constater que l’œdipe tel que la psychanalyse l’a fixé théoriquement n’existe pas alors, que c’est littéralement un mythe. Faut-il dans ces conditions prétendre que les romantiques de 1830 n’avaient pas d’œdipe ? ce serait certainement réducteur, ou inepte. Mieux vaut soutenir que l’œdipe est une donnée universelle de la psychè humaine, mais qu’il connaît historiquement et culturellement des inflexions variables. C’est ainsi qu’autour de 1830 dans la France romantique l’œdipe subit toutes sortes de perturbations, certaines allant, dans Le Rouge et le Noir et Lucrèce Borgia, jusqu’au meurtre de la mère par le fils, ce qui, dans l’habituelle représentation de l’œdipe, est pour le moins singulier. Ces perturbations, avançons-nous, sont à mettre sur le compte de l’histoire et de sa textualisation dans l’imaginaire de l’époque. Par exemple, l’impossible inscription de Juillet 1830 dans Le Rouge et le Noir permet de rendre compte de l’œdipe en défaut qui domine toute la structure du roman58. Bien sûr, il sera toujours loisible d’allonger Julien Sorel sur le divan du psychanalyste et de lui faire dévider ses fantasmes, mais cela contrevient au projet même du roman, qui est, rappelons-le, de mettre en scène des « Français de 1830 »59.
58Cette remarque de Stendhal a valeur de programme : l’Œdipe qui nous intéressera dans ces études ne sera que fort peu grec, et encore mâtiné d’égyptien ; il sera l’un de ces Français de 1830.
Notes de bas de page
1 Voir Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, 1973.
2 Voir Le Rouge et le Noir, II, 41 : « cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure et en quelque sorte opprimés par la pauvreté ». Rappelons que c’est dans le même roman de Stendhal en 1830 qu’apparaît à propos de Mme de Rênal l’expression de « femme de trente ans » (I, 7).
3 Il y a bien des célibataires chez Balzac, mais, à la différence de ce qui se passe à l’époque naturaliste et décadente, ils sont des exceptions, ou plutôt ils ne forment pas l’essentiel du personnel romanesque.
4 Cette bâtardise est en fait imaginaire, compte tenu du faible nombre de bâtards au sens propre du terme dans la littérature de 1830, à l’exception notable du Didier de Hugo dans Marion de Lorme ou, surtout, de l’Antony de Dumas. Rien de comparable en tout cas au motif de l’enfant naturel qui est si fréquent au xviiie siècle. – Sur ce dernier point, voir Jean-Pierre de Beaumarchais, « Enfant naturel, enfant de la nature », Europe, no 528, avril 1973.
5 C’est peut-être un stéréotype du roman du xixe siècle romantique. Que l’on pense, par exemple, à Marius dans Les Misérables, qui, lui aussi, arrive trop tard au chevet de son père et le découvre mort, comme si l’entrée dans l’âge d’homme se caractérisait inauguralement par une scène de rendez-vous manqué avec le père.
6 Précisons ici une fois pour toutes que, si notre perspective est anthropologique en ce qui concerne l’œdipe, et non psychanalytique, nous ne pouvons pas ne pas rencontrer la psychanalyse, en l’occurrence la terminologie de la psychanalyse. C’est pourquoi nous emploierons des expressions comme « résolution de l’œdipe » ou « triangulation œdipienne », faute simplement d’autres expressions. C’est là, nous le reconnaissons, une des difficultés de notre position, qui fait se rencontrer une perspective anthropologique et une formulation psychanalytique. Cela explique l’ambivalence théorique à laquelle nous sommes condamné : recourir à des mots chargés d’un référent bien établi pour désigner des réalités sans rapport direct avec eux. C’est ainsi que bon nombre des œdipes que nous appréhendons ne sont pas, au sens psychanalytique, « œdipiens »...
7 Nous pensons avant tout à l’ouvrage essentiel d’Ignace Meyerson, Les Fonctions psychologiques et les œuvres, et aux travaux de Jean-Pierre Vernant, le plus brillant disciple de Meyerson, notamment Mythe et pensée chez les Grecs.
8 Toutes choses étant égales, les analyses sociocritiques dont l’éros 1830 sont ici l’objet pourraient facilement se prêter à toutes sortes de transpositions, en mai 1968 par exemple.
9 Voir les travaux d’Annie Ubsersfeld, et en tout premier lieu Le Roi et le bouffon, 1974.
10 Voir Fantasio, II, 7, et infra, Fantasio, ou être bouffon en 1830, p. 113.
11 Sur la tyrannie grecque voir l’ouvrage de Claude Mossé, La Tyrannie dans la Grèce antique, 1969.
12 Nous sommes ici très redevable pour tout le développement qui suit aux analyses de Jean-Joseph Goux dans son ouvrage quelquefois contestable, souvent passionnant, toujours éclairant, Œdipe philosophe, 1990.
13 Hubris phuteuei turannon. Toute la suite du texte montre que c’est très précisément Œdipe qui est ici désigné et visé, lui qui étale son orgueil, qui n’a pas de respect pour les temples et qui se comporte en impie.
14 Parenté idéologique comparable à cet égard entre l’Œdipe de Sophocle et le Prométhée d’Eschyle, celui-ci explicitement qualifié de sophistes.
15 Sur Œdipe, héros mythique, transporté dans la cité classique, voir Pierre Vidal-Naquet, « Œdipe à Athènes », 1973, p. 9-37.
16 Sur cet épisode voir la suggestive étude d’Elisheva Rosen, « Le festin de Taillefer ou les saturnales de la monarchie de Juillet », 1978.
17 Balzac, La Peau de chagrin, 1984, p. 76.
18 Il s’agit de la première ode à la colonne (1827 ; reprise dans les Odes et ballades de 1828) ; une autre ode sur le même sujet, mais obéissant à de tout autres considérations, sera écrite en 1830 et paraîtra en volume dans Les Chants du crépuscule en 1835.
19 Hugo, Hernani, IV, 2, dans Œuvres complètes, Club français du livre, 1970, p. 1001-1002.
20 Reims, au contraire, la ville des sacres royaux, est dans le roman le lieu d’origine des monstres, Quasimodo le premier. De façon subtile toutes sortes d’échanges se produisent d’une cathédrale à l’autre, de Reims à Paris, du sacre de Louis XI en 1 461 au sacre de Napoléon en 1804, du roi des ribauds à Quasimodo, roi de carnaval, etc.
21 C’est assurément une illusion de la part des révolutionnaires de 1830 et il faudra peu de temps pour que les positions idéologiques du régime de Juillet se clarifient en ce qui concerne Napoléon, à propos de l’affaire de la colonne notamment (voir infra, p. 36, n. 31)
22 Sur ce point, nous renverrons aux travaux décisifs de J. Seebacher, en particulier à son étude consacrée à Hugo, « Le symbolique dans les romans », Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, 1993, dont les deux premières pages dégagent brillamment la perspective d’ensemble dans laquelle s’inscrit la pensée du symbolique autour de 1830 ; nous renverrons aussi à l’article de F. Bowman, « Symbole et désymbolisation », Romantisme no 50, 1985.
23 Voir infra, p. 38.
24 Hugo, Notre-Dame de Paris, V, 2, 1999, p. 288-289.
25 Voir Notre-Dame de Paris, p. 297-299.
26 Cité par Roland Barthes, dans Michelet, 1954, p. 92.
27 Voir Notre-Dame de Paris, préface et VII, 4, éd. cit., p. 53-54 et 398.
28 Ibid., VII, 4, p. 398.
29 Ibid., p. 394-395.
30 Titre du dernier chapitre de Notre-Dame de Paris.
31 Sur les enjeux politiques de cette fin de Notre-Dame de Paris, voir les p. 33-38 de l’introduction à son édition où J. Seebacher montre de façon très convaincante l’importance du poème du 9 octobre 1830, À la colonne, dans le motif terminal de la poussière sur lequel s’achève le roman : cette poussière de Quasimodo est la poussière du symbolique à laquelle le nouveau régime de Juillet est politiquement incapable de donner sens, en refusant de transférer les cendres de Napoléon sous la colonne de la place Vendôme.
32 Notre-Dame de Paris, V, 2, éd. cit., p. 290, ainsi que la citation suivante.
33 Ce nom d’Esmeralda renvoie évidemment à celui de l’émeraude, laquelle émeraude est un agent de la transmutation alchimique du plomb en or. Vraisemblablement Hugo le savait, mais pas une seule fois dans le roman il ne joue sur ce signifié du nom d’Esmeralda, à la différence de ce qu’il fait à propos du nom de Phœbus (voir, par exemple, Notre-Dame de Paris, II, 7, éd. cit., p. 187 et VII, 2, éd. cit., p. 384).
34 Voir Notre-Dame de Paris, VII, 1, p. 374.
35 Pour une étude plus détaillée il faudrait prendre en compte la présence du plomb dans le roman : plomb métaphorique des yeux de Frollo regardant la Esmeralda ; plomb bouillant que Quasimodo déverse sur les truands venus délivrer la Esmeralda.
36 Pour que le portrait de Quasimodo en Œdipe soit complet, ajoutons que le borgne est aussi boiteux.
37 Voir Gabrielle Chamarat, « Le Christ aux Oliviers : Vigny et Nerval », 1998, p. 421, qui écrit très justement : « Le problème posé n’est [...] pas celui de l’existence de Dieu “en soi”, mais son absence effective au monde des hommes et à leur intelligence. »
38 La comparaison s’impose avec Le Mont des Oliviers de Vigny, exactement contemporain du poème de Nerval (voir G. Chamarat, art. cit.). Remarquons que c’est par l’implicite référence à Pascal, qui sera encore plus accentuée lorsque Vigny rajoutera, vingt ans plus tard, la strophe du Silence, que les deux textes se rencontrent par leurs bords.
39 Dernier vers du Christ aux Oliviers.
40 Le développement suivant doit beaucoup au très beau livre d’Agnès Spiquel, La Déesse cachée. Isis dans l’œuvre de Victor Hugo, 1997.
41 Hugo, Le Temple, dans Œuvres complètes, éd. cit., t. XV, p. 834.
42 Ibid., p. 835-836.
43 Là-dessus, en ce qui concerne Hugo, voir notre étude, « Matière et misère », 1994. L’enquête devrait être poursuivie chez Michelet, celui des livres d’histoire naturelle et de La Bible de l’humanité.
44 Voir Hugo, Œuvres complètes, éd. cit., t. XII, p. 81.
45 Ibid, t. XI, p. 915.
46 Gobineau, Les Pléiades, 1987, t. III, p. 15-16.
47 Là-dessus voir l’ouvrage de Pierre-Louis Rey, L’Univers romanesque de Gobineau, 1981, p. 191-213.
48 Sur ce point voir notre communication au colloque Michelet de Vascœuil (septembre 1998), « La Montagne, ou Révolution et fin de l’Histoire chez Michelet », 2001.
49 Voir Les Pléiades, éd. cit, p. 18-19.
50 Ibid., I, 2, p. 20.
51 Ibid., III, 4, p. 197 : « Il [Jean-Théodore) ne croyait pas à l’avenir de sa principauté. Il savait que, tôt ou tard, dans une occasion ou dans une autre, à la suite d’un remaniement européen ou d’une négociation inévitable, ses domaines iraient se fondre dans les territoires d’une grande monarchie voisine. »
52 Sainte-Beuve, « Des prochaine élections de l’Académie », 1992, p. 356.
53 Voir l’introduction d’Illusions perdues par Philippe Berthier, 1990, p. 8.
54 Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, t. VI, 1977, p. 773.
55 Voir infra, p. 155, n. 5.
56 Voir Balzac, Le Père Goriot, III, p. 290, et infra, p. 145.
57 Là-dessus on ne peut que renvoyer aux ouvrages de Jean-Pierre Vernant inspirés par Meyerson. Voir, en particulier, Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, 1996, p. 139-182.
58 Voir infra, « Le Rouge et le Noir, ou œdipe et révolution », p. 59.
59 Stendhal, Le Rouge et le Noir, II, 22, 1973, p. 361.
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