Le « rire sympathique » de Geoffroy, ou le bourgeois bien tempéré de Labiche
p. 47-58
Texte intégral
1« On m’a donné un fauteuil, mais je t’en dois bien au moins un bras ! » : tel aurait été le contenu du billet envoyé par Labiche, tout nouvel académicien en 1880, à son acteur fétiche Geoffroy1. Son Perrichon, son Célimare, son Champbourcy aurait eu droit à une part des honneurs de la reconnaissance littéraire nationale rendus à l’auteur de La Cagnotte. Par lui serait né le bourgeois labichien, une des figures les plus saillantes du théâtre français au xixe siècle. Cette figure a souvent été recherchée dans les textes de Labiche, hors de l’interprétation des acteurs pour qui les comédies et leurs dialogues sont pourtant composés. La part faite aux acteurs, la part prise par eux dans la création comique doivent être appréciées, cela afin de cerner la nature, plus complexe que d’apparence, du spectacle offert par Labiche sur le plateau du Gymnase ou du Palais-Royal.
2Jean-Marie Geoffroy (1813-1883) a laissé son nom dans l’histoire du théâtre du second xixe siècle en tant que comédien de Labiche. Pourtant, son parcours ne ressemble pas à celui des autres acteurs attitrés du maître de la comédie : contrairement aux Hyacinthe, Lhéritier, Lassouche, Mme Thierret et consorts, Geoffroy n’est entré au Palais-Royal que tardivement dans sa carrière et connaît ses premiers succès au Gymnase, dans un registre bien différent de celui de la gaîté « déboutonnée » de l’ancien théâtre de la Montansier. Pour Labiche et ses collaborateurs, insérer Geoffroy dans leurs distributions (principalement à partir de 1860 avec Le Voyage de Monsieur Perrichon), n’est-ce pas inclure un corps étranger, par son jeu, son talent comique, la mémoire de ses rôles antérieurs ? N’est-ce pas introduire un principe de tension sur le plateau et mettre en mouvement une dialectique du type figé par le jeu caricatural et du caractère creusé par les détails d’une interprétation étrangement fine2 ? Là se trouverait une des clés du comique labichien, travaillé par les lois mécaniques du vaudeville et par le modèle de la caricature (Daumier), mais tendu aussi vers le modèle classique de la comédie de mœurs ou de caractère.
Labiche sans Geoffroy, Geoffroy avant Labiche
3Les acteurs de Labiche avant 1862, du moins au Palais-Royal, sont d’abord des figures grotesques, dont l’apparition seule suscite l’hilarité d’un public ravi de retrouver quelques trognes singulières ou de découvrir le nouvel attribut vestimentaire de son acteur « à transformations » préféré, Hyacinthe, Lhéritier ou Mme Thierret.
4Dans la troupe du Palais-Royal, Hyacinthe3 est le niais dont l’appendice nasal assure le succès de fou rire à chacune de ses entrées en scène. Selon le Dictionnaire des comédiens de Lyonnet, « [s]on physique burlesque, son nez devenu proverbial, lui permirent de marquer promptement sa place parmi les excentriques4 ». D’après Théophile Gautier, dès 1838, dans Tronquette la somnambule des frères Cogniard au Vaudeville, « Hyacinthe reçoit toujours les coups de pied au derrière avec son phlegme et sa supériorité accoutumés5 ». Après avoir joué Gringalet aux côtés d’Odry dans Les Saltimbanques aux Variétés – un des plus grands succès de comédie exhilarante de la monarchie de Juillet6 –, il est engagé au Palais-Royal où il débute en mai 1847, dans Le Trottin de la modiste de Dumanoir et Clairville7. En 1852, Jacques Arago lui consacre une brève notice, inversement proportionnée à la longueur de son organe respiratoire : « Il a un grand nez, de grandes mains, de grands pieds, et il plaît malgré tout cela, ou peut-être même à cause de tout cela8. » Au Palais-Royal, Hyacinthe est de presque toutes les distributions de Labiche : il est Pépinois dans Maman Sabouleux, Roussin, « badigeonneur » dans Un ut de poitrine, Gigomir dans la « folie-vaudeville » Espagnolas et Boyardinos, Léopardin, « flûte » dans Si jamais je te pince !, Mistingue dans L’Affaire de la rue de Lourcine9, Bengalo-Bengalini, page dans La Dame aux jambes d’azur, ou encore Bougnol dans La Sensitive. Autant de rôles-silhouettes propices au déploiement d’un comique « au gros sel ».
5Aux côtés de Hyacinthe, Lhéritier10 a fait presque toute sa carrière au Palais-Royal, à partir de 1831. Il y tient d’abord, pendant trente ans, l’emploi secondaire de « grimes », inférieur à celui de « premier comique marqué ». Avant de former un couple comique « naïvement spirituel » avec Geoffroy et de lutter avec lui « de finesse et de naturel11 », Lhéritier creuse les reliefs sur les masques drolatiques de Beauperthuis dans Un chapeau de paille d’Italie, Flachart dans On demande des culottières, Coquenard dans Le Misanthrope et l’Auvergnat, Panichot dans Un ut de poitrine, ou Montdoublard, rentier, dans Ôtez votre fille s’il vous plaît.
6Mme Thierret12 est entrée au Palais-Royal plus tardivement que ses deux camarades, en 1848 selon le Dictionnaire de Lyonnet ; elle y joue les « duègnes comiques » et donne son nom à l’emploi dit des « Thierret », caractérisé essentiellement par l’embonpoint. Elle qui fut Suzanne du Mariage de Figaro à la Comédie-Française lors de ses débuts en 1832, s’épanouit désormais en Nini, « apprentie majeure » dans On demande des culottières, Mme Chatchignon dans Mam’zelle fait ses dents, Mme de Claquepont dans Maman Sabouleux, Mme Boudeloche dans Edgard et sa bonne, Galathée dans Mon Isménie !, Oursika de Gabachkine dans Espagnolas et Boyardinos, Norine dans L’Affaire de la rue de Lourcine ou Arthémise dans Les Noces de Bouchencœur. Lyonnet cite ces vers de haut relief dus à Charles Legrand, grâce à qui un visage, un geste, une voix peuvent être conférés aux personnages féminins de bien des pièces de Labiche :
Massive, hommasse, un nez à demi busqué
De petits yeux riotant de malice,
Un rire à peine esquissé qui se glisse
Demi-railleur, aux lèvres embusquées ;
Large carrée et fournie en moustaches,
Le pas troupier et le geste hâbleur,
Tête à turban, à cocarde, à panaches,
La femme charge et de très belle humeur13.
7Pendant ces mêmes années où le trio comique Hyacinthe-Lhéritier-Thierret assaisonne, à côté d’un Grassot, les joyeux jours du Palais-Royal, Geoffroy travaille au Gymnase où il est entré en 1844 après un premier passage éphémère en 1838. Il y est le successeur de Bouffé, l’immortel Gamin de Paris dans la pièce de Bayard, dont il reprend les rôles. Dans ses Souvenirs, Bouffé s’érige en « père » de Geoffroy, rappelant qu’il l’avait remarqué à Nancy où le futur Perrichon tenait encore les emplois de « jeune comique » ; il avait été frappé par la « vérité » mêlée au « bon goût14 » de son jeu – ces termes élémentaires viennent sous la plume de tous les commentateurs du talent du comédien.
8Au Gymnase, Geoffroy se révèle pleinement en août 1851 dans Mercadet de Balzac (version revue par d’Ennery). Là s’opère l’alchimie si imprévisible par laquelle un acteur naît à son rôle et surtout naît de la rencontre avec un personnage : « Mercadet pénétra dans Geoffroy, comme Geoffroy pénétra dans Mercadet. L’un fit l’autre, et réciprocité de facture s’en suivit15. » En Mercadet, « [Geoffroy] a de l’entrain, de l’imprévu, de la verve à pleins bonds », note Jacques Arago16. Quant à Théophile Gautier, il salue la malléabilité de talent de Geoffroy dans ce rôle de « Robert Macaire honnête » : par sa « souplesse », son « audace », son « ton à la fois plein de caresse et d’autorité », il « a composé le rôle de Mercadet avec beaucoup d’art et de vérité17 ». Mercadet permet à Geoffroy d’offrir une première incarnation complète de cette figure de bourgeois parisien qu’il ne cessera plus de parfaire, trouvant dans les tirades de Balzac les traits d’un égoïsme fascinant par sa désarmante impudence : « Ne suis-je pas supérieur à mes créanciers ? J’ai leur argent, ils attendent le mien ; je ne leur demande rien, et ils m’importunent. Un homme qui ne doit rien, mais personne ne songe à lui, tandis que mes créanciers s’intéressent à moi18 ! » Ce bourgeois n’est aucunement monolithique ; la silhouette et la figure offertes par Geoffroy-Mercadet sont essentiellement plastiques, le « faiseur » étant d’abord un être théâtral, habile à s’adapter à chacun de ses créanciers, tel Dom Juan face à M. Dimanche.
9En novembre 1851, Geoffroy change de registre sans sortir tout à fait de son emploi : il est le papa de Victorine dans la comédie de George Sand Le Mariage de Victorine, suite du Philosophe sans le savoir de Sedaine. Le comédien se fait père de comédie bourgeoise à la Diderot, l’« homme de confiance » du négociant Vanderke, un homme aux « manières brusques19 » mu par le sens de l’honneur et de la « bonne renommée20 ». Aucune caricature ici, dans un jeu hautement pathétique voire édifiant, digne, selon Sand, « des plus beaux temps de la Comédie-Française21 ». Pour George Sand, Geoffroy interprète aussi Maître Christophe Bienvenu, menuisier, dans Le Pressoir, drame écrit encore dans le sillage du théâtre de Diderot22 et appelant une extrême mobilité émotionnelle, entre fierté arrogante de l’artisan, colère et larmes du parrain trahi.
10Durant sa carrière au Gymnase, entre 1844 et 1862, Geoffroy a déjà l’occasion de jouer dans des pièces de Labiche, sans que ces rôles soient véritablement significatifs, ni pour la création de la figure du bourgeois, ni comme pour l’orientation de l’art comique du dramaturge. Dans L’Enfant de la maison, de Labiche, Varin et Eugène Nyon (21 novembre 1845), il est un fils de notaire, Decius Clopin ; la vedette revient à Achard dans un rôle de titi (Flageole). Geoffroy est le colleur d’affiches Moucheron dans À bas la famille, ou les banquets, « à propos montagnard en un acte » (12 décembre 1848). Il faut encore attendre dix ans pour voir apparaître Geoffroy dans le rôle principal d’une pièce de Labiche créée au Gymnase : le rôle-titre du Baron de Fourchevif (un seul acte, 15 juin 1859). C’est en 1860 qu’il joue pour la première fois, pour Labiche, deux personnages de premier plan, dans des comédies de plus grande ampleur et de plus haute ambition : Perrichon dans Le Voyage de Monsieur Perrichon (première le 10 septembre 1860) et Ratinois dans La Poudre aux yeux (première le 19 octobre 1861). D’emblée, la critique remarque l’équilibre très subtil obtenu par Labiche entre vaudeville et comédie, entre esprit drolatique et esprit d’observation, entre caricature-charge et dessin d’un type social affiné jusqu’à se faire parfois caractère unique. « C’est une comédie qui rit comme un vaudeville », estime Paul de Saint-Victor dans La Presse23. Quant à Jules Janin, il oppose M. Prudhomme et Perrichon, le dernier l’emportant par la finesse du trait : « Ah ! le butor, ce M. Perrichon ! Ah ! le brave homme ! Il est leste, il est gai, il est bête, il est naïf, il ne veut pas qu’on le sauve, il voudrait sauver tout le monde. Il est le vrai Prudhomme24. » Tout cela demande « beaucoup de finesse, dans une énorme stupidité », dose Louis Péricaud25, comme si Geoffroy, riche de ses incarnations antérieures, formé par les emplois et le ton du Gymnase, apportait soudainement au dessin comique de Labiche une finesse et une couleur qui lui faisaient auparavant défaut.
11Jacques Robichez26 note que l’année théâtrale 1860 est marquée à la fois par le début de Geoffroy dans le répertoire de Labiche et par la mort du comique Grassot27, acteur excentrique bien dans le ton des folies du Palais-Royal, « un des plus étonnants bouffons qui aient nagé dans l’absurde, comme un cygne dans l’eau pure d’un lac », disant « des calembredaines avec sa bouche fendue jusqu’aux oreilles, […] tandis que, lancé dans l’air étonné, son grand bras simiesque menaçait le vide, décrochait les étoiles et ameutait les Dieux […]28 ». Grassot a été Saint-Germain, « chasseur de la baronne », dans La Fille bien gardée (1850), ou le pépiniériste Nonancourt dans Un chapeau de paille d’Italie (1851). Sa disparition ouvre la voie à Geoffroy pour une seconde carrière, principalement mise au service du bourgeois labichien.
Geoffroy au Palais-Royal
12Geoffroy intègre la troupe du Théâtre du Palais-Royal en 1862 selon Lyonnet ; l’acteur aurait quitté le théâtre froissé qu’on lui fasse jouer « son » Perrichon en lever de rideau, avant Les Pattes de mouche de Victorien Sardou29. Il retrouve au Palais-Royal la troupe des masques, excentriques et bouffons, formée de Hyacinthe, Lhéritier, Mme Thierret ; il rencontre aussi d’autres « figures » entrées plus récemment au Palais-Royal, tels Brasseur ou Gil-Pérès30. La reconfiguration de la troupe du Palais-Royal permet à Labiche d’inventer de nouvelles associations de talents scéniques, d’articuler de nouveaux effets de présence et de jeu : de forger de nouvelles « combinaisons31 » dans ses distributions, où se joue pour beaucoup l’efficacité comique des pièces, où se calcule aussi le degré de résistance de Labiche à la pure farce sans profondeur ni épaisseur du Palais-Royal.
13Dans Célimare le bien-aimé (créé le 27 février 1863), Geoffroy (Paul Célimare) joue avec Hyacinthe (Bocardon) et Lhéritier (Vernouillet). Une nouvelle répartition des rôles se fait jour grâce à l’association privilégiée de Lhéritier avec Geoffroy : tous deux misent sur le même comique sobre, à la différence des autres acteurs. Selon Louis Péricaud, la rencontre avec Geoffroy arrache Lhéritier à son emploi secondaire de « grime » et le fait accéder aux emplois plus créatifs : « De simple cascadeur qu’il était, à ses côtés il se fit artiste32. » Paul de Saint-Victor célèbre ainsi la création de Lhéritier dans le rôle de Vernouillet : « Quel bourgeois inouï que Lhéritier, roulé dans son col de chemise, comme dans un cornet d’épicier33 ! » Quant à Célimare : « Ce fat bête et prud’homme était personnifié par Geoffroy, si excellent dans les rôles de bourgeois sentencieux, solennels ou stupides. Il ne forçait pas la note […]34 ». Nestor Roqueplan va dans le même sens : « Geoffroy-Célimare est un ex-beau sur nature, avec un petit grain sympathique. Il est bien près du ridicule, mais il n’y tombe jamais. Lhéritier-Vernouillet possède un inépuisable répertoire de grimaces qui vous arrachent le rire quand même35. » À propos du même Célimare, Louis Ulbach laisse entrevoir dans son feuilleton du Temps le léger décalage de jeu propre à Geoffroy, au sein de la troupe comique du Palais-Royal :
Geoffroy est d’un comique supérieur. Il fait valoir, sans trop s’y appesantir, les mots qui doivent porter, et, au milieu de cet imbroglio étourdissant, il a des éclairs de sensibilité, des lueurs qui élargissent le cadre mesquin du Palais-Royal. Au moment où, pour éprouver ses deux amis, il leur demande de l’argent, il est sur le point de croire que sa demande sera favorablement accueillie ; et malgré les incalculables avantages qu’il trouverait dans la liberté, il dit avec élan, avec une bonhomie touchante, avec un accent humain : – « S’ils font cela, je les garde avec moi, toujours ! » – Ce mot si simple, qu’un vaudevilliste ordinaire n’aurait pas trouvé, est un de ceux qui signalent souvent les pièces les plus grotesques de M. Labiche à une attention sérieuse. Geoffroy l’a parfaitement compris36.
14Geoffroy est chargé en effet de délivrer la maxime morale placée au dénouement de la pièce mais révélant in fine sa matrice (l’observation d’un moraliste) et constituant la justification morale de la comédie : « Règle générale… on peut tout demander… tout prendre à un ami…, (À part.) même sa femme ! (Haut.) mais il ne faut pas toucher à sa bourse37 », déclare Célimare en « raisonneur » de comédie classique (fort d’une raison passablement désabusée), après avoir réussi à congédier les encombrants Bocardon et Vernouillet.
15Un an après, dans La Cagnotte (22 février 1864), Geoffroy se fait bourgeois de province (le « rentier » Champbourcy), aux côtés de Brasseur38 (Colladan, « riche fermier »), Lhéritier (Cordembois, « pharmacien »), Lassouche (Sylvain, « fils de Colladan ») et Mme Thierret, qui campe une Léonida Champbourcy hommasse, carrée, au nez retroussé (fig. 4). La presse se dit gênée par la composition de la comédienne : « Mme Thierret exagère peut-être un peu les ridicules de Mme Léonidas, quand elle s’habille comme la femme sauvage dans les Saltimbanques39. » Brasseur, entré au Palais-Royal en 1852, roi des emplois à composition et à transformation, joue aussi dans le registre de l’exagération, misant sur la caricature à gros trait, immédiatement efficace :
Il faut voir Brasseur « fermier lui-même et fils de fermier » se promenant dans Paris, la pioche sur l’épaule, gloussant, grognant, ruminant, donnant du front comme un bélier de la corne. Brasseur excelle à représenter les types bruts de la basse églogue, les intelligences à peine ébauchées qui font des efforts inouïs pour extraire une idée absurde de leur crâne épais40.
16Une nouvelle fois, Geoffroy est traité à part dans les feuilletons et semble, selon ces témoignages, jouer dans un registre différent, avec une retenue que n’ont pas ses partenaires : « La pièce est jouée avec cette furia burlesque qui n’appartient qu’aux comiques excentriques de ce théâtre. M. Geoffroy, toutefois, trouve encore moyen de mettre dans ces drôleries autant de naturel et de vérité que de verve41. »
17Les nuances de jeu du comédien confèrent au portrait du bourgeois l’illusion de la profondeur morale et un « tremblé » assurant la vitalité de la caricature. Ces détails se lisent dans le texte des pièces de Labiche offertes à Geoffroy. Dans Un pied dans le crime (21 août 1866), Gatinais est doté d’une conscience troublée par le poids du remords : lui qui, coupable mais juré lors du procès, risque de faire condamner l’innocent Blancafort, connaît une petite « tempête sous un crâne » qui l’élève un temps (acte III, scène ii) à la hauteur d’un Jean Valjean. Dans l’acte unique de La Grammaire (26 juillet 1867), Geoffroy (Caboussat, « ancien négociant ») retrouve son partenaire Lhéritier (Poitrinas, « président de l’académie d’Étampes »). Le second, passionné d’archéologie et occupé à déterrer du jardin la vaisselle tout juste cassée par le domestique, reçoit la part la plus drolatique de la comédie ; le premier, honteux de sa dysorthographie et socialement empêché par sa mauvaise grammaire, devient touchant lorsqu’il multiplie, tel un écolier, les pâtés d’encre pour cacher ses fautes. Une lettre de Labiche à Alphonse Leveaux révèle que l’association comique entre Geoffroy et Lhéritier n’allait pas sans tensions ou jalousies : « J’ai lu notre petit acte [La Grammaire] et je trouve ton travail très réussi. Il y a quelques petites longueurs de dialogue qu’il sera facile de faire disparaître. Je tâcherai d’y ajouter un peu de brillant, surtout dans le rôle de Geoffroy que nous ne devons pas laisser écraser par celui de Lhéritier, sinon le compère Geoffroy pourrait bien refuser son rôle. C’est donc à parer ce coup que je vais travailler42. » Au brillant de surface offert au rôle de Lhéritier doit répondre la relative profondeur de sentiment et de conscience du personnage confié à Geoffroy. Une remarque du feuilletoniste du Constitutionnel permet de distinguer encore entre les jeux des deux rivaux : « Geoffroy est très amusant. Lhéritier s’est fait une de ces têtes mémorables dont seul il connaît la touche43. » Selon cet équilibre fondé sur une répartition des tonalités de jeu, le trio Geoffroy-Brasseur-Lhéritier se reconstitue régulièrement, dans Le Papa du prix d’honneur en 1868 ou dans Le Plus Heureux des trois en 1870, Brasseur héritant d’un nouveau rôle « à accent » avec Krampach tandis que Geoffroy s’épanouit en cocu magnifique44.
18Dans Le Premier Prix de piano (8 mai 1865), le jeu de Geoffroy (Dégodin) se frotte à celui de Gil-Pérès (Madoulay). Gil-Pérès45, entré au Palais-Royal en 1855, est décrit tantôt par la froideur impassible de son masque grimaçant, tantôt par l’extravagance de ses défroques. Pour Charles Monselet :
Loin d’inspirer la gaîté, sa figure sèche et osseuse offre l’expression d’une misanthropie profonde ; son regard est fixe et froid ; sa bouche semble tordue par le mécontentement ; il ne parle pas ses rôles, il les ricane. Au milieu de l’hilarité qu’il excite, lui seul demeure étonné, glacé et amer ; son air semble dire au public : Qu’est-ce que vous trouvez donc de si drôle46 ?
19Gil-Pérès semble tirer Geoffroy vers un registre plus sombre, à moins que la tonalité mineure prise par la comédie ne trouve son origine chez un Labiche mal remis surtout de l’échec de Moi à la Comédie-Française l’année précédente. Le bourgeois Dégodin voit ici son univers se racornir, et ses relations avec sa fille, dont les gammes au piano l’excèdent, n’a pas la tendresse qui nimbera les personnages de La Grammaire. Un pareil assombrissement se retrouvera dans Le Prix Martin que Labiche écrit en collaboration avec Émile Augier en 1876 : si Brasseur invente une nouvelle composition comique en Hernandez Martinez, Geoffroy et Gil-Pérès en Martin et Agénor s’abandonnent à toutes les noires rancœurs de l’amitié trahie.
20Sans doute est-ce par contraste avec Gil-Pérès que Lyonnet, dans son Dictionnaire, insiste sur la jovialité de Geoffroy, apte à nouer une connivence amusée avec la salle, comme si l’acteur perçait parfois sous le masque du personnage pour en rire lui-même et en décharger la puissance inquiétante : « Il a un rire à lui, un rire sympathique qui se répand dans la salle. Les autres comiques tirent leurs effets du sérieux avec lequel ils débitent les bonnes ou mauvaises plaisanteries dont leurs rôles sont semés ; Geoffroy procède par le moyen contraire47. » Assurément, doté d’un bon « tempérament » en scène, Geoffroy était capable de moduler dans tous les tons pour offrir l’image à multiples facettes du bourgeois bien tempéré de Labiche. Il aida le dramaturge à trouver la « note juste », entre la cacophonie gaiement dissonante propre au répertoire du Palais-Royal et l’uniformité de ton d’une comédie à prétention morale et littéraire. Toute la création de Labiche n’est-elle pas tendue entre ces deux pôles ?
Notes de bas de page
1 La parole légendaire attend encore son authentification…
2 Dans l’espace de cet article, nous n’envisagerons que les pièces de Labiche où s’opère pareille rencontre entre comédiens issus d’horizons différents ; l’étude serait à élargir, à nuancer ou à compléter, à partir d’une analyse des autres pièces jouées par Geoffroy et ses partenaires après 1862, notamment des comédies de Gondinet (Gavaut Minard et Cie, Le Chef de division, Le Homard) ou de Meilhac et Halévy (Le Mari de la débutante).
3 Louis Duflost, dit Hyacinthe (1814-1887).
4 Henry Lyonnet, Dictionnaire des comédiens, ceux d’hier, Genève, Bibliothèque de la Revue universelle internationale illustrée [1912], vol. II, p. 208.
5 Théophile Gautier, feuilleton de La Presse du 1er décembre 1838, repris dans Histoire de l’art dramatique depuis vingt-cinq ans, vol. I, Paris, Hetzel, 1859, p. 200. Le même Gautier remarque : « presque tous nos bouffons actuels n’excitent le rire que par quelque monstruosité : Arnal et Odry par leur laideur idéale, Hyacinthe par son nez, Lepeintre jeune par son embonpoint d’hippopotame, Alcide Tousez par son enrouement […] » (ibid., vol. III, p. 38).
6 Voir Olivier Bara, « Dérive, déliaison, délire : Odry dans la parade des Saltimbanques, ou le rire en 1838 », dans Alain Vaillant et Roselyne de Villeneuve (dir.), Le Rire moderne, Paris, Presses de l’université Paris Ouest, 2013, p. 377-392.
7 D’après Eugène Hugot, Histoire littéraire, critique et anecdotique du théâtre du Palais-Royal, Paris, Ollendorff, 1886.
8 Jacques Arago, Foyers et coulisses. Panorama des théâtres de Paris, Paris, La Librairie Nouvelle, 1852, p. 55.
9 Sur les acteurs de L’Affaire de la rue de Lourcine, je me permets de renvoyer au dossier réalisé pour l’édition de la pièce dans la collection « Folioplus Classiques », Paris, Gallimard, 2007.
10 Romain Thomas, dit Lhéritier (1809-1885).
11 Bouffé, Mes souvenirs, 1800-1880, Paris, Dentu, 1880, p. 240.
12 Félicia Thierret, veuve Georgin (1812-1873).
13 Poème de Charles Legrand (Le Théâtre en sonnets, 1871), cité par Henry Lyonnet, Dictionnaire des comédiens, ouvr. cité, vol. II, p. 681.
14 Bouffé, Mes souvenirs, ouvr. cité, p. 339.
15 Louis Péricaud, Le Panthéon des comédiens : de Molière à Coquelin aîné, Paris, Fasquelle, 1922, p. 222.
16 Jacques Arago, Foyers et coulisses, ouvr. cité, p. 51. L’auteur conseille à Geoffroy de ne pas être « toujours Mercadet » s’il veut atteindre la vraie gloire ; c’est pourtant dans les emplois de bourgeois que le comédien est passé à la postérité.
17 Théophile Gautier, feuilleton de La Presse, 1er septembre 1851.
18 Honoré de Balzac, Le Faiseur, acte I, scène vi, Philippe Berthier (éd.), Paris, Flammarion, coll. « GF », 2012, p. 47.
19 George Sand, Le Mariage de Victorine, acte III, scène iii, Paris, Blanchard, 1851, p. 73.
20 Ibid., acte I, scène iii, p. 19.
21 Ibid., « Avant-Propos », p. 8.
22 Voir Catherine Masson, « George Sand, fille naturelle de Diderot ? Du Père de famille de Diderot au Pressoir de George Sand », Les Amis de George Sand, no 34, George Sand et les arts du xviiie siècle, Olivier Bara (dir.), 2012, p. 29-52. Dans Le Démon du foyer de Sand (1852), Geoffroy joue le rôle d’un maestro milanais.
23 La Presse, 30 septembre 1860, cité par Jacques Robichez, Eugène Labiche, Théâtre, vol. I, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1991, p. 656.
24 Journal des débats, 15 octobre 1860, cité par Jacques Robichez, ibid.
25 Louis Péricaud, Le Panthéon des comédiens, ouvr. cité, p. 224.
26 Jacques Robichez, « Dictionnaire », article « Grassot », Eugène Labiche, Théâtre, vol. I, éd. citée, p. clviii.
27 Paul, Louis, Auguste Grassot (1800-1860).
28 Théodore de Banville, Mes souvenirs, chap. xxxv, « L’acteur Grassot », Paris, Charpentier, 1883, p. 389.
29 La pièce de Victorien Sardou a été créée au Gymnase le 15 mai 1860.
30 Il conviendrait d’ajouter Lassouche, à qui reviennent souvent les rôles de domestiques. Paul de Saint-Victor écrit à son sujet dans La Presse du 17 mars 1862 (à propos de La Station Champbaudet où il interprète Arsène) : « Lassouche joue le rôle d’un domestique ahuri avec cette bêtise farouche qu’il a inventée. C’est Jocrisse hérissant sa queue rouge et rugissant ses lazzi. »
31 Apprenant l’accident survenu à Mme Thierret (un fiacre lui a roulé sur les pieds), Labiche écrit à Alphonse Leveaux le 8 mai 1867 : « Voilà la combinaison de La Poudre aux yeux renversée » (Eugène Labiche, Œuvres complètes, vol. VIII, Gilbert Sigaux [éd.], Paris, Club de l’honnête homme, 1966, p. 378). En effet, Mme Thierret ne participe pas à la création de la pièce, la femme de Ratinois étant jouée par Mme Lesueur, celle de Malingear par Mme Mélanie. Au sujet de la « duègne » de remplacement engagée par le Palais-Royal, Labiche écrit : « Elle n’est pas comique, mais elle est très comme il faut. Elle a toutes les traditions du Conservatoire. Elle prononce admirablement. Je l’apprécie comme sourd ; mais je pense qu’elle ne fera pas sourciller. » (Lettre à Alphonse Leveaux, 15 juin 1867, ibid., p. 379.)
32 Louis Péricaud, Le Panthéon des comédiens, ouvr. cité, p. 205. Le « cascadeur » est celui qui déclenche des rires en cascade.
33 La Presse, 17 mars 1862.
34 Léon Lyon-Caen, Souvenirs du jeune âge : histoires, récits et impressions, Montluçon, impr. De Herbin, 1912, p. 135-136.
35 Le Constitutionnel, 2 mars 1863.
36 Le Temps, 2 mars 1863.
37 Eugène Labiche, Célimare le bien-aimé, acte III, scène xii, dans Théâtre, éd. citée, vol. II, p. 223.
38 Jules Dumont dit Brasseur (1829-1890).
39 Le Temps, 29 février 1864 (feuilleton de Louis Ulbach). Sur Les Saltimbanques, voir la note 6.
40 La Presse, 7 mars 1864 (feuilleton de Paul de Saint-Victor).
41 Le Siècle, 29 février 1864 (feuilleton d’Edmond Desnoyers de Biéville).
42 Lettre d’Eugène Labiche à Alphonse Leveaux, 23 juillet 1865, dans Œuvres complètes de Labiche, éd. citée, vol. VIII, p. 375.
43 Le Constitutionnel, 29 juillet 1867 (feuilleton de Nestor Roqueplan).
44 Voir Olivier Bara, « Le Plus Heureux des trois, un adultère gai », L’avant-scène théâtre, no 1348, 1er septembre 2013, p. 88-91.
45 Jules, Charles, Pérès, Jolin, dit Gil-Pérès (1822-1882).
46 Cité par Henry Lyonnet, Dictionnaire des comédiens, ouvr. cité, vol. II, p. 135.
47 Ibid., vol. II, p. 114. Lyonnet explique pourquoi Geoffroy n’a pas cherché à entrer à la Comédie-Française pour y jouer Le Bourgeois gentilhomme, rôle dans lequel la France du Second Empire l’attendait : « ayant l’habitude d’intercaler dans son texte des interjections variées, agrémentées parfois d’un certain bégaiement, toutes choses qui lui donnaient ce naturel exquis, il lui eût été difficile de prendre le ton de la nouvelle maison » (ibid.).
Auteur
Université Lyon 2 UMR LIRE (CNRS - Lyon 2)
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GénétiQueneau
Sur la genèse de Pierrot mon ami, Les Fleurs bleues et Le Vol d’Icare
Daniela Tononi
2019