Deuxième épisode (v. 264-341)
p. 131-156
Texte intégral
1Après le chant de chœur, arrive un messager qui n’a pas été annoncé et fait passer sans transition de l’envoi de Dolon à un événement nouveau. Cette absence d’annonce va, selon Wilamowitz (1926, p. 287), à l’encontre des conventions, parce qu’elle n'est pas vraisemblable : il est improbable, dit-il, qu’un berger fasse irruption sur le champ de bataille, en pleine nuit, sans être annoncé. Or, l’invraisemblance qu'il dénonce est dénoncée par les personnages eux-mêmes, puisqu’Hector refuse dans un premier temps de considérer le berger comme un messager et appuie lui-même son jugement sur des critères de vraisemblance. La surprise que constitue l’irruption soudaine d’un berger en pleine nuit sur le champ de bataille est thématisée par le poète.
2Il faudrait en réalité renverser l’argument : l’absence d’annonce ne constitue pas une faute parce que la pièce se déroule de nuit, elle est au contraire liée au contexte nocturne. Le berger est une apparition surgie de la nuit, qui anticipe celle de Rhésos ; s’il n’est pas annoncé, c’est précisément parce que son arrivée de nuit est improbable. Elle est voulue à l’image de l’événement qu’il vient rapporter et qui est totalement inattendu. L’arrivée du messager est comparable à l’entrée du chœur au début de la pièce et si elle n’est pas annoncée, c’est que la structure de la pièce dessine une rupture entre les deux parties parallèles : l’événement des feux anticipait l’événement central du drame, que constitue la venue de Rhésos. L’absence d’annonce participe de la stratégie poétique de l’auteur et de l’esthétique de la pièce. Après la clôture du premier stasimon, la pièce recommence.
v. 266-284 : arrivée du messager et dialogue avec Hector
v. 266-270 : Εκ. ἦ πόλλ’ ἀγρώταις σκαιὰ πρόσκειται φρενί · / καὶ γὰρ σὺ ποίμνας δεσπόταις τευχεσφόροις / ἥκειν ἔοικας ἀγγελῶν ἵν’ οὐ πρέπει. / οὐκ οἶσθα δῶμα τοὐμὸν ἢ θρόνους πατρός, / οἷ χρῆν γεγωνεῖν σ’ εὐτυχοῦντα ποίμνια ;
Hector : Vraiment, que les paysans sont imbéciles ; car toi aussi tu es un imbécile, en venant, à ce qu’il semble, annoncer des nouvelles de tes troupeaux à tes maîtres en armes, là où il ne faut pas. Ne connais-tu pas ma demeure ou le trône de mon père ? C’est là qu’il fallait proclamer que tes troupeaux sont prospères.
3Contrairement à la présentation conventionnelle du berger (v. 264-265), qui s’annonce d’emblée comme messager, la réaction d’Hector ne répond pas au schéma attendu : au lieu d’interroger le messager, de le presser de dire ce qu’il a à annoncer, il énonce une vérité générale sur les paysans. Nulle part ailleurs dans la tragédie le destinataire du message ne s’arrête à la condition du messager, dès lors que celui-ci s’est défini comme porteur d’une nouvelle. En s’écartant de la norme, le poète du Rhésos met en évidence le statut social individuel, qui ailleurs est effacé conventionnellement par la fonction de messager. Ce questionnement du récit de messager se poursuivra avec le récit du cocher dans l’exodos (v. 729-803) : à chaque fois le poète crée un personnage à part entière.
4En réalité, la réaction d’Hector est légitime. Le berger est sorti de son cadre habituel pour venir dans le domaine des hommes en armes et, de surcroît, en pleine nuit. Ce déplacement est anormal. Mais là où Hector faillit dans sa tâche herméneutique, c’est qu’il n’attribue pas cette transgression de la norme à une situation extraordinaire. Il ne voit pas qu’au déplacement correspond un changement de fonction, qui instaure un rapport de communication nouveau et c’est cet aveuglement qui crée un dysfonctionnement du dialogue. Comme lorsqu’il était face aux feux, Hector interprète immédiatement, sans attendre ce que le berger a à lui dire. Cette mécompréhension, comme le remarque Strohm (1959, p. 270), est un procédé qui se retrouve ailleurs chez Euripide. Ce qui est surprenant, c’est l’interprétation même d’Hector, qui croit contre toute vraisemblance qu’un berger vient parler au roi de ses troupeaux en pleine nuit, au milieu du champ de bataille, alors que l’ἄγγελος, en temps de guerre, vient généralement apporter des nouvelles concernant la guerre.
5L’interprétation d’Hector découle de l’opposition de deux mondes qui ne doivent pas entrer en relation : celui de la paix, de l’ἄρουρα (défini par les termes ἀγρώταις, ποίμνας, ποίμνια) et celui de la guerre (τευχεσφόροις). Le berger est le symbole de la richesse de Troie et de Priam, contenue dans son important cheptel (Agamemnon, 126 et suiv.). Les troupeaux sont liés au palais, au roi Priam et c’est pourquoi le berger n’a pas sa place sur le champ de bataille où règne Hector. Alors que chez Homère, le monde des guerriers et celui de l’ἄρουρα sont mis en relation par le biais de la comparaison, le dramaturge utilise la scène pour les confronter l’un à l’autre, comme nous l’avons vu dès la parodos (v. 9). Le procédé poétique est toujours celui d’une dramatisation de ce qui, dans l’épopée est de l’ordre du métaphorique.
6Pour remettre le berger à sa place, Hector emploie un registre de langue élevé. La construction ἀγγέλλειν τι avec le sens de « donner des nouvelles de quelque chose » ne se rencontre pas ailleurs. En revanche, au vers 120 du chant XIV de l’Odyssée, on trouve ἀγγέλλειν τινά « donner des nouvelles de quelqu’un ». C’est sur ce tour rare qu’est forgé celui qu’emploie Hector, qui se moque du berger : il relève le terme ἄγγελος (v. 264) en montrant par la formule inédite ποίμνας ἀγγελῶν qu’il est impropre pour parler des troupeaux. En d’autres termes, c’est parce qu’il ne pense pas un instant que le berger vient réellement en tant que messager lui faire part d’une nouvelle concernant la guerre, qu’il ironise sur son langage. Il emploie également l’adjectif rare τευχεσφόρος (Eschyle, Choéphores, 627 ; Euripide, Suppliantes 654 et l’hapax τευχοφόρος au vers 3 du Rhésos) et le verbe γεγωνεῖν avec une construction participiale1. L’infinitif γεγωνεῖν issu d’un vieux parfait à sens de présent signifie « crier de façon à se faire comprendre » (Odyssée VI, 294), « énoncer à haute et intelligible voix », « dire clairement »2. Dans le Prométhée, où il apparaît de nombreuses fois (vers 193, 523, 657, 784, 787, 820, 990), il est employé pour désigner la révélation des prophéties ou le récit des rêves. Il s’agit à chaque fois de dévoiler en langage clair ce qui est caché, obscur. Hector utilise ironiquement le registre de langue élevé pour un sujet bas et se moque du berger, en lui faisant savoir que ses « révélations » concernant ses troupeaux ne l’intéressent pas. L’écart entre l’énonciation et l’énoncé reflète la distance existant entre le berger et le monde des guerriers.
v. 271-272 : Αγ. σκαιοὶ βοτῆρές ἐσμεν · οὐκ ἄλλως λέγω. / ἀλλ’ οὐδὲν ἧσσόν σοι φέρω κεδνοὺς λόγους.
Le messager : Nous les bergers sommes imbéciles, je ne dis pas autrement ; mais je ne t’en apporte pas moins des nouvelles favorables.
7Si le berger proclame son accord avec Hector en répétant ses paroles3, c’est en réalité pour mieux lui faire entendre ce qu’il a à dire. Sa réponse est ironique dans le sens où elle est consciemment contradictoire : les adjectifs σκαιός et κεδνός s’opposent. Il est possible que le berger joue sur les deux sens de σκαιός qui veut dire « grossier, ignorant », ainsi que l’entend Hector, mais aussi « funeste, nuisible, de mauvais présage », en parlant de paroles, de nouvelles (Ajax, 1223 : σκαιὸν στόμα). Ce dernier sens s’oppose au sens de « favorable, heureux » (Agamemnon, 261, 622) qui est vraisemblablement celui de κεδνός ici. Ou alors le berger garde le sens de « grossier, ignorant » qu’Hector attribue à σκαιός et l’oppose à κεδνός signifiant « noble, sage, sérieux » (Odyssée XIV, 170 ; Agamemnon, 122). Il montre à Hector qu’il ne doit pas s’arrêter à des apparences et des catégories : l’apparence grossière n’empêche pas le berger d’être capable de prononcer des discours qui sont le contraire de la grossièreté.
v. 273-274 : Εκ. παῦσαι λέγων μοι τὰς προσαυλείους τύχας · / μάχας πρὸ χειρῶν καὶ δόρη βαστάζομεν.
Hector : Cesse de me parler des histoires de ta bergerie ; nous tenons dans nos mains les combats et les lances.
8La forme δόρη pour δόρατα est rare, alors que le datif δόρει apparaît à plusieurs reprises chez les Tragiques (voir le commentaire de Jebb au vers 620 d’Œdipe à Colone. Pour lui, la forme d’accusatif pluriel du Rhésos est forgée sur le datif singulier). Une glose l’explique comme formée sur le génitif δόρεος. On trouve deux autres occurrences de δόρη, l’une dans le fragment 74, 5 (Radt) d’Eschyle, l’autre chez le poète comique Théopompe (fr. 25 Kock), sans compter une glose d’Hésychius (δ 2210 Latte), qui prouve que le mot appartient au langage élevé.
9Le verbe βαστάζειν signifie « soupeser, soulever », à propos d’un arc pesant (Iliade XXI, 405, Philoctète, 656), des lances comme ici (Théocrite XVI, 78 : βαστάζειν δόρα), d’une pierre, de la main d’un ami que l’on soulève dans le geste de la δεξίωσις (Agamemnon, 35). L’expression πρὸ χειρῶν se retrouve avec le verbe φέρειν au vers 1279 d’Antigone et au vers 1207 des Troyennes. Ici, c’est l’expression τι πρὸ χειρῶν βαστάζειν, « porter quelque chose devant soi dans ses mains, tenir » (Iphigénie à Aulis, 36 : δέλτον… τήνδ᾽ ἣν πρὸ χερῶν ἔτι βαστάζεις). Il faut considérer l’expression τι πρὸ χειρῶν βαστάζειν comme métaphorique et dédoublée, δόρη étant métonymique de μάχας.
10Alors que le berger définit, avec les termes λέγω et λόγους, les conditions de son discours et en analyse les modalités, Hector lui dénie le droit à la parole (παῦσαι λέγων). Il opère une dichotomie entre la parole du berger et l’action des guerriers : le temps de la guerre n’est pas celui de la parole mais de l’action ; Hector, comme au début de la pièce, où sa première réaction était d’attaquer, continue d’agir en homme de la biè. En dépit de la mise en garde du berger, qui invite à ne pas assimiler le langage et la fonction sociale et à ne pas préjuger de la parole qu’il va entendre, Hector persiste dans son aveuglement et se trompe une seconde fois sur la nature des κεδνοὺς λόγους, en déterminant faussement leur contenu.
11L’expression προσαυλείους τύχας, constituée de l'hapax προσαύλειος et du mot τύχη est inhabituelle. Elle dit le mépris d’Hector, qui invente un terme pour désigner ce dont il ne veut pas parler4.
12En réalité la figure du berger, depuis Hésiode, appelé par les Muses alors qu’il fait paître ses agneaux (Théogonie, 22 et suiv.), est aussi celle du poète et le berger, en tant que poète, sait aussi parler des combats, comme le montrera le berger du Rhésos au vers 275 (τοιαῦτα κἀγὼ σημανῶν ἐλήλυθα, « Moi aussi je suis venu t’apprendre de telles choses »). Si le poète insiste sur la condition de berger du messager, c’est parce qu’elle a un sens : si c’est un berger qui le premier rencontre le fils de Muse et annonce sa venue aux hommes, c’est parce que les bergers sont en relation avec le monde des Muses ; le berger est un intermédiaire entre le monde des dieux et celui des hommes.
v. 276-278 : Αγ. ἀνὴρ γὰρ ἀλκῆς μυρίας στρατηλατῶν / στείχει φίλος σοὶ σύμμαχός τε τῇδε γῇ.
Εκ. ποίας πατρῴας γῆς ἐρημώσας πέδον ;
Le messager : En effet, un homme à la tête d’une immense armée s’avance comme ton ami et l’allié de cette terre.
Hector : Quelle est la terre paternelle dont il a dépeuplé le sol ?
13Le nom ἀλκή qui signifie la « force agissante » désigne la force armée et l’expression inédite ἀλκή5 μυρία est le contraire de σμικρά ἀλκή au vers 690 d’Oreste (σμικρᾷ σὺν ἀλκῇ τῶν λελειμμένων φίλων). C’est comme si la force de Rhésos était démultipliée à l’infini par celle de ses soldats, de sorte qu’il apparaît d’emblée comme invincible. L’expression ἀλκῆς μυρίας évoque l’imposante armée perse telle que la décrit le chœur à l’ouverture des Perses. Au vers suivant, le verbe ἐρημόω fait référence à ἀλκῆς μυρίας : Hector demande au messager quelle patrie ce chef a dépeuplée en emmenant un si grand nombre d’hommes, de même que dans les Perses, vers 718, la reine dit de Xerxès qu’il a vidé l’Asie (θούριος Ξέρξης, κενώσας πᾶσαν ἠπείρου πλάκα, « L’ardent Xerxès, qui a vidé tout le plateau d’un continent »). L’hyperbole renvoie à la conception d’une guerre eschatologique, telle qu’elle apparaissait dans les Chants cypriens, où Terre demande à Zeus à être allégée du fardeau des héros. La guerre de Troie est le plan que conçoit alors Zeus pour mettre un terme aux souffrances de Terre, par l’élimination des héros.
v. 279 : Αγ. Θρῄκης · πατρὸς δὲ Στρυμόνος κικλήσκεται.
Le messager : De la Thrace ; de son père le Strymon, il tire son nom.
14En réponse à la question d’Hector, le berger ne donne pas le nom de Rhésos mais celui de son père, en utilisant une formulation particulière. Le génitif marque une appartenance, un lien de parenté6. On peut se demander néanmoins si le génitif ici ne désigne pas la provenance du nom : « il est appelé d’après son père ». On retrouve une construction similaire dans le fragment 402 d’Eschyle (Radt), où le génitif est précédé de la préposition ἀπό (ἀφ’ οὗ δῆ Ῥήγιον κικλήσκεται) et dans le Phrixos d'Euripide (fr. 819, 7 Kn = 2, 7 J.-V.L. : Κίλιξ, ἀφ’ οὗ καὶ Κιλικία κικλήσκεται).
15Le poète indique un lien étymologique7 entre le nom de Rhésos et celui de son père et dérive le nom Ῥῆσος du nom Στρυμών. Le lien étymologique est celui du verbe ῥέω « couler », dont est dérivé le nom du fleuve thrace (Chantraine, D.E.L.G, s.v. ῥέω). Plus loin, au vers 290, nous trouvons des traces de cette étymologisation quand le berger compare l’armée thrace à un fleuve.
16Le nom du fils dit la nature du père de façon plus évidente encore que le nom même du père – le nom Ῥῆσος plus que le nom Στρυμών donne à entendre immédiatement le verbe ῥέω – il a une valeur définitionnelle, révélatrice de ce qu’est le père 8. Le processus de nomination consiste à faire un nom propre à partir d’une qualité essentielle (la nature fluviale du Strymon).
v. 280-281 : Εκ. Ῥῆσον τιθέντ’ ἔλεξας ἐν Τροίᾳ πόδα ;
Αγ. ἔγνως · λόγου δὲ δὶς τόσου μ’ ἐκούφισας.
Hector : Tu dis que Rhésos pose le pied à Troie ?
Le messager : Tu as compris et tu m’as allégé d’un discours deux fois aussi long.
17Hector en identifiant l’objet du discours (le verbe γιγνώσκω désigne le processus intellectuel qui consiste à faire le tri entre des possibles, à séparer une chose d’une autre pour aboutir à l’identification) évite un supplément inutile de parole (voir les vers 915-916 d’Agamemnon, où le roi reproche à Clytemnestre d’avoir parlé trop longtemps : ἀπουσίᾳ μὲν εἶπας εἰκότως ἐμῇ · / μακρὰν γὰρ ἐξέτεινας ·, « tu as parlé à l’image de mon absence, car tu as fait long »). Le fait qu’Hector reconnaisse d’emblée Rhésos à travers le nom de son père montre que Rhésos est connu de lui : si le nom est retardé, le renom le précède.
18Ces mots du berger signalent que tout a été dit. Pourtant, un long récit va suivre. C’est que l’objet du récit va être différent : il ne s’agira plus d’informer mais de persuader Hector, et on passe à un nouveau type de discours. La nouvelle en soi ne suffit pas. De la même manière, dans l’Agamemnon, 263-353, Clytemnestre passe de l’annonce de la prise de Troie à un long discours qui vise à expliquer au chœur ce qui lui permet de parler ainsi.
v. 284-316 : récit du messager
v. 287-295
19Le berger cherche à faire revivre à son auditoire l’arrivée de Rhésos et ses propres impressions à ce moment9. Le mot qui ouvre son récit, mis en valeur par sa position détachée en tête de vers et loin du verbe qui le gouverne (παρέσκε), est φόβον. On le retrouve à la fin du vers 295, clôturant une première étape du récit dans laquelle la peur naît, devient effroi (θάμβει10 ἐκπλαγέντες, v. 291) et cesse (v. 295 : μετέστημεν φόβου).
v. 287-289 : φόβον δ’ ἀγρώσταις […] παρέσκε δρυμὸν νυκτὸς ἔνθηρον μολών.
Il nous a fait peur à nous paysans […] en pénétrant de nuit dans le bois rempli de bêtes sauvages.
20Ce qui effraie les bergers, c’est à la fois le chemin insolite qu’emprunte l’armée (v. 283 : πλαγχθεὶς πλατείας πεδιάδος θ’ ἁμαξιτοῦ, « à l’écart de la large route de la plaine où passent les chars »), à travers un milieu sauvage et hostile (δρυμὸν ἔνθηρον)11 où elle n’est pas à sa place, et également l’heure inattendue de sa venue, de nuit (νυκτός, ici et au vers 285). La guerre est déplacée dans le milieu bucolique, où on ne l’attend pas. Ce déplacement est l’un de ceux qui jalonnent la pièce en grand nombre. Il sert à présenter Rhésos d’emblée comme un héros atypique, étranger au monde des guerriers iliadiques, qui peut traverser sans crainte un domaine sauvage. Rhésos fait figure de fauve surgissant au cœur de la nuit12, qui n’est pas sans rappeler Dolon, le loup parti pour sauver les Troyens : une figure de sauveur se substitue à une autre.
v. 288-289 : οἳ κατ’ Ἰδαῖον λέπας / οἰκοῦμεν αὐτόρριζον ἑστίαν χθονός
[nous paysans] qui habitons au pied du mont Ida le foyer qui est la racine même de la terre.
21L’Ida est un lieu symbolique13 : c’est là que siège Zeus quand il n’est pas sur l’Olympe. En faisant venir Rhésos par l’Ida (ce qui n’est pas dit dans le chant X) le dramaturge le fait surgir d’un lieu divin, comme s’il était envoyé par Zeus. Or, c’est ainsi qu’il sera perçu par le chœur (v. 355). D’autre part, l’Ida est un lieu fondamental pour Troie, lié aux grands événements qui jalonnent son histoire : c’est là qu’est né le peuple d’Ilion et c’est là qu’il doit se reconstituer ; c’est aussi le lieu de l’exposition et du jugement de Pâris. Rhésos apparaît d’emblée comme un personnage dont le destin est lié à celui de la ville.
22C’est parce que l’Ida est le lieu où est né le peuple troyen que certains (Barnes, suivi par Vater) ont interprété le néologisme αὐτόρριζος dans le sens de « primitif, originel », y voyant une référence aux vers 216 -218 du chant XX de l’Iliade : ἐπεὶ οὔ πω Ἴλιος ἱρὴ / ἐν πεδίῳ πεπόλιστο, πόλις μερόπων ἀνθρώπων, / ἀλλ’ ἔθ’ ὑπωρείας ᾤκεον πολυπίδακος Ἴδης, « La sainte Ilion ne s’élevait pas alors dans la plaine comme une cité, une vraie cité humaine : ses hommes habitaient encore les pentes de l’Ida aux mille sources ». Or c’est là une interprétation et non un déchiffrement du sens du composé. Le pronom-adjectif αὐτός a ici le sens du latin ipse14. L’élément αὐτός, dans un composé, dit aussi souvent le naturel : au vers 301 de Prométhée l’adjectif αὐτόκτιτος signifie « fondé de soi-même, naturel » (πετρηρεφῆ αὐτόκτιτ’ ἄντρα, « l’antre au toit de roche, chef-d’œuvre de la nature »). Ici, il signifie que le foyer qu’habitent les bergers est un foyer naturel, non construit, qui ne présente pas de discontinuité avec la terre15. La maison (οἶκος impliqué dans le verbe οἰκοῦμεν) des bergers n’en est pas vraiment une.
23Vernant (1965, p. 98) dit d’ἑστία, « le foyer circulaire », que « fixé au sol, [il] est comme le nombril [ὀμφαλός] qui enracine la maison dans la terre ». L’adjectif αὐτόρριζος redouble la signification d’ἑστία, qui désigne déjà la racine, et la renforce. Le foyer, qui est au fondement de la terre et au pied de l’Ida, est situé sur une ligne verticale qui relie le ciel, au sommet de la montagne, domaine divin, et le domaine chthonien qui est dessous la terre. Ce caractère médian est à la fois celui d’Hestia et celui du monde pastoral qui est toujours un monde intermédiaire, « propice à la rencontre entre le mortel et l’immortel », comme l’écrit Rudhardt analysant le préambule de la Théogonie16. Or, Rhésos va bien être décrit par le berger comme un dieu, au vers 301. Le berger pose le cadre de l’épiphanie.
v. 291-293 : θάμβει δ’ ἐκπλαγέντες ἵεμεν / ποίμνας πρὸς ἄκρας, μή τις Ἀργείων μόλῃ / λεηλατήσων καὶ
σάσὰ πορθήσων σταθμά
Frappés d’effroi, nous faisions avancer nos troupeaux vers les sommets, de peur qu’un Argien ne fût venu piller et ravager tes bergeries
24La crainte du pillage des bergeries fait référence à la convoitise des Grecs à l’égard des richesses de Troie, dont les bergers sont les gardiens, et renvoie à une conception archaïque de la guerre comme razzia, telle qu’elle est représentée dans le récit de Nestor, qui va piller ses voisins d’Élide (Iliade XI, 670-684)17, dans les Travaux, où les héros meurent devant Thèbes en combattant pour les brebis d’Œdipe (v. 163) et dans Agamemnon (v. 128-130), où la guerre de Troie est représentée comme l’anéantissement de la fécondité de Troie.
v. 294-295 : πρὶν δὴ δι’ ὤτων γῆρυν οὐχ Ἑλληνικὴν / ἐδεξάμεσθα καὶ μετέστημεν φόβου.
Avant que ne parvînt à nos oreilles une langue qui n’était pas grecque et que nous cessâmes d’avoir peur.
25C’est le passage d’un bruit inarticulé (ἠχή, v. 290) à un son articulé qui fait cesser la peur : dans l’obscurité, c’est la langue18 qui permet de distinguer l’ami de l’ennemi. On retrouve la dichotomie qui oppose les Grecs aux non-Grecs, aux barbares. Sans doute la désignation de « non-grecque » trahit-elle l’auteur grec mais surtout, le berger, qui a reconnu les Thraces, puisqu’il s’adressera à eux dans leur langue, signifie que tout ce que lui et ses compagnons retiennent de cette voix à ce moment précis, c’est qu’elle n’est pas grecque. En d’autres termes, la situation n’est pas celle que décrit le messager des Perses (v. 388-391) : là, l’armée de Xerxès est saisie de crainte en entendant la clameur grecque. Ici, c’est le contraire qui se produit : lorsqu’ils entendent la voix des Thraces, la peur quitte les bergers. Le messager, qui relate les événements tels qu’il en a fait l’expérience, reprend l’interprétation erronée qu’il en a donnée et crée une tension dramatique autour d’un faux événement (l’irruption d’un ennemi)19. Pour dégager la particularité de l’événement, il le distingue des représentations possibles (la razzia, l’attaque grecque).
v. 296-299 : στείχων δ’ ἄνακτος προυξερευνητὰς στρατοῦ / ἀνιστόρησα Θρῃκίοις προσφθέγμασι, / τίς ὁ στρατηγὸς καὶ τίνος κεκλημένος / στείχει πρὸς ἄστυ Πριαμίδαισι σύμμαχος ;
M’avançant vers les éclaireurs de l’armée du prince, je leur demandai en langue thrace quel était le général qui s’avançait vers la ville en allié des Priamides et de qui il tenait son nom.
26Le nom προυξερευνητής est un hapax mais le verbe προὐξερευνάω apparaît chez Euripide au vers 92 des Phéniciennes et chez Énée le Tacticien (15, 5).
27Au vers 297, le trimètre est caractérisé par le fait rare qu’il n’est composé que de trois mots, ce qui rend plus sensible la lourdeur des deux vers 296 et 297, qui accumulent les longs termes composés aux sonorités sourdes : προυξερευνητάς, ἀνιστόρησα, προσφθέγμασι. Cette lourdeur est mimétique du langage thrace qui, comme toute langue barbare, est pour les Grecs un grondement (Perses, 406)20.
v. 300-301 : καὶ πάντ’ ἀκούσας ὧν ἐφιέμην μαθεῖν, / ἔστην · ὁρῶ δὲ Ῥῆσον ὥστε δαίμονα
Et alors que j’avais écouté tout ce que je désirais apprendre, je restai : je vois alors Rhésos comme un dieu
28Il y a une contradiction dans le comportement du berger, marquée par le rejet du verbe ἔστην en tête du vers 301 : bien qu’il ait rempli son rôle et que l’information soit complète, au lieu de partir la transmettre à Hector, il reste sur place ; la plénitude est suivie d’un suspens. L’aoriste ἔστην, redoublé par ἑστῶτα au vers suivant, marque une suspension du temps ; c’est le syntagme ὁρῶ δέ, après la ponctuation forte, qui explique le verbe ἔστην. Il marque la soudaineté de la vision (comme au vers 680 des Bacchantes : ὁρῶ δὲ θιάσους τρεῖς γυναικείων χορῶν, au vers 205 des Perses et au vers 652 des Suppliantes). Jusque-là, la perception de l’événement a été auditive (πολλῇ ἠχῇ, v. 290 ; δι’ ὤτων γῆρυν …ἐδεξάμεσθα, v. 294 ; ἀκούσας, v. 300), mais au vers 301, la vision vient recouvrir tous les bruits. Or, la vision est d’autant plus imprévue qu’elle advient dans un contexte nocturne : depuis le début – et cela continuera dans la suite – les personnages peinent à voir dans l’obscurité. C’est comme si, soudainement, la vision de Rhésos éclipsait la nuit. Elle efface toute notion de temporalité et l’action interrompue fait place à un tableau, comme au vers 1379 d’Agamemnon, qui commence par le parfait ἔστηκα (ἔστηκα δ’ ἔνθ’ ἔπαισ’). Son œuvre accomplie, Clytemnestre reste sur les lieux du crime21. Cette suspension contemplative se retrouve dans plusieurs récits de messagers comme au vers 652 des Suppliantes d’Euripide : ἔστην θεατής ; le vers suivant s’ouvre comme ici par un ὁρῶ δέ.
29La comparaison ὥστε δαίμονα rappelle la formule homérique δαίμονι ἶσος qui, dans l’Iliade, signale l’antagonisme rituel entre un dieu et un héros : un héros est dit δαίμονι ἶσος lorsqu’il affronte un dieu (c’est Diomède affrontant Apollon dans le chant V, 438 ; Patrocle affrontant Apollon dans le chant XVI, 705, Achille enfin dans le chant XX, 447)22. À ce moment précis, le dieu et le héros sont le miroir l’un de l’autre. Ici, Rhésos apparaît soudain comme l’image d’un dieu. C’est d’une épiphanie dont il s’agit, comme dans le fragment 31 (Page) de Sappho, qui transpose le motif épique dans le registre amoureux ; là, c’est celui qui est auprès de la femme aimée qui est semblable à un dieu : φαίνεταί μοι κῆνος ἴσος θεοίσιν / ἔμμεν’ ὤνηρ, ὄττις ἐνάντιός τοι / ἰσδάνει, « il m’apparaît pareil aux dieux, l’homme qui est assis en face de toi ».
30La première fois qu’il apparaît au berger, Rhésos est « comme un dieu » ; lorsqu’il sera chanté par le chœur, il sera un dieu, αὐτὸς Ἄρης (v. 385).
v. 303-304 : χρυσῆ δὲ πλάστιγξ αὐχένα ζυγηφόρον / πώλων ἔκλῃε χιόνος ἐξαυγεστέρων.
Une balance d’or enfermait le cou porteur de joug des chevaux, plus éclatant que la neige.
31Le terme πλάστιγξ désigne habituellement le plateau de la balance ou la balance elle-même (Aristophane, Paix, 1248, Grenouilles, 1378…)23. C’est la similitude de forme entre les deux objets qui conduit à l’image du joug comme balance : ici le mot désigne soit le joug soit, comme le pense Chantraine (D.E.L.G, s.v. πλάστιγξ), le « collier qui pend du joug comme le plateau d’une balance ». Le mot ζυγόν, qui sert habituellement à désigner le joug, se retrouve dans l’adjectif ζυγηφόρος qui n’apparaît ailleurs que dans le fragment 326 (Radt) d’Eschyle (πώλους τέσσαρας ζυγηφόρους). Si nous ne retrouvons pas ailleurs le mot πλάστιγξ pour désigner le joug, nous trouvons en revanche la métaphore inverse : le mot ζυγόν est employé pour le plateau de la balance au vers 822 des Suppliantes d’Eschyle (σὸν δ’ ἐπίπαν ζυγὸν ταλάντου) et plus tard, chez Platon, pour la balance elle-même (Timée, 63b, 5, République, 550e, 7 : ἐν πλάστιγγι ζυγοῦ).
32La comparaison χιόνος ἐξαυγεστέρων condense les deux descriptions qui sont données des chevaux de Rhésos dans l’Iliade : au vers 438 du chant X, Dolon dit des chevaux de Rhésos qu’ils sont « plus blancs que la neige » (λευκότεροι χιόνος) ; ici, l’adjectif ἐξαυγής24, substitué à λευκός, donne à la blancheur des chevaux de Rhésos l’éclat du soleil, répondant à χρυσῆ en début de vers et rejoignant la description de Nestor dans l’Iliade, qui compare les chevaux de Rhésos aux rayons du soleil (v. 547 : αἰνῶς ἀκτίνεσσιν ἐοικότες ἠελίοιο). Rhésos apparaît comme un héros solaire paradoxal, qui fait briller le soleil en pleine nuit. Les chevaux de Rhésos irradient d’une façon surnaturelle, sans que leur blancheur soit assombrie par l’obscurité.
v. 305 : πέλτη δ’ ἐπ’ ὤμων χρυσοκολλήτοις τύποις / ἔλαμπε ·
Le bouclier sur ses épaules brillait par ses figures soudées avec de l’or.
33Les τύποι sont des formes ou des figures en relief. Paley explique qu’elles sont forgées séparément puis attachées au bouclier avec des clous d’or et il renvoie pour cette technique aux vers 541-542 des Sept : Σφίγγ’ ὠμόσιτον προσμεμηχανημένην / γόμφοις ἐνώμα, λαμπρὸν ἔκκρουστον δέμας ·, « il brandissait la sphinx mangeuse de chair crue fixée par des clous, corps brillant travaillé en relief ». Il donne à l’adjectif χρυσοκόλλητος, qui qualifie les τύποι, le sens de « soudé avec de l’or ». Cette traduction paraît plus exacte que celle de « plaqué d’or, incrusté d’or ». L’adjectif verbal du verbe κολλάω est, dans l’épopée, une épithète ornementale des chars (Iliade IV, 366) qui indique la solidité de la construction25. Chez Sophocle, nous retrouvons deux composés du même type : λιθοκόλλητος, « soudé avec du ciment », au vers 1261 des Trachiniennes et ῥινοκόλλητος, « assemblé avec du cuir », au vers 366 des Limiers. À côté de l’adjectif χρυσοκόλλητος, nous avons dans le fragment 378 (Radt) de Sophocle et dans le Palamède (fr. 587 Kn = 13 J.-V.L.) d’Euripide l’adjectif χρυσόκολλος (κώπην χρυσόκολλον, « une poignée d’épée filetée d’or »). L’emploi de l’adjectif χρυσοκόλλητος est encore un signe du style élevé du langage du berger.
v. 306-308 : Γοργὼν δ’ ὡς ἐπ’ αἰγίδος θεᾶς / χαλκῆ μετώποις ἱππικοῖσι πρόσδετος / πολλοῖσι σὺν κώδωσιν ἐκτύπει φόβον.
La Gorgone de bronze, comme sur l’égide de la déesse, attachée aux fronts de ses chevaux, faisait retentir la peur avec de nombreuses cloches.
34La vision qui abolit tout s’ouvre avec ὁρῶ δέ et se ferme avec Γοργὼν δ’ ; les deux syntagmes sont mis en parallèle. Avec la figure de Gorgô, c’est la peur et la nuit qui resurgissent. Présente sur l’égide d’Athéna et le bouclier d’Agamemnon, Gorgô est, selon les termes de Vernant (1985, p. 39 et suiv.), « l’effroi à l’état pur, la Terreur comme dimension du surnaturel », intimement liée au guerrier qui l’arbore. Le guerrier auquel pense Vernant, et auquel est fortement apparenté Rhésos, c’est Achille revenant sur le champ de bataille au chant XVIII : Athéna l’a armé de l’égide et elle l’a également nimbé d’or (v. 203-206).
35La Gorgone dans l’Iliade apparaît sur le bouclier d’Athéna et d’Agamemnon alors que Rhésos la porte attachée au front de ses chevaux, car ce sont ses chevaux qui constituent la pièce maîtresse de son attirail. Le cheval est associé à la Gorgone car, dit Vernant (p. 53), « par son comportement et par les sonorités qui lui sont propres, [il] peut traduire la présence inquiétante d’une Puissance des Enfers se manifestant en forme animale ».
36Ici, le verbe κτυπέω n’a pas le sens de « frapper avec bruit quelque chose » (le mot κτύπος désigne un bruit fort, résultant surtout d’un choc), qu’il a habituellement quand il est transitif, mais signifie « faire retentir », comme le verbe κλάζειν et comme le verbe κινύρομαι au vers 123 des Sept (κινύρονται φόνον χαλινοί, « les mors font retentir le meurtre »). Il y a une référence au vers 386 des Sept : ὑπ’ ἀσπίδος δὲ τῷ / χαλκήλατοι κλάζουσι κώδωνες φόβον, « sous son bouclier des cloches de bronze sonnent l’épouvante ». Cependant, il n’est pas nécessaire de supposer une construction analogique ; la construction du verbe κτυπέω s’explique par l’expression κτυπεῖν κτύπον (accusatif d’objet interne) : le substantif φόβον est un attribut du nom κτύπον, que l’on tire du verbe26.
37Les cloches font partie de l’attirail du guerrier : on les retrouve chez Sophocle à propos des Troyens (fragment 738 Radt : σὺν σάκει κωδωνοκρότῳ παλαισταί, « des combattants dont le bouclier fait un bruit de cloches ») et surtout dans les Sept (vers 386), sous le bouclier de Tydée, qui est lui aussi une figure terrifiante. Elles ne sont pas ici attachées au bouclier mais aux chevaux, comme celles des Cycnos et des Memnons eschyléens que raille Euripide au vers 963 des Grenouilles : Κύκνους ποιῶν καὶ Μέμνονας κωδωνοφαλαροπώλους. On pourrait dire que le poète du Rhésos « fait de l’Eschyle ». Non seulement Rhésos ressemble à un guerrier des Sept mais il appartient aussi à la même catégorie de héros que Memnon et Cycnos, auxquels on peut ajouter Sarpédon et Eurypyle. Tous sont des alliés – qui apparaissent dans l’Iliade (Sarpédon) ou dans le Cycle – venus au secours de Troie et qui y trouvent la mort27. Memnon apparaissait dans deux tragédies d’Eschyle, Memnon et la Psychostasia et selon Taplin (1977, p. 43, 76 et suiv., 422), il est probable qu’il y faisait une entrée en grande pompe sur un char. Si au vers 380 de Rhésos rien n’indique explicitement que Rhésos entre sur un char, Taplin pense néanmoins que le récit du berger prépare une telle entrée, en insistant sur la description du char et du harnachement des chevaux.
v. 309-310 : στρατοῦ δὲ πλῆθος οὐδ’ ἂν ἐν ψήφου λόγῳ / θέσθαι δύναι’ ἄν, ὡς ἄπλατον ἦν ἰδεῖν
La foule de l’armée, je ne pourrais même pas la compter précisément, car elle était inaccessible au regard
38L'expression ἐν ψήφου λόγῳ θέσθαι est synonyme de ἐν ψήφῳ λέγειν au vers 570 d’Agamemnon, et signifie « faire un compte précis au moyen de cailloux ». Ce mode de calcul se définit au vers 656 des Guêpes d’Aristophane par opposition au calcul « avec les doigts » : λόγισαι φαύλως, μὴ ψήφοις ἀλλ’ ἀπὸ χειρός, « compte simplement, non avec des cailloux mais sur tes doigts ». Ce que signifie le berger c’est que, non seulement il ne pourrait compter l’armée approximativement mais qu’il ne le pourrait pas, même si on lui donnait des instruments de mesure plus précis. Et si le dénombrement est impossible, c’est parce que l’armée est ἄπλατος.
39L’adjectif ἄπλατος qualifie ce qui ne peut être approché à cause de la terreur qu’il provoque : chez Pindare, Pythique XII, 9, il est employé pour les Gorgones (παρθενίοις ὑπό τ’ ἀ-/πλάτοις ὀφίων κεφαλαῖς, « par des têtes virginales de serpents inabordables ») 28.
40La deuxième possibilité était de faire de l’adjectif l’équivalent de ἄπλετος, « qui ne peut être mesuré, infini, innombrable » (Jouan) car les deux adjectifs ont été confondus en grec tardif29. La question de savoir si ἄπλατος est employé pour ἄπλετος est débattue. Ici, si l’on fait de l’adjectif ἄπλατος un synonyme de ἄπλετος, on perd la logique des paroles du cocher : il n’est pas question de grandeur et c’est pourquoi il n’est pas possible de compter, par quelque moyen que ce soit. Si l’armée était simplement « immense », on pourrait envisager un moyen de la dénombrer.
41Avec ἄπλατον ἰδεῖν le poète crée une formule (ἰδεῖν n’est pas une simple cheville), qui est un écho de deux expressions des Perses (aux vers 26 et 48) : φοβεροὶ ἰδεῖν et φοβερὰν ὄψιν προσιδέσθαι. Cette armée, par sa démesure, a quelque chose de monstrueux, au point qu’elle ne peut être approchée par la vue : le regard est impuissant à l’embrasser toute. La foule de cette armée est telle qu’elle heurte la vue et suscite l’effroi.
42Le messager, une fois de plus, avoue son inaptitude à remplir le rôle que l’on attend de lui, à savoir, donner des informations claires et précises. Il possède pourtant les qualités que requiert un bon messager, puisqu’il a vu de lui-même ce qu’il vient rapporter. Mais la vision qu’il a eue était à ce point extraordinaire qu’elle en était aveuglante. Si bien que ce qu’il cherche à restituer n’entre pas dans les normes du discours : l’armée ne peut pas être posée dans le langage arithmétique ; elle est indicible, comme le sont les Gorgones chez Hésiode (Bouclier, 230 : Γοργόνες ἄπλητοί τε καὶ οὐ φαταί).
v. 311-313 : πολλοὶ μὲν ἱππῆς, πολλὰ πελταστῶν τέλη, / πολλοὶ τ’ ἀτράκτων τοξόται, πολὺς δ’ ὄχλος γυμνὴς ὁμαρτῇ, Θρῃκίαν ἔχων στολήν.
Beaucoup de cavaliers, beaucoup de troupes de peltastes, beaucoup d’archers spécialistes de pointes, et en même temps une foule nombreuse de soldats armés à la légère, portant le vêtement thrace.
43L’emploi du terme πελταστής a fait couler beaucoup d’encre car certains30 en ont fait un argument contre l’authenticité, en s’appuyant sur le fait que les peltastes ne faisaient pas partie de l’armée athénienne à l’époque d’Euripide mais n’y ont été introduits qu’après la réforme d’Iphicrate (391 av. J.-C.). Nombreux sont ceux31 qui ont objecté que le berger décrit une armée thrace. Certes, le terme n’est pas employé ailleurs dans la tragédie et ne réapparaît que chez Thucydide, mais l’on peut supposer qu’il était connu des Athéniens dès le ve siècle32. Il est formé sur le terme πέλτη, qui désigne le bouclier thrace et apparaît chez Hérodote (VII, 75) et à plusieurs reprises chez Euripide (Alceste, 498 ; Érechthée, fr. 369, 4 Kn = 21, 4 J.-V.L. : Θρηίκιον πέλταν ; Bacchantes, 783). Une autre preuve de la connaissance probable du mot πελταστής par les Athéniens à date ancienne est le verbe composé καταπελτάζομαι, forgé par Aristophane au vers 159 des Acharniens.
44Au vers 312, l’expression ἀτράκτων τοξόται est analytique : le génitif définitionnel ἀτράκτων spécifie la désignation τοξόται. Le terme ἄτρακτος, dont le premier sens est « fuseau » (Grenouilles, 1348), est employé métaphoriquement pour désigner la flèche. Il apparaît chez Sophocle au vers 290 du Philoctète et au vers 714 des Trachiniennes, où il désigne la flèche mortifère. On le rencontre également chez Eschyle (fr. 139 Radt), qui lui adjoint l’épithète qualificatif τοξικός. Chez Thucydide (IV, 40, 2) enfin, ἄτρακτος est glosé par οἰστός33.
v. 317-327 : dialogue entre Hector et le chœur
v. 319-320 : Εκ. πολλούς, ἐπειδὴ τοὐμὸν εὐτυχεῖ δόρυ / καὶ Ζεὺς πρὸς ἡμῶν ἐστιν, εὑρήσω φίλους.
Hector : Ils seront nombreux, maintenant que ma lance est chanceuse et que Zeus est avec nous, les amis que je trouverai.
45Hector renverse l’interprétation que donne le chœur de l’arrivée de Rhésos : elle n’est pas un signe supplémentaire de la présence des dieux auprès des Troyens mais c’est parce que les dieux sont avec lui34 et lui ont donné la victoire, que Rhésos est venu, simplement parce que la chance attire les amis alors que le malheur les éloigne.
46Ainsi l’adjectif πολλούς reprend l’anaphore des vers 311-313 mais Hector en change le sens : le chiffre ne suscite plus la surprise et l’admiration mais trouve une explication logique. Hector écrase le discours du berger par un topos sur l’instabilité de la philia liée à l’alternance de la prospérité35. On change de registre : la parole du berger se donnait comme révélation ; Hector, en la contestant, l’intègre dans un processus argumentatif, en fait un plaidoyer soumis à la discussion. Le topos auquel il a recours se retrouve dans le discours d’Hécube accusant le roi thrace Polymestor d’avoir soutenu les Troyens tant qu’Hector était victorieux pour les trahir après sa défaite (Hécube, 1226-1227 : ἐν τοῖς κακοῖς γὰρ ἁγαθοὶ σαφέστατοι / φίλοι · τὰ χρηστὰ δ’ αὔθ’ ἕκαστ’ ἔχει φίλους., « car c’est dans les malheurs que les gens de bien se révèlent vraiment des amis ; le bonheur, lui, a toujours des amis »). Hector ignore la spécificité de Rhésos et le range dans une catégorie.
v. 321-322 : ἀλλ’ οὐδὲν αὐτῶν δεόμεθ’, οἵτινες πάλαι / μὴ ξυμπονῶσιν
Mais nous n’avons nullement besoin de ceux qui depuis longtemps ne partagent pas nos peines
47Ici est annoncé un thème qui se retrouvera dans l’agôn entre Hector et Rhésos (troisième épisode). Ce qui oppose les deux guerriers, c’est d’abord une idée différente de la temporalité : Hector s’inscrit dans la durée (l’adverbe πάλαι est un leitmotiv de son discours, qui se retrouve aux vers 329, 396 et 414) et ce qui compte pour lui, ce n’est pas ce qui arrive maintenant, mais ce qui a été fait au fil des ans. Rhésos au contraire est l’homme du présent, qui prétend accomplir en un jour ce qu’Hector n’a pas fait en dix ans (v. 444 et suiv.). Ce qui les oppose aussi, c’est que Rhésos est seul alors qu’Hector appartient à une communauté, dont il exclut son allié thrace. Le poète du Rhésos réfléchit sur ce qu’est la communauté héroïque. Hector la définit comme une communauté de souffrance : ceux qui méritent vraiment le titre de philoi, ce sont ceux qui ont souffert avec (ξυμπονῶσιν, συγκαμών au vers 326)36. Ce sont moins les exploits accomplis, que les peines endurées, les déroutes, les épreuves, qui unissent (v. 413 et suiv.) : l’héroïsme d’Hector, analysé justement par Rhésos (v. 483), est celui du pathos et non de l’action. Rhésos vient, lui, mettre un terme aux ponoi (v. 450) et c’est pourquoi il se sépare de la communauté.
v. 322-323 : ἡνίκ’ ἐξώστης Ἄρης / ἔθραυε λαίφη τῆσδε γῆς μέγας πνέων.
Lorsque Arès contraire déchirait les voiles de cette terre en soufflant violemment.
48L’adjectif ἐξώστης, « qui repousse », n’apparaît pas ailleurs dans la tragédie mais chez Hérodote (II, 113), où il qualifie un vent. Le verbe ἐξωθέω se trouve également associé aux vents au vers 279 du Cyclope. Le contexte dans lequel est employé ἐξώστης est celui de la tempête : Arès est comparé à un vent contraire violent qui brise les voiles d’un navire. La métaphore d’Arès comme tempête est traditionnelle : elle se trouve dans l’Iliade au chant XX, vers 51 et on la retrouve à plusieurs reprises dans les Sept37 (vers 62-64, 113-114, 343-344). Les dictionnaires ouvrent une rubrique pour ce vers du Rhésos, où ils donnent à l’adjectif le sens d’« exterminateur » (comme si l’on avait l’épithète homérique βροτολοιγός, « fléau des mortels »). C’est faire d’ἐξώστης une épithète traditionnelle et effacer la métaphore. Arès est bien ici « Arès contraire ». La métaphore de l’État vaisseau, liée à celle d’Arès comme tempête (Sept, 62-64, 115), était utilisée par le chœur aux vers 245-250. Le siège de Troie est comparé à deux reprises à une tempête, reflet métaphorique de celle que vont essuyer les Grecs sur le chemin du retour et nouvelle figure de la réversibilité des camps.
v. 327-341 : dialogue entre Hector, le chœur et le messager
v. 327-328 : Χο. ὀρθῶς ἀτίζεις κἀπίμομφος εἶ φίλοις· / δέχου δὲ τοὺς θέλοντας ὠφελεῖν πόλιν.
Le chœur : Tu as le droit de dédaigner et de blâmer des amis, mais reçois ceux qui veulent aider la cité.
49Le sens actif exigé par ἐπίμομφος est inhabituel. Ailleurs, l’adjectif a un sens passif (Agamemnon, 553). Ici, le poète l’a utilisé sur le modèle de ἐπίφθονος, qui se trouve aussi bien avec un sens passif (par exemple au vers 304 de Médée) qu’avec un sens actif (par exemple, au vers 135 d’Agamemnon).
50Les paroles du chœur sont à première vue déconcertantes car on attendrait plutôt οὐκ ὀρθῶς. Il semble paradoxal que le chœur approuve le mépris affiché par Hector pour Rhésos et ses alliés thraces alors qu’il a loué l’arrivée de Rhésos comme un signe des dieux (v. 317-318). Pourtant, une autre lecture, comme celle que propose Dindorf, qui fait porter ὀρθῶς sur φίλοις, n’est guère probable, en raison de l’éloignement des termes. Quel est alors le sens des paroles du chœur ? Il s’agit d’une concession, que contrebalance le δέ adversatif dans le vers qui suit. Le chœur joue son rôle de médiateur. Son argumentation repose sur une distinction entre le comportement qu’Hector doit avoir à l’égard d’amis et celui qu’il doit avoir à l’égard d’alliés : Rhésos est à la fois un philos et, en tant que tel il a failli et mérite le blâme d’Hector, mais il est aussi quelqu’un qui a le désir maintenant d’aider Troie, et en tant que tel, Hector doit le recevoir. Le chœur plaide pour le bien de la communauté et met en garde Hector contre le danger de ne pas distinguer entre la cité et lui. Au vers suivant Hector répond à cet argument de la cité.
v. 334 et suiv.
51À partir du vers 334, l’attribution et l’ordre des répliques apparaissent dans les manuscrits fortement perturbés.
52Avant Nauck, les éditeurs impriment à la suite du vers 333 les vers 334-335 (ἄναξ, …/ φόβος …) attribués au berger, suivis des vers 336-338 (ὅδ’ οὖν …/ ξένος δέ …/ χάρις γάρ…) attribués au chœur.
53Je suis l’ordre qu’adoptent les éditeurs après Nauck et non celui donné par Zanetto, qui lui est propre. Je mets donc à la suite du vers 333 les vers 336-338 attribués à Hector, puis le vers 334 attribué au chœur et le vers 335 au berger38.
54Si je choisis cette lecture, c’est que c’est à Hector que les vers 336-338 conviennent le mieux, car il s’agit d’ordres et d’une décision qu’il accorde comme une concession, avec des restrictions. Si c’était le chœur qui avait parlé, il l’aurait plutôt fait sous forme de suggestion ou d’exhortation à Hector, à la deuxième personne, comme au vers 328 (δέχου…). Hector oppose à la distinction du chœur (entre le philos et l’allié, dans les vers 327-328) une autre distinction (entre l’allié et l’hôte) et s’il accepte de recevoir Rhésos, sa réponse est en fait un refus de la proposition du chœur : il ne veut pas considérer Rhésos comme un allié. Enfin, si l’on suit l’ordre des anciens éditeurs, les dernières paroles d’Hector manquent de logique : alors que le chœur lui conseillerait (v. 336-338) en guise de disgrâce de recevoir Rhésos non en allié mais en hôte et alors même qu’Hector louerait ces conseils (v. 335), il proclamerait finalement Rhésos son allié. Je pense plutôt qu’il y a un débat qui reproduit celui du début de la pièce, où Hector se range à l’avis majoritaire, après que le chœur a appuyé Énée. Le vers 334 du chœur répond au rejet de Rhésos comme allié dans les vers 336-338 et, au vers 335, le berger se joint au chœur pour convaincre Hector. Hermann a attribué le vers 335 au chœur, de même que Taplin (1977, p. 90), pour qui le messager est sorti juste après le vers 316, c’est-à-dire après le dernier vers de son récit, comme c’est généralement le cas. Car, ce qui est inhabituel, c’est que la réplique du berger est isolée et vient briser le dialogue à deux voix entre Hector et le chœur. Si on l’attribue au chœur cependant, on s’explique mal les deux σύ du vers 33939. En outre, le vers (φόβος γένοιτ’ ἂν πολεμίοις ὀφθεὶς μόνον) est un condensé du discours du berger (v. 314-316), de celui qui a vu et parle en connaissance de cause40.
v. 336-338 : Ηκ. ὁ δ’ οὖν, ἐπείπερ ἦλθε σύμμαχος μὲν οὔ, / ξένος δὲ πρὸς τράπεζαν ἡκέτω ξένων. / χάρις γὰρ αὐτῷ Πριαμιδῶν διώλετο.
Hector : Celui-ci donc, puisqu’il est venu, qu’il n’est pas un allié mais un hôte, qu’il aille à la table des hôtes. Car la faveur des Priamides est perdue pour lui.
55Les paroles d’Hector sont interprétées de deux manières, selon que σύμμαχος μὲν οὔ et ξένος δέ sont considérées comme des appositions prédicatives au verbe ἦλθε41 (Paley, Porter) ou au verbe ἡκέτω, comme le pense la majorité des éditeurs. Paley remarque que la négation objective οὔ convient mieux à l’indicatif ἦλθε qu’à l’impératif ἡκέτω, mais ce n’est pas un argument suffisant car dans les deux cas la négation ne porte pas sur le verbe mais sur le mot σύμμαχος. Du point de vue du sens, on serait tenté de suivre la lecture de Paley et Porter car elle est cohérente avec ce qui précède : pour Hector, Rhésos n’est pas venu pour combattre avec ses alliés mais pour profiter de leur victoire ; comme il le dit au vers 325, Rhésos vient pour le festin qui suit la chasse. C’est logiquement à la table du banquet en tant qu’hôte qu’il doit être placé. Cependant la métrique constitue un argument en faveur de la deuxième solution : la césure hephthémimère marque une pause entre ἦλθε et σύμμαχος et incite plutôt à prendre les appositions avec l’impératif ἡκέτω. On peut en réalité lire d’une troisième manière en considérant σύμμαχος μὲν οὔ et ξένος δέ comme détachés des verbes, simplement apposés à ὁ δ’ οὖν ; la phrase est alors décomposée en quatre unités. Hector compose un raisonnement méthodique, ξένων reprend ξένος et σύμμαχος μὲν οὔ, ξένος δέ explique πρὸς τράπεζαν ἡκέτω ξένων.
56Hector établit une distinction dans les relations de philia entre le statut d’allié et celui d’hôte. Rhésos, par son attitude, a rompu le pacte d’alliance avec les Troyens et, par conséquent, n’a plus droit au statut d’allié. Hector expliquera plus tard qu’il a rendu service à Rhésos en venant le secourir (v. 406 et suiv.). Or, Rhésos n’a pas payé sa dette en retour. Il n’a plus droit à la reconnaissance des Priamides. En revanche, il a toujours droit à leur hospitalité : c’est un devoir d’accueillir les hôtes qui se présentent42. Normalement l’hospitalité relève de la χάρις : Hector propose une hospitalité paradoxale.
57L’expression τράπεζαν ξένων fait référence à la « table hospitalière » (τράπεζαν ξενίαν) du vers 401 de l’Agamemnon, table qu’a outragée Pâris. C’est un privilège qu’Hector accorde à Rhésos, d’autant plus sacré qu’il a été remis en question par la faute de Pâris qui hante maintenant les relations d’hospitalité. Dans les vers 841-842, c’est le cocher qui reprochera à Hector d’avoir violé les lois de l’hospitalité plus gravement encore que ne l’a fait Pâris.
v. 334 : Χο. ἄναξ, ἀπωθεῖν συμμάχους ἐπίφθονον.
Le chœur : Prince, repousser des alliés provoque le ressentiment.
58Le chœur fait écho aux paroles d’Admète dans Alceste (v. 566-567). La situation est inverse puisqu’Admète répond au chœur qui lui reproche d’avoir accueilli un hôte : τἀμὰ δ’ οὐκ ἐπίσταται / μέλαθρ’ ἀπωθεῖν οὐδ’ ἀτιμάζειν ξένους, « Ma demeure ne sait pas outrager ni repousser des hôtes ». Ce qui diffère c’est qu’ici, précisément, le terme συμμάχους est substitué à ξένους. Recevoir Rhésos en hôte c’est en réalité le rejeter comme allié et lui faire affront. Le chœur montre à Hector que son attitude d’hospitalité cache un manquement à ses règles : Rhésos n’est pas venu avec son armée pour être reçu à la table des hôtes mais pour combattre aux côtés des Troyens.
v. 339-341 : Εκ. σύ τ’ εὖ παραινεῖς καὶ σὺ καιρίως σκοπεῖς. / ὁ χρυσοτευχὴς δ’ οὕνεκ’ ἀγγέλου λόγων / Ῥῆσος παρέστω τῇδε σύμμαχος χθονί.
Hector : Toi tu donnes de bons conseils et toi tu observes à propos. Que le guerrier d’or – selon les dires du messager – Rhésos assiste ce pays en tant qu’allié.
59Le terme χρυσοτευχής est un hapax qu’Hector forge pour en faire une épithète de Rhésos (voir χαλκεοτευχοῦς Καπανέως au vers 999 des Suppliantes d’Euripide). Le syntagme οὕνεκ’ ἀγγέλου λόγων a été diversement construit : si certains l’ont fait porter sur le verbe παρέστω (Kovacks, par exemple), l’ordre des mots incite plutôt à le rattacher à l’épithète χρυσοτευχής. La préposition ἕνεκα ici a moins une valeur de cause que de relation et signifie « en ce qui concerne ». Hector montre par là que le terme χρυσοτευχής fait référence aux paroles du berger, qu’il ne s’agit pas d’une dénomination absolue mais relative. Le syntagme souligne l’ironie présente dans l’épithète : c’est là une façon pour Hector de mettre à distance le récit du berger, de montrer qu’il n’y adhère pas.
Notes de bas de page
1 La construction participiale à la place de l’infinitif après un verbe de déclaration est une construction poétique. Elle se rencontre quand l’objet du verbe doit être mis en valeur comme un fait établi. Voir KG I, p. 72.
2 Schmidt, 1876, p. 71.
3 L’expression οὐκ ἄλλως λέγω se retrouve ailleurs avec un sens différent : au vers 490 des Sept, le messager signifie par là qu’il ne cachera pas la vérité ; le sens est proche dans Hélène, 1106 et Oreste, 709 ; au vers 302 d’Hécube, la formule souligne un engagement et signifie « je ne parle pas vainement ». Le passage le plus proche du nôtre est au vers 1035 d’Électre, où la formule souligne une vérité générale et où il s’agit donc de confirmer la parole d’autrui.
4 Il est intéressant de remarquer la similitude entre les reproches qu’Hector adresse au berger et ceux que les critiques d’Euripide, Aristophane en tête, adressaient au dramaturge lui-même : Euripide était critiqué pour mettre en scène des êtres vils, paysans, mendiants, issus du quotidien et en discordance avec l’univers tragique. Il s’agirait donc ici de mettre à l’épreuve un discours critique à travers une intrigue dramatique, en l’incarnant dans une figure tragique. Aussi l’aveuglement d’Hector devant l’événement rapporté par le berger n’est pas sans faire songer à un comparable aveuglement du discours critique devant l’événement poétique.
5 ἀλκῆς (LPQ) est la lectio difficilior par rapport à ἀρχῆς (VO).
6 KG I, p. 374.
7 Pour une indication de l’origine étymologique du nom avec le verbe κικλήσκω, voir Odyssée XVIII, 6 ; Hymne Homérique à Apollon, 372 ; Hésiode, Théogonie, 197.
8 Svenbro (1988, p. 86) dit ainsi que « le plus souvent, le nom du fils apparaît comme le renom du père », prenant pour exemple le nom de Télémaque, « celui qui combat au loin », qui signale la nature propre de son père Ulysse.
9 C’est ce que De Jong (1991) appelle « experiencing focalization ».
10 Le verbe θαμϐέω, même s’il n’est pas à l’origine chargé d’une valeur religieuse, appartient au vocabulaire religieux dès le grec homérique (Iliade VIII, 77, où les Achéens sont pétrifiés par l’éclair que leur envoie Zeus) et peut marquer un frémissement d’origine religieuse. Voir Motte, 1986, p. 170-172 ; Wathelet, 1988, p. 332. La peur croissante qui précède l’apparition de Rhésos est de celles que suscite l’épiphanie d’un dieu.
11 La faune sauvage de l’Ida est amplement décrite dans l’Iliade, où l’Ida est qualifiée de μήτηρ θηρῶν (Iliade VIII, 47, XIV, 283, XV, 151). On notera que Rhésos se mêle aux bêtes sauvages sans les craindre, alors qu’il sera tué par deux loups. Cette familiarité avec le gibier des bois est un trait qui n’est pas sans évoquer les légendes de Rhésos « héros chasseur ».
12 Dans le chant X, 185, les Grecs qui veillent sont comparés à des chiens inquiets pour leurs brebis parce qu’ils ont entendu passer le « fauve au cœur puissant, qui va par la forêt, à travers les montagnes ». Voir Woronoff, 1989, p. 103-106.
13 Rousseau, 1995, p. 531 et suiv. et 577 et suiv.
14 Voir l’adjectif αὐτόπρεμνος (« avec les racines elles-mêmes ») au vers 714 d’Antigone, qu’Hésychius (α 8456 Latte) glose par αὐτόρριζος. Jebb ad loc. compare l’adjectif à la formule homérique αὐτῇσιν ῥίζῃσι (Iliade IX, 542).
15 Sheppard, 1914, p. 87.
16 Blaise, Judet de La Combe, Rousseau, 1996, p. 26.
17 Voir aussi Fries et Feickert ad loc. qui renvoie à Iliade XX, 90-91 et 187-190 : Achille attaquant les vaches sur le mont Ida.
18 Sur le mot γῆρυς qui désigne ici la « langue articulée », dans un sens proche de celui de γλῶσσα, voir Schmidt, 1876, I, p. 69.
19 De Jong, 1991, p. 35 et suiv.
20 On peut s’étonner que le berger sache parler le dialecte thrace mais, comme le rappelle Paley en renvoyant au vers 404, où Hector appelle Rhésos ἐγγενής, les deux peuples sont voisins (voir Hérodote III, 90).
21 Voir aussi les vers 205 et suiv. des Perses. Pour l’insistance sur le regard et l’autopsie dans les récits de messagers, voir De Jong, 1991, p. 9 et suiv. et l’appendice B, p. 183.
22 Nagy, 1994, p. 180 et suiv.
23 Voir aussi Choéphores, 290 et Fries aux vers 303-304.
24 C’est un hapax, de la même famille que le terme αὐγή, qui désigne la lumière du soleil (Iliade XVII, 371, Odyssée VI, 98).
25 Voir Barrett, 1966, au vers 1225 d’Hippolyte (κολλητῶν ὄχων).
26 KG I, p. 306.
27 Ritchie, 1964, p. 79-81 ; Fenik, 1964, p. 8-10.
28 Voir aussi Pindare, Pythique I, 21 ; fr. 93 Snell ; Sophocle, Ajax, fr. 387 Radt, Trachiniennes, 1093, à propos du lion de Némée.
29 Chantraine, D.E.L.G, s.v. ἄπλατος.
30 Rolfe, 1893, p. 82, 96 ; Geffcken, 1936, p. 400.
31 Ritchie, 1964, p. 157.
32 Thucydide II 29, 5 ; II 79, IV 32, 2. Voir Goossens, 1932, p. 99, Jouan, n. 85 et Notice, p. 21 et suiv., Fries ad 313.
33 De Romilly, 1990, p. 381.
34 Hector ne se départ pas de sa confiance en lui, ou plutôt en sa chance : il use des mêmes termes qu’aux vers 56 et 60.
35 Feickert ad loc.
36 Sur les verbes en sun-/xun-, utilisés de façon privilégiée pour la coopération des philoi, voir Whitlock Blundell, 1987, p. 73, n. 67, à propos du verbe συναλγεῖν dans Ajax (v. 255, 283) et p. 103 et suiv.
37 Pour l’imagerie maritime dans les Sept, voir Hutchinson, 1985, aux vers 62-64 des Sept.
38 Hermann adopte le même schéma mais se distingue en donnant les vers 334-335 au chœur seul.
39 Fries ad loc.
40 Certains éditeurs supposent une lacune avant le vers 335 (Klyve) ou après (Fries).
41 Sur l’apposition d’un substantif, voir KG II, p. 618 et suiv.
42 Whitlock Blundell, 1987, p. 48 et suiv.
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