« De la grâce dans de la joie1 » : de quelques caractéristiques du jeu des premiers interprètes de Feydeau
p. 59-70
Texte intégral
1Comment jouaient les premiers interprètes des pièces de Georges Feydeau ? Quelles sont les aptitudes particulières nécessaires pour jouer ces partitions « endiablées » – le terme revient sous la plume de nombreux critiques – et obtenir ces « succès de fou[s] rire[s]2 » qui ont fait les belles heures du théâtre comique du tournant des xixe et xxe siècles ? À lire les critiques de l’époque, vitesse, énergie, effets comiques, jeux de physionomie et gestuelle appuyée constituent des constantes évidentes du jeu vaudevillesque. Mais d’autres caractéristiques moins attendues inclinent à nuancer l’image assez caricaturale que l’on pourrait se faire de ce type de jeu et à le confronter avec les évolutions plus générales du jeu dans une période de bouleversement de ses codes et de ses pratiques qu’induisent, entre autres choses, l’importance croissante du jeu d’ensemble, la critique du système des emplois, la revendication d’une dimension créatrice dans l’art de l’acteur au détriment d’une logique de l’imitation ainsi que la nécessité de plus en plus exprimée d’une pratique dramaturgique.
2C’est donc par le biais de l’histoire du jeu à une époque donnée que nous nous proposons d’examiner les modalités du jeu vaudevillesque, en confrontant les spécificités de ce jeu avec un choix restreint de notions – l’exhaustivité paraît ici peu raisonnable –. Une série de dictionnaires de théâtre nous servent de référent « normatif3 » et les comptes rendus des Annales du théâtre et de la musique4de Noël et Stoullig, ainsi que les critiques de Sarcey dans Le Temps ou dans Le Théâtre constituent les sources principales dans lesquelles le jeu des acteurs est décrit de manière assez systématique.
3Le jeu vaudevillesque est examiné à l’aide des notions ou paradigmes suivants : d’une part la notion de jeu d’ensemble et la question des emplois, et d’autre part un ensemble de quatre termes formant un paradigme récurrent et assez peu attendu – finesse, sincérité, naturel et naïveté. Replacées dans le contexte de l’époque, ces notions contribuent à inscrire les modalités du jeu dans une évolution plus large, voire à l’avant-garde d’une évolution en cours. Parce que les acteurs de Feydeau sont confrontés à une dramaturgie à la fois actuelle (en termes de personnel dramatique mais surtout de rythme) et tributaire d’un certain nombre de codes qui peuvent apparaître surannés – le vaudeville n’est-il pas déclaré comme un genre moribond dans le dernier tiers du xixe siècle5 ? – ils pourraient bien avoir contribué à banaliser un certain nombre de pratiques de jeu en cours de mutation, mais également à inventer de nouvelles pratiques.
Jeu d’ensemble et numéro d’acteur
4Même s’il est indéniable que certains acteurs ou actrices tiennent encore la vedette (Saint-Germain, Galipaux, Germain ou Cassive par exemple), une bonne interprétation ne peut néanmoins se passer de ce que les critiques appellent le jeu d’ensemble, seul à même de rendre compte de cette mécanique vaudevillesque. Même si l’expression n’est pas utilisée telle quelle, nombre de critiques insistent sur la qualité de la troupe d’interprètes et la nécessité de celle-ci pour servir ces textes. Dans Le Temps du 20 décembre 1886, Sarcey souligne la qualité du recrutement de Fernand Samuel, directeur du Théâtre de la Renaissance : « Il a su constituer, dans son théâtre, une des meilleures troupes de vaudeville que nous ayons à Paris, une troupe capable de défendre les ouvrages qui lui sont confiés6. » Les pièces de Feydeau sont jouées dans des théâtres qui possédaient, aux dires de l’acteur Germain « ses artistes spécialisés qu’il gardait7 », qui permettaient, pour reprendre les analyses de Gidel, une grande homogénéité de jeu, indispensable au rendu du mouvement8. Cette mécanique d’ensemble apparaît comme une des spécificités du vaudeville.
5Mais ces qualités collectives n’empêchent pas une critique individuelle des prestations de chacun. Même si le critique prend parfois le temps de souligner que « tous enfin, ont, suivant la formule, complété un excellent ensemble9 », celui-ci prend soin de citer un à un tous les acteurs à l’affiche, appuyant sur la spécificité, la médiocrité ou la réussite de leur prestation individuelle, quand la critique n’est pas focalisée sur un acteur particulièrement brillant ou drôle ce soir-là. À ce titre, il est intéressant de noter que dans la revue illustrée Le Théâtre, les deux recensions que nous avons pu trouver des pièces de Feydeau privilégient des photographies d’ensemble10 de deux ordres : les scènes d’ensemble qui ne montrent pas de hiérarchie entre les protagonistes (fig. 5) et les scènes qui mettent en valeur un « numéro » d’acteur, et dont la composition traduit la focalisation autour d’un acteur mis en vedette (fig. 6 et fig. 7).
6Ainsi coexistent dans le vaudeville, comme dans l’ensemble du théâtre à l’époque, cette concurrence de focale par rapport à la scène, entre la polarisation de la scène autour de l’acteur vedette et la focalisation du spectacle par l’œil du metteur en scène.
Brouillage des emplois
7Les pièces de Feydeau ne s’appellent pas toutes vaudevilles, certaines sont sous-titrées « comédie », d’autres « comédie-vaudeville », d’autres encore plus sobrement « pièce11 ». Leur appellation dans la presse d’ailleurs varie : Tailleur pour dames est clairement identifié comme un vaudeville, mais avec « un petit coin de comédie12 », Monsieur chasse ! est une « joyeuse farce13 », La main passe ! mêle pour le critique René Maizeroy « des scènes d’exquise comédie à des situations de vaudeville14 ». À l’occasion d’une reprise de La Dame aux Bouffes, Les Annales soulignent que chez Feydeau, « la comédie vraie se trouve faire les “basses” de l’action ultra-bouffonne qu’elle soutient et qu’elle accompagne15 ». Cette oscillation entre deux genres certes comiques, mais qui n’ont pas les mêmes codes – l’un, le jeu vaudevillesque ou farcesque ou bouffon, aurait tendance à se trouver du côté du bas comique, tandis que l’autre s’apparenterait au comique noble – cette omniprésence sourde de la comédie comme ligne continue de l’œuvre, joue à la fois sur la question des emplois et sur les modalités mêmes du jeu.
8L’indistinction générique se ressent sur la question de la qualification des acteurs et de leur jeu. Le jeu des interprètes de vaudeville a peu de référent associé à la tradition de l’emploi, ou plutôt, il en forge de nouveaux, associés à la figure de l’acteur plus qu’à celle du type joué. Les acteurs de vaudeville subissent, comme le reste des acteurs, toute catégorie confondue, une identification avec leur personnage fétiche ou leur grand succès. Cassive par exemple est « l’idéale Môme Crevette16 », et « toujours elle demeurera la vivante Môme Crevette, comme Talma fut toujours Néron, Sarah Bernhardt La Dame aux camélias, Biana Duhamel Miss Hellyett17 ». Il est intéressant de noter que Cassive elle-même est inscrite par la presse dans une filiation qui rappelle le système des emplois. Le Petit Journal ne la qualifie-t-elle pas de « Réjane du vaudeville18 » ? Et de poursuivre : « Cassive n’est pas seulement une grande comédienne, c’est un répertoire. Si elle quittait le théâtre, tout un répertoire dramatique disparaîtrait avec elle, car on n’a jamais pu la remplacer, et c’est à peine si on arrive à la doubler. Elle a, sans le vouloir, inventé un emploi19 », un type, que Paris-Soir appellera dans la nécrologie de l’actrice « les Cassives20 », inscrivant l’actrice au panthéon des grands acteurs inégalés dans leurs emplois respectifs, les Dugazon, Déjazet et autres Jodelet. L’identification de l’actrice aux rôles qu’elle a créés, souvent d’ailleurs écrits pour elle21, en rend parfois difficile la reprise par d’autres actrices. Les interprètes qui succèderont à cette forme idéale actualisée ne pourront qu’être évalués à l’aune de cette première interprétation. Landrin par exemple soutient difficilement la comparaison avec Tarride qui, dans le rôle du Général de La Dame, « réalisait si bien ce problème, délicat et nécessaire d’être un militaire comique sans être un soldat ridicule22 », c’est-à-dire cet équilibre entre farce et comédie. Mais c’est surtout les reprises du rôle de la Môme Crevette qui suscitent le plus de commentaires dans la presse, tant Cassive a su en faire un rôle à sa mesure. Citons pour exemple cette remarque des Annales en 1913, qui dramatise littéralement l’audace de la reprise d’un tel rôle après une telle actrice, pour mieux souligner la prouesse de l’intrépide :
Succéder à Mlle Armande Cassive, dans La Dame de chez Maxime, paraissait bien difficile, Mlle Lavallière l’avait osé, et la Môme Crevette avait valu à l’exquise comédienne un des plus grands triomphes de sa carrière. Mais l’étoile des Variétés, sur la brèche depuis Octobre sans interruption, a dû prendre son congé annuel. La remplacer semblait une nouvelle difficulté. Une seconde audacieuse, Mlle Delmarès n’a pas craint de reprendre le rôle, et elle s’est trouvée récompensée de sa crânerie en remportant un très gros et très légitime succès23.
9Ainsi, l’inscription du jeu des acteurs de Feydeau dans la question de l’emploi est ambiguë. D’un côté, on ne peut nier une certaine forme de résilience de ce système par ailleurs de plus en plus décrié au profit d’acteurs dont la principale qualité serait d’être polyvalents, d’acquérir un pouvoir de composition tel qu’ils puissent tout jouer. Cette persistance du modèle de l’emploi suggère la pérennité d’un système d’imitation, voire d’auto-imitation. D’un autre côté, la contemporanéité des rôles permet des modalités de création laissées au soin de l’acteur, d’invention, dans une dramaturgie qui teinte ses personnages de pathologies contemporaines sans modèles théâtraux.
Jeu vaudevillesque, procédés comiques, grand comique
10L’indistinction générique des pièces de Feydeau a pour autre conséquence de nuancer considérablement l’idée que l’on se fait du jeu vaudevillesque. Certes, les caractéristiques bouffonnes du jeu des acteurs sont bien présentes dans les critiques. Bellot dans Tailleur pour dames, y est jugé « suffisamment abruti dans le personnage d’Aubin24 », Galipaux y « joue Moulinot avec une verve ou plutôt une furie de gaieté extraordinaire25 » pour Sarcey. Dans Champignol malgré lui, Germain est un « simiesque piou-piou26 », le public s’amuse « des ahurissements de Regnard en garçon d’hôtel27 » ou des « ahurissements d’un comique achevé28 » de Germain dans le rôle de Petypon. Le jeu de vaudeville se caractérise ainsi par des jeux de scène extravagants et outrés29.
11Or, il est également caractérisé dans la presse par le terme de finesse, beaucoup plus inattendu, et cependant fort explicable si l’on considère l’oscillation générique constatée plus haut. La récurrence de ce terme permet d’inscrire le jeu de vaudeville à la fois dans la tradition du grand comique, du comique noble, de mêler exubérance de la farce et finesse de l’exécution, mais également dans une évolution du jeu en général, qui privilégie de plus en plus la nuance et la vérité de l’interprétation aux effets et excès d’un jeu outré. C’est exactement ce que Tristan Bernard reconnaît dans le talent de Germain : d’une part le comédien doit savoir garder la mesure dans ses interprétations, indépendamment de la nature de son emploi : « Plus un emploi d’acteur l’amène à des effets poussés, violents, décisifs, plus il exige chez celui qui l’exerce ce tact spécial qui permet de ne pas dépasser la mesure30. » L’acteur ne doit pas se laisser entraîner par les gros traits de l’emploi qu’il exerce (emploi valant ici pour rôle), il doit rester dans la mesure, terme récurrent dans la critique. L’effet de cette mesure sera de contenter, même dans le genre comique « les âmes délicates qui peuvent se trouver par là31 ».
12Le terme de finesse et son adjectif fin sont employés à diverses reprises, tant pour l’interprétation des hommes que pour celle des femmes. Citons quelques exemples significatifs parmi la multiplicité des occurrences : Saint-Germain est « bien fin et bien nature dans le raseur Bassinet32 », « Mlle Cerny, débutant au Palais-Royal et y débutant dans un rôle gai, joue avec un entrain mêlé de finesse 33 », Saint-Germain est « toujours fin et remarquable diseur dans le rôle incertain de Bouzin34 ». Ils sont associés à l’idée de mesure dans l’exécution du rôle : dans La Dame, Cassive « est d’une verve étourdissante et […] a gardé une mesure de bon goût dans un rôle où la charge est des plus faciles, celui de la Môme35 », Mlle Mégard a donné dans Le Dindon « une Lucienne pleine de charme et d’esprit, de mesure et de tact36 », surpassant la créatrice du rôle Mlle Cheirel.
13Mais qu’entend-on au juste par finesse ? Dans le dictionnaire de Béquet, l’entrée « Finesse » n’occupe pas moins de douze pages37, étoffant largement la définition initiale du dictionnaire d’Aristippe. Le terme qualifie tout aussi bien la prestation vocale que la composition gestuelle du comédien et atteste de sa maîtrise artistique : « Finesse dans la manière de dire, finesse dans la pantomime, sont deux grands ressorts du comédien38. » Le terme est défini très précisément comme suit :
Qualité de ce qui est fin, délié, délicat, rusé. Quand un acteur met à peu près dans son action et dans sa récitation toute la vérité convenable ; quand il ne laisse apercevoir nulle part le travail ni l’effort, les spectateurs ordinaires n’en demandent pas davantage, parce qu’ils n’imaginent rien au-delà. [Les fins amateurs] veulent non seulement que le comédien soit copiste fidèle, mais encore qu’il soit créateur. C’est dans ce dernier point que consistent les finesses de l’art. Ce qui manque dans le dialogue d’une pièce, se trouve dans le jeu des acteurs supérieurs. Ceux-ci se distinguent surtout par le talent de peindre des sentiments qui ne sont point exprimés dans le discours, mais qui conviennent au caractère et à la situation du personnage. […] Quand on ne peut mettre de finesse sans nuire à la vérité, il est essentiel de préférer le jeu vrai au jeu fin39.
14Premier constat : finesse est associé à vérité, voire à naturel. Il est ainsi question de qualité de relation au rôle. La finesse serait la qualité du comédien qui lui permettrait d’avoir une relation sincère au rôle. L’autre acception, peut-être moins évidente, est la capacité dramaturgique du comédien de « peindre des sentiments qui ne sont point exprimés dans le discours, mais qui conviennent au caractère et à la situation du personnage ». Nous retrouvons ici la notion de vérité et de naturel (par le verbe « convenir », qui suppose une certaine adéquation entre ce qui est attendu et ce qui est exécuté), mais également une capacité de lecture dramaturgique, et de rendu de cette lecture, exercée par le comédien. Ce type de qualités apparaît de plus en plus fréquemment lorsqu’il s’agit d’évoquer le bon acteur. C’est celui qui sait lire ses rôles. Nombre d’acteurs de la fin du xixe siècle livrent d’ailleurs leurs lectures dramaturgiques de rôles40. N’exagérons pas néanmoins outre mesure la nouveauté de cette qualité de l’acteur. Rémond de Sainte-Albine en effet louait déjà l’acteur « ingénieux et fin », les « acteurs supérieurs » capables de mettre dans leur jeu « ce qui manque dans le dialogue41 ».
15Dans les articles consacrés à Cassive ou à Germain, la question du naturel est souvent évoquée, déclinée par les qualités de vérité du jeu et issue d’un travail d’après nature. La contemporanéité des types, malgré le stéréotype des situations, valorise l’exécution de la variation sur le même thème par le biais de la question du naturel. Voici par exemple ce que dit Tristan Bernard de l’acteur Germain dans la préface des Mémoires de l’acteur :
Un comique, c’est d’abord un homme qui a observé la vie, ce qui dénote chez lui des dons assez rares. C’est aussi un homme qui a reçu du ciel le don de reproduire familièrement des gestes vrais, de vraies intonations42.
16Le jeu de l’acteur est ainsi caractérisé par la vérité et le naturel de l’interprétation43. Ajoutons à cela une adhésion au rôle qui renforce ses qualités réalistes. L’acteur croit en ce qu’il joue, et conséquemment fait croire au spectateur à la vérité, voire à la réalité du personnage qu’il incarne :
Ce qui fait l’irrésistible force comique de l’excellent comédien des Nouveautés, c’est sa sincérité. Il croit toujours à la situation qu’il joue, si invraisemblable soit-elle. Pas un personnage de vaudeville dont il n’ait vécu les sentiments avec un naturel prodigieux44.
17Même constat pour Cassive, qui « conserve cette incomparable aisance même dans les plus abracadabrantes folies et dans les situations les plus outrancières », fruit d’une incarnation effectuée avec « un naturel […] complet45 ». Cette qualité d’exécution va à l’encontre des traditions associées au système des emplois. Refusant l’outrance traditionnellement associée au jeu comique (« le vaudeville ne demande pas que l’on s’agite autant qu’on le croit »), Cassive préfère rester « dans la vérité » et s’approcher « le plus possible de la vie », se déclarant ainsi « l’ennemie des “traditions” que les acteurs placent à tort et à travers, au mépris des intentions de l’auteur46 ».
18Ces commentaires sur la nécessité du naturel qui découle d’un jeu fin débouchent quasi systématiquement sur la notion de naïveté, qui apparaît comme un ressort comique hautement efficace. Chez Germain, « sa cocasserie, sa bouffonnerie sont à base de naïveté47 ». Et Cassive déclare :
Je crois qu’il faut jouer avec une grande sincérité et que le public ne sente pas le travail du rôle. Pour ma part, j’obtiens de gros effets en disant des énormités avec une apparence naïve. L’effet d’inconscience apparente est un effet très sûr48.
19La finesse finit ainsi par servir une sorte d’inconscience comique qui rend bien compte de l’effet d’entraînement des personnages vaudevillesques dans une machine infernale, malgré eux. Le rire est alors déclenché par la perception de personnages rendus vrais, auxquels on peut croire, dans des situations parfaitement extravagantes, dans lesquelles ils agissent comme si cette situation était parfaitement normale. La finesse du jeu permet de traiter certains personnages invraisemblables comme s’ils étaient réels. Tarride réussit ainsi ce tour de force avec le personnage du Général de le « rendre comique sans en faire une invraisemblance ganache49 ». Les qualités de jeu que recouvrent les termes « ahurissement », cités plus haut, ou « effarement50 », souvent employés, permettent de faire la synthèse entre deux qualités de jeu apparemment contradictoires, de l’extravagance et de la finesse de l’interprétation. Cette naïveté fait également le lien avec la nature du rire suscité par les pièces de Feydeau. Sarcey compare celui-ci au rire des enfants et des jeunes filles qui rient sans vraiment savoir pourquoi : « c’est quelque chose d’inanalysable et de délicieux51 ».
20Finalement, la finesse permet d’ouvrir l’espace lié à la création pure du comédien. Loin de se contenter d’être copiste, ou de reproduire avec plus ou moins de perfection à la fois la forme idéale et immuable du personnage, figé dans son essence, et celle de l’emploi, l’acteur doit petit à petit créer le personnage, en faire une interprétation personnelle dont la réussite tiendra à la fois au naturel mais aussi à une certaine forme d’élégance qui rapproche finalement le jeu vaudevillesque des nuances et des « finesses appelées grâces » du haut comique, et le teinte de ce « je ne sais quoi qui nous charme dans le jeu comique du genre noble »52, mais aussi dans toute interprétation géniale qui échappe in fine aux tentatives de description.
21Actualité du jeu du vaudeville donc, en ce qu’il n’échappe pas aux questionnements de son époque concernant l’interprétation, mais aussi contribution à l’entrée dans la modernité du jeu, substituant petit à petit la belle performance individuelle à une mécanique d’ensemble parfaitement infernale, et le numéro d’acteur à la finesse du jeu comique, revenant ainsi paradoxalement à certaines valeurs du grand jeu comique classique.
Notes de bas de page
1 Dossier de presse Cassive, BnF, Arts du spectacle, 8-RT-6360 (1 et 2), microfilm R-157231. Coupure de presse non identifiée datée du 6 avril 1908, à propos d’Occupe-toi d’Amélie.
2 « Première représentation de L’Hôtel du Libre-Échange, le 5 décembre 1894 au Théâtre des Nouveautés », dans Édouard Noël et Edmond Stoullig, Les Annales du théâtre et de la musique 1894, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1895, p. 362.
3 Nous nous appuierons essentiellement sur Aristippe, Théorie de l’art du comédien, ou manuel théâtral, Paris, A. Leroux, 1826 ; C.-M.-Edmond Béquet, Encyclopédie de l’art dramatique, Paris, édition à compte d’auteur, 1886, qui en est une réédition augmentée ; Arthur Pougin, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent, Paris, Firmin Didot et Cie, 1885.
4 Notons que ce type de source, par le souci même de son exhaustivité, accentue parfois le sentiment de monotonie dans le jeu vaudevillesque de par la reprise quasi mot pour mot de recensions déjà publiées lors de reprises, sans autre changement que la mention éventuelle de reprise de rôle.
5 Article « Vaudeville », dans Arthur Pougin, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent, ouvr. cité, p. 755.
6 Francisque Sarcey, « Tailleur pour dames, le 17 décembre 1886 aux Nouveautés », Le Temps, 20 décembre 1886.
7 Cité dans Henry Gidel, Le Théâtre de Feydeau, Paris, Klincksieck, 1979, p. 39.
8 Ibid.
9 « Première représentation d’Un fil à la patte, le 9 janvier 1894 au Palais-Royal », dans Édouard Noël et Edmond Stoullig, Les Annales du théâtre et de la musique 1894, ouvr. cité, p. 324.
10 Il y a quelques portraits d’acteurs seuls, mais rarement en jeu. Ce sont des portraits « mondains ». Les comptes rendus de pièces de la Comédie-Française ou des scènes lyriques, par exemple, livrent des portraits individuels d’acteurs en jeu.
11 Violaine Heyraud, Feydeau, la machine à vertiges, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2012, p. 41.
12 Francisque Sarcey, « Tailleur pour dames, le 17 décembre 1886 aux Nouveautés », art. cité.
13 Édouard Noël et Edmond Stoullig, « Première représentation de Monsieur chasse !, le 23 avril 1892 au Palais-Royal », Les Annales du théâtre et de la musique 1892, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1893, p. 237.
14 Théâtre, no 126, avril 1904, à propos de la création de La main passe ! le 1er mars 1904 au Théâtre des Nouveautés, p. 10.
15 Edmond Stoullig, « Reprise de La Dame de chez Maxim, le 26 juin 1910 aux Bouffes », Les Annales du théâtre et de la musique 1910, Paris, Ollendorff, p. 425.
16 Dossier de presse Cassive, BnF, Arts du spectacle, 8-RT-6360 (1 et 2), microfilm R-157231. Article intitulé « Coup de crayon », non daté, qui rend compte d’une reprise de La Dame après l’accident de cheval de Cassive qui l’empêchait de lever la jambe.
17 Gil Blas, 4 septembre 1909. Biana D. est une débutante dans l’opérette éponyme qui eut un énorme succès à l’époque.
18 Pierre Véber, « Une grande comédienne, Cassive », Petit journal, 23 août 1923.
19 Ibid.
20 Paris-Soir, 11 mars 1940. Henry Gidel souligne d’ailleurs cette caractéristique du jeu des acteurs de vaudeville, tout en en relevant parfois les limites : « Nombre d’acteurs, d’ailleurs excellents, avaient fini par se forger leurs personnages bien à eux, avec leurs jeux de scène particuliers, leurs “cascades” et leurs effets propres que les habitués du théâtre retrouvaient avec un plaisir d’initié. Très souvent, s’étant ainsi créé un style très précis adapté à des types parfaitement délimités, ils refusaient, puisque les recettes leur avaient apporté le succès, d’y apporter la moindre modification » (Le Théâtre de Georges Feydeau, ouvr. cité, p. 41).
21 Voir Violaine Heyraud, Feydeau, la machine à vertiges, ouvr. cité, p. 241.
22 Edmond Stoullig, « Reprise de La Dame de chez Maxim, le 11 juillet 1900 aux Nouveautés », Les Annales du théâtre et de la musique 1900, Paris, Ollendorf, 1901, p. 282.
23 Edmond Stoullig, « Reprise de La Dame de chez Maxim, le 1er juin 1913 aux Variétés », Les Annales du théâtre et de la musique 1913, Paris, Ollendorf, 1914, p. 159-160.
24 Édouard Noël et Edmond Stoullig, « Première représentation de Tailleur pour dames, le 17 décembre 1886 au Théâtre de la Renaissance », Les Annales du théâtre et de la musique 1886, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1887, p. 373.
25 Francisque Sarcey, « Tailleur pour dames, le 17 décembre 1886 aux Nouveautés », art. cité.
26 Édouard Noël et Edmond Stoullig, « Première représentation de Champignol malgré lui, le 5 novembre au Théâtre des Nouveautés », Annales du théâtre et de la musique 1892, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1893, p. 276.
27 Édouard Noël et Edmond Stoullig, « Première représentation de L’Hôtel du Libre-Échange, le 5 décembre 1894 au Théâtre des Nouveautés », art. cité, p. 361.
28 Francisque Sarcey, « La Dame de chez Maxim, le 7 janvier 1899 au Théâtre des Nouveautés », Le Temps, 13 janvier 1899.
29 Dans l’article « Théâtres des Boulevards » du dictionnaire de Pougin, la finesse est décrite comme une qualité de retenue dans le jeu, appréciée du rédacteur du dictionnaire, mais qui ne caractérise pas les comédiens du boulevard, dont le jeu est décrit comme « exagéré » – avec « de grands éclats de voix, des gestes outrés et de fâcheux coups de talon sur le plancher » (voir Arthur Pougin, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent, ouvr. cité, p. 116).
30 Germain, 65 ans de théâtre, Paris, Figuière, 1935, p. 13.
31 Ibid., p. 14.
32 « Première représentation de Tailleur pour dames, le 17 décembre 1886 au Théâtre de la Renaissance », art. cité, p. 375.
33 Édouard Noël et Edmond Stoullig, « Première représentation de Monsieur chasse !, le 23 avril 1892 au Palais-Royal », art. cité, p. 237.
34 Édouard Noël et Edmond Stoullig, « Première représentation d’Un fil à la patte, le 9 janvier 1894 au Palais Royal », art. cité, p. 324.
35 Francisque Sarcey, « La Dame de chez Maxim le 7 janvier 1899 au Théâtre des Nouveautés », art. cité.
36 Edmond Stoullig, « Reprise du Dindon, le 16 septembre 1896 au Palais-Royal », Annales du théâtre et de la musique 1896, Paris, Ollendorf, 1897, p. 246.
37 C.-M.-Edmond Béquet, Encyclopédie de l’art dramatique, ouvr. cité, p. 194-206.
38 Aristippe, Théorie de l’art du comédien, ou manuel théâtral, ouvr. cité, p. 200-201.
39 C.-M.-Edmond Béquet, Encyclopédie de l’art dramatique, ouvr. cité, p. 194.
40 On peut penser à Joseph-Isidore Samson, qui dans son Art théâtral livre à grands traits des interprétations de grandes figures du répertoire (Paris, Dentu, 1889), ou encore à Mounet-Sully qui, annotant ses pièces, livre ainsi un certain nombre de pistes sur la compréhension qu’il a non seulement des rôles qu’il joue mais de toute la pièce.
41 Pierre Rémond de Sainte-Albine, Le Comédien, Paris, chez Dessaint & Saillant, M.DCC.XVLII, p. 229 et 231.
42 Germain, 65 ans de théâtre, ouvr. cité, préface de Tristan Bernard, p. 13. Notons que le dictionnaire d’Aristippe et celui de Béquet semblent devoir beaucoup, au moins sur l’article « Finesse », à l’ouvrage de Rémond de Sainte-Albine.
43 Cette « nouveauté » du jeu vaudevillesque ne doit être prise que de manière relative. Nous renvoyons ici aux analyses de Jean-Loup Rivière sur la dynamique de l’histoire du jeu, et sur la place des concepts de naturel et de vérité, qui sont quasi systématiquement la marque de l’émergence d’un nouveau style et non un progrès vers toujours plus de réalisme : « Quand on écrit l’histoire d’un art de l’interprétation, il est difficile de se fonder sur ses principes tels qu’ils ont été énoncés. La plupart du temps, quand un nouveau style est élaboré, pratiqué, revendiqué, il l’est au nom du “vrai” et du “naturel”, l’ancien étant dénoncé comme artifice figé. Si cette logique était la bonne, alors le théâtre aurait été, dès l’origine, au comble de l’artifice et il irait, par étapes successives vers un naturel qui ne sera donc absolu qu’à la fin des temps. Cela n’est pas soutenable. Il faut trouver une autre manière de décrire l’histoire du jeu car le naturel d’une époque est l’artifice d’une autre. » (Jean-Loup Rivière, « L’Art de l’acteur », dans Robert Abirached [dir.], Le Théâtre français du xxe siècle, Paris, L’avant-scène théâtre, 2011, p. 458.)
44 Dossier de presse Cassive, BnF, Arts du spectacle, 8-RT-6360 (1 et 2), microfilm R-157231, article intitulé « Instantané », 19 septembre 1908.
45 Dossier de presse Cassive, BnF, Arts du spectacle, 8-RT-6360 (1 et 2), microfilm, R-157231, coupure de presse sans nom, 6 avril 1908, à propos d’Occupe-toi d’Amélie.
46 « Comment faites-vous rire ? Cassive nous dit… », propos recueillis par André de Wissant, Petite Gironde, 17 septembre 1932.
47 « Instantané », art. cité.
48 Petite Gironde, 17 septembre 1932, art. cité.
49 Francisque Sarcey, « La Dame de chez Maxim, le 7 janvier 1899 au Théâtre des Nouveautés », art. cité.
50 Citons par exemple cette critique de l’interprétation de Germain dans Petypon : « L’interprétation est excellente, avec Germain, tout à fait curieux dans le docteur Petypon, où il a des ahurissements d’une vérité réelle, des effets réflexes, des effarements de mimiques étranges, d’exquises résignations de bonhomie philosophique. » (« Reprise de La Dame de chez Maxim, le 11 juillet 1900 aux Nouveautés », art. cité, p. 282-283.) Ou encore la nature « joyeusement effarée » de M. Signoret en député Ventroux dans Edmond Stoullig, « Mais n’te promène donc pas toute nue ! » le 25 novembre au Théâtre Fémina, Edmond Stoullig, Les Annales du théâtre et de la musique 1911, Paris, Ollendorf, 1912, p. 510.
51 Francisque Sarcey, « Tailleur pour dames, le 17 décembre 1886 aux Nouveautés », art. cité.
52 Article « Finesse », dernière partie : « des finesses appelées grâces » (C.-M.-Edmond Béquet, Encyclopédie de l’art dramatique, ouvr. cité, p. 206.)
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ENS de Lyon UMR LIRE 5611
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2019