Introduction
p. 7-48
Texte intégral
1Il y a dans les études philologiques des questions qui reviennent régulièrement sur le devant de la scène : celle de l'authenticité du Rhésos en fait partie. Le xixe siècle, qui marque la naissance de la philologie moderne, est sans aucun doute la période la plus féconde, qui voit fleurir les dissertationes sur le Rhésos. Depuis le début des années 2000, l'intérêt pour la pièce se ravive : en 2004, elle est éditée et traduite par François Jouan aux Belles Lettres et entre 2005 et 2014 elle fait l'objet de trois commentaires de Arne Feickert, Vayos Liapis et Almut Fries. Enfin, en 2020 paraît aux Presses universitaires de Cambridge le commentaire de Marco Fantuzzi. Les philologues d’aujourd’hui poursuivent un débat qui a été transmis par l’Antiquité. On sait par l’un des Arguments (III Zanetto) de la pièce que « certains » (ἔνιοι) contestaient l’attribution à Euripide. Cette mise en doute anonyme et partielle a inauguré des siècles de questionnements1. Ce qu’ont fait les philologues modernes, c’est étayer et argumenter un soupçon qui, dans l’Argument, n’était développé que par un point : le Rhésos aurait un « style » plus sophocléen qu’euripidéen. Paradoxalement, ce n’est pas sur ce jugement que se sont appuyés, la plupart du temps2, les Modernes qui ont contesté l’authenticité. L'argumentation des interprètes jusqu'à aujourd'hui repose essentiellement sur une analyse du vocabulaire, du style, de la technique dramatique et métrique. Cependant, la scientificité revendiquée des outils employés (comme les statistiques) est généralement précédée d’un jugement de goût sans cesse reconduit sur les mérites artistiques de la pièce. C’est souvent le sentiment, à une première lecture, que le Rhésos est une œuvre médiocre qui préside à la démonstration3. Ainsi, la notion d’authenticité recouvre d’autres enjeux : l’œuvre authentique est aussi celle qui témoigne du génie d’un auteur, celle qui a un propos, qui est portée par une réflexion : si le Rhésos est inauthentique, c’est parce qu’il est indigne d’un grand poète.
2Au lieu de m’interroger sur la paternité de l’œuvre ou de perpétuer un jugement de goût, je voudrais postuler un projet esthétique de la pièce et le mettre à l’épreuve. Trop souvent le jugement sur l’authenticité, à travers l’analyse de données factuelles, évince la compréhension et l’interprétation. La pièce est disloquée, fragmentée en divers centres d’intérêt, qui font l’objet d’une analyse et d’un jugement séparés : le vocabulaire, le style, la composition et la métrique sont étudiés successivement et non comme un ensemble signifiant. La démarche n’est pas différente de celle des Analystes sur la question homérique : ce sont les accrocs apparents du texte qui guident la lecture et infléchissent le jugement4. Un tel jugement s’inscrit toujours dans un horizon d’attente, il se construit par rapport à un modèle qu’il faut mettre en question. L’étalon à l’aune duquel les critiques évaluent le Rhésos est une idée de ce qu’est l’œuvre d’Euripide. Or la perspective sur l’œuvre change dès lors que l’on considère plutôt que chaque pièce a la capacité de moduler ce qui existe déjà, de s’en distancier, et se construit précisément par ses écarts, de sorte que le genre tragique lui-même est redéfini par chaque tragédie.
3Il y a souvent chez les critiques la volonté de sceller l’œuvre sous un nom avant même de l’avoir ouverte à la lecture et de décider si elle est d’Euripide, d’un poète alexandrin ou d’un obscur imitateur. J’ai cherché au contraire à pratiquer l’agnosticisme historique, l’ars nesciendi5. Ce qui a motivé une étude détaillée du Rhésos, c’est la volonté de déplacer la question de l’authenticité, en cherchant à montrer la pièce comme une œuvre poétique cohérente sans me contraindre à donner un nom d’auteur et une date. Bien sûr une telle démarche demeure incomplète en raison du double mouvement que suppose toute lecture : de même que, pour décider de la paternité du Rhésos, il faut l’avoir lu pour lui-même, on ne lira pas le Rhésos de la même manière si l’on considère qu’il est d’Euripide ou d’un poète hellénistique. En refusant de décider de l’attribution du Rhésos, nous maintenons la lecture de la pièce résolument ouverte. L’interprétation qui est donnée du texte est à réinscrire dans une histoire de la poésie, où le projet esthétique du poète prendra un sens différent, selon qu’il intervient au ve, au ive ou au iiie siècle.
4Si le poète du Rhésos n’est pas Euripide, il est clair pour nous qu’il est euripidéen : l’esthétique de la rupture (la pièce est une juxtaposition de moments) et de la surprise est euripidéenne ; la représentation de l’humanité quotidienne des personnages (le poète nous donne à voir l’homme aux prises avec l’opacité nocturne) est euripidéenne, comme l’est aussi la représentation de la divinité : la pièce met en scène le pouvoir implacable des dieux dans ce qu’il a de brutal et de contraire à la logique humaine. Athéna est terrifiante et manipulatrice comme peut l’être le Dionysos des Bacchantes ; c’est elle qui crée le drame, comme Dionysos ou comme Aphrodite dans Hippolyte. En même temps, la divinité parle et argumente comme les hommes et entre dans les mêmes relations d’intérêts. Le Rhésos est une pièce euripidéenne mais qui se distingue par son caractère profondément métapoétique : le dramaturge réussit le tour de force de créer du spectacle avec des questions philologiques.
5Parmi les travaux sur le Rhésos, certains consistent en une analyse du style, de la diction, de la métrique et de la technique dramatique (Hermann, Ritchie), d'autres constituent des essais d’interprétation générale (Burnett, Paduano) ou thématique (Burlando). Les commentaires récemment parus se rangent dans la première catégorie. La volonté de ce travail était d’abord de réintégrer l’analyse d’un mot dans une démarche poétique, l’étude d’un élément structurel dans un projet esthétique et les questions que pose un passage dans une réflexion générale. La forme du commentaire est la plus appropriée à une telle démarche car elle permet un va-et-vient constant entre la partie et le tout. Ce qui fait souvent défaut dans les éditions commentées de la pièce, c'est que le commentaire n'y est pas réellement développé : ce sont le plus souvent des notes qui justifient les choix de texte et posent les problèmes factuels (difficultés syntaxiques, lexicales, métriques) ; parfois une interprétation est posée dans l’introduction sans qu’il y ait de réelle interaction entre les deux parties du travail et parfois les notes donnent l’occasion d’interprétations ponctuelles, sans ligne interprétative directrice. Fries (2014) commence son introduction au commentaire en reconnaissant une valeur au Rhésos, en prenant la pièce au sérieux et en se distinguant ainsi de nombreux commentateurs avant elle, Liapis étant le plus récent (2012). Cependant le temps qu’elle prend à considérer la pièce « en elle-même » (p. 3-7) est court puisqu’elle passe très rapidement à l’authenticité sous l’angle de laquelle elle va examiner la langue et le style ainsi que la technique dramatique. Elle postule, comme nous le faisons, une cohérence interne à la pièce (p. 5) mais n’approfondit pas son interprétation générale qui s’arrête à une évaluation des points forts et des points faibles. Le commentaire de Fantuzzi est paru au moment où s’achevait notre travail et c’est la raison pour laquelle nous n’avons pu pleinement en tenir compte. S’il témoigne par sa richesse d’un véritable regain d’intérêt pour la pièce au xxie siècle et de nouvelles propositions pour son interprétation, ces nouvelles propositions cependant, comme celles de Liapis, sont toujours aimantées par le désir d’attribuer une datation. Or c’est cette perspective de la datation que nous avons choisi de prendre à fronts renversés. La « divinisation » de Rhésos dans le second stasimon, les débats sur l’envoi d’un espion, sur la récompense à attribuer à un « bienfaiteur » ou sur la manière de recevoir l’allié thrace reflètent pour Fantuzzi des problématiques plus présentes dans la seconde moitié du ive siècle av. J.-C.6 et son interprétation politique de la pièce reste subordonnée à la recherche de ces allusions historiques. Si la question de la décision7 est bien centrale, ces débats dialoguent avant tout avec l’épopée et la tragédie sans pouvoir être ancrés de façon décisive dans un moment historique précis.
6Le commentaire que nous menons ne prétend pas épuiser toutes les sources de difficultés que pose le texte. Il s’agit de définir à chaque fois les termes d’un dialogue que le poète établit avec la tradition, afin de découvrir la singularité de l’œuvre dans la ressaisie particulière d’une intertextualité.
I. La langue du Rhésos
7Dans l’étude de la langue du Rhésos, il fallait éviter deux écueils : le premier est celui qui consiste à faire de l’œuvre un centon, un patchwork de citations. Ce que font bon nombre d'interprètes : d’Hermann, pour qui le poète est un lettré, qui a recueilli et tissé ce que sa fréquentation des poètes lui avait fourni de plus remarquable, jusqu'à Fries qui, reprenant les termes de Fraenkel, parle de « mosaic technique » quand Liapis parle lui de « patchwork » et de « pillage ». Dès lors, ce qui guide l’étude du vocabulaire de la pièce, c’est la question de la dépendance à d’autres sources textuelles (épopée, tragédie ou comédie…), conçue par Fries comme « sur-dépendance ». Le problème de cette évaluation est double car au regard de ce que nous possédons du corpus dramatique, l’évaluation statistique est toujours sujette à caution ; en second lieu le sens de la reprise n’est pas interrogé, sauf à être justifié par un contexte : contexte épique ou guerrier par exemple. Le Rhésos serait une œuvre d’art d’un nouveau genre, un art de la combinaison, de la collection et de l’assemblage. Or, c’est bien là une caractéristique essentielle de la langue d’art tragique, qui est avant tout un creuset de langages. Il n’a pas fallu attendre les Alexandrins pour avoir une poésie savante : si les Tragiques sont des érudits, ce n’est pas dans le sens où Hermann l’entend mais parce qu’ils réfléchissent à leur pratique et manient avec art le langage de leurs prédécesseurs et de leurs contemporains. Une telle approche trahit une pensée qui sépare le génie de l’artiste du travail de l’érudit, la création de la réélaboration critique d’une matière poétique. La limite que rencontrent les analyses de la langue poétique (comme celles qu’ont menées Hermann, Hagenbach, Rolfe, Eysert, Ritchie) est qu’elles tendent à ne faire des mots que des constituants linguistiques à la disposition du poète et non des constructions particulières. Elles sont nécessaires mais ne signifient rien si on ne questionne pas précisément l’usage de chaque mot et les relations qu’il entretient avec le patrimoine linguistique.
8L’écueil inverse consistait à restreindre les références intertextuelles, comme le fait Ritchie (p. 196-204), qui réexamine les ressemblances entre la diction du Rhésos et celle des trois Tragiques relevées par ses prédécesseurs pour défendre l’auteur du Rhésos contre l’accusation d’imitation. Il cherche à démontrer que ces ressemblances ne sont pas des réminiscences voulues mais relèvent d’un usage commun de la langue. Ainsi, loin de se servir des reprises d’Eschyle ou de Sophocle comme d’un argument en faveur de l’authenticité – Euripide, en effet, fait constamment référence aux œuvres de ses prédécesseurs et se positionne par rapport à eux –, Ritchie essaie de les minimiser. Là encore, c’est la méthode employée qui conduit à ce résultat : isoler le mot d’une dynamique, c’est voir la citation comme un emprunt, une parole aliénée et le texte comme une somme de discontinuités et non plus comme un processus de transformation.
II. Unité et structure
9Le but d’une analyse suivie du texte était de restituer une vision d’ensemble de la pièce, qui soit autre que l’accumulation de singularités ponctuelles. Le texte du Rhésos, contrairement à un texte comme celui de l’Agamemnon, ne heurte pas en permanence la compréhension. Si certains passages présentent de vraies difficultés – notamment dans les chants de chœur – la compréhension littérale, la plupart du temps, ne pose pas problème. Il faut alors interroger le texte en essayant de définir ce qui se joue dans le dialogue dramatique ou dans le chant et il s’agit de ne pas perdre de vue, à travers la forme discontinue du commentaire, la continuité des enjeux réflexifs.
10Le commentaire tâche de restituer l’unité du Rhésos, dont l’action a souvent été considérée comme atomisée. La pièce est pour beaucoup une succession de scènes sans liens, qui juxtapose deux intrigues. Durant toute la première partie du drame, rien ne donne à attendre l’arrivée de Rhésos ; le spectateur ignore tout de l’événement central et l’intérêt se concentre sur un autre sujet : l’énigme des feux allumés dans le camp grec et l’envoi d’un espion pour la résoudre. À l’intérieur de cette bipartition, c’est la multiplication des saynètes qui est critiquée, dont le nombre va de pair avec le nombre de personnages entrant sur scène8. Paradoxalement, cette critique utilisée comme argument contre l’authenticité est de celles qui sont le plus fréquemment adressées à Euripide lui-même, à qui l’on reproche des pièces faites de tableaux, des intrigues éclatées, une tendance au détail. La discontinuité est vue comme un défaut et connotée négativement par les philologues qui, sous l’égide d’Aristote, jugent une œuvre comme un tout organique, et nécessairement lié9. On peut au contraire envisager positivement cette discontinuité : le Rhésos, comme la tragédie euripidéenne, mettent en œuvre une esthétique de la surprise. L’œuvre fonctionne par ruptures avec le cours linéaire de l’action. L’arrivée de Rhésos, au centre de la tragédie, constitue une coupure verticale, une catastrophe. Il ne s’agit pas, comme dans la théorie esthétique de la Poétique d’Aristote, du moment nécessaire d’une régularité. L’intervention d’Athéna comme la venue de Rhésos participent de la même irrationalité.
11Pour notre réflexion sur la structure du Rhésos, une lecture a été particulièrement fructueuse et stimulante : celle de Paduano (1973), qui suggère de penser les rapports entre les différentes parties de la pièce non pas comme étant « d’ordre temporel, diachronique » mais comme « horizontaux et synchroniques », c’est-à-dire de considérer une partie non comme le développement et la conséquence d’une autre, sur un mode génétique, mais comme son analogue. Si l’on peut parler d’unité, c’est parce que la tragédie ne représente qu’un événement : la venue de Rhésos. La diversité, la discontinuité résident dans les approches de cet événement. Chaque scène doit être considérée comme une monade, une interprétation singulière du drame, et la pièce comme une succession d’interprétations juxtaposées d’une même question. Dans le Rhésos, la question est de savoir ce qui fait événement : comment reconnaît-on le héros et comment décide-t-on d’une action qui doit engager l’avenir du monde ? Dès lors, la temporalité propre à la pièce est celle du moment critique : chaque épisode est une interprétation du moment où tout se joue et ce qui est mis en scène, c’est cet instant où le temps se trouve suspendu. À un seul moment le destin de la guerre se décide vraiment : lorsque Rhésos est tué ; le reste du temps, les personnages jouent l’issue de la guerre sur un mode illusoire. Les autres événements ne sont que des projections du moment critique. Or, c’est à travers ces événements qu’une linéarité est reconstituée car ils construisent le moment décisif qu’est la mort de Rhésos.
12Là où nous différons de Paduano, c’est dans l’interprétation de ce schéma structurel. Selon lui, ce qui tend à se répéter dans chacune des scènes, c’est une alternance entre confiance et échec : le Rhésos martèlerait la faillite de tous les espoirs. La clé de voûte de la pièce serait le parallèle entre les figures de Rhésos et de Dolon : à chaque fois, c’est un espoir qui se présente pour Troie et cet espoir est doublement anéanti. Certes Dolon et Rhésos représentent deux solutions différentes, celle de la mètis et celle de la biè, mais ce que montre finalement la pièce, dit Paduano, c’est que toutes deux sont sanctionnées par le même résultat : quoi qu’il fasse, l’homme est voué à l’échec. Cette lecture rejoint finalement la lecture aristotélicienne de la tragédie, qui définit le tragique par le renversement, le passage du héros du bonheur au malheur (Poétique 1453a 7). Ce qui l’en distingue, c’est que le paradigme du renversement, de l’illusion en désillusion, de la confiance en échec, y est démultiplié à travers plusieurs figures héroïques.
13Le problème d’une telle interprétation est qu’elle conduit à une indifférenciation des événements dramatiques : les personnages ne sont plus que l’incarnation provisoire d’une valeur, d’une qualité ou d’une logique du destin antérieures au drame. Si Paduano a bien vu que le Rhésos répond aux questions occultées par le chant X et notamment à la plus importante, celle de savoir qui était réellement Rhésos, par la suite, il oublie le personnage, puisque Rhésos, même sur un mode différent, ne fait qu’incarner le même revirement du sort que Dolon.
14Nous donnons à la répétition qui structure le Rhésos un sens différent en en faisant le lieu où s’insinue une différence. En réalité, la répétition dans le Rhésos est dédoublée : pour les protagonistes du drame elle est enlisement et aveuglement, pour le spectateur elle est dévoilement des différents aspects de l’événement. Ainsi, l’arrivée de Rhésos dans la nuit répète le surgissement soudain des feux au début de la pièce : pour le spectateur le parallèle signifie que Rhésos constitue le feu troyen, celui qu’ils peuvent opposer aux Grecs ; chez Hector, la répétition suscite la même erreur interprétative, la même occultation de l’événement.
15La répétition est là pour mettre en évidence qu’un seul événement central se produit cette nuit-là et que le reste n’est que leurres pour les personnages. Ainsi, Dolon n’est pas équivalent à Rhésos : s’il a la prétention d’égaler les héros, il n’en est qu’une image déformée. Ce qui devrait être signe annonciateur devient signe falsificateur : au lieu de voir dans la répétition une gradation vers la révélation, les personnages, par leur mécompréhension, en font une multiplication de simulacres. La répétition, annonciatrice pour le spectateur, perd pour les protagonistes son caractère téléologique : les figures se contestent les unes les autres et s’invalident par leur multiplicité même.
16Dès lors, se pose la question du héros : comment dans cette multiplication de simulacres se définit-il ? Et si les personnages peinent à l’identifier, comment, dans ce temps de l’attente qui est celui du Rhésos, déterminent-ils le moment propre à l’action ? Comment se décide un événement qui engage l’histoire du monde ? Chaque personnage est une réponse à ces questions, singulière et polémique, qui naît dans l’échange dramatique. Le but de l’analyse est aussi de définir ces réponses, les types de langage auxquels ont recours les personnages et les conditions de leur prise de parole. La scène dramatique apparaît ainsi comme lieu de confrontation de langages et de fonctions linguistiques, le personnage étant la médiation par laquelle l’intertextualité devient dynamique, dramaturgique. Le poète du Rhésos ne fait pas que se rapporter à d’autres œuvres, d’autres traditions, mais les fait jouer l’une contre l’autre, l’intertextualité ne consistant pas dans le rapport de l’œuvre à une autre, mais dans la rencontre et le débat.
III. Statut des personnages
17Même si le genre tragique ne cesse de s’écrire en référence au mythe, le Rhésos est une des rares pièces à reprendre la trame d’un chant homérique. Si la référence mythique confère aux personnages un nom et un destin, la tragédie constitue un univers autonome, dans lequel les personnages s’arrachent d’une identité mythique qui les précède pour se constituer, de manière problématique et singulière, dans les discours qu’ils empruntent et agencent. En revanche, les trames parallèles du chant X et du Rhésos instituent le personnage tragique comme une citation et le confrontent sans cesse à l’éclat héroïque des personnages homériques. La ligne iliadique pèse sur lui comme un destin invariable. Or, le choix qu’opère le poète de traditions mineures, qui viennent interférer avec la tradition iliadique, fait éclater l’identité du personnage et, du même coup, congédie la problématique de la représentation qui a prévalu et prévaut encore dans les interprétations du personnage tragique. Le personnage apparaît dès lors comme la construction d’un espace de confrontation entre traditions divergentes.
18Analyser le personnage en termes psychologiques, c’est s’intéresser à la cohérence et à la logique de son comportement au cours du drame10. Dans le Rhésos, ce qui est, la plupart du temps, la référence des critiques pour juger le caractère des personnages, et notamment d’Hector, c’est le héros homérique. Il s’agit de dire si Hector est digne de son modèle épique. Or, si le nom d’Hector convoque la tradition homérique, le rapport de la tragédie à l’épopée ne peut être conçu comme mimétique. On ne peut attendre du personnage tragique qu’il soit le reflet du personnage homérique dans la mesure où le placer dans le contexte nouveau de la scène, c’est lui donner une individualité nouvelle. Chez la plupart des commentateurs le personnage homérique sert de référence dans un double sens : au sens neutre de réalité à imiter mais aussi au sens fort de modèle éthique. La catégorie éthique à laquelle les interprètes ont le plus souvent recours est celle de « noblesse », qui est en fait empruntée à Aristote : la première condition que doivent remplir les personnages de la tragédie est d’être nobles (χρηστοί, Poétique, 1454a, 16) comme le sont les héros homériques, et les personnages du Rhésos, aux yeux de la plupart des commentateurs, sont sans noblesse. Ils font souvent d’Hector, Rhésos et Dolon une déclinaison en trois personnages de la figure du miles gloriosus. Cette critique en rejoint une autre, plus générale, qui touche au genre de la pièce car en pointant le manque de noblesse des personnages, c’est le statut de tragédie que les interprètes remettent en cause : les personnages bas sont davantage du ressort de la comédie (Poétique, 1448a). L’appellation de miles gloriosus est attachée à la comédie du ive siècle et, en caractérisant ainsi les protagonistes du Rhésos, les commentateurs en font des précurseurs des héros comiques qui les suivront.
19Or on ne peut parler de « déshéroïsation11 » dans la mesure où ceux qui apparaissent dans le Rhésos sont bien les grandes figures que l’on connaît ; leur nom le dit et ce qu’ils font aussi. Ulysse et Diomède, fidèles à leur légende, entrent dans le camp troyen et en ressortent sans dommage, après avoir accompli un coup d’éclat. Le résultat est là au terme de la pièce : ils ont joué leur rôle de héros meurtriers. Il n’y a pas d’amoindrissement intrinsèque des héros mais un déplacement, une décontextualisation ; la discordance que les critiques croient voir dans le personnage lui-même est en fait entre le personnage et le contexte dans lequel il est placé.
20Les commentateurs du Rhésos n’ont généralement pas recours à l’argument traditionnel des besoins de l’intrigue (mythos) pour expliquer les changements des caractères (ethos) : la critique des incohérences des personnages va de pair avec celle des déficiences de l’intrigue. Le fait que ces deux types de reproches coexistent dans les lectures du Rhésos suffit à révéler l’arbitraire d’une distinction entre ethos et mythos qui, en réalité, se présupposent l’un l’autre. Ainsi ceux qui stigmatisent le manque de noblesse des personnages leur reprochent en même temps de ne pas provoquer les émotions tragiques que sont la pitié et la crainte12 et jugent le personnage à l’aune de l’effet suscité chez le spectateur.
21Concevoir le personnage non plus comme représentation mais comme construction, c’est l’interpréter comme un effet du drame lui-même13. Pour tenter de cerner au plus juste ce que sont les personnages du Rhésos, il faut en passer par ce qu’ils ne sont pas, en essayant de déterminer précisément ce qui fait leur singularité, ce qui fait qu’ils échappent à une idée générale du personnage tragique.
22En premier lieu, les personnages sont toujours à délibérer sur ce qu’ils doivent faire mais la véritable action du drame se passe sans eux. Ils délibèrent sans idée de la fin que doit viser leur action et la situation est à l’opposé d’une pièce comme le Philoctète, où les enjeux sont fixés dès le début. Ici, c’est Athéna qui vient dire ce qui doit être accompli, mais seulement à Ulysse et Diomède ; les Troyens, eux, restent à l’écart de ce qui se joue, jusqu’à la fin. L’acte d’Ulysse et Diomède leur est imposé du dehors, par la contrainte divine. Il ne peut alors être question ni de choix, ni de faute (ἁμαρτία), puisque, comme la Muse le dira, « Ulysse et Diomède n’ont rien fait en faisant cela » (v. 939) ; ils n’auront pas même à rendre compte de cette action puisqu’ils disparaissent. Le héros tragique ne peut être cerné comme celui dont l’action se retourne contre lui jusqu’à la destruction14. Le seul autre personnage qui agit est Dolon mais il échoue et le terme de l’action n’est pas représenté sur scène ; il n’y a pas même de récit de la mort de Dolon, que l’on apprend au détour de la conversation entre Ulysse et Diomède. L’action, dans le Rhésos, est déconnectée de la délibération soit, dans le cas de Dolon, parce qu’une fois la décision prise, l’action a lieu hors scène, soit, dans le cas d’Ulysse et Diomède, parce que l’action ne correspond pas à la décision. Le Rhésos accentue le hiatus qui existe dans toute tragédie entre le télos des dieux et celui des hommes ; alors que dans les autres tragédies, ce hiatus finit par être révélé aux personnages, les Troyens n’ont pas plus conscience à la fin de ce que sont les desseins des dieux. L’avenir que vient dévoiler la Muse est étranger à l’histoire troyenne ; la Muse parle d’un autre lieu et d’un autre temps.
23Le drame se constitue ainsi par une confrontation de discours et pourtant le langage dans le Rhésos n’est pas, contrairement à ce qu’il est dans d’autres pièces, et notamment chez Euripide, agonistique. L’agôn attendu entre Hector et Rhésos dans le troisième épisode prend une forme inattendue. Il n’y a pas de réel conflit de valeurs chez les deux adversaires, qui se réfèrent à une même éthique héroïque. Là où ils se séparent, c’est dans la définition qu’ils donnent de ces valeurs et de la communauté héroïque. Un même personnage peut adopter tour à tour une position différente, comme c’est le cas d’Hector qui est partisan de l’attaque face à Énée mais refuse de suivre Rhésos dans une expédition punitive des Grecs. Il ne s’agit pas là de retournements pour les besoins de l’intrigue, les positions des personnages ne sont pas nécessitées par une cohérence narrative mais elles se définissent en fonction d’un équilibre stratégique : Hector est partagé entre le devoir d’attaquer et celui de protéger la ville à l’intérieur de ses murs ; si Rhésos attaque, il peut réintégrer sa place à Troie.
24Ce qui va de pair avec le manque d’agôn, c’est le peu de gnomai qu’il y a dans le Rhésos, deux manques qui ont conjointement constitué un argument contre l’attribution à Euripide. Il est vrai que les personnages du Rhésos n’apparaissent pas comme des questionneurs de la réalité et ne mobilisent pour l’interpréter aucune forme de sagesse. Leur discours est essentiellement pragmatique et non théorique. La pièce nous place face au paradoxe d’un discours pratique qui ne débouche sur aucune action : les personnages parlent pour agir et n’agissent pas.
25Si le langage qu’ils emploient paraît interchangeable, c’est qu’ils ont recours à des discours préfabriqués (celui de l’éthique héroïque, de l’éloge, de la rhétorique judiciaire), qu’ils empruntent en fonction des situations. Ce ne sont pas les personnages qui sont des types mais les langages auxquels ils recourent et les rôles qu’ils doivent assumer. Les mots appartiennent à tous, les discours sont extérieurs aux personnages et codifiés. Il y a ainsi une tension entre la singularité du personnage et la communauté des mots et postures qu’il emprunte. Le malheur de ceux qui parlent sur scène naît du décalage entre un langage typique et une situation qui ne l’est pas, de la difficulté qu’ils ont à s’adapter à une situation inédite et à trouver les mots aptes à la saisir. Cette réflexion sur le langage que mène le poète du Rhésos rappelle celle d’Euripide plutôt que celle d’Eschyle ou de Sophocle15.
26Le véritable conflit ne se situe donc pas dans l’affrontement de normes différentes mais dans la façon de dire l’événement et son sens. Les personnages se distinguent dans la reconnaissance de ce qui fait événement : le chœur et Hector, Énée et Hector, s’opposent dans la définition de ce que sont les feux grecs ; Dolon donne lieu à un accord, puisqu’Hector comme le chœur s’emploient à en faire un héros. Mais le désaccord réapparaît avec l’événement que constitue Rhésos : il fait problème et c’est par rapport à ce problème que se construisent les autres personnages du drame.
27Les commentateurs qui ont jugé les personnages du Rhésos en les comparant aux héros homériques ont vu que leur spécificité est de s'élaborer dans cette référence permanente. Il y a là une poétique nouvelle dont il faut tenir compte. Mais là où nous nous distinguons d’eux, c’est dans l’interprétation de cette référence. Le personnage théâtral n'est pas une représentation du héros épique mais une analyse, le paradoxe étant que, pour l’analyser, le poète le place dans une situation différente, de sorte que c’est à travers une différence que se découvre une identité.
28Le dramaturge met en scène ce qui n’apparaît pas dans l’Iliade, le moment où les hommes dorment, où tout est arrêté ; il nous donne à voir ce qu’est réellement une incursion nocturne dans un bivouac : les deux espions grecs ont peur des bruits dans l’obscurité et marchent précautionneusement car ils ne savent pas où ils posent le pied. Il ne s’agit pas de ridiculiser mais de montrer les héros dans leur humanité quotidienne. En deçà du rôle qu’ils jouent dans l’épopée, le poète s’intéresse à leur individualité et au mode particulier par lequel se réalise l’épopée. L’identité des personnages est à chercher dans l’écart qui sépare les deux mondes symboliques que sont l’épopée et la tragédie, dans la manière dont l’une se reporte à l’autre. La pièce pose ainsi la question de ce qu’est le héros et de ce qu’il devient en passant de l’épopée à la scène tragique.
29Si le personnage se définit par les types de langage auxquels il a recours, il se définit aussi par les discours qui sont tenus sur lui : il apparaît comme une construction éclatée, discontinue, comme une image à multiples facettes, qui peuvent être incompatibles les unes avec les autres et non comme une unité psychologique cohérente. Il y a un processus d’énigmatisation à rebours de toute sédimentation du savoir, de toute structure téléologique, qui mènerait progressivement à une vérité. Or, c’est du désaccord poétique que vient la mésentente des personnages : Hector oppose à la représentation d’un Rhésos invincible, que donnent le berger, le chœur et Rhésos lui-même, sa conception de Rhésos comme un allié tard venu, conception conforme à la version iliadique. Tout se passe comme si Hector opposait l’Iliade à ses versions concurrentes. Si bien que l’on pourrait dire que la non-communication des personnages est une rivalité des traditions.
IV. Rhésos : l’aura du héros
30Dans la Dolonie, le roi thrace et ses soldats sont les derniers alliés à être arrivés et ils sont placés à l’écart des autres, à l’extrémité des lignes (X, 434). Nous ignorons si Rhésos a déjà combattu ; ce qui est sûr, c’est qu’il n’en est pas fait mention dans les chants précédents.
31Le nom de Rhésos est l’un des seuls noms barbares de l’Iliade (avec ceux de Priam et de Pâris). L’étymologie sur laquelle s’accordent la majorité des exégètes est celle envisagée en premier lieu en 1893 par Tomaschek (p. 53), puis proposée en 1909 par Cuny et adoptée successivement par Perdrizet (1910), Boisacq (1926), Seure (1928). Elle rapproche le nom de Rhésos de la racine indo-européenne -reg, qui a fourni le sanskrit râjâ, le gaulois rix, le latin rex. Ῥῆσος serait un nom thrace signifiant « roi ». Mais Ῥῆσος est aussi le nom d’un fleuve de Troade mentionné par Homère (XII, 20) et par Hésiode (Théogonie, 340), nom que Detschew (1957, p. 393 et 397) explique par une autre racine indo-européenne, la racine -res/ros qui signifie « couler, se déplacer vivement ». Il est difficile de savoir si les deux noms sont apparentés ou complètement étrangers l’un à l’autre16 mais, comme le remarque Wathelet, « il n’est pas impossible que l’homonymie ait joué un rôle dans l’élaboration de la légende du héros. » Pour ce qui est de la tragédie Rhésos, cela ne doit pas faire de doute : le poète a exploité les différentes étymologies possibles du mot, à commencer par celle qui fait du nom Rhésos l’expression d’une nature fluviale. Il est dit que Rhésos « est appelé d’après son père, le Strymon » (v. 279 = v. 652). Or le nom Στρύμων est formé sur le verbe ῥέω « couler ». Ce lien étymologique permet au poète de resémantiser la métaphore de l’armée vue comme un flux qui s’écoule (v. 290). Quant au lien à l’ascendance maternelle, s’il demeure implicite, il n’en est pas moins suggéré avec force par le poète. Pour Perdrizet, « l’étymologie qui rattache le nom Ῥῆσος au mot ῥῆσις devait plaire aux Grecs, comme tant d’autres qu’ils ont inventées pour marquer du sceau hellénique ce qui en réalité était aux barbares17 ». Le dramaturge fait de Rhésos un être de parole, qui parle (sans agir) et sur qui l’on parle : avant même d’entrer sur scène, il apparaît sous nos yeux par la parole du berger puis par celle du chœur. Le héros est celui qui n’est pas ἄρρητος (« dont on ne parle pas »).
32Rhésos est présenté dans l’Iliade comme le fils d’Éionée (v. 435). Ce nom est à rapprocher du toponyme Ἠϊών, qui désigne une ville à l’embouchure du Strymon (Hérodote VII, 25), et du nom commun ἠϊών qui signifie « rivage ». Même s’il est courant et appartient à un fonds poétique, comme le pense Leaf (1915, n. 1, p. 1), il est signifiant (Éionée est « l’homme du rivage ») et il n’y a pas de raison de ne pas faire le lien entre les deux généalogies, sans nécessairement suivre Conon (26F 1 Jacoby), qui fait d’Éionée l’ancien nom du Strymon. Éionée devait apparaître également dans la Petite Iliade, où, d’après Pausanias (X, 27, 1), il tombait sous les coups de Néoptolème durant la prise de Troie18. L’autre tradition, qui fait de Rhésos le fils du fleuve Strymon19, est attestée dans les scholies du vers 435 du chant X et se retrouve chez Eustathe (ad Iliade X, 435 ; 817, 25, I, p. 353 Van der Valk), qui l’attribue aux poètes du Cycle20. Servius enfin, dans son commentaire de l’Énéide (I, 469), est le seul à faire de Rhésos le fils de Mars21 ou de l’Hèbre. L’Iliade ne mentionne pas la mère de Rhésos, mais le reste de la tradition en fait une Muse. La tragédie ne la nomme pas et les textes qui le font divergent entre eux.
33De Rhésos lui-même dans l’Iliade, on ne sait guère plus ; l’attention est attirée sur son équipement, mis en valeur également dans la tragédie : ses chevaux, qui se distinguent par leur beauté, leur grandeur, leur blancheur et leur vitesse (v. 436 et suiv.) et son armure d’or, qui convient davantage à un dieu qu’à un mortel (v. 439-44122). Rares sont les guerriers ainsi équipés : les armes de Rhésos rappellent celles d’Achille (Iliade XVIII, 475, 612) comme le montre la formule commune πελώρια, θαῦμα ἰδέσθαι (X, 439 / XVIII, 83). Avec eux, seul Glaucos, guerrier lycien, est doté d’une armure d’or, qu’il échange au chant VI, 234-236, contre le bronze de Diomède. C’est le butin que représentent les chevaux qui intéresse Ulysse et Diomède et c’est pour s’en emparer qu’ils tuent Rhésos et douze de ses compagnons dans leur sommeil. C’en est fini de Rhésos et des Thraces, dont il ne sera plus question dans l’Iliade.
34Les scholies au vers 435 du chant X constituent le seul témoignage que nous ayons de l’existence de deux autres versions de l’histoire de Rhésos – une version « pindarique » et une version « oraculaire », selon la terminologie de Fenik (1964). Je les rapporte en traduction.
35K 435 (Townley) : « Rhésos est le fils du fleuve thrace Strymon et de la Muse Euterpe. Pindare raconte qu’ayant combattu durant un seul jour contre les Grecs, il leur fit connaître les plus grands maux et que, partis sur l’ordre d’Héra et d’Athéna, Diomède et ses compagnons tuent Rhésos. »
- K 435 (B) : « […] sur ordre divin, Diomède tue Rhésos de nuit. »
- K 435 (A) : « Rhésos était thrace de naissance, fils du Strymon, le fleuve qui coule là-bas, et d’Euterpe, l’une des Muses. Devenu meilleur que ceux de son âge dans les combats guerriers, il vint contre les Grecs afin de combattre avec les Troyens. Héra, inquiète pour les Grecs, envoie Athéna pour le tuer. Descendue de l’Olympe, Athéna fit envoyer Ulysse et Diomède en espions. Se plaçant au-dessus de Rhésos endormi, ces derniers le tuent, lui et ses compagnons, comme le raconte Pindare. Quelques-uns disent que Rhésos est venu à Troie de nuit et a été tué avant d’avoir goûté l’eau du pays. Car un oracle lui avait été rendu, disent-ils, selon lequel s’il goûtait à l’eau et si ses chevaux buvaient l’eau du Scamandre et broutaient l’herbe du pays, il serait complètement invincible. »
36La difficulté vient du fait que nous ne pouvons savoir quand sont apparues ces autres versions, si elles existaient déjà avant la Dolonie et si l’auteur du Rhésos les connaissait. Comme le souligne Fenik (p. 6), elles ne sont pas de simples variantes du chant X mais des alternatives distinctes de la Dolonie, où il n’est question ni d’instigation divine23 de la patrouille ni d’oracle. Elles n’ont pas leur place au sein de l’Iliade car elles vont à l’encontre du schéma iliadique en imposant Rhésos comme le grand adversaire des Grecs. Beaucoup sont d’avis que ces versions sont posthomériques24. Fenik (n. 1, p. 14), au contraire, pense que l’auteur de la Dolonie les connaissait. Pour lui, la source de ces versions est à chercher dans le Cycle épique25. Plusieurs caractéristiques de l’histoire de Rhésos font signe vers le Cycle : Rhésos appartient à une catégorie d’alliés tard venus et victimes des Grecs (Penthésilée26, qui était thrace aussi, Memnon27, Eurypyle28) ; les oracles et les prophéties jouent un rôle important dans la tradition cyclique29 ; Diomède et Ulysse interviennent conjointement, comme dans plusieurs épisodes du Cycle (dans le rapt d’Hélénos, dans le vol du Palladion, dans le meurtre de Philoctète). L’hypothèse de Fenik, qui est convaincante, est que l’auteur de la Dolonie avait à sa disposition les versions de l’histoire de Rhésos que nous rapportent les scholies, mais qu’il les a adaptées à la trame de l’Iliade, en supprimant notamment ce qui est anti-iliadique par excellence, l’importance dévolue à Rhésos. Si la démarche déductive, en ce qui concerne la Dolonie, est négative (il s’agit de déduire la connaissance qu’avait l’auteur des autres versions de ses silences et de ses ajustements), elle est, pour le Rhésos, positive : nous pouvons déceler des traces de ces versions extra-iliadiques. Ainsi, comme dans ces alternatives, c’est Athéna qui est dans le Rhésos l’instigatrice du massacre. C’est elle qui révèle à Ulysse et Diomède l’arrivée de Rhésos et non Dolon, comme dans le chant X. Pour Fenik (p. 18), l’« inutilité » de Dolon dans l’action du Rhésos refléterait son inexistence dans les versions non homériques. Cette question est problématique. Tout d’abord, l’épisode de Dolon ne peut être qualifié d’« inutile », dès lors qu’on cesse d’envisager la structure du Rhésos comme linéaire. Ensuite, il est bon de se demander pourquoi le dramaturge a juxtaposé deux éléments narratifs appartenant à deux traditions concurrentes. C’est, je crois, parce qu’il a lui-même réfléchi sur le travail opéré par le poète de la Dolonie pour évincer les autres versions, notamment avec l’introduction de Dolon. Nous avons là deux exemples de travail intertextuel : contrairement à l’aède qui construit son texte dans l’effacement des traditions rivales – une intertextualité exclusive –, le dramaturge met en scène la confrontation de ces traditions au sein d’un même texte – une intertextualité inclusive. Dans la Dolonie, Ulysse et Diomède partent non pour tuer Rhésos, mais pour espionner les Troyens, et on a pu voir en Dolon un moyen artificiel de les diriger sur Rhésos sans faire intervenir les déesses30. Le poète du Rhésos aussi le lit comme un artifice, qu’il met en évidence ; au lieu de le cacher en faisant complètement disparaître Dolon, il l’exacerbe, de sorte que Dolon devient, en termes d’économie narrative, complètement « inutile » : il ne révèle pas la présence de Rhésos, puisqu’il part avant même que l’allié thrace soit arrivé. À la différence de Fenik, je n’interprète pas « l’inutilité » narrative de Dolon comme une trace de son inexistence dans les versions non homériques mais comme le signe d’une réflexion du dramaturge sur les accommodements du poète de la Dolonie pour dissimuler l’importance de Rhésos. La structure du Rhésos met en évidence que le drame qui occupe la première partie de la pièce, celui de Dolon, est étranger au vrai drame, la venue de Rhésos, qu’il ne fait que préparer : la Dolonie n’est là que pour voiler des traditions concurrentes.
37Enfin, et surtout, la plus grande preuve que l’auteur du Rhésos travaille avec un autre matériau que l’Iliade, réside dans la figure même de Rhésos. Comme dans les versions non homériques, il constitue un grand danger pour les Grecs car il est présenté comme invincible : nous pouvons voir dans les paroles d’Athéna aux vers 600 et suiv. une allusion à la version « oraculaire » de son histoire. Si je m'accorde avec Fenik (p. 33) pour dire que le dramaturge travaille avec des sources extra-iliadiques je ne pense pas qu’elles sont prééminentes car elles servent une lecture du chant X. C’est à partir des quelques indications que donne l’Iliade sur le roi thrace et en les enrichissant grâce à l’apport des autres versions que le dramaturge construit une figure mythique unique. Il fait l’expérience de réintroduire dans le cadre iliadique une figure extra-iliadique – et incompatible avec la trame de l’Iliade.
38Loin de dégrader à travers le personnage de Rhésos le héros épique, comme le pensent de nombreux commentateurs, le dramaturge, au contraire, figure en lui un idéal. Rhésos, dans l’Iliade, n’est qu’un nom, il est, selon les termes de Leaf (1915, n. 1, p. 1), « a suit of armour labelled with a name, no more ». Le dramaturge redonne à ce nom son mythe ou plutôt ses mythes. Rhésos est posé par Athéna comme un guerrier invincible, qui a le pouvoir de défaire les Grecs en un jour. Le poète a voulu s’interroger sur ce que pouvait être un héros capable de changer le cours de l’épopée. En même temps, en insérant ces traditions dans la trame iliadique, il explore une contradiction, puisque Rhésos est à la fois ce héros extraordinaire et celui qui meurt dans son sommeil la nuit même de son arrivée, sans avoir rien accompli. Le personnage se construit contre le modèle du héros agissant, puisque son aristie n’est que virtuelle ; il ne correspond ni à l’idée du héros épique comme celui qui accomplit des hauts faits qui le mènent à la mort, ni à l’idée du héros tragique comme celui qui accomplit une action décisive, qui le conduit également à la destruction. Rhésos est un héros à la gloire immédiate, sans mort glorieuse. Il est comparable en cela aux héros lyciens, Sarpédon et Glaucos, des rois barbares couverts d’or, qu’ils dispensent avec prodigalité. Il y a chez eux trois une immédiateté de la gloire. Sarpédon le dit au chant XII (v. 310 et suiv.) : chez eux, avant même de participer au combat et d’y mourir, les rois lyciens sont déjà honorés et regardés comme des dieux. Le κῦδος, « une sorte de grâce divine, instantanée », se distingue du κλέος, « la gloire telle qu’elle se développe de bouche en bouche, de génération en génération »31. C’est de κῦδος dont bénéficie Rhésos.
39Le poète interroge également le personnage de Rhésos par le biais de plusieurs références poétiques. Pour incarner un guerrier invincible, Rhésos se doit au moins d’être d’abord un Achille troyen. Tous deux participent du modèle de la biè, et si Rhésos considère Achille comme le seul adversaire qui soit digne de lui (v. 491), corrélativement, il se pose en anti-Ulysse (v. 510 et suiv.). Il devient alors logique qu’il meure de la main d’Ulysse car là encore, c’est d’une rivalité des traditions qu’il est question : si Rhésos survit, c’est le modèle de la biè qui triomphe et l’existence de l’Odyssée qui est menacée. La mort de Rhésos annonce et préfigure celle d’Achille. Le poète donne une interprétation non seulement du chant X, mais de l’épopée homérique dans son ensemble, comme rivale d’une possible épopée de Rhésos qu’elle aurait évincée. Rhésos n’est cependant pas calqué sur Achille, c’est une figure synthétique, qui rassemble et concentre les attributs des héros de la tradition poétique. Ce n’est pas seulement l’épopée mais aussi la tragédie que le dramaturge réinterprète : il fait de Rhésos le modèle de Xerxès, en reprenant, dans le récit du voyage des Thraces vers Troie, les étapes de l’armée perse « couverte d’or » (v. 426-442). La constitution de Rhésos comme héros extraordinaire atteint un degré supplémentaire avec la référence divine. Le discours du berger et celui du chœur figurent Rhésos comme un dieu. Dans l’économie de la pièce, Rhésos se substitue à Apollon : le chœur a demandé une épiphanie du dieu (premier stasimon) et c’est Rhésos qui apparaît (deuxième stasimon). Or, Rhésos est également lié à Apollon en tant que fils de Muse. C’est l’Apollon musagète qui se manifeste indirectement, à travers sa venue puis celle de la Muse, durant la nuit, moment de la création poétique.
40S’il est un héros synthétique, il est aussi composite et éclaté, qui s’appréhende non seulement par des références mais aussi par des modes de langages distincts. Le personnage de Rhésos est décomposé entre l’image qu’en donnent successivement les autres protagonistes et sa manifestation scénique dans le troisième épisode. La différence est marquée entre une parole autonome, soustraite au dialogue, que ce soit le récit de messager, le chant, la parole des dieux, et le dialogue du troisième épisode, qui plie le héros aux règles de l’échange et à la pragmatique guerrière et sociale. Ces différentes interprétations du héros, qui empruntent à des traditions connues mais aussi apportent des bribes d’histoire que l’on ne retrouve pas ailleurs, le construisent comme une énigme.
41Nombreux sont ceux qui ont interprété l’excès qu’incarne Rhésos dans le sens de la caricature, alors que le projet du poète n’est pas celui d’un Aristophane mettant en scène un Lamachos, même si les deux entreprises ont des points communs. Le poète fait l’expérience d’insérer dans l’Iliade un guerrier capable d’inverser le cours de la guerre de Troie. Les ambitions de Rhésos sont à la mesure de ce renversement. Son projet de ravager la Grèce (v. 472) correspond à ce désir d’imaginer une Iliade troyenne. Le personnage de Rhésos n’est pas à interpréter en termes d’individualité psychologique : il est « Arès en personne » (v. 385), selon les termes du chœur, et tout ce qu’il dit est légitimé par cette caractérisation. S’il paraît excessif, c’est parce qu’il n’agit pas et ne réalise pas les promesses dont il est porteur : l’excès est en même temps un manque. La figure tragique interroge les conditions de possibilité de l’héroïsme épique en mettant à jour ses apories.
42Car en créant une figure de guerrier idéal, le dramaturge réalise ce qui, dans l’Iliade, est seulement suggéré comme une possibilité ; il met en scène ce qui est de l’ordre de la métaphore. Dans l’Iliade, un guerrier ne sera jamais dit αὐτὸς Ἄρης (v. 385) mais toujours ἶσος Ἄρηι : à certains moments éphémères, le guerrier tend vers un idéal qu’il ne rejoint jamais complètement, alors que Rhésos est l’incarnation de cet achèvement. Ce héros infaillible n’est pas viable dans l’épopée, où un héros qui tend vers Arès tend en même temps vers sa propre mort. Rhésos est une image vide et c’est pourquoi l’épopée dont il serait le héros et que reconstruit par bribes la pièce est une épopée impossible. Il apparaît la nuit, qui n’est pas le temps où agissent et s’illustrent les héros épiques et il n’est pas destiné à survivre à la venue du jour ; il meurt sans avoir agi.
43Le personnage de Rhésos est pris dans une tension puisqu’il est à la fois héros épique impossible et héros épique paradigmatique. Son destin est emblématique de celui du héros qui, après avoir brillé un instant au faîte de sa jeunesse et de sa gloire, s’éteint en ne laissant qu’un nom à la mémoire collective. Rhésos est la figure par laquelle le poète montre que le héros est d’abord un nom, un être chanté, celui dont on parle32. Dans cette construction du héros comme événement de parole, le choix de l’ascendance de Rhésos est déterminant. Nombreux sont les poètes qui ont pour mère une Muse ou pour père un fleuve (Orphée, selon certaines traditions, était fils de Calliope et du fleuve thrace Œagros et la Muse en fait le cousin de Rhésos ; le fleuve Mélès est l’un des pères attribués à Homère). Il est significatif aussi que Rhésos rencontre d’abord les bergers et soit annoncé par l’un d’entre eux. Le poète, à travers Rhésos, figure un κλέος sans κλέα, sans actes glorieux. Il est l’aura du κλέος, la part poétique du héros, dont la durée propre n’est pas liée au temps de l’action. L’éclat qu’il représente se dispense de l’action comme de la mort, il les précède.
V. Tragédie et épopée
A. Rhésos, creuset des traditions épiques
44Le Rhésos, en s’inspirant directement d’un chant de l’Iliade, est un cas unique parmi les tragédies à nous être parvenues en entier. Eschyle avait composé une Achilléide, qui comportait trois pièces, les Myrmidons, les Néréides, les Phrygiens (ou la Rançon d’Hector)33 et trouvait sa matière dans le chant XXIV de l’Iliade, et une pièce intitulée Europe ou les Cariens, qui traitait de la mort de Sarpédon. Il ne nous reste de ces œuvres que des fragments, qui ne nous permettent pas de les comparer avec le Rhésos.
45Cette particularité est l’une de celles qui ont le plus exposé la pièce aux critiques des commentateurs du début du siècle, envisageant le rapport de la tragédie au chant X comme celui d’une « imitation » à son « modèle » et les modifications apportées par le poète à la trame iliadique comme des maladresses34. Les Tragiques, habituellement, travaillent à partir des marges de l’épopée (à partir des occultations ou des allusions homériques : le sacrifice d'Iphigénie, le meurtre d'Agamemnon…), comme si la tragédie avait pour vocation de continuer Homère sans se confronter directement à un texte en quelque sorte rival. Si le poète du Rhésos a gêné, c’est parce qu’il introduit des marges à l’intérieur même du texte iliadique, en y intégrant ces traditions rivales pour proposer une lecture interprétative de l’épopée au prisme du chant X.
46Le travail du poète du Rhésos sur la matière iliadique passe d’abord par une réflexion sur son mode de composition, qu’il réinvestit dans la pièce. Il reprend le fonctionnement de l’épopée par prolepses et analepses : une scène singulière est un miroir qui rappelle les origines de la guerre de Troie et en annonce la fin. Ainsi le quatrième épisode signale un basculement : symboliquement, Athéna conduit Pâris à réitérer le jugement qui a perdu Troie, pendant qu’Ulysse et Diomède tuent Rhésos, son sauveur potentiel. La scène à la fois rappelle les origines de la guerre de Troie et fait signe vers la suite car si Athéna est là, c’est pour préserver l’épopée odysséenne. De même, le poète fait de l’incursion nocturne d’Ulysse la préfiguration de sa venue dans le cheval de bois par un jeu de références. Ce dispositif d’anticipations et de rappels constitue même la matrice poétique de son œuvre : c’est là radicaliser la spécularité en l’étendant à l’agencement même de la pièce où un événement se substitue à un autre.
47Si le poète réfléchit dans son œuvre les procédés de composition de l’Iliade, il n’en suit pas la trame à la lettre mais introduit des divergences notables. Elles sont de deux types : soit bouleverser la matière iliadique pour mettre en évidence un motif implicite ; soit intégrer dans l’Iliade un matériau extra-iliadique qui sert de révélateur. Le premier type d’écart consistera simplement à inverser les feux qui brillent, au début de la pièce, dans le camp grec au lieu du camp troyen. Par ce déplacement, le dramaturge met au jour un motif souterrain de l’Iliade, celui de la symétrie entre les deux camps, entre la ville derrière ses fortifications et la contre-ville des Grecs abrités derrière leur mur. L’analyse du texte iliadique passe paradoxalement par son altération. Le poète, par la présence scénique, concrétise ce qui dans l’épopée est de l’ordre du métaphorique. Le même motif de la réversibilité des camps se retrouve dans la ruse d’Athéna, qui se métamorphose en Aphrodite, lecture du chant XIV (169-185) de l'Iliade. Athéna ne fait pas qu’emprunter les charmes d’Aphrodite, comme Héra le fait pour séduire Zeus dans l’Iliade, mais elle se transforme littéralement en sa sœur ennemie35. Dans un sens, le dramaturge radicalise le discours de l’épopée, il lui fait violence. J’entends par violence une violence herméneutique, qui consiste à incarner un sens caché, à donner à voir – avec ce que cela implique de brutalité – ce qui, dans l’Iliade, n’est que suggéré.
48On peut interpréter les déplacements qu’opère le poète en deux sens : soit, selon Barrett (2002, p. 168-189), il introduit des changements pour mieux affirmer la supériorité de la tradition homérique, en montrant que, même si la situation est différente, on aboutit toujours aux mêmes fins, soit les divergences sont de réelles alternatives, qui conduisent à reconsidérer la version homérique.
49Si Barrett fait une juste analyse du drame comme interrogation critique sur la figure poétique de Rhésos par la confrontation de traditions divergentes, ses conclusions sont discutables : pour lui, l’introduction de traditions épiques rivales constitue une « contestation ironique » de la tradition homérique dominante, ironique dans le sens où le dramaturge à travers cette compétition ne ferait en réalité que réaffirmer le primat de la tradition homérique et montrerait l’impossibilité de donner une autre version du mythe. S’il parle d’ironie, c’est qu’il s’accorde avec Burnett (1985) pour voir dans la pièce une distance humoristique perpétuelle, notamment dans le traitement du Rhésos non iliadique. Là où sa thèse rencontre une difficulté, c’est sur cette question de l’ironie, car il est difficile de voir pourquoi on ne prendrait pas au sérieux les discours qui construisent la figure du Rhésos non iliadique. Il ne s’agit pas d’une parole isolée et en contradiction avec d’autres mais de paroles convergentes, qui se renforcent mutuellement et donnent cohérence et légitimité au personnage. La parole du chœur seul n’aurait pas suffi, mais elle est en accord avec celle du berger-messager et surtout, elle est justifiée par la voix divine d’Athéna. Si la figure construite par le berger, le chœur et Athéna, qui renvoie aux traditions non iliadiques, n’est, selon Barrett, pas crédible, c’est parce que le spectateur qui connaît l’Iliade sait d’emblée que Rhésos ne survivra pas à cette nuit. Sa thèse s’enferme dans un cercle vicieux : il est obligé, pour démontrer que le Rhésos ne fait que confirmer la suprématie de la version iliadique, de poser comme prémisse la domination de cette tradition sur les autres. Or, s’il est vrai que le cadre homérique est maintenu et que les fins sont connues, l’espace scénique n’en est pas moins un espace où se déploient des possibilités autres. Ce que montre le dramaturge, c’est que ce n’est pas parce qu’une tradition l’emporte sur les autres qu’elle en est plus « vraie » ; il n’englobe pas les versions non iliadiques dans la version iliadique mais juxtapose les différentes interprétations du personnage Rhésos sans chercher la conciliation, en jouant plutôt de la confrontation. Il y a là une visée totalisante : il s’agit de penser en même temps les différentes traditions pour donner de l’événement une analyse plurielle et problématique.
B. De l’épopée à la tragédie
50Bond (1996), dans un article sur les relations du Rhésos avec Homère, analyse de manière similaire à la nôtre le travail de la matière homérique en montrant que le poète se sert de plusieurs scènes et motifs de l’Iliade qu’il réinvestit dans sa lecture du chant X. Cependant, il affirme que le Rhésos échoue en tant que tragédie : l’adaptation d’une thématique iliadique ne convient pas, selon lui, à la forme dramatique et le Rhésos est dépourvu des caractéristiques qui font la tragédie. Lorsqu’il compare la pièce à l’épopée, il établit implicitement une distinction entre deux manifestations du tragique : un tragique « métaphysique » (focalisation sur la mort) à l’œuvre dans l’Iliade, mais que le Rhésos échouerait à restituer ; un tragique « générique » (thèmes de la reconnaissance et de la souffrance, du dilemme éthique ou religieux) qu’il lui conteste également. Il aboutit ainsi à un paradoxe : la tragédie Rhésos serait moins « tragique » que l’Iliade elle-même. L’impact émotionnel d’une œuvre est un critère difficile à évaluer parce qu’extérieur au texte. Si l’on se place, comme le fait Bond, du côté de la réception, il faudrait plutôt s’interroger sur les déplacements qui, dans le Rhésos, déroutent nos attentes et se demander quelle forme nouvelle expérimente le dramaturge.
51Bond n’est pas le premier à dire que l’action de la Dolonie ne convient pas au genre de la tragédie36. Le meurtre, dans le Rhésos, est perpétré non par un membre de la famille ni par un ami, comme c’est le cas généralement dans la tragédie, mais par un ennemi de guerre. L’hostilité de l’ennemi pour l’ennemi, parce qu’elle entre dans les normes sociales et éthiques, ne relève pas du δεινόν, ne constitue pas un scandale qui suscite effroi et pitié ; seul « le surgissement de violences au cœur des alliances » est pour Aristote (Poétique, 1453b, 20) propre à fournir une action tragique. C’est pourquoi le cocher de Rhésos cherche le coupable du meurtre parmi les amis et soupçonne Hector d’avoir tué Rhésos par désir de posséder ses chevaux. Car il faut aussi pour qu’il soit tragique que le meurtre soit le fruit des passions humaines, ce qu’il n’est pas puisqu’il est le produit de la volonté divine. On voit que le poète s’écarte des modèles génériques qu’il pose à travers les interprétations que donnent les personnages de l’action.
52Bond (p. 255) remarque que manquent les caractéristiques de l’action tragique que sont la souffrance et la reconnaissance (Aristote, Poétique, 1452a, 30). Il faudrait nuancer, puisque le cocher et surtout la Muse disent le bouleversement qui a lieu avec la mort violente de Rhésos. Mais il n’y a pas reconnaissance dans la mesure où Hector ne passe pas de l’ignorance à la connaissance. Alors que, dans les autres tragédies, le monde n’est plus le même après la catastrophe, ici les effets de la perte ne sont pas visibles sur scène car Hector à la fin de la pièce apparaît comme inchangé. Savoir comment et pourquoi Rhésos est mort ne l’intéresse pas ; la cause du malheur ne fait pas l’objet d’un questionnement.
53Du fait que les personnages n’agissent pas et que le meurtre lui-même ne peut être attribué à Ulysse et Diomède, il manque à l’action du Rhésos la faute, l’ἁμαρτία qui précipite l’homme dans le malheur. C’est pourquoi un interprète comme Vater a cherché à rendre Rhésos coupable d’hybris. Or, Athéna ne parle pas de l’hybris de Rhésos, au contraire, elle légitime ses prétentions. Rhésos ne meurt pas parce qu’Athéna lui serait hostile, il n’apparaît pas comme héritier d’un passé qui en ferait la cible d’un dieu, comme c’est le cas d’Héraclès, à travers lequel Héra se venge de Zeus. À travers lui, c’est plutôt la communauté des Troyens qui est vouée à la destruction, parce que c’est là le vouloir de Zeus. Si aucun personnage ne commet de faute, le poète pose une fois encore le schéma traditionnel dont il s’écarte, par le biais du cocher et de la Muse, qui cherchent dans l’exodos un coupable au meurtre. Le poète montre la non-pertinence des modèles d’interprétation de la tragédie, auxquels la catastrophe du Rhésos est irréductible. C'est une tragédie paradoxale, où la catastrophe a lieu à l’insu de ceux qui la vivent, sans déchaînement de pathos, une tragédie expérimentale, où le poète réfléchit sur le genre en en élargissant les définitions. L’hypothèse est la suivante : la tragédie la plus totale serait celle où la dépossession de l’individu va jusqu’à lui dérober la connaissance même de cette dépossession.
54Pour répondre au paradoxe que soulevait Bond, selon lequel le Rhésos finalement serait moins « tragique » que l’Iliade, il semble au contraire que les outils propres au théâtre – resserrement temporel et présence scénique – mettent en valeur cette tension vers la mort inéluctable, dans laquelle Bond voit la source du tragique. Le dramaturge figure un moment décisif, improbable, qui renverse les perspectives, comparable au duel entre Pâris et Ménélas au chant III de l’Iliade, qui pourrait mettre fin à la guerre. Que Rhésos prenne place sur le champ de bataille et qu’Hector retourne dans sa cité et la guerre prend fin. La tragédie, par le présent scénique, restitue au moment sa qualité de rupture dans le cours rationnel des événements de l’épopée. Elle crée un moment de suspens. Or, la symétrie qui existe entre la fin de la pièce et son début manifeste l’illusion de cet espoir : Hector, après la mort de Rhésos, est à nouveau prêt à attaquer. Alors qu’il attend de l’aube qu’elle apporte aux Troyens la liberté, le spectateur sait que c’est vers la mort qu’ils marchent et la disparition de Troie.
VI. Une tragédie de la nuit
55Le fait que le Rhésos soit la seule tragédie antique à se dérouler entièrement de nuit n’a pas manqué d’intriguer les interprètes et de constituer un argument contre l’authenticité37. Si l’on a considéré comme improbable qu’une pièce du ve siècle puisse se dérouler de nuit, c’est d’abord parce que les pièces étaient jouées de jour, en plein air. Le cadre nocturne suppose une scénographie nouvelle. Certains y ont vu un argument pour soutenir l’hypothèse que la pièce n’était pas faite pour être jouée dans les conditions du théâtre du ve siècle mais pour être lue ou représentée à un cercle d’érudits, au ive siècle38. Alors qu'une interprète comme Burlando voit dans la répétition incessante du vocabulaire de la nuit une exigence de clarté typique de l’époque hellénistique, on peut plutôt interpréter cette « scénographie verbale », selon les termes de Fantuzzi (1990, p. 27)39, comme une volonté du poète de rappeler le cadre nocturne de l’action aux spectateurs qui voient la pièce en plein jour. Ce qui est sûr, comme il le souligne, c’est que c’est un moyen de signaler cette nouveauté.
56La nuit, dans les autres tragédies qui nous sont parvenues, est cantonnée à l’ouverture de la pièce. De nombreuses tragédies commencent à l’aube : Antigone, Ajax et Électre de Sophocle (17-19), Hécube, Ion (v. 82-85), Alceste et les Troyennes (182 et suiv.), quelques-unes avant l’aube : Agamemnon, Électre d’Euripide (v. 54 et suiv.), Iphigénie à Aulis, Phaéthon et Andromède probablement, puisqu’on y trouve une invocation à la nuit (fr. 114 Kn = 1 J.-V. L)40. Dans Iphigénie à Aulis comme dans Agamemnon, un événement décisif advient dans les derniers instants avant le jour : le sort d’Iphigénie qui se joue, la prise de Troie et le retour du roi. Si le début d’une tragédie coïncide souvent avec le passage de la nuit au jour, c’est qu’il figure un seuil au-delà duquel doit advenir la catastrophe. Selon une conception héritée de l’épopée, c’est le jour qui est décisif (μόρσιμον ἧμαρ, Iliade XV, 613, Odyssée X, 175 ; voir aussi les Perses, 431, Ajax, 756-757, Alceste, 20-21, Oreste, 858)41.
57Dans l’Iliade, c’est de jour qu’ont lieu les batailles. La nuit soumet les hommes, qui obéissent à son injonction et cessent de se battre : au chant VII (v. 282) elle interrompt le duel entre Hector et Ajax et au chant VIII (v. 502) la progression victorieuse d’Hector. La nuit prépare le jour, qu’elle engendre et auquel elle donne contenu et qualité : c’est la nuit que Zeus, au chant II, envoie à Agamemnon le songe pernicieux qui lui fait croire qu’il prendra Troie ; c’est aussi la nuit que l’Olympien, au chant VII, médite la ruine des Troyens. Car la nuit est le temps de la réflexion, que ce soit chez les dieux ou chez les hommes : c’est une fois la nuit tombée qu’ont lieu les assemblées (aux chants VII, VIII, IX) qui décident de l’action à mener le jour suivant. Dans l’Odyssée, c’est de nuit qu’Ulysse accomplit son voyage de la Phéacie vers Ithaque. Si le jour est révélateur et décisif, c’est parce qu’il donne forme et visibilité à ce qui demeurait en gestation dans la nuit.
58Cette idée est thématisée dans l’Agamemnon par Clytemnestre (v. 264-265), qui pose la continuité de la nuit et du jour sous la forme d’un proverbe, à contre-courant de la conception traditionnelle du jour et de la nuit comme alternance des contraires. L’idée du jour comme œuvre de la nuit se retrouve dans le récit du héraut (Agamemnon, 653 et suiv. : le jour révèle le désastre causé par la tempête nocturne) et elle est également mise en évidence dans le désastre des Perses : toute la nuit, les Perses manœuvrent à piéger les Grecs et lorsque le jour se lève, ce sont eux qui sont pris au piège.
A. La longue nuit du chant X
59La nuit qui commence à la fin du chant VIII et se poursuit aux chants IX et X de l’Iliade est inhabituelle par sa longueur et par son contenu : c’est une nuit de veille et d’attente. Les Troyens se tiennent prêts dans l’éventualité où les Grecs s’enfuiraient ou au cas où un groupe tenterait de pénétrer dans Troie ; du côté des Grecs, Agamemnon propose la fuite puis, sur les conseils de Nestor, une ambassade part supplier Achille de reprendre le combat. Le caractère unique de cette nuit ressort d’une parole de Nestor, qui dit d’elle « qu’elle perdra ou qu’elle sauvera les Achéens » (chant IX, 78). Ici, c’est la nuit et non le jour qui, exceptionnellement, est décisive. Or, dans le chant X, il s’agit toujours de la même nuit. Ce qui conduit à penser que ce chant est une adjonction plus tardive à l’Iliade, c’est qu’il redouble le chant IX42 : alors qu’à la fin du chant IX, après le refus d’Achille, Diomède a encouragé les Achéens à reprendre le combat à l’aube, le début du chant X nous ramène à la situation qui ouvre le chant IX : Agamemnon, désespéré, ne parvient pas à dormir. Tout se passe comme si le poète de la Dolonie avait voulu prolonger cette nuit exceptionnelle du chant IX d'une autre perspective. Le dramaturge interroge la raison d’être de ce redoublement et son interprétation met en évidence la nouveauté du chant X dans la diégèse iliadique en en faisant un moment décisif.
60Si, chez Homère, il n’y a guère que la Dolonie qui mette en scène un coup de force nocturne43, nous savons par le Cycle épique que c’est l’une des formes que peut prendre l’action guerrière44. Ulysse est un habitué de la nuit : c’est de nuit qu’il vole le Palladion, une fois encore en compagnie de Diomède45. Enfin, c’est de nuit que les Grecs sortent du cheval de bois et prennent Troie. Ce renversement qu’opère le Rhésos en faisant de la nuit le temps de l’action signale donc une contradiction de l’épopée homérique elle-même vis-à-vis de la tradition épique : c’est de jour qu’ont lieu toutes les grandes batailles iliadiques, alors que l’événement ultime qu’est la prise de Troie advient de nuit ; toutes les actions héroïques diurnes aboutissent en définitive à la nuit et à la ruse. Et il en est ainsi dans le Cycle de tout ce qui est lié au destin de Troie : le vol du Palladion doit permettre aux Grecs de prendre la ville. Le chant X, en insérant une action de type cyclique dans le contexte de l’Iliade, est à la croisée de deux traditions et de deux temporalités. Le poète du Rhésos fait ressortir cet aspect cyclique en inscrivant le meurtre de Rhésos dans la continuité de ces actions nocturnes déterminantes. Pour ce faire, il convoque la version oraculaire de l’histoire de Rhésos, qui montre que si le héros passe la nuit, les Grecs seront vaincus (v. 600-604). La nuit du chant X est aussi liée aux événements menant à la nuit finale de la prise de Troie lorsque, bouleversant la chronologie épique, Hector rappelle les méfaits passés d’Ulysse (v. 501 et suiv.). On peut, en restant prudent, émettre l’hypothèse que c’est là une manière de se positionner dans un débat sur l’appartenance du chant X à l’Iliade. Les traces d’un questionnement sur l’origine du chant X se trouvent dès l’Antiquité dans la scholie T au chant X, 1. C’est là le seul témoignage externe qui vienne étayer la théorie des Analystes. Le problème est que l’on ignore de quand date la scholie T et qu’il est impossible de savoir quand et qui a dit pour la première fois que le chant X était un chant extérieur inséré à l’intrigue de l’Iliade46.
B. Les nuits du Rhésos
61Le Rhésos n’est pas caractérisé par une problématique de l’espace47. Le camp troyen, n’est pas tant une terre étrangère48, qu’une synthèse spatiale, qui dit aussi bien ce qui advient chez les Grecs que chez les Troyens : l’idée de la réversibilité des camps est au principe même de la pièce49. La question qui se pose aux Grecs et aux Troyens est la même : il s’agit de définir le temps nocturne. Les indications incessantes de l’heure nocturne sont sans doute des signes à l’adresse des spectateurs, mais d’un point de vue interne, ce rappel permanent marque surtout la surprise des personnages eux-mêmes, pour qui la nuit devrait être le temps du repos et de la trêve, et qui sont amenés à décider d’une action. S’ils insistent tant sur le temps nocturne, c’est parce qu’ils se demandent quel sens lui donner et comment le gérer.
62Alors qu’Hector veut ignorer la coupure entre le jour et la nuit, et poursuivre l’action qu’il a menée la veille, Énée conçoit la nuit comme alternance des contraires et lui représente le changement de situation qu’elle a introduit. La décision d’envoyer un espion diffère le moment de l’action et dès lors, le temps nocturne devient celui de l’action projetée : Hector va à contretemps de la nuit en se projetant dans le jour qui vient. Le moment présent pour lui ne compte pas. C’est pourquoi les événements qui arrivent durant cette nuit ne semblent avoir sur lui aucune prise. À la fin, il repart confiant vers le jour. C’est l’impression que donne chacun des Troyens que l’on voit passer sur scène : Énée, dérangé par l’agitation anormale du camp, vient à la tente d’Hector pour y mettre un terme. Son devoir accompli, il repart et nous ne le reverrons plus sur scène. Pas plus que Parîs qui vient, inquiété par des rumeurs confuses qui circulent dans le camp et repart apaisé, après qu’Athéna l’a rassuré. Rhésos lui-même part se coucher dans l’attente homérique du μόρσιμον ἦμαρ. Tous respectent en définitive le code épique selon lequel c’est le jour qui est décisif et aucun ne perçoit le caractère critique du moment.
63Quant aux Grecs, ils délibèrent aussi sur ce qu’ils doivent faire. C’est Athéna qui vient spécifier le contenu de la nuit. C’est elle qui répartit les événements dans le temps : elle avertit Ulysse et Diomède que les morts d’Hector et de Pâris sont prévues pour un autre temps. Cette nuit doit être celle de la mort de Rhésos. C’est elle qui ramène la nuit à sa noirceur, après le troisième stasimon, où le chœur voyait dans les astres le jour avant l’heure. Avec l’entrée en scène d’Ulysse, l’obscurité redouble et les deux événements ne sont pas sans rapport : le personnage d’Ulysse secondé par Athéna définit la nuit comme le moment de la ruse. C’est la première fois dans la pièce où la nuit va être utilisée dramatiquement : dans la scène odysséenne de l’épiparodos, Ulysse se sert de la nuit pour se faire passer pour un autre.
C. Le défilé des fantômes
64Le poète du Rhésos, nous l’avons dit, interprète la nuit du chant X comme le moment où bascule l’histoire de Troie. En cette nuit, il fait défiler sur scène les principaux acteurs de la geste troyenne, outre Hector, Énée et Pâris, qui n’apparaissent pas dans le chant X. Ces grands héros sortent de la nuit pour venir jouer une petite scène qui est comme une vignette narrative, un condensé de leur identité épique. Énée est à part : si pour les autres héros, le dramaturge reprend des traits épiques qui les caractérisent, il apparaît dans un rôle de substitution, puisque la scène avec Hector dans le premier épisode fait clairement référence aux scènes entre Hector et Polydamas dans l’Iliade. Si le poète met Énée à la place de Polydamas, c’est parce qu’Hector, Énée et Pâris incarnent à eux seuls tout ce qu’est Troie : Pâris figure la transgression, l’origine de la guerre, Hector est le défenseur de Troie, qui meurt pour et avec sa cité, Énée enfin incarne l’au-delà de la guerre et la survie du peuple troyen. Le poète a choisi de mettre en scène cette triade symbolique parce qu’il lit le chant X comme un chant synthétique, où se joue l’histoire de Troie. On pourrait parler du Rhésos comme d’une Νέκυια des héros troyens, dans le sens où, à l’image du chant XI de l’Odyssée, la tragédie fait de la Dolonie un miroir concave de l’épopée. Le temps y est resserré et s’ouvre à la fois sur le passé et sur l’avenir de Troie. Énée excepté, les héros qui viennent sur scène sont tous destinés à mourir à un autre moment, une fois leur heure venue, comme le dit Athéna, maîtresse du temps. Si les héros troyens sont comme les Grecs de la Νέκυια des εἴδωλα, des images, c’est parce qu’ils sont des personnages-citations, constitués à partir de la tradition mais déplacés, coupés de leur contexte. Saisis à un moment de leur histoire, ils accomplissent dans la tragédie leur destin mais sans connaissance des fins et des origines. Contrairement à ce qui se produit chez Eschyle ou Sophocle, il n’y a pas dans le Rhésos de moment qui permette de ressaisir une profondeur temporelle du personnage, qui le rattache à un passé mythique, pas de lamentation qui donne l’occasion d’une récapitulation biographique. Rhésos fait exception : la Muse, dans sa lamentation finale retrace la destinée de son fils. Il est le seul personnage auquel le poète redonne une histoire, qu’il n’a pas dans l’Iliade. Si Rhésos est le paradigme même de l’εἴδωλον, c’est dans un sens différent des autres personnages de la pièce : il est déjà entouré de gloire, sans avoir encore rien accompli et son aura excède sa présence scénique.
D. L’obscur désastre
65D’un point de vue symbolique, la nuit trouve son correspondant dans l’ignorance des personnages50. Ni les protagonistes ni le chœur n’analysent ce qui advient et le temps qui s’écoule du début à la fin de la pièce n’est pas conçu comme une accumulation qui apporterait une construction du savoir. Comme le montre la rupture entre le troisième stasimon et le quatrième épisode, la tension créée entre l’épiphanie de la clarté et la nuit aboutit à la victoire de la nuit, qui semble se nourrir de son contraire. La vision que les personnages ont de la nuit comme temps linéaire, rythmé par le cycle des astres, se heurte à la réalité de la nuit comme vapeur, qui les enveloppe : alors qu’ils tentent de maîtriser le temps nocturne, de lui imposer des limites, ils ne cessent d’être ramenés à l’incertitude. Le moment présent échappe à toutes les représentations symboliques et interprétations contradictoires de la nuit.
66Les personnages sont mis dans la situation de déchiffreurs de signes chacun à sa manière mais toujours selon des attentes préalables, alors que cette nuit les confronte à l’inédit. Le poète dresse ainsi une typologie des signes et des interprétations. L’attitude d’Hector est emblématique de celle des autres personnages qui, comme lui, se raccrochent au passé et manquent le présent. La réflexion analogique, où le même sert à déchiffrer le même, empêche toute saisie de l’événement dans sa singularité. L’aveuglement n’est pas une circonstance qui s’ajoute au malheur des personnages, mais il faut plutôt voir là un rapport de cause à effet : leur malheur vient de leur défaillance cognitive.
67Les visions nocturnes n’ont pas le même statut que les visions diurnes : elles n’ont pas le degré de réalité et de clarté qu’accorde la lumière du jour et peinent à se distinguer du songe et du mirage. Tout ce qui apparaît dans la nuit est douteux, que ce soit cette grande lumière qui brille dans le camp ennemi ou cet allié surgi soudainement, à l’éclat surnaturel. À la fin de la pièce, toutes ces visions nocturnes aboutissent, par une dernière métamorphose, à un rêve, que raconte le cocher. Quand la vue est défaillante ou douteuse, c’est aussi la parole fondée sur elle qui en est ébranlée. La parole est à ce point affranchie de la vue que ces deux éléments habituellement indissociables semblent ne plus pouvoir fonctionner ensemble (voir vers 658-659).
68L’autonomie du langage se traduit par l’usage rhétorique et non informatif qui en est fait : il sert essentiellement dans le Rhésos à exprimer une émotion ou à impressionner l’interlocuteur. Ainsi en est-il du langage du chœur à l’ouverture de la pièce, du récit du berger ou du cocher. Quand le discours des personnages se fait pragmatique, comme celui d’Hector, d’Énée ou de Rhésos, il est dissocié de l’action. La parole est une forme de compensation de l’action. Si Apollon, invité dans le premier stasimon à venir armé de l’arc dans la nuit, n’intervient pas directement, son nom est efficient, puisque le mot de passe Phoibos sert à Ulysse pour duper les Troyens. C’est à travers le langage que le dieu se manifeste. À la place d’Apollon, c’est le fils de Muse qui apparaît, auréolé de lumière, guerrier apollinien paradoxal, qui brille dans l’obscurité. Puis ce sera la Muse elle-même. N’est-ce pas là le signe que c’est l’Apollon à la lyre qui répond à l’appel du chœur au lieu du dieu à l’arc ? Les Troyens croient pouvoir disposer comme ils l’entendent de leur dieu tutélaire mais c’est lui qui définit la nature de son intervention. La nuit apparaît non comme le moment de l’action guerrière mais comme celui de la création poétique : c’est de nuit que les Muses sont engendrées (Théogonie, 57), dans la nuit qu’elles s’avancent en chantant (Théogonie, 10), c’est aussi la nuit que l’ambassade d’Agamemnon trouve Achille occupé à chanter les κλέα ἀνδρῶν en s’accompagnant de la lyre (Iliade IX, 189) et qu’Ulysse raconte ses aventures aux Phéaciens (Odyssée XI, 373 et suiv.). La venue, en lieu et place d’Apollon, d’une Muse, qui parle au nom du dieu (v. 979) pose la question des rapports entre la parole et l’action : la situation de la Muse par rapport à Apollon est analogique dans le Rhésos de la relation compensatoire de la parole à l’action. Le choix d’une Muse comme deus ex machina est représentatif de la volonté du poète qui est de faire de la parole un événement.
VII. La représentation du Rhésos
69Pour faire de la parole un événement, le choix de la scène théâtrale est bien sûr signifiant. Il y a dans le Rhésos une épiphanie de la poésie, qui se donne à voir, s’incarne et se matérialise51. Dans l’utilisation qu’il fait des ressources et des conventions propres au théâtre, le dramaturge travaille à la fois dans le sens d’une maximisation et dans le sens opposé d’une minimisation ou, pour le dire en d’autres termes, sa mise en scène témoigne à la fois d’un théâtre tardif et d’un théâtre des origines – le recours à des éléments « archaïques » étant interprété comme une caractéristique de ce théâtre postclassique52. D’un côté, le dramaturge exploite en effet pleinement les moyens à sa disposition. Ainsi le dispositif spéculaire qui organise la pièce conduit à un dédoublement du personnel tragique : ce ne sont pas moins de deux dieux, deux messagers, deux potentiels sauveurs, deux ennemis et deux héros troyens – Énée et Pâris – qui apparaissent sur scène. Le dédoublement d’un dieu en un autre dieu par le déguisement d’Athéna en Aphrodite accroît encore le nombre de personnages et est apparu comme un unicum dans le théâtre classique. Cette pluralité de personnages, ce dédoublement – des épiphanies, des scènes de messager –, apparaissent plutôt dans les pièces tardives d’Euripide et n’interdisent pas de penser le recours à un quatrième acteur. Ils signalent la volonté d’un spectacle total, embrassant la totalité de l’épopée. D’un autre côté, le dramaturge ne se sert pas du bâtiment de scène, ni pour faire entrer et sortir les personnages, ni pour figurer le bivouac d’Hector : c’est le lit de feuilles de ce dernier qui se trouve au centre de la pièce et toute l’action se déroule sur l’orchestra53. Or ces choix initiaux – absence de séparation entre le chœur et les personnages et centralité du lit d’Hector – en entraînent d’autres : c’est le chœur qui ouvre directement la pièce par la parodos, sans prologue, c’est Hector qui ne quitte pas la scène quitte à demeurer silencieux un long temps (v. 199 et suiv.). Le chœur et lui sont les deux axes autour desquels gravitent les autres personnages au point que, même lorsque la garde des soldats devrait changer, ce sont les mêmes qui reviennent dans l’épiparodos. Il y a ainsi une sorte de dépouillement ou de retour aux origines du théâtre54 dans cette présence minimale sur scène d’un chœur et d’un acteur. Les autres personnages qui arrivent sur scène, la plupart du temps, surprennent Hector et ses soldats. Car Dolon ainsi que les deux messagers que sont le berger et le cocher entrent tous trois sans avoir été annoncés et lorsqu’Ulysse et Diomède entrent à leur tour, ils heurtent physiquement le chœur dans un corps à corps exceptionnel dans le théâtre tragique. Le dramaturge, en jouant ainsi avec les conventions du genre, fait apparaître tous ces personnages comme des présences étrangères, des intrus surgis de la nuit. L’arrivée de Rhésos au contraire est annoncée. Pour Liapis55, c’est parce que cette arrivée est remarquable : Rhésos fait probablement son entrée en char. Cependant, le fait que son arrivée soit annoncée quand d’autres ne le sont pas suffit précisément à la singulariser, à la détacher des autres. La parole qui l’annonce est en réalité triple : Rhésos est annoncé par le berger, puis par le chant du chœur, enfin par ses anapestes. C’est pourquoi il me semble que l’entrée sur un char n’est pas nécessaire : avant même d’apparaître, la présence flamboyante de Rhésos a déjà été rendue sensible par la parole.
70Ainsi le spectaculaire, la maximisation des effets dans la mise en scène du Rhésos, ne passe pas nécessairement par des accessoires ou l’utilisation de la machinerie tragique mais avant tout par la « scénographie verbale » dont parle Fantuzzi à propos de la nuit56. C’est la parole du berger et celle du chœur qui suffisent à créer la présence de Rhésos sur scène, comme les mots de la nuit répétés en litanie matérialisent l’obscurité. De la même manière, la mascarade d’Athéna se passe de déguisement car sa voix seule suffit à prouver non seulement le pouvoir infini des dieux mais aussi celui de la parole poétique.
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71Si nous ignorons quand, où et comment la pièce a pu être représentée dans l’Antiquité, elle a aussi disparu de la scène théâtrale durant des siècles. Le doute sur l’authenticité, les spécificités dramaturgiques comme l’action de nuit ont sans doute joué un rôle dans cette mise à l’écart. Ce n’est qu’au xxe siècle que la pièce réapparaît sur la scène, en Angleterre, aux États-Unis et en Grèce. Dans les archives de l’APGRD, le Rhésos apparaît représenté pour la première fois en 1922 à l’université de Yale et c’est souvent dans le cadre universitaire, par des troupes d’étudiants, que la pièce va être jouée soit en grec ancien soit en traduction. C’est la traduction de Gilbert Murray parue en 1909 qui est majoritairement utilisée en Angleterre dans ces années 1920-1930. Le Rhésos fait partie des nombreuses pièces du répertoire tragique traduites par Murray à être choisies pour un programme de diffusion des classiques dans ces premières années de la BBC. La pièce, dans la traduction de Murray, est ainsi diffusée sur la BBC en août 1926. Dans les années 1960-1980, le Rhésos est représenté en Grèce, à Dodone, Épidaure et ailleurs, en grec moderne, dans une traduction de Tassos Roussos. Il faut noter aussi une représentation en France, au Festival mondial du Théâtre universitaire de Nancy en 1966, là encore par une compagnie universitaire mais italienne. Enfin, de 1988 et jusqu’à aujourd’hui, la pièce est jouée ponctuellement, cinq fois, en grec ancien, grec moderne ou anglais, aux États-Unis, au Canada, en Angleterre et en Grèce. La dernière représentation date de 2014 à Londres. Elle a été donnée par la Fourth Monkey Actor Training Company, une école de théâtre, sous la direction d’Ailin Conant à Trinity Buoy Wharf. Le lieu de la représentation est atypique puisqu’il s’agit du sous-sol d’un entrepôt près de la Tamise. Il n’y a pas de scène ni de lieu dédié aux spectateurs, et donc pas de frontière entre acteurs et spectateurs, comme il n’y a pas, dans le Rhésos, de séparation entre chœur et acteurs. Les spectateurs de la pièce en étaient ainsi partie prenante. Conjointement au Rhésos, la compagnie théâtrale jouait Lysistrata, les deux pièces étant conçues comme un doublet sur le thème de la guerre. Le choix des pièces coïncidait en effet avec la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale. Les acteurs étaient vêtus en soldats du xxie siècle, avec treillis et armes à feu. Les acteurs, étudiants de l’école dramatique, étaient jeunes et la majorité des rôles étaient joués par des femmes. Cette interprétation contemporaine du Rhésos résonne, me semble-t-il, avec l’écho que rencontre l’épopée homérique depuis les années 2010, en littérature, anglo-saxonne notamment, et au théâtre. Pour ne citer qu’un exemple, The Silence of the Girls de l’américaine Pat Barker, réécriture de l’Iliade du point de vue de la captive Briséis, paru en 2018, fait aussi le lien entre guerre de Troie et Seconde Guerre mondiale. Il s’agit dans ce roman de montrer le concret de la guerre – la boue des tranchées pourrait-on dire – et de donner voix à celles qui en sont dépossédées : les femmes, épouses, mères de soldats troyens. Or, c’est déjà ce que fait le dramaturge du Rhésos en donnant vie et parole à l’allié thrace assassiné dans son sommeil et à sa mère. Si Homère est ainsi repris et revisité aujourd’hui en littérature et sur la scène57 c’est qu’il y a, pour reprendre le titre d’un colloque qui s’est récemment tenu à Caen « un besoin d’Homère »58 et notamment un besoin d’Homère pour penser la guerre et les questions de notre temps. En 2019, Marie Cosnay avec Les Enfants de l’aurore réécrit quant à elle l’histoire de trois héros homériques, trois « gamins » comme elle les appelle, Rhésos, Memnon et Achille. Comme le fait Ailin Conant avec une troupe de jeunes actrices et acteurs, Marie Cosnay met en exergue la jeunesse de ces guerriers, leur fougue, l’élan qui les porte et qu’elle rapproche de celui des jeunes migrants qui traversent la Méditerranée aujourd’hui. Si Rhésos réapparaît dans la littérature contemporaine, la pièce à notre connaissance n’a toujours pas été jouée en langue française. Il y a donc à inventer la mise en scène du Rhésos. La pièce nous parle de la guerre et de la mort, de la décision et du kairos à saisir, mais elle nous parle aussi de poésie et de théâtre et de ce que nous faisons aujourd’hui encore de la matière homérique. Il y a une mise en scène à inventer entre le dépouillement de la nuit et la flamboyance des héros et des dieux qui la peuplent, entre le mouvement – du chœur, des nombreux personnages – et l’immobilité d’Hector, une mise en scène où la voix, les voix ont la part belle, qu’elles chuchotent, se déguisent ou se confrontent.
Notes de bas de page
1 Elle est reprise pour la première fois en 1600 par Scaliger dans ses Prolegomena ad Manilium, p. 6 et suiv.
2 Wilamowitz a tenté de démontrer que l’auteur du Rhésos était un poète du ive siècle, qui imitait les Poimenes de Sophocle. Gruppe, 1834, chap. VII-X, a lui argumenté sans grand succès en faveur d’une attribution à Sophocle. Voir aussi Pearson, 1921, p. 60.
3 Y compris même par les tenants de l’attribution à Euripide, comme Ritchie, 1964, p. VII.
4 Rousseau, 2001, p. 122.
5 L’expression vient de Hermann, qui applique l’ars nesciendi à la lecture grammaticale de l’œuvre. Le but est ici d’étendre ce principe à la compréhension de l’œuvre dans son ensemble.
6 Voir Fantuzzi, 2020, p. 415 et suiv.
7 Voir supra, p. 53.
8 Liapis dans Harrison-Liapis, 2013, p. 250-253.
9 Aristote, Poétique, 1450b, 35. Mastronarde (2010) va à l'encontre de ces idées préconçues.
10 Fries (Introduction p. 6) parle des « caractères exagérés des personnages », de la « vanité de leurs conflits » et de la « bizarrerie de leurs réactions ».
11 Burnett, 1985, p. 50.
12 Hermann, 1828, p. 274, 283 ; Hagenbach, 1863, p. 23 et suiv. ; Burnett, 1985, p. 34 et p. 47.
13 Une telle approche des personnages donne lieu à des types de lecture différents, qui sont fonction de la dimension du langage qui est privilégiée. Voir Judet de La Combe, 2001a, p. 41 et suiv.
14 Burnett (1985, p. 17 et suiv.) passe en revue les différents personnages, à la recherche du héros.
15 Judet de La Combe, 2001b, p. 111-122.
16 Wathelet, 1988, II, p. 960. Sur la question de savoir si l’anthroponyme est tiré de l’hydronyme, les deux thèses ont été soutenues.
17 Le rapprochement a été fait par Gruppe (1906, p. 214). Pour lui le nom de Rhésos devait signifier « prophète », mais c’est là une interprétation qu’il tire du vers 972. Burnett (1985, p. 31) aussi se sert de ce jeu verbal pour appuyer le constat que Rhésos n’est que paroles, ce qui est, chez elle, une caractérisation péjorative, puisqu’elle fait elle aussi de Rhésos une caricature de soldat fanfaron.
18 Il est symbolique que l’affrontement du père de Rhésos et du fils d’Achille, après la mort des deux héros que la tragédie présente comme des doubles antagonistes, ait lieu lors de la prise de Troie.
19 Le pseudo-Plutarque (De fluviis, XI,1) donne une version modifiée de cette paternité : Strymon serait le nom du père mortel de Rhésos qui, à la mort de son fils, de douleur se jette dans le fleuve qui, depuis, porte son nom.
20 Severyns, 1928, p. 417.
21 On peut interpréter la généalogie qui fait de Rhésos le fils de Mars : Rhésos est l’idéal du guerrier et le chœur du Rhésos le désigne comme « Arès en personne » (v. 385). En outre, le séjour d’Arès est en Thrace.
22 L’expression réapparaît dans l’Hymne homérique à Apollon, 464-465, où elle désigne le dieu lui-même. Ce parallèle montre que l’Iliade souligne de façon allusive le caractère divin de l’équipement de Rhésos et en fait un guerrier solaire, apparenté à Apollon. Le Rhésos développe et thématise cet aspect.
23 Athéna se manifeste dans le chant X comme guide et comme présence bienveillante mais la question de l’instigation de la patrouille touche au problème complexe du rapport entre action humaine et action divine dans l’épopée. Rien ne dit que ce n’est pas Athéna qui est à l’origine de l’expédition.
24 Wathelet par exemple (1989, p. 223), pense que la version pindarique est une tentative de rationaliser le mythe, de normaliser Rhésos en lui donnant une aristie, comme Penthésilée, Memnon ou Eurypyle.
25 Il se range à l’avis de Kullmann (1960), selon lequel une grande partie du matériau cyclique existait avant la composition de l’Iliade. Cette question est controversée et plutôt que de parler en termes d’antériorité et de postériorité, il est préférable de parler de traditions et de thèmes traditionnels et d’opposer des traditions plus locales, celles du « Cycle épique », aux traditions panhelléniques de l’Iliade et de l’Odyssée. Voir sur ce point, Nagy, 1994, p. 31, § 14 n. 4 et p. 66 et suiv.
26 Procli Aethiopidos enarratio, p. 47, l. 4-6 Davies.
27 Ibid., l. 14-19.
28 Procli Iliadis Parvae enarratio, p. 52, l. 14-16 Davies.
29 Fenik, 1964, p. 10-12.
30 Wathelet, 1989, p. 214 et suiv.
31 Detienne, 1995, p. 61.
32 Leaf, 1915, p. 2.
33 Radt, vol. III, fr. 130-142 (Myrmidons), 150-154 (Néréides), 263-272 (Phrygiens).
34 Hermann,1828, p. 284 ; Lesky, 1956, p. 218 et suiv.
35 Cette façon de forcer le trait, de caricaturer, est caractéristique de la tragédie euripidéenne. Ainsi, dans Électre, Euripide prend au pied de la lettre le mythe, selon lequel Électre est mise à l’écart, hors du palais : il en fait une paysanne. Dans Hélène, Ménélas le naufragé porte sur lui les stigmates de son naufrage et se présente sur scène en haillons.
36 Dindorf, 1851, p. 561 ; Hagenbach, 1863, p. 23 ; Björk, 1957, p. 7-17.
37 Wilamowitz, 1926, p. 287.
38 Norwood, 1948, p. 293, n. 4 ; Burlando, 1997, p. 19.
39 Jouan, 2004, p. 16.
40 Ritchie (1964, p. 136 et suiv.) pose le problème du cadre temporel des Lacaniennes de Sophocle (fr. 367, 368, 369 Radt), qui racontaient le vol du Palladion, épisode nocturne du cycle épique. Il nous reste trop peu de la pièce pour attester que le traitement du cadre nocturne y était comparable à celui du Rhésos.
41 Dans la comédie, le cadre nocturne est utilisé comme un ressort comique dans trois pièces d’Aristophane, qui commencent la nuit, Les Nuées, Les Guêpes, L’Assemblée des femmes.
42 Reinhardt, 1961, p. 244 et suiv. ; Van Thiel, 1982, p. 327 et suiv.
43 Dans la Nestoride (chant XI, 671-803), Nestor fait le récit d’une razzia en Élide et de son retour victorieux à Pylos, de nuit, avec le bétail enlevé (v. 676-682). Mais il s’agit là d’un épisode extérieur et antérieur au temps de l’Iliade.
44 Le motif du coup de force nocturne apparaît également dans le Mahabharata (la Sauptika, dans le livre X : incursion du héros Açvatthaman dans le camp ennemi des Pandava) et il est repris dans la littérature romaine, dans l’Énéide, avec l’épisode de Nisus et Euryale (chant IX), dans la Thébaïde de Stace avec les exploits nocturnes de Tydée. Pour une analyse différentielle de ce motif, voir Jesi, 1979.
45 Procli Iliadis Parvae enarratio, p. 52, l. 19-24 Davies. Alors que la Petite Iliade sépare le vol du Palladion et la Ptocheia, Apollodore les fusionne en un seul épisode (Epitome V, 13).
46 La majorité des homéristes, Analystes comme Unitariens, s’accordent pour dire que le chant X est extérieur à l’intrigue de l’Iliade. Seuls Shewan (1911) et Van Leeuwen argumentent dans le sens contraire.
47 Comme le remarque Bernacchia (1990, p. 40 et suiv.), dans une analyse comparative avec le chant X, où en revanche la problématique de l’espace, du passage de frontière, est importante.
48 Jesi, 1979, p. 157.
49 Bond, 1996, p. 265 et suiv. ; Paduano, 1973, p. 12 et suiv.
50 Nombreuses sont les interprétations qui vont dans ce sens : voir notamment Strohm, 1959, p. 257-274 ; Parry, 1964, p. 283-293.
51 Sur la dramaturgie du Rhésos, voir Plichon, 2021.
52 Voir Fries, p. 39.
53 Voir Plichon, 2023.
54 Voir Liapis, 2013, p. 236-237.
55 Ouvr. cité, p. 235.
56 Voir supra, p. 24.
57 Citons par exemple Iliade, Odyssée de Pauline Bayle (2015-2018), Iliade de Luca Giacomoni en 2018, Ithaque et Notre Odyssée II de Christiane Jatahy en 2019.
58 Un besoin d’Homère. De la fin du xxe siècle à aujourd’hui, colloque organisé par Claire Lechevalier et Brigitte Poitrenaud-Lamesi à l’Université de Caen Normandie en octobre 2020.
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