Parodos (v. 1-51)
p. 51-70
Texte intégral
L’absence de prologue
1La pièce, telle que nous l’avons reçue, s’ouvre sur l’entrée du chœur. Elle est dépourvue de prologue, comme les Perses et les Suppliantes d’Eschyle. Ce n’est le cas d’aucune des tragédies que nous avons gardées d’Euripide, précisément réputé – et parodié par Aristophane (Grenouilles, 946 et suiv.) – pour ses prologues. Le Rhésos est la seule pièce pour laquelle les Arguments mentionnent l’existence de deux prologues que nous ne possédons plus. Il nous faut considérer l’hypothèse selon laquelle la pièce n’était pas à l’origine telle que nous l’avons reçue mais possédait un prologue perdu au cours de la transmission.
2Les manuscrits rapportent dans un ordre différent trois Arguments : I-III-II (selon la dénomination de Zanetto) dans V et Q, II-III dans L et P. Le premier Argument est un résumé de la pièce ; le second, attribué à Aristophane de Byzance, après un bref résumé, indique le lieu de l’action, la composition du chœur et ajoute que ce dernier fait le prologue, ce qui suppose qu'il lit la pièce telle que nous l'avons ; enfin le troisième traite de l’authenticité et rapporte l’existence de deux prologues : l’un, dont nous n’avons qu’un vers, l’autre, dont nous avons onze vers, et qui est attribué aux acteurs.
3À la ligne 46 de l'Argument III (ὁ γοῦν Δικαίαρχος ἐκτιθεὶς τὴν ὑπόθεσιν τοῦ Ῥήσου γράφει κατὰ λέξιν οὕτως « ce qui est sûr c’est que Dicéarque rapportant l’argument du Rhésos écrit mot pour mot ce qui suit »), Δικαίαρχος est la correction que Nauck a proposée du δικαίαν des manuscrits, retenue par la majorité des éditeurs. Suit un vers. Certains (Luppe, 1990) font s’arrêter la citation de Dicéarque après le vers, les autres (Kirchhoff, 1852, Liapis, 2001) à la fin de l’Argument, attribuant également à Dicéarque la mention du second prologue. La composition de l’Argument incite plutôt à penser que c’est un auteur postérieur qui rapporte deux témoignages différents : le premier de Dicéarque, qui cite une hypothesis, l’autre que procurent certaines copies de la pièce.
4L'unique vers du premier prologue (νῦν εὐσέληνον φέγγος ἡ διφρήλατος) ne forme pas une unité syntaxique. L’adjectif εὐσέληνος est rare puisqu’il ne se retrouve que dans un fragment anonyme d’un poète lyrique (fr. 63 des fragmenta adespota dans : Page, Poetae Melici Graeci). Il est forgé sur le modèle de l’adjectif εὐήλιος (Iphigénie en Tauride, 1138). L’adjectif διφρήλατος est un hapax, doublet de διφρευτής (Ajax, 857). C’est la lune qui doit être sujet et c’est un terme comme θεά1 qu’il faut supposer (« maintenant le bel éclat lunaire est répandu par la déesse portée en char »).
5Quant au second prologue, l'auteur de l'Argument l’attribue aux acteurs, le jugeant « prosaïque et indigne d’Euripide ». Les scholies des pièces dénoncent souvent les modifications apportées par les acteurs à un vers ou un groupe de vers et il est possible aussi que des acteurs aient forgé un prologue2. Stephanopoulos (1988, p. 208 et suiv.) montre de façon convaincante que ces vers du second prologue sont façonnés avec le matériau qu’offre la diction tragique, mais de façon telle qu’ils apparaissent comme un tissage de citations.
6Le prologue met en scène Héra faisant part à Athéna de son inquiétude au sujet des Grecs, défaits par Hector. Nous n’avons qu’un début et rien ne nous permet de dire si dans la suite Héra confie à Athéna la mission de tuer Rhésos. Nous pouvons supposer que le scénario était bien celui-là et que le prologue s’inspirait d’une des versions alternatives de l’histoire de Rhésos. Ce qui est sûr c’est que ce début reprend une scène typique de l’Iliade : Héra, confie ses craintes à Athéna et l’exhorte à intervenir, dans le chant V, 714-718 et surtout VIII, 352-356. On pense aussi au dialogue entre Poséidon et Athéna à l’ouverture des Troyennes et il est très plausible que ce second prologue ait été fait pour pallier ce qui était considéré comme un manque et par volonté d’uniformisation, sur le modèle des Troyennes. La différence étant que dans les Troyennes, les dieux, par la suite, n’interviennent plus. Dans le Rhésos, Athéna joue dans le quatrième épisode le rôle d’une divinité de prologue en fixant les enjeux du drame. S’il y avait au début de la pièce une scène divine entre Athéna et Héra, il y aurait redoublement et l’intervention d’Athéna perdrait de sa force.
7Postuler l’existence d’un prologue, c’est raisonner à partir de la poétique euripidéenne. L’idée de donner d’emblée les clés de l’intrigue est, en effet, spécifiquement euripidéenne ; chez Eschyle et chez Sophocle, on ne connaît généralement pas ce qui va advenir sur scène. Si Euripide règle immédiatement la question de l’intrigue, c’est que ce n’est pas sur les faits eux-mêmes qu’il veut concentrer l’attention du spectateur mais sur la manière dont ils se produisent : les dieux révèlent la contrainte divine et ce que montre la scène, ce sont les voies qu’empruntent les hommes pour parvenir au vouloir divin3. Selon Lessing (1869, p. 235-241), la recherche du suspens est étrangère à Euripide. Cependant, cette manière de prévenir les attentes du spectateur lui permet aussi d’en jouer et la technique du prologue n’exclut pas les surprises. Tous les prologues ne préviennent pas le spectateur des aléas de l’intrigue. Ainsi, dans Héraclès, rien n’annonce le renversement de l’action qu’amènent Iris et Lyssa au milieu de la pièce. Dans Ion, s’il est vrai que le spectateur est averti qu’Ion est le fils de Créuse et d’Apollon, Hermès présente dans le prologue une intrigue que le drame va défaire et déjouer. Dans les Troyennes, Poséidon et Athéna parlent du retour des Grecs, mais ce n’est pas ce que la pièce raconte ; ils ne disent rien de ce qui va se passer sur scène.
8Non seulement les preuves de l'existence d'un prologue ne sont ni suffisantes ni convaincantes, mais on peut montrer que la pièce intègre l’absence de prologue dans sa stratégie poétique. La substitution d’une parodos-prologue n’est en effet que la première de toute une série de déceptions. Le poète ne cesse de tromper les attentes du spectateur, en jouant avec les conventions et les formes de la tragédie. Ce procédé est fortement lié au contexte nocturne : le détournement des codes figure le surgissement de l’imprévu et de l’inconnu, auquel la nuit confronte les hommes. Durant la nuit, rien ne se déroule normalement, selon les règles diurnes.
9Il faut également tenir compte du fait que le Rhésos est l’une des rares pièces à avoir pour cadre un chant de l’Iliade. Même si le dramaturge apporte des modifications à l’intrigue du chant X, ce qui compte c’est que le spectateur connaît l’histoire et son dénouement, et il n’est pas besoin d’un prologue pour les lui rappeler. La façon nouvelle dont le poète mène les personnages à ces fins, c’est là le « comment » de l’action, dont le spectateur n’a pas à être averti au préalable. Ce que fait le poète, c’est analyser une histoire connue et la mettre en suspens : on sait que Rhésos mourra, que Troie sera prise mais la tragédie figure ce qui amène cet événement décisif et les modalités particulières selon lesquelles se joue l’histoire du monde. Ce ne sont pas les faits qui comptent mais le sens à leur donner et la façon dont ils adviennent.
Structure de la parodos
10La parodos est constituée d’une partie anapestique et d’une partie lyrique (à partir du vers 23). Les anapestes d’entrée du chœur sont suivis d’un dialogue en anapestes entre Hector et lui. Ensuite, les anapestes subsistent à l’intérieur même du système strophique puisque des anapestes d’Hector s’insèrent entre les strophes du chœur. Dans les Perses comme dans les Suppliantes, seul le chœur intervient et le passage en anapestes qui précède les strophes est beaucoup plus long. Enfin, ce qui fait la particularité de la parodos ici, c’est le dialogue en anapestes entre Hector et le chœur. On retrouve un dialogue en anapestes dans la parodos d’Alceste, mais entre demi-chœurs et en anapestes lyriques.
11Cette forme particulière est liée au rôle inhabituel du chœur, qui arrive en messager et crée l’événement à l’ouverture de la pièce. La forme de parodos-prologue tient au fait que c’est le chœur qui joue le rôle d’un personnage de prologue : comme le veilleur de l’Agamemnon, il voit des feux dans la nuit ; comme le messager des Sept, il se rend auprès du roi pour l’aviser d’une nouvelle. La situation est construite en référence à ces situations de prologue. La substitution de la parodos au prologue crée une tension entre deux types d’attente : l’attente d’une forme et celle d’un contenu, puisque les informations qui sont habituellement fournies par le prologue doivent être délivrées par la parodos. Comme on est dans la parodos, on s’attend à ce que le chœur chante mais, en même temps, le chant est en contradiction avec le rôle de messager. Habituellement dans la tragédie, l’irruption d’une nouvelle ne se fait pas par le chant.
12Le passage de la parodos anapestique à la parodos lyrique est marqué dans le langage par la répétition de la formule βᾶθι πρὸς εὐνάς au début des anapestes (v. 1), adressée au chœur, et au début de la strophe (v. 24), adressée à Hector. L’action se définit comme l’extension d’un mouvement qui part du chœur et passe par Hector pour ébranler tout le camp. La scène est également jalonnée par d’autres reprises, notamment celle des mots φυλακὰς προλιπὼν κινεῖς στρατίαν au vers 18 repris au vers 37 par φυλακὰς δὲ λιπὼν κινεῖς στρατίαν, reprise considérée par une partie des interprètes comme une interpolation. La répétition est le symptôme d’une parole qui se heurte à l’événement et ne parvient pas à s’en détacher pour l’analyser. Deux verbes qui désignent la parole reviennent et se font écho : le verbe θροεῖν à l’impératif au vers 12 (θρόει) est repris sous forme de question au vers 38 (τί θροεῖς ;) et le verbe ἀγγέλλειν à l’indicatif au vers 34 (τὰ μὲν ἀγγέλλεις) est également repris dans une question au vers 39 (τί σε φῶ νέον ἀγγέλλειν ;). Cette variation témoigne d’un dysfonctionnement du langage, d’un empêchement du dialogue : quelque chose ne parvient pas à se dire. Or, le caractère indéchiffrable de la situation vient de son immédiateté : les personnages n’ont pas vis-à-vis de l’événement la distance pour l’analyser et tenir un discours sur lui. C’est cette confusion de deux temps, celui de l’événement et celui du déchiffrement, que traduit la superposition du prologue et de la parodos.
Parodos anapestique
v. 1-10 : le chœur
v. 1-6 : Χο. βᾶθι πρὸς εὐνὰς τὰς Ἑκτορέους · / τίς ὑπασπιστῶν ἄγρυπνος βασιλέως / ἢ τευχοφόρων ; / δέξαιτο νέων κληδόνα μύθων / οἳ τετράμοιρον νυκτὸς φυλακὴν / πάσης στρατιᾶς προκάθηνται.
Le chœur : Allons au lit d’Hector ! Qui parmi les écuyers ou les porteurs d’armes du roi est éveillé ? Puisse-t-il recevoir le bruit d’informations nouvelles, de ceux qui durant la quatrième garde de la nuit protègent toute l’armée.
13La compréhension se heurte ici non à des divergences importantes des manuscrits mais essentiellement à un problème de ponctuation et de syntaxe.
14La deuxième personne de l’impératif est utilisée par le chœur pour une exhortation qui invite à aller d’un endroit à un autre4. Cette sorte d’impératif, dérivée d’une tradition chorégraphique, est souvent employée par le chœur de la comédie, notamment lorsqu’il entre en scène (Aristophane, Lysistrata, 302, 321 ; Assemblée des femmes, 293, 483, 496, 501, etc.). Elle apparaît également, bien que moins fréquemment, dans les parodoi ou les parties lyriques astrophiques de la tragédie (les Suppliantes d’Eschyle, 832 ; les Suppliantes d’Euripide, 271).
15Les manuscrits donnent τίς interrogatif suivis par la majorité des éditeurs (Diggle, Jouan, Fries), tandis que d’autres (Vater, Zanetto), suivant Stiblin, en font un indéfini. Les termes ὑπασπιστῶν et τευχοφόρων désignent alors les membres du chœur (puisque le chœur se parle à lui-même) qui sont, comme ils le disent ensuite, les sentinelles de l’armée. Or, si l’hapax τευχοφόρος (cf. τευχεσφόρος, rare également, au vers 627 des Choéphores et au vers 654 des Suppliantes) semble désigner, de façon générale, tout soldat, tout porteur d’armes, le terme ὑπασπιστής désigne plus particulièrement l’écuyer qui accompagne le roi (voir la scholie ; Phéniciennes, 1213 ; Hérodote V, 111). Il est plus approprié pour ceux qui entourent le roi que pour ceux qui veillent sur l’armée, à l’écart du roi. Il est donc plus logique de lire τίς comme un interrogatif et de ponctuer après Ἑκτορέους : le chœur arrive auprès de la couche d’Hector et s’adresse d’abord aux soldats qui l’entourent pour savoir qui parmi eux est éveillé.
16Il s’agit ensuite de savoir si la question s’arrête après τευχοφόρων, selon la ponctuation donnée généralement par les éditeurs ou si elle se prolonge jusqu’à προκάθηνται. Dans le premier cas, elle porte sur ἄγρυπνος, dans le deuxième, elle porterait sur δέξαιτο, qui serait alors à prendre comme un optatif potentiel sans ἄν. Il est préférable de ponctuer après ἄγρυπνος : c’est Hector – que l’on tire du Ἑκτορέους du premier vers – qui doit être sujet de δέξαιτο plutôt que « l’un des écuyers ». C’est au roi que les veilleurs doivent annoncer la nouvelle. Le chœur s’adresse d’abord à son entourage, qui doit le prévenir, afin qu’il reçoive les sentinelles.
17Les éditeurs ont également été gênés par le relatif οἵ. Faire de μύθων son antécédent, et le sujet du verbe προκάθηνται est difficile. D’autres (Porter) font de νέων un adjectif substantivé complément du nom μύθων et antécédent du relatif. Cette lecture dissocie les termes νέων et μύθων, alors que l’ordre des mots et l’usage incitent à rapporter νέων à μύθων (Troyennes, 231 : νεοχμῶν λόγων). En outre, le terme νέοι ne trouve pas d’explication dans le texte ; il n’y a pas d’allusion à l’âge des sentinelles et on ne voit pas pourquoi il serait spécifié qu’il s’agit de jeunes gens.
18Enfin, la dernière solution adoptée par les éditeurs consiste à faire de τευχοφόρων l’antécédent du relatif et le complément du verbe δέξαιτο : c’est ainsi que procède Vater, mais il corrige le ἤ des manuscrits en εἰ (comme Paley et Feickert), faisant de δέξαιτο le verbe d’une interrogative indirecte. Cette correction, qui simplifie la syntaxe, a été adoptée par plusieurs éditeurs, gênés par l’optatif seul et par l’association de deux termes redondants, ὑπασπιστῶν et τευχοφόρων. Zanetto, qui ne corrige pas, prend pour antécédent ὑπασπιστῶν ἢ τευχοφόρων. Il est alors contraint de faire de δέξαιτο νέων κληδόνα μύθων une forme de parenthèse, qu’il met entre tirets, et de renverser l’ordre des propositions dans sa traduction.
19Pour comprendre la syntaxe, mieux vaut revenir à l’ordre dans lequel s’enchaînent les vers. Cet ordre est logique : le chœur, tout en manifestant l’urgence de la situation, par la succession de phrases brèves en asyndète – qui font alterner exhortation, question et affirmation –, reste très méthodique et l’ordre des vers trace un parcours dialogique : le chœur s’adresse d’abord à lui-même et l’exhortation s’accompagne d’un mouvement vers la couche d’Hector, puis à l’entourage le plus proche d’Hector et aux soldats (on peut imaginer une pause après βασιλέως : le chœur, n’ayant pas obtenu de réponse des écuyers s’adresse alors aux soldats. Le ἤ marque une alternative), puis il annonce l’objet de sa venue (avec l’optatif δέξαιτο), et, lorsqu’il a établi le dialogue, la situation de parole, il revient à lui-même pour décliner son identité, avant de parler (voir Fries ad loc.).
20Si on lit ainsi, le plus simple est de supposer comme antécédent du relatif οἵ l’ellipse d’un pronom au génitif (comme τούτων5) qui désigne les gardes.
v. 7 : ὄρθου κεφαλὴν πῆχυν ἐρείσας
Lève la tête en appuyant ton coude
21Le poète utilise un vocabulaire homérique : l’épithète Ἑκτορέους, au premier vers, est iliadique (Iliade II, 416, X, 46…) et désigne la couche « qui appartient en propre à Hector ». Il fait précisément référence au vers 80 du chant X, où Nestor est « redressé sur son coude et levant la tête » : ὀρθωθεὶς δ’ ἄρ’ ἐπ’ ἀγκῶνος, κεφαλὴν ἐπαείρας (voir aussi Odyssée XIV, 494). Le rapprochement verbal souligne l’écart entre les deux textes, puisque, dans l’Iliade, c’est Nestor qui se redresse de cette façon, réveillé par Agamemnon venu à sa couche. Ici, Hector est endormi et ce sont les sentinelles qui lui demandent d’ouvrir les paupières. Alors que Nestor, qui a le sommeil léger et reste sur ses gardes, lève spontanément la tête en entendant Agamemnon arriver, ici les gardes doivent exhorter Hector à s’éveiller.
v. 8 : λῦσον βλεφάρων γοργωπὸν ἕδραν
Dénoue la demeure de ton regard de Gorgone
22Le terme ἕδρα n’est employé pour désigner le « siège » de l’œil que dans le Rhésos, ici et au vers 554. Chez Platon (Timée, 67b, 5 : ἥπατος ἕδρα et 72c, 2 : ἕδρα σπλάγχνου) et Théocrite (XXV, 237 : πνεύμονος ἕδρη), le terme désigne le lieu où se situe un organe, son emplacement. Le génitif βλεφάρων peut être interprété de deux manières : soit on le construit avec le verbe λύω comme ce dont on délivre (cf. Prométhée, 1006) ; soit on en fait un génitif d’appartenance du terme ἕδραν et de βλεφάρων ἕδραν une périphrase pour βλέφαρα, le terme n’ayant pas alors le sens restreint de « paupières » mais désignant plus généralement les yeux (cf. Hésiode, Bouclier, 7, Sophocle, Œdipe-roi, 1276, Antigone, 104, Euripide, Phéniciennes, 543). C’est cette deuxième lecture qui convient le mieux. L’adjectif γοργωπός a un sens s’il qualifie « le siège des yeux » et non « le siège » seul. Il apparaît quatre fois chez Euripide et notamment au vers 868 d’Héraclès, où il désigne le regard (γοργωποὺς κόρας) d’Héraclès rendu fou et prêt à tuer ses enfants. L’adjectif γοργώψ qui, au vers 131 de la même pièce, qualifie les yeux des enfants (ἴδετε, πατέρος ὡς γορ- / γῶπες αἵδε προσφερεῖς / ὀμμάτων αὐγαί., « Voyez, comme ces yeux de Gorgone sont semblables à ceux de leur père ») est à ce titre prémonitoire : c’est leur mort qui se lit dans leurs yeux. Dans le Prométhée enchaîné d’Eschyle, c’est des yeux du monstre Typhée que « fulgurait une clarté de Gorgone » (v. 356). Le regard de Gorgone est celui d’êtres puissants, qui suscitent une terreur extraordinaire, parce qu’ils excèdent les limites de l’humain (Héraclès, Typhée). Hector a ce regard dans l’Iliade (au vers 349 du chant VIII : Γοργοῦς ὄμματ’ ἔχων), lorsqu’il est possédé par la fureur guerrière6. Le fait que l’adjectif qualifie le siège même de son regard signifie qu’il s’agit d’une qualité permanente et non d’un état occasionnel lié à la situation de combat, comme chez Homère. Il y a ici une forme d’objectivation de la formule homérique : une qualité ponctuelle devient la propriété intrinsèque d’un organe.
23La diction solennelle et poétique du chœur, qui figure Hector comme le héros épique de l’Iliade est en contradiction avec la situation : Hector a cédé au sommeil, ennemi du veilleur de l’Agamemnon, 14-15, comme du roi Étéocle dans les Sept, 2-3. Le type du roi qui dort, c’est Agamemnon dans le chant II de l’Iliade : Songe lui rappelle que le chef, qui a la responsabilité de son peuple, ne doit pas dormir toute la nuit (v. 23-25). Le fait que le regard gorgonéen, qui désigne normalement un regard fixe, toujours éveillé, soit emprisonné par les paupières, souligne le paradoxe du chef endormi.
v. 9 : λεῖπε χαμεύνας φυλλοστρώτους,/ Ἕκτορ ·
Laisse ta couche jonchée de feuilles, Hector !
24L’adjectif φυλλόστρωτος est un hapax mais on trouve chez Théocrite (Épigramme III, 1), l’adjectif φυλλοστρώς pour décrire le sol sur lequel s’endort Daphnis, accablé de fatigue. Le composé est forgé sur le modèle de πορφυρόστρωτος, qui qualifie le chemin sur lequel doit marcher Agamemnon (Agamemnon, 910). Les deux adjectifs sont antithétiques, opposant d’un côté un luxe excessif, qui conviendrait plus à un roi barbare qu’à Agamemnon, et de l’autre ce qu’il y a de plus naturel et de plus simple.
25Dans le chant X, le poète ne précise qu’une fois ce qui constitue la couche du guerrier, pour Diomède, étendu sur une peau de bœuf, la tête sur un tapis (X, 155-156). Comment représenter sur scène ce dont Homère ne dit rien, à quoi peut ressembler le lit d’un chef qui dort sur le champ de bataille, non loin du camp ennemi ? Le lit (le terme χαμεύνη7 désigne le lit que l’on fait à terre) de feuilles trouve un parallèle dans celui d’Ulysse chez Nausicaa (Odyssée V, 481-487), de Philoctète (Philoctète, 33) et de Polyphème chez Euripide (Cyclope, 541), qui s’endort à même le sol couvert de verdure et de fleurs. Il est plutôt approprié au monde sauvage et non civilisé de l’aroura. Sur la scène du Rhésos, le poète fait interférer à plusieurs reprises le champ de bataille et l’espace bucolique qui le borde, concrétisant le système métaphorique de l’épopée. Il montre les tensions qui caractérisent l’espace troyen. Sur le plan théâtral, la couche de feuilles est l’indice du déplacement qu’opère le drame par rapport à l’épopée en faisant vivre les héros sous les yeux des spectateurs. Elle constitue un commentaire du décor, comme la présentation que le chœur fait de lui-même (v. 5) est une indication du temps scénique (voir aussi les vers 20-22 qui décrivent la situation du lieu, à proximité du camp grec)8.
v. 11-22 : dialogue entre Hector et le chœur
v. 12 : τί τὸ σῆμα ; θρόει ·
Quel est le mot de passe ? Parle !
26La progression des questions d’Hector est logique : la voix du chœur ne suffit pas, il faut qu’il articule un signe pour se faire reconnaître (de φθόγγος au vers 11 on passe à σῆμα puis à θρόει). Puis, sans attendre la réponse du chœur, Hector, au vers 13, pose à nouveau la question de l’identité de ceux qui sont venus à sa couche. Il y a là un décrochage : plutôt que d’une nouvelle question, il s’agit d’un commentaire sur le sens de la question précédente. Demander le signal convenu, c’est demander au chœur de s’identifier. Le chœur répondra à la dernière question posée, en disant qui il est.
27La signification particulière de « signal convenu » qu’a ici le mot σῆμα (que l’on retrouve au vers 688) est unique. Si l’usage d’un mot de passe est nouveau par rapport aux récits épiques et tragiques de la guerre de Troie, on le retrouve chez Hérodote (IX, 98) qui n’utilise pas le mot σῆμα mais σύνθημα (Rhésos, 572 et 684). La signification de « mot de passe » que prend σῆμα vient de celle de « marque distinctive ».
v. 13-14 : τίνες ἐκ νυκτῶν τὰς ἡμετέρας / κοίτας πλάθουσ’ ; ἐνέπειν χρή.
Quels sont ceux qui venus de la nuit s’approchent de ma couche ? Il faut parler.
28L’expression ἐκ νυκτῶν, qui réapparaît aux vers 17 et 691, se retrouve au vers 286 du chant XII de l’Odyssée : ἐκ νυκτῶν δ’ ἄνεμοι χαλεποί, δηλήματα νηῶν, « Ils viennent de la nuit les vents mauvais, ruines des vaisseaux ». L’expression est au pluriel car la nuit, pour les Anciens, n’était pas une unité mais était divisée en plusieurs parties9: « minuit » se dit μέσαι νύκτες (Pindare, Pythique IV, 455 ; Aristophane, Nuées, 1, Platon, République, 621b). On pourrait qualifier l’usage du pluriel pour le singulier de pluriel concrétisant. Bers (1984, p. 24 et 42 et suiv.) range νύκτες dans la catégorie des « pluriels affectifs », le pluriel qualifiant la nuit comme le lieu de tous les dangers. Le sens de la préposition ἐκ est plutôt spatial que temporel10 : les soldats sont un élément de la nuit.
29Le ἐνέπειν χρή d’Hector répond au καιρὸς γὰρ ἀκοῦσαι du chœur (v. 10) : Hector rétablit l’ordre conventionnel de l’échange. Avant qu’il n’écoute, il faut d’abord qu’il sache qui parle et que le chœur annonce, proclame solennellement son identité, comme tout messager se doit de le faire. La diction noble (le verbe ἐνέπω est un terme archaïque du vocabulaire noble11) va dans le sens d’un rétablissement de la hiérarchie, tout comme l’emploi de χρή qui répond à καιρός : Hector donne un ordre. Au début du premier épisode (v. 52), ἐς καιρὸν ἥκεις est une autre reprise des mots καιρὸς γὰρ ἀκοῦσαι, qui a le même sens : Hector reprend la maîtrise du discours en définissant le καιρός, comme il revient au chef de le faire.
v. 15-17 : Χο. φύλακες στρατιᾶς. Εκ. τί φέρῃ θορύβῳ ; / Χο. θάρσει. Εκ. θαρσῶ. / μῶν τις λόχος ἐκ νυκτῶν ;
Le chœur : Les gardes de l’armée.
Hector : Pourquoi es-tu transporté par le trouble ?
Le chœur : Rassure-toi.
Hector : Je suis rassuré. Y a-t-il quelque embuscade venant de la nuit ?
30Il n’y a qu’au vers 2 de l’Iphigénie à Aulis (Αγ. στεῖχε. Πρ. στείχω) que se retrouve un monomètre anapestique divisé entre deux interlocuteurs, comme au vers 16. Là, c’est Agamemnon qui donne un ordre et le vieillard qui obéit. Ici, l’ordre est inverse puisque c’est le personnage de condition inférieure qui s’adresse au chef à l’impératif. L’indicatif θαρσῶ n’a pas non plus la même valeur que στείχω, puisqu’il ne décrit pas une action mais un état ; ce n’est pas un acte d’obéissance.
31À cette configuration exceptionnelle s’ajoute le fait que le vers 16 a paru déplacé aux commentateurs, parce qu’il interrompait les questions d’Hector et parce que la réplique θαρσῶ était contradictoire avec son attitude inquiète. En réalité, l’enchaînement des répliques est logique : θάρσει reprend θορύβῳ et θαρσῶ répond à θάρσει. L’impératif θάρσει, il est vrai, est en décalage par rapport à la question τί φέρῃ θορύβῳ ; car, au lieu d’y répondre, il la commente : le chœur montre à Hector que c’est lui qui s’agite et s’inquiète.
32Le deuxième problème que posent ces vers est que le chœur ne répond pas à la question d’Hector au vers 12. Sur le plan dramaturgique, l’absence de réponse à la question du mot de passe est en rapport avec le caractère inédit de la scène, qui est au-delà des règles convenues ; l’omission du chœur est le signe que quelque chose d’anormal s’est produit. En outre, le silence sur le mot de passe est une pierre d’attente car il joue dans la pièce un rôle déterminant. Lorsque la question du mot de passe sera posée à nouveau, ce sera par le chœur (v. 687) et cette fois il sera donné, mais par l’ennemi, par Ulysse. Ce détournement aura d’autant plus de force que le mot Phoibos ne remplit pas son rôle avant : la seule fois où il sert, ce n’est pas à la reconnaissance mais au déguisement.
v. 17-19 : τί σὺ γὰρ / φυλακὰς προλιπὼν κινεῖς στρατιάν, / εἰ μή τιν’ ἔχων νυκτηγορίαν ;
Car pourquoi laissant derrière toi ton poste, viens-tu agiter l’armée, à moins que tu ne tiennes un conseil nocturne ?
33Si le terme νυκτηγορία est un hapax, le verbe νυκτηγορεῖσθαι (« débattre de nuit »), qui apparaît plus loin au vers 89, se retrouve au vers 29 des Sept, où il s’applique au plan tramé pendant la nuit par les ennemis. Le terme νυκτηγορία désigne le débat nocturne. Le sens de la question d’Hector est que le seul motif qui justifierait l’irruption du chœur et l’abandon de son poste, c’est la situation des Sept : la seule raison valable de perturber l’armée durant la nuit, c’est la préparation d’une attaque. Le terme νυκτηγορία est en rapport avec le terme λόχος qui précède, Hector donne la seule interprétation possible, à ses yeux, de la venue du chœur : la nouvelle d’une embuscade ennemie, qui nécessite d’ouvrir un conseil afin de proposer une riposte. Or, dans le chant X de l’Iliade, les deux assemblées nocturnes, dans le camp grec et dans le camp troyen, se font face, elles sont concomitantes. Dans le Rhésos, le poète introduit un décalage : le débat nocturne dont il va être question, c’est celui qui a lieu dans le camp grec (v. 44 -46) et qui précède celui des Troyens.
Parodos lyrique
v. 23-33 : strophe
v. 28-29 : τίς εἶσ’ ἐπὶ Πανθοΐδαν, / ἢ τὸν Εὐρώπας, Λυκίων ἀγὸν ἀνδρῶν ;
Qui ira au fils de Panthoos ou à celui d’Europe, chef des guerriers lyciens ?
34Le poète ne nomme pas les guerriers mais les désigne par leur patronyme qui, dans un cas, est ambigu, et dans l’autre n’appartient pas à la tradition homérique. Le fils de Panthoos est soit Polydamas (Iliade XIII, 756 et XIV, 450 et 454), soit Euphorbe (Iliade XVI, 808 et XVII, 81). On peut penser qu’il s’agit plutôt ici de Polydamas qui, dans l’Iliade, a un rôle plus prépondérant qu’Euphorbe et conseille Hector. Hector et Polydamas forment jusqu’au XVIIIe chant un couple antithétique. La stratégie de Polydamas est de se replier dans la ville tandis que celle d’Hector, qui voue l’armée au désastre, est de rester dans la plaine. Polydamas n’apparaît pas dans le Rhésos sinon de manière implicite, en négatif, à travers le personnage d’Énée qui lui est substitué.
35Quant au fils d’Europe, le poète précise qu’il s’agit de Sarpédon en ajoutant l’apposition « chef des guerriers lyciens ». En effet, une partie de la tradition12 fait de lui le fils de Zeus et d’Europe et le frère de Minos et de Rhadamante, alors que chez Homère, Sarpédon est fils de Zeus et de Laodamie. Comme le souligne Wathelet13, « il y avait une discordance manifeste entre les données homériques et celles qui faisaient de Sarpédon un frère de Minos », puisque Minos se situe trois générations avant la guerre de Troie. Les Anciens résolvent diversement ce problème, mais la majorité distingue deux Sarpédon14. Le poète du Rhésos montre qu’il confronte à la tradition iliadique une matière extra-homérique15. Le fait que ce soit le nom de la mère qui désigne Sarpédon et non celui du père, comme pour Polydamas – ce qui est usuel –, concorde avec ce qu’Hérodote dit des Lyciens (I, 173), qui « portent le nom de leur mère et non celui de leur père ».
36Sarpédon est l’une des figures auxquelles on peut identifier Rhésos, puisque tous deux sont des alliés venus de loin pour secourir les Troyens, des rois barbares couverts d’or qui ont le prestige des divinités. Or, la généalogie de Sarpédon choisie ici rapproche le guerrier lycien du guerrier thrace, car elle en fait des cousins : Europe (Théogonie, 357) et Strymon (Théogonie, 339) sont tous deux des enfants d’Océan et de Thétys. Le Rhésos, par son sujet, est proche d’une tragédie d’Eschyle que nous avons perdue, Europe ou les Cariens (Radt, fragments 99 à 101), centrée sur la mort de Sarpédon et le deuil de sa mère, Europe, figure qui trouve un parallèle dans la Muse à la fin de notre pièce.
37Dans l’Iliade, Sarpédon à lui seul représente le corps des alliés (au chant XII, 101, il est dit qu’il conduisait les alliés) et les Lyciens sont les alliés par excellence. Au chant V, 471 et suiv., comme Polydamas, il sermonne Hector mais pour des raisons inverses en lui reprochant de n’être pas assez offensif. Sarpédon, comme Polydamas, est une figure antithétique d’Hector. Les deux guerriers forment un couple complémentaire, Polydamas représentant la retenue réfléchie et Sarpédon la fougue. À travers cette antithèse stratégique, c’est toute l’armée qui est représentée. Le chœur ne les évoque plus comme des adversaires d’Hector mais comme des alliés, que requiert la situation de crise qu’il dessine. Les oppositions iliadiques sont neutralisées.
38Le chœur précise qu’il est le chef des Lyciens (Λυκίων ἀγὸν ἀνδρῶν rappelle la formule homérique Σαρπηδὼν τ’ ἀρχὸς Λυκίων, chant XIV, 426) qui seront évoqués à nouveau, sans apparaître pour autant : dans le troisième stasimon le chœur de sentinelles troyennes doit être relevé par les Lyciens. Le nom des Lyciens, qui est purement identificatoire ici, prendra dans la suite de la pièce un autre sens, puisque c’est le rapport avec le nom du loup, λύκος, qui sera mis en évidence.
v. 36-38 : Εκ. ἀλλ’ ἦ Κρονίου Πανὸς τρομερᾷ / μάστιγι φοβῇ, φυλακὰς δὲ λιπὼν / κινεῖς στρατιάν ;
Hector : Serait-ce donc que tu es épouvanté par le fouet terrifiant de Pan, fils de Cronos pour quitter ainsi ton poste et ébranler l’armée ?
39Hector oppose les anapestes au déchaînement lyrique du chœur et, aux questions et aux exhortations, le langage qu’il a déjà tenu : tant que le chœur n’aura pas répondu à la question initiale et donné la raison de ce désordre nocturne, il ne prendra pas en compte ses injonctions, ne participera pas à l’inquiétude du chœur. La répétition signale un empêchement du dialogue, sans progression, figé sur le même événement.
40En même temps, la reprise s’accompagne d’un approfondissement. Hector se voit contraint16 de donner une cause au comportement énigmatique du chœur. Pan se substitue à l’événement : Hector choisit de donner une analyse mythique de l’état du chœur.
Pan fils de Cronos
41Derrière l’agitation du chœur, Hector perçoit l’influence de Pan : c’est cette interprétation que l’on retrouvera dans les analyses d’historiens ou d’écrivains militaires comme Énée le Tacticien (Poliorcétique XXVII)17 tentant d’expliquer l’agitation soudaine d’une armée en campagne, perturbée en pleine nuit sans raison apparente. En dehors de ce contexte militaire, Pan apparaît comme dieu de la terreur panique et de la possession au vers 1172 de Médée, où, devant la future épouse de Jason qui subit les effets du cadeau de Médée (« son teint change, elle vacille et revient en arrière, jambes tremblantes… »), une vieille servante croit à un accès de fureur de Pan ainsi qu’au vers 142 d’Hippolyte, où le chœur, parlant de Phèdre malade, se demande si elle est possédée par Pan.
42Ce qui a fait problème, et ce, dès l’Antiquité, c’est la généalogie attribuée par Hector au dieu. Ce n’est que peu à peu que s’imposera la version qui fait de Pan le fils d’Hermès (Hymne Homérique à Pan, 1 ; Hérodote II, 14), car les Grecs connaissaient au moins quatorze versions différentes de sa généalogie18. Le scholiaste du Rhésos nous apprend qu’Eschyle distingue deux Pan, le fils de Zeus et le fils de Cronos (Eschyle, fr. 25b Radt) et donne trois explications possibles à la désignation « fils de Cronos » : soit c’est une autre généalogie, soit Pan est appelé ainsi parce que c’est un dieu ancien ou parce qu’il est fils de Zeus et descendant de Cronos, comme Achille est appelé Éacide. Ces différentes généalogies mettent en évidence que Pan apparaît à toutes les générations de dieux, comme une puissance nécessaire à chaque génération.
43Si l’appellation « fils de Cronos » et le pouvoir de susciter la peur panique sont liés, c’est parce que Pan est ici un dieu violent fauteur de troubles. Dans l’Iliade, l’appellation « fils de Cronos » évoque l’aspect terrible de Zeus. La référence au fouet renvoie au domaine pastoral, comme l’explique Borgeaud (1979, p. 185 et suiv.) : c’est l’instrument de la domestication animale. Le paradoxe, c’est qu’en imposant l’ordre, le fouet crée le désordre. Les distinctions entre l’homme et l’animal sont brouillées ; Pan, qui est un être intermédiaire, à la fois homme et bête, réduit les hommes à l’état d’animaux.
v. 41-51 : Antistrophe
v. 41-42 : Χο. πύρ’ αἴθει στρατὸς Ἀργόλας, / Ἕκτορ, πᾶσαν ἀν’ ὄρφναν
Le chœur : L’armée argienne allume des feux, Hector, à travers toute l’obscurité.
44Au vers 42, Pearson a relevé l’emploi de la préposition ἀνά comme épique et contraire à l’usage habituel des tragédiens attiques. Il considère que l’expression ἀν’ ὄρφναν a un sens temporel comme le ἀνὰ νύκτα que l’on trouve au vers 80 du chant XIV de l’Iliade, seul exemple homérique de la préposition ἀνά avec un sens temporel19. Or, ce n’est pas un épicisme qu’a fait le poète du Rhésos, car le mot ὄρφνη n’est pas homérique, et, comme le souligne Ritchie (p. 181), le sens de ἀν’ ὄρφναν ici est davantage spatial que temporel : les Grecs allument des feux « à travers » la nuit. Ce qu’il a fait, c’est prendre deux formules homériques différentes, ἀνὰ νύκτα et νύκτα δι’ ὀρφναίην (Iliade X, 83), pour les refondre en une nouvelle expression.
v. 43 : διιπετῆ δὲ ναῶν πυρσοῖς σταθμά.
Et les remises des navires sont illuminées par les torches.
45Le premier sens de l’adjectif διιπετής (ou διειπετής20) est « qui tombe de Zeus, du ciel » et, dans l’Iliade (XVI, 174 ; XVII, 263 ; XXI, 268, 326) et dans l’Odyssée (IV, 477), il apparaît toujours pour désigner un « fleuve tombé du ciel » (διιπετὴς πόταμος), parce que nourri par les pluies tombées du ciel. Dans l’Hypsipyle d’Euripide (fr. 752 h, 31 Kn = Col. 6, fr. 1.4, v. 31 J.-V.L.), l’expression νάματ’ οὐ διειπετῆ désigne des eaux stagnantes et chez Plutarque (Marius, 21, 8, 3) encore, on trouve pour la pluie l’expression ὕδατα διειπετῆ. Le mot connaît une évolution sémantique21 : de « tombé de Zeus » a été tiré le sens de « divin, brillant ». Au vers 1268 des Bacchantes, où l’éther est dit λαμπρότερος ἢ πρὶν καὶ διιπετέστερος, l’adjectif est aussi traduit par « pur, limpide »22. Ici, les campements des navires sont éclairés par les feux et brillent. L’adjectif contraste avec πᾶσαν ἀν’ ὄρφναν au vers précédent. Mais le composé garde sa valeur originelle : il signifie que le feu, comme dans l’Iliade, est vu comme un signe du vouloir de Zeus. Les remises des navires prennent une qualité divine, issue de la clarté divine. Alors qu’il est toujours, dans l’épopée, lié à l’eau, l'adjectif est ici associé à l’élément contraire, le feu. Le poète joue sur l’histoire du mot.
v. 44-46 : πᾶς δ’ Ἀγαμεμνονίαν προσέβα στρατὸς / ἐννύχιος θορύβῳ σκηνάν, / νέαν τιν’ ἐφιέμενοι βάξιν.
Toute l’armée s’est approchée de la tente d’Agamemnon de nuit dans le tumulte, pour ordonner une parole nouvelle.
46Le sens de l’expression ἐφιέμενοι βάξιν a posé problème, parce qu’on attendait plutôt le sens de « désirer », que le verbe ἐφίεσθαι a lorsqu’il est suivi du génitif, et non celui de « commander », qu’il a lorsqu’il est suivi de l’accusatif : beaucoup veulent lire que l’armée vient à la tente d’Agamemnon « dans le désir d’un ordre nouveau » et non « pour commander une parole nouvelle ». Les rôles sont renversés : c’est la foule des soldats qui vient ordonner23 au chef de lui donner une parole nouvelle.
47Le mot βάξις est un mot poétique qu’on ne rencontre pas chez Homère et Hésiode mais qui apparaît par la suite dans deux contextes essentiellement. Soit il désigne une parole oraculaire, comme dans les Trachiniennes (v. 87 : θεσφάτων βάξιν) ou dans le Prométhée au vers 663, où, à Inachos qui a envoyé des messagers à Delphes et Dodone parvient un jour une réponse claire (ἐναργὴς βάξις) de l’oracle ; enfin dans les Purifications d’Empédocle (31 DK B 112, 11), il désigne « la parole de guérison » (εὐηκέα βάξιν) que délivre le poète philosophe et qui est associée à l’oracle (v. 10s.). Soit le mot désigne le bruit qui se répand parmi les hommes, comme le définit l’Etymologicum Magnum (Gainsf., 187, 45, s.v. βάξις) qui renvoie à Mimnerme (fr. 15 West), où il est qualifié péjorativement, comme souvent le verbe βάζω chez Homère et Hésiode (Iliade IV, 355 ; Odyssée IV, 837 ; XVII, 46 ; Hésiode, Travaux, 186 ; 788). Au vers 224 d’Hélène, le mot βάξις désigne la réputation d’Hélène à travers la Grèce. Au vers 998 d’Ajax, le mot conjoint les deux sens de « rumeur » et d’« oracle », puisque le bruit qui se répand dans l’armée au sujet de la mort d’Ajax est comme une parole venue d’un dieu. Dans le Rhésos, l’armée vient à la tente du roi pour obtenir de lui une parole décisive, un oracle.
Notes de bas de page
1 La lune aussi, comme l'aurore, apparaît portée sur un char : voir Roscher, 1884-1937, vol. II. 2 3136.
2 Page, 1934, p. 92.
3 Judet de La Combe, 2001b, p. 113.
4 Kaimio, 1970, p. 129.
5 KG II § 596b, p. 559.
6 Vernant, 1998, p. 39 et suiv.
7 Voir Agamemnon, 1540, où il désigne le fond de la baignoire d’argent, dans laquelle est tué le roi.
8 Pour une étude plus complète de la couche de feuilles d’Hector, voir Plichon, 2023.
9 Chez Homère, la nuit est divisée en trois parties (Iliade, X, 251, 253 ; Odyssée, XIV, 483). Le poète du Rhésos, lui, partage la nuit en cinq tours de garde, comme le montrent les vers 527-545. D’où le recours, au vers 5, à l’hapax τετράμοιρον : au moment où s’ouvre la pièce, nous sommes dans la quatrième partie de la nuit. Le scholiaste signale que Stésichore (fr. 91 Page) et Simonide (fr. 139 Page) divisaient aussi la nuit en cinq périodes.
10 Moorhouse (1982, p. 108 et p. 110) neutralise le sens de la préposition.
11 Chantraine, D.E.L.G, s.v. ἐννέπω ; Fournier, 1946, p. 47 et suiv.
12 Sarpédon est fils d’Europe chez Hésiode, comme l’indiquent le scholiaste du Rhésos et la scholie T (fr. 140 M.-W) de l’Iliade (XII, 292), chez Bacchylide (scholie ad Iliade XII, 307 ; fr. 10, Snell), Eschyle (Les Cariens ou Europe, fr. 99, Radt), Hérodote (I, 173), Hellanicos (4 F 94, Jacoby, cf. scholie au vers 29 du Rhésos), Éphore (70 F 127, Jacoby, cité par Strabon, XIV, 1, 6), Diodore (V, 79, 3).
13 Wathelet, 1988, s.v. Σαρπηδών.
14 Diodore V, 79, 3 ; Arrien de Nicomédie (156 F 58 Jacoby).
15 Voir aussi au vers 549, Coroibos, fils de Mygdon.
16 Pour ἀλλ’ ἦ qui introduit une objection sous la forme interrogative et traduit la surprise et l’incrédulité, voir Denniston, GP, p. 27.
17 Borgeaud, 1979, p. 137 et suiv. Et pour la présence de Pan dans le Rhésos, voir Plichon, 2015.
18 Roscher, 1894, p. 362-377 ; Borgeaud, 1979, p. 66-69, 84-85.
19 Chantraine, 1953, p. 91.
20 Les éditeurs donnent διειπετῆ à la suite d’Elmsley alors que les manuscrits donnent διιπετῆ, aussi donné par le manuscrit P au vers 1267 des Bacchantes. La forme διι- est correcte, puisque -ιι est un suffixe de datif-locatif. Voir Schwyzer, 1939, p. 452, n. 6.
21 Chantraine, D.E.L.G, s.v. διιπετής.
22 La scholie A au chant XVI de l’Iliade explique aussi l’adjectif par διαφανής et l’Etymologicum Magnum (Gaisf. 275, 9, s.v. διιπετής) glose l’adjectif par διαυγής.
23 Mastronarde, 2004, p. 28 et Liapis ad loc.
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