Stendhal et Molière
p. 43-59
Texte intégral
1La relation qui unit Stendhal à Molière est d’une qualité très particulière. Dans le panthéon littéraire du jeune Henri Beyle, puis tout au long de sa vie, il y a certes des admirations plus fortes, des goûts plus enthousiastes, et dans la trinité classique, c’est à Corneille et à Racine que vont d’abord ses vœux, comme il l’écrit à Pauline en 1802 : « Lire sans cesse Racine et Corneille : je suis comme l’Église, hors de là point de salut ». Et pourtant, même si son regard est souvent critique et ses jugements abrupts, c’est avec Molière qu’il entretient le dialogue le plus profond et le plus constant. Comme s’il ne pouvait s’en passer.
De Stendhal à Molière
La lecture de l’enfance
2L’histoire de ce qui est bien une forme de fascination s’inscrit dans une évolution dont on peut retracer les étapes. Il y a en fait quatre lectures successives de Molière qui, intervenant à des moments particuliers de la vie et dans des contextes ayant chacun leur spécificité, traduisent à la fois des approches différentes de l’œuvre mais témoignent aussi d’un intérêt passionnel souvent orageux, mais jamais démenti. La première lecture est celle de l’enfance : c’est celle de la découverte, laquelle n’est pas spécialement enthousiaste. Face à « l’horrible tristesse » de sa vie, ce n’est pas Cet article a été publié dans Stendhal Club, no 147, 1995. Il est reproduit ici avec l’aimable autorisation du directeur de la revue, M. V. Del Litto. Molière qui apporte au jeune Henri Beyle l’apaisement du rire libérateur, mais Don Quichotte.
La découverte de ce livre, lu sous le second tilleul de l’allée du côté du parterre dont le terrain s’enfonçait d’un pied, et là je m’asseyais, est peut-être la plus grande époque de ma vie.1
3Face à la précision à la fois minutieuse et hyperbolique du souvenir, la façon neutre et rapidement expédiée dont est présentée la découverte de Molière fait piètre figure : « Je trouvai un Molière avec estampes, les estampes me semblaient ridicules et je ne compris que l’Avare » (HB, p. 85). Premier contact plutôt limité donc, mais qui s’explique si l’on songe qu’avec Joseph-Chérubin, le fils disposait d’un modèle paternel vivant lui facilitant plus particulièrement l’accès à la compréhension de cette pièce-là. Il n’en reste pas moins que si ce sont Don Quichotte et, un peu plus tard, le Roland furieux (dont il affirme qu’il lui « forma le caractère ») qui excitent sa passion de jeune lecteur, Molière est déjà là, comme une strate profonde, touchant à l’essentiel : « J’avais en horreur tous les détails bourgeois et bas qui ont servi à Molière pour faire connaître sa pensée. Ces détails me rappelaient trop ma malheureuse vie » (p. 85). Face à l’exaltation romanesque et à l’imagination qui le rend « amoureux fou » de Bradamante, le jeune lecteur trouve en Molière comme un miroir de tout ce qu’il exècre : d’où le développement symptomatique qui suit sur sa haine du « bas et plat dans le genre bourgeois », où se confondent son père, le milieu familial, Grenoble et la vie qu’il est contraint d’y mener. Mais, en même temps, et de façon paradoxale, ce recul et cette incompréhension avouée s’accompagnent d’un sentiment si fort de l’importance de Molière que celui-ci devient aussitôt une référence non seulement intellectuelle mais quasi vitale. Même s’il distingue dans ses goûts, selon une hiérarchie affective — « J’estimais sincèrement Pierre Corneille, l’Arioste, Shakespeare, Cervantès et en paroles Molière » — c’est à ce dernier qu’il se réfère, en 1796, pour tracer sa voie : « Je me croyais du génie [...] pour le métier de Molière » (p. 274). Et la grande idée, quasi obsessionnelle, ce rêve de théâtre qui va hanter sa vie, trouve son expression première dans ce désir qui le pousse à ne plus vouloir désormais que « faire des comédies comme Molière ».
La lecture raisonnée
4La deuxième lecture, plus tardive, qui est en fait la première véritable lecture raisonnée, intervient à Paris dans les années 1802-1804 et se ressent de cette ambition première. Le Journal littéraire que Stendhal tient à partir de 1802 témoigne de son goût pour cette carrière littéraire à laquelle il se sent appelé, en même temps qu’il en constitue la première manifestation pratique. Ayant en effet refusé de se présenter au concours d’entrée à Polytechnique, puis ayant démissionné de sa charge de sous-lieutenant de dragons, il a décidé de « vivre à Paris en faisant des comédies comme Molière ». Ce qui implique d’abord qu’il se plie à l’analyse des principes de l’art dramatique, tout en se forgeant une connaissance pratique de l’art théâtral. Les leçons de déclamation qu’il prend alors chez La Rive puis chez Dugazon lui serviront, pense-t-il, à pénétrer le secret des grands rôles moliéresques, de même que le fait de confronter ses impressions de spectateur avec celles de son ami Louis Crozet doit lui permettre d’affiner sa sensibilité dramatique. Et, connaissant son peu de penchant pour les traits comiques, il essaie de le compenser par un travail de lecture assidu : « Lire sans cesse Molière et Goldoni ».
5Les premières pages du Journal littéraire sont révélatrices. Parmi les sujets d’ouvrages qu’il se propose et qu’il met en chantier, Stendhal commence par des comédies. Et parmi les « ouvrages à lire » et les « écrivains modèles », Molière figure en bonne place2, et c’est à lui qu’est consacrée la première note. Celle-ci peut sembler futile, elle est pourtant riche d’enseignements.
Je crois que Molière, écrit-il, a imité quelque part cette réponse de François, duc de Bretagne, à quelqu’un qui lui disait qu’Isabeau, fille d’Ecosse qu’il allait épouser, avait été nourrie simplement, et sans aucune instruction aux lettres. Il répondit « qu’il l’en aimait mieux, et qu’une femme était assez savante quand elle savait mettre différence entre la chemise et le pourpoint de son mari ». (JL, p. 19)
6L’anecdote vient de Montaigne, au chapitre du pédantisme (Essais, I, 25). Stendhal a sous les yeux l’édition stéréotype des Essais, qu’il cite mot à mot. Or il attribue le trait à Molière, faisant référence aux vers de Chrysale lorsque celui-ci affirme à Bélise qu’il lui suffit que la capacité de l’esprit d’une femme « se hausse / à connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse » (II, 7). On peut voir dans cette façon qu’a Stendhal de désapproprier l’auteur des Essais au bénéfice de l’auteur des Femmes savantes une sorte de réflexion sur la mise en forme dramatique et sur l’art d’écrire pour le théâtre. Le jeune écrivain se veut alors moins philosophe que dramaturge, et si c’est Montaigne qui lui sert de source, c’est Molière qui lui tient lieu de modèle. Les mentions qui suivent, cette même année 1802, portent d’ailleurs sur l’art du dramaturge comique, et témoignent, à partir de l’imperium exercé par Molière en la matière, d’une ambition qui ne vise à rien de moins qu’à « rendre la comédie plus intéressante que le divin Molière, sans toutefois se rapprocher du plat drame ou de la tragédie bourgeoise » (JL, p. 35) !
7L’année suivante, 1803, le projet se précise. Une analyse détaillée de l’acte I du Tartuffe, en mars, permet à l’apprenti dramaturge de dégager un premier principe : ce qu’il convient de faire, c’est, comme le réussit Molière avec Orgon, de peindre les caractères par des actions. Une autre remarque, un peu plus tard, dégage un second principe : « ne pas prêter à des gens d’une classe les idées que l’on n’a que dans une autre classe » (JL, p. 142). Or la familiarité avec laquelle Dorine parle à ses maîtres, qu’on a souvent reprochée à Molière, montre que celui-ci « a peint juste » (p. 143). L’observation de la réalité provinciale a en effet appris au jeune Grenoblois « qu’en province les servantes se mêlent encore quelquefois de la conversation ; or en province on a encore les mœurs du siècle de Louis XIV » (p. 143). Une représentation de la comédie, à laquelle il assiste en mai (« le Tartufe a été parfait », p. 181) vient confirmer l’analyse et permet de l’affiner, en dégageant notamment l’art de Molière dans la façon de ne donner à son protagoniste, contrairement à la règle, que peu de choses à faire, liant en fait l’action au caractère des personnages, « parce que des gens comme Tartuffe choisissent leurs dupes » (p. 181). Cette représentation marque en tout cas durablement l’esprit de Stendhal qui, quelques mois plus tard, y revient pour ce qui est une analyse en forme de la comédie. Là encore, l’essentiel de la réflexion porte sur l’aspect dramatique et insiste en particulier sur les rapports de sympathie ou d’antipathie que Molière a su créer chez le spectateur à l’égard de ses personnages. Ce qui compte, en fait, comme le montre la pièce, c’est qu’une vraie comédie se donne pour sujet « des vérités morales ». Le rire n’est pas forcément l’essence de la comédie : « Je suis dans une grande erreur sur le plaisant et le comique. Où est le mot pour rire dans le Tartufe ? » (p. 216). « Chercher des sujets comiques et tragiques par les vérités morales prouvées. Chercher les vérités que Molière a prouvées » (p. 227), voilà la grande affaire, et le Tartuffe en est le modèle. Les autres comédies évoquées alors ne le sont, de ce fait, que de façon rapide : une représentation d’Amphitryon, en mai – « Trois actes sans autre intérêt que celui de curiosité sont un miracle possible au seul Molière » (p. 180) – et une brève allusion aux Femmes savantes pour en dénoncer la longueur confirment simplement l’intérêt porté à l’aspect proprement dramatique. Mais c’est le Tartuffe qui retient alors son attention.
8L’année suivante, 1804, l’apprenti dramaturge élargit son corpus moliéresque. Toutes les grandes pièces se trouvent en effet alors sollicitées, dans le but de fixer le plus largement et le plus précisément possible ce qui fait l’art de la comédie. Ainsi une réflexion sur le rôle d’Alceste aboutit à une série d’interrogations sur les différences entre comique et tragique, en particulier en ce qui concerne l’intrigue : « Quelle est la chaleur d’intrigue propre à la comédie ? Est-elle la même que celle de la tragédie ? » (p. 331). Vaste question, à laquelle Le Misanthrope se prête en effet tout particulièrement, et qu’une autre réflexion, cette fois-ci à propos de L’École des femmes, transcende par une considération globale portant sur le génie dramatique : « Ce génie est la faculté qui résout ce problème : Trouver l’intrigue qui développe de la manière la plus comique (ou la plus tragique) tel caractère (ou telle action) » (p. 339). Stendhal reste donc attentif avant tout aux questions dramatiques, et c’est toujours avec l’idée de trouver en Molière un modèle pour les œuvres que lui-même entend donner au théâtre qu’il envisage les différentes pièces auxquelles il s’intéresse. Les Amants magnifiques lui apportent ainsi l’exemple le plus achevé du « bon ton, parce que les personnages savent ménager réciproquement leur vanité le mieux possible » (p. 403), ce qui lui paraît devoir convenir à sa propre comédie des Deux hommes : « C’est là ce me semble le véritable modèle pour mon Chamoucy » (p. 403). Et, dans la réflexion qu’il ne cesse de mener sur ce qui fait l’essence de la comédie par rapport à la tragédie, il trouve au principe, selon lequel « la tragédie développe une action. La comédie, un caractère » (p. 346), de multiples confirmations chez les personnages des grandes comédies moliéresques : Alceste, George Dandin, Tartuffe, même si dans ce cas :
des situations extraordinaires comme celle de Tartufe embrassant Orgon au lieu de sa femme [...] ne sont point amenées nécessairement par le développement du caractère, mais [...] qu’il faut alors les attacher à l’intrigue, (p. 347)
9Cet intérêt porté à l’art de construire une comédie trouve son développement dans un chapitre particulier, dont le titre – « Art dramatique. Du rire » – souligne que l’apprenti dramaturge entend bien se doter d’un véritable art poétique. Rédigé entre le 14 juin et le 29 juillet 1804, cet ensemble de considérations à la fois théoriques et pratiques s’articule autour d’une série de références moliéresques : Le Misanthrope, Tartuffe, Les Fourberies de Scapin, George Dandin, L’École des femmes, L’École des maris, L’Avare fournissent tour à tour matière à réflexion, cette dernière pièce permettant notamment d’éclaircir la question du rapport entre le personnage et le spectateur, que le cas d’Harpagon illustre avec une acuité particulière, car « l’avare de Molière ne tend pas au même bonheur que nous, nous le sentons bien » (p. 426). Un peu plus tard, c’est une lecture des Femmes savantes qui entraîne une réflexion critique sur les caractères et leur mise en scène. Stendhal, tout en reconnaissant que « les caractères [lui] ont paru bien soutenus »3, conclut à une faiblesse de la pièce, trop bavarde et insuffisamment rythmée. Puis, à partir d’une remarque de Rousseau qui « dit en parlant du Misanthrope que c’est le seul des personnages ridicules de Molière qui ne soit pas haïssable ou méprisable » (JL 2, p. 94), il passe en revue onze personnages moliéresques qu’il juge à l’aune de ce double critère du ridicule et de l’odieux. Cette question, déjà abordée à propos du Tartuffe, suscite de longues interrogations sur l’essence même du comique par rapport à la morale : un développement particulier consacré à la notion de « l’odieux » pose pour principe que « dès que l’odieux paraît le rire se retire » (p. 131). Mais c’est moins dans la perspective moralisatrice de Jean-Jacques que se place Stendhal que dans cette préoccupation qui est toujours la sienne de savoir comment construire une comédie pour qu’elle puisse exciter au mieux le rire du spectateur ; d’où une mention spéciale décernée aux Précieuses ridicules, pièce dans laquelle Molière a su « faire trouver ridicule dans le monde une chose que par sa connaissance de l’homme il a découvert devoir paraître ridicule aux gens du monde dès qu’elle leur sera développée » (p. 132). De même, dans cette optique qui veut que « le poète tragique nous fait considérer nous-même dans les autres. Le comique, les rapports des autres avec nous », le Tartuffe mérite une attention particulière du fait même que « Molière a eu recours au principe tragique pour augmenter le plaisir des spectateurs » (p. 135).
10Dans cet examen particulièrement minutieux auquel le dramaturge en herbe soumet l’œuvre de son modèle, on peut sentir déjà toute l’importance prise dans la réflexion qui est la sienne par les considérations de Hobbes sur le rire, à travers les Fragments sur le théâtre de Mme Panckouke qu’il est en train de lire et qui en sont le développement. L’opposition, en particulier, qui se fait jour entre gaieté et comique va durablement nourrir ses analyses, jusqu’à devenir une des considérations fondamentales de son Racine et Shakespeare en 1823. Pour l’heure, Molière suscite surtout en lui des interrogations sur la nature humaine et la façon de la faire passer au théâtre, sur la nature du comique et sur les rapports proprement dramatiques entre le rire et la morale. Mais on relève un glissement qui n’est pas sans conséquence : de l’ambition affichée d’écrire des comédies, qui lui fait chercher chez Molière un savoir-faire dramatique, il passe insensiblement à une autre ambition – connaître l’homme – où Molière, peintre de caractères exceptionnel, lui fournit encore un modèle, et à une autre encore, corrélative : se connaître. Stendhal juge ainsi les personnages moliéresques à son aune, et se juge par rapport à eux. Dans les liens qui s’établissent ainsi entre le Misanthrope et Henri Beyle, Molière ne sert déjà plus seulement de modèle, mais de révélateur.
La lecture critique
11La lecture véritablement critique que Stendhal entreprend de cinq comédies, en novembre et décembre 1813, marque une troisième étape dans ce rapport privilégié avec Molière. Les circonstances de cette lecture lui donnent un caractère particulier. Elle intervient en effet « dans l’intervalle de [s]es rendez-vous » (JL 2, p. 388) avec sa maîtresse Angela Pietragrua, à Milan. Les 2, 3 et 4 novembre, il lit (ou voit en représentation) Les Femmes savantes, du 5 au 8 Les Fourberies de Scapin, du 9 au 11 George Dandin et Tartuffe, et le 31 décembre, à Paris, il regroupe ses notes sur Le Misanthrope. La lecture intervient ainsi en contrepoint d’une aventure amoureuse. Rien d’étonnant, dans ces conditions, qu’il y manque Dom Juan : Stendhal joue lui-même, dans sa vie, le personnage. Mais le regard qu’il porte sur les pièces auxquelles il s’intéresse se ressent de ses préoccupations sentimentales. A travers Molière, c’est maintenant sur les relations entre les hommes et les femmes qu’il s’interroge.
12Ainsi les commentaires sur Les Femmes savantes commencent-ils par des considérations sur le rôle social de la femme, laquelle peut, pense-t-il, être savante sans être ridicule. Molière a quelque peu biaisé, qui a, pour faire rire d’eux, rendu ses personnages féminins plus pédants que savants. La défense des femmes, qui s’appuie sur l’exemple de Mme de Staël, sert de présupposé à l’analyse que Stendhal mène ensuite de la pièce, acte par acte et scène par scène. De ces remarques vers à vers se dégage l’intérêt personnel qu’il porte aux caractères peints par Molière et au comique qui s’en dégage. Le principe qu’il expose – « Il est reconnu que le comique glisse sur tout homme passionné. Il est trop occupé à la recherche du bonheur » (p. 394) – constitue une position qui s’accorde à la situation qui est alors la sienne d’amant tout à sa passion. Et s’il relève systématiquement tous les endroits où l’on rit dans la comédie, il lie ce rire à une analyse en profondeur menée par Molière : « comédie fondée solidement sur les principes médicaux des tempéraments » (p. 399). Ainsi Chrysale est sanguin, là où Philaminte est bilieuse. Cette mise en scène pleine de virtuosité de la théorie des humeurs n’empêche pourtant que la comédie, au goût de Stendhal, ne présente de graves défauts. Les réflexions générales qui suivent le commentaire insistent sur la faiblesse de la peinture des caractères féminins. Alors que « la pièce est supérieurement écrite » (p. 411), que le personnage de l’homme faible s’y trouve parfaitement représenté avec une concision qu’on ne trouve « dans aucun autre caractère de comédie » (p. 411), un « grand défaut » nuit fondamentalement à la comédie : « ce qui contribue beaucoup à rendre ennuyeuses les femmes savantes de Molière, c’est qu’elles sont bien froides n’ayant pas du tout d’amour » (p. 414). Dans le contexte passionné qu’il vit avec Angela, il y a là un côté rédhibitoire qui ne pardonne pas : « Quant à moi, cette pièce m’ennuie » (p. 412).
13Les notes sur Les Fourberies de Scapin qui suivent sont nettement plus favorables. « Art admirable de Molière » (p. 415), « exactitude du coloris » (p. 417), « mille petits thèmes [musique] successifs » (p. 418), « excellent, on rit » (p. 421), « le comble de la gaieté » (p. 423) : tout concourt à offrir l’exact contraire des Femmes savantes, et justifie le jugement global – « cette pièce a au suprême degré le mérite de la vivacité » (p. 425). Qualité dramatique, certes, mais qui semble s’accorder à cette autre vivacité qui est celle de la passion, vécue elle aussi avec verve. L’entrain, le piquant, la vitalité sont ainsi, à travers une comédie qui en marque le triomphe, le signe d’une forme de bonheur intense, de passion à l’italienne où se rejoignent le valet napolitain et l’aventure milanaise.
14Mais il va falloir songer à partir, et la lecture de Molière s’en ressent. Les notes sur George Dandin commencent sur un aveu de tristesse :
Je croyais hier de 2 à 7, en ayant les larmes aux yeux, que je n’aurais plus le courage de commenter des comédies à Milan. Le soir, au théâtre de Sainte-Radegonde, ma sensibilité m’a empêché d’être aimable. Jamais au contraire je n’ai vu Gina aussi gaie. (p. 425)
15Le journal littéraire se fait ici journal intime, et le critique ne cache pas l’influence de sa vie sentimentale sur son activité intellectuelle. S’il entreprend donc l’analyse de George Dandin, c’est à la fois parce que, pour ce qui concerne son départ et la séparation d’avec sa maîtresse, il constate : « Ce n’est pas encore le moment de pleurer, puisque nous nous verrons encore plusieurs fois » (p. 425), mais aussi parce que la lecture de Molière a quelque chose d’euphorisant, et qu’il reconnaît avec quelque regret : « Il n’eût rien manqué à mon bonheur depuis deux mois, si, dès le 10 ou le 15 septembre, je me fusse mis à lire Molière la plume à la main » (p. 426). George Dandin a en particulier cet avantage que, comme Les Fourberies de Scapin, il fait rire. Mais ce rire repose sur une « vérité morale » qui s’articule sur le thème du mariage et de la vanité et, comédie oblige, du cocuage. Sur ce point précis, une longue note marginale, qui s’interroge sur « ce malheur », vient souligner que le problème agite l’esprit de l’amant qui va devoir s’absenter. On rit certes beaucoup de George Dandin, et l’analyse souligne minutieusement la réussite de Molière dans la façon qu’il a de tourner le bonhomme en ridicule. Pourtant on sent chez Stendhal une forme de sympathie compatissante qui, sans nullement tirer la pièce vers le tragique comme on aura par la suite tendance à le faire, remarque simplement : « La couleur générale du rôle de Dandin est de s’entendre tourner en ridicule, on lui fait mâcher le ridicule à ce pauvre diable » (p. 444).
16La longue analyse qui suit revient sur la pièce qui avait déjà nourri l’essentiel des réflexions lors de la lecture des années 1803-1803-1804 : Tartuffe. Curieusement, la lecture se fait ici pointilliste, s’attache aux détails, commente le moindre mot, voire la moindre virgule, comme si le critique voulait entrer dans le cœur du texte pour pouvoir s’en faire une idée précise. Pourtant, de tous ces détails, il se dégage progressivement une ligne directrice, qui est, autour de l’hypocrisie, une réflexion sur la finesse d’esprit et que le commentaire de la grande scène III, 3 entre Elmire et Tartuffe fait apparaître : « Tartufe, relève Stendhal, malgré tout son esprit, est timide. Molière passe ici à côté d’une imperfection que Myself ne saurait pas éviter » (p. 461). L’explication qui suit, tout en prêtant le raisonnement à Molière, renvoie visiblement à Stendhal lui-même :
Un homme de beaucoup d’esprit qui ne croit à rien, et qui s’exerce continuellement à jouer la comédie, doit savoir parler à une femme, et n’être pas assez timide pour chercher à séduire une femme honnête en commençant par des caresses ; cette manière ne peut tout au plus convenir qu’à un très beau jeune homme de dix-huit ans. (p. 461)
17Ce très beau jeune homme, il ressemble moins sans doute à l’amant d’Angela qu’à ce faux timide que sera, quelques années plus tard, le jeune Julien Sorel entreprenant de séduire Mme de Rênal. Les considérations finales, qui portent sur le rire, y font encore penser qui affirment que, si « Molière peint parfaitement bien tout ce qu’il rencontre », « il faut avouer qu’on rit peu » (p. 472) et qui amènent Stendhal à proposer du coup un autre schéma possible, à imaginer son propre héros à lui, un Tartuffe qui serait mis en danger et qui devrait ferrailler davantage. C’est le critique en dramaturgie qui se pose la question : « Quels seraient les moyens de faire rire davantage dans le Tartuffe ? » (p. 475). Mais c’est l’expert en caractères qui s’interroge sur l’hypocrisie, la finesse d’esprit, la séduction, la réussite.
18La cinquième et dernière pièce soumise à examen, Le Misanthrope, suscite le même type de réflexion. C’est toujours et encore l’art du comique qui est en jeu, offrant, comme dans la scène du sonnet, des réussites exceptionnelles : « Le grand Molière reparaît tout à coup. Comme philosophe il est faible, comme comiqueur il est encore unique » (p. 484). Mais le jugement du spectateur – car Stendhal rédige ses notes après avoir assisté à une représentation de la pièce le 16 décembre, avec dans les deux rôles principaux Fleury et Mlle Mars – se ressent d’une sorte de sérieux un peu triste. « On ne rit point. On applaudit parce que c’est le chef-d’œuvre de la comédie » (p. 481). Il faut s’y résoudre : la pièce est froide et seule « la beauté des détails distrait de la froideur grande » (p. 495). Quoique l’analyse ici ne porte que sur le rire et, liée à une représentation, adopte délibérément l’angle dramaturgique, on sent que Stendhal ne parvient pas vraiment à rire d’Alceste. Comme il le disait déjà en 1804, après avoir lu la Lettre à d’Alembert de Jean-Jacques, la société a changé depuis 1666, « la Révolution a dégoûté des coquins », et par rapport à ce qui se passait au moment de la création de la pièce, la « chance a tourné », « c’est ce que l’on sent aux représentations du Misanthrope où l’on aimerait mieux être en société avec Alceste qu’avec Philinte » (p. 92).
19Ainsi, la virtuosité de Molière à mettre en scène les caractères ne suffit pas à faire rire. Plus proche du Molière virevoltant de Scapin que de l’analyste sans complaisance du Misanthrope, Stendhal, dans les commentaires que lui inspirent la lecture et la représentation de ces cinq comédies, en vient à s’interroger en fait, à travers toutes ces considérations sur son rapport de spectateur et d’homme aux personnages moliéresques, sur l’essence du rire. Il lui faut donc élargir sa perspective, viser plus vaste et plus profond. Le jeune lecteur découvrant Molière, l’apprenti dramaturge y trouvant des leçons de théâtre, l’analyste y mettant à jour les ressorts du cœur humain vont faire place au théoricien s’interrogeant sur les principes mêmes du comique.
La lecture théorique
20La longue réflexion qu’il entreprend, une dizaine d’années plus tard, nourrit les deux versions de Racine et Shakespeare en 1823 et 1825, point d’aboutissement de sa pensée sur Molière, et quatrième lecture qu’il en fait. Formé en effet à une vision du théâtre classique codifiée par La Harpe dans son Lycée, le jeune Henri Beyle, ruant dans les brancards d’une éducation contraignante et figée, entreprend très vite de « délaharpiser son goût ».4 L’influence conjuguée du Cours de littérature dramatique de Schlegel et de ces deux références qu’ont été pour lui, très tôt, L’Art de la comédie de Cailhava, qu’il lit en 1799, et, surtout, l’œuvre et la pensée de Hobbes, qu’il découvre vers 1803 dans « un petit in-12 de la Bibliothèque Nationale » (RS, p. XXX), lui trace la voie d’une lecture affranchie de tout académisme et ouverte à d’autres théâtres que le seul théâtre français et classique.
21Ainsi, en 1823, le premier Racine et Shakespeare, après la conversation qui oppose symboliquement d’emblée, comme une déclaration d’intention, un « académicien » et un « romantique » sur le système dramatique des deux auteurs tragiques, propose-t-il aussitôt une réflexion sur « le rire », dans un deuxième chapitre dont l’épigraphe, c’est à noter, renvoie non à Molière mais à Regnard. Et de fait, à partir d’une définition du rire empruntée à Hobbes – « Cette convulsion physique, que tout le monde connaît, est produite par la vue imprévue de notre supériorité sur autrui » (p. 26) –, l’analyse de Stendhal n’apparaît pas spécialement tendre pour Molière. S’il lui reconnaît le génie, il refuse d’y voir, comme La Harpe, « le premier des comiques présents, passés et futurs » (p. 32). Le jugeant en particulier « inférieur à Aristophane », il explique ainsi son jugement : « La comédie de Molière est trop imbibée de satire, pour me donner souvent la sensation du rire gai, si je puis parler ainsi » (p. 32). Usant d’une autre terminologie, Baudelaire ne proposera pas une autre analyse lorsque, dans son essai De l’essence du rire, il opposera comique significatif et comique innocent.5 Le rire satirique de Molière se trouve trop hé à un sens social – d’où un comique qui reste « significatif » – pour engendrer le rire fou, « innocent » ; « J’aime à trouver, dit Stendhal, quand je vais me délasser au théâtre, une imagination folle qui me fasse rire comme un enfant » (RS, p. 32). Plus détaché de la peinture sociale, moins sérieux, Regnard apparaît du coup, dans cette optique du rire gai et de l’imagination folle, l’emporter sur son illustre devancier : « Regnard est d’un génie bien inférieur à Molière ; mais j’oserai dire qu’il a marché dans le sentier de la véritable comédie » (p. 37).
22Une telle analyse, manifestant pour le moins des préventions à l’égard du maître incontesté de la comédie classique, choqua, semble-t-il, les lecteurs, amenant Stendhal à juger « convenable de faire un nouveau chapitre sur Molière » (p. 189). Celui-ci prit rapidement des proportions considérables et constitua une première révision du Racine et Shakespeare, même si Stendhal renonça à le publier en 1825 dans la seconde version de l’ouvrage. Il y précise sa pensée, en développant notamment le parallèle entre Molière et Regnard. L’analyse à laquelle il soumet les comédies moliéresques est avant tout sociologique, son idée étant de montrer que Molière est d’abord à juger par rapport à la société de son temps. Ainsi la prévention manifestée par la Cour de Louis XIV vis-à-vis du Bourgeois gentilhomme ne s’explique que par la situation inférieure de la bourgeoisie par rapport à la société aristocratique du temps et par le mépris affiché par celle-ci à l’égard de celle-là. De même, le ridicule d’Alceste n’apparaît que par rapport à une société mondaine dont il se refuse à jouer le jeu : il est « de mauvais goût dans [le] salon » de Célimène (p. 203), ce qui ne veut pas dire qu’il le soit dans l’absolu. Le comique de Molière n’est comique que dans le système social dans lequel et pour lequel il a été conçu. La profondeur psychologique et la peinture des caractères, par quoi Molière manifeste son génie, ne font pas rire en elles-mêmes, mais en fonction du contexte sociologique où elles se sont exercées : « Il n’y a rien de comique à voir Orgon maudire et chasser son fils » (p. 214). Du coup, Stendhal peut en venir là où il voulait en arriver dès le départ de sa démonstration : « C’est bien là de la force, vis ; mais pourquoi y ajouter comica (qui fait rire), si l’on ne rit point ? Le vis comica est un des mots de la vieille littérature classique » (p. 215). On retrouve là l’idée, déjà développée en 1823, d’un Molière trop « significatif » pour être vraiment comique. Le plaisir qu’il apporte est « philosophique », là où « ce pauvre Regnard, toujours gai comme les mœurs de la Régence ou de Venise » (p. 216) et n’ayant ni la même acuité d’analyse ni la même profondeur dans la peinture du cœur humain, apporte la joie toute simple du rire. Pour Stendhal, la cause est donc entendue : « Quelque grand que soit Molière, Regnard est plus comique, il me fait rire plus souvent et de meilleur cœur, et cela malgré l’extrême infériorité de son génie » (p. 217).
23Pour autant, la comparaison, qui semble défavorable à Molière, ne donne qu’en apparence l’avantage à Regnard. Le règne de la raison, le bon goût et le bon ton, l’ordre moral – tout ce qui caractérise aux yeux de Stendhal le règne de Louis XIV – sont autant d’éléments à prendre en compte, par rapport à l’insouciance et à la légèreté de la Régence. Derrière les deux dramaturges, ce sont deux sociétés qui pèsent de tout leur poids. Plus proche, par son goût italien, de la gaieté d’une monarchie déliquescente comme la Régence que du sérieux d’un centralisme autoritaire comme celui de Louis XIV, Stendhal n’est pas dupe du plaisir qu’il prend à Regnard : « Le rire est un trait de nos mœurs monarchiques et corrompues que je serais fâché de perdre. Je sens que cela n’est pas trop raisonnable, mais qu’y faire ? » (p. 239). Alceste n’est, en fait « qu’un pauvre républicain dépaysé », or « la république est contraire au rire » car « les républicains s’occupent sans cesse de leurs affaires avec un sérieux exagéré » (p. 239). La lecture sociologique de Stendhal, avec quelques décennies d’avance, annonce de façon prémonitoire la vision de Molière que développera l’école laïque et républicaine.6 Elle invite aussi, dans une perspective que développera Baudelaire et qui nourrit largement la vision la plus moderne du dramaturge, à inverser la vision traditionnelle, « classique », d’un Molière du « juste milieu ». En se montrant réservé vis-à-vis des comédies « académiques », en mettant l’accent sur des comédies quelque peu négligées comme Les Fourberies de Scapin ou George Dandin, et en privilégiant l’aspect dramatique sur l’aspect philosophique, Stendhal, qui en a toujours été préoccupé, redonne à la dramaturgie moliéresque toute son importance, juge Molière d’abord comme un homme de théâtre, et ouvre ainsi en fait bien des perspectives à une lecture renouvelée du théâtre moliéresque. Ce à quoi il invite, c’est à lire Molière et à regarder ses pièces non comme des objets d’un culte figé, mais au contraire en dehors de toute révérence, avec une sorte d’irrespect du regard, en relation avec son esprit même. Car Molière n’est classique que pour ceux qui veulent l’enfermer dans le stéréotype d’un art éternel. Le Molière de Stendhal, rendu, même s’il lui en coûte, à sa jeunesse originelle, c’est ainsi un Molière « romantique » :
Molière était romantique en 1670, car la cour était peuplée d’Orontes, et les châteaux de province d’Alcestes fort mécontents. A le bien prendre, tous les grands écrivains ont été romantiques de leur temps. C’est un siècle après leur mort, les gens qui les copient au lieu d’ouvrir les yeux et d’imiter la nature, qui sont classiques. (RS, p. 92)
24Les critiques, parfois abruptes, de Stendhal sur l’auteur du Misanthrope marquent ainsi un dialogue vivant, plus intimement passionné que bien des révérences académiques.
De Molière à Stendhal
25Si Stendhal en vient ainsi à juger Molière à l’encontre de l’image qu’il a reçue de sa propre éducation, c’est sans doute parce qu’il se sent des affinités profondes avec lui. On serait même tenté de dire, pour anachronique que cela paraisse, que Molière aurait pu lui aussi, par bien des aspects, se reconnaître en Stendhal. La famille et le milieu social sont les mêmes : comme le jeune Henri Beyle, le jeune Jean-Baptiste Poquelin est issu d’un milieu de moyenne bourgeoisie – ici, une charge de tapissier du roi, là un avocat au Parlement – avec lequel il entre vite en rupture. Comme lui, il est tôt orphelin d’une mère aimée, dont l’inventaire après décès fait apparaître que c’était une femme sensible, cultivée, aimant lire, comme la douce Henriette Gagnon « lisant souvent dans l’original La Divine Comédie de Dante » (HB, p. 29). Et la complicité avec le grand-père maternel qui l’emmène découvrir les comédiens italiens au Pont-Neuf – c’est le côté Cressé, comme il y a le côté Gagnon – apparaît comme le pendant d’une opposition farouche au père – le côté Poquelin, dont Molière refusera d’endosser l’héritage en renonçant à la survivance de la charge de tapissier et peut-être, plus profondément, après avoir suivi des études de droit, en choisissant de devenir homme de théâtre et en prenant pour cela un pseudonyme le coupant de son milieu social, comme Henri Beyle quittant Grenoble puis abandonnant la voie toute tracée de Polytechnique pour se consacrer à la littérature avec l’idée d’« écrire des comédies comme Molière » et, de pseudonyme en pseudonyme, devenant Stendhal. La figure des pères, à travers le théâtre moliéresque, reste de façon symptomatique liée à l’autorité qui brime et qui ne comprend pas les légitimes aspirations de la jeunesse, cette même autorité bornée dont fera preuve le père Sorel quand, avec sa veulerie et sa brutalité, il s’opposera à l’envie de vivre de Julien. Et dans le goût que Stendhal manifeste pour Les Fourberies de Scapin, sans doute entre-t-il un plaisir tout particulier à voir les fils gruger les pères, et Gérante ensaché recevoir les coups de bâton que méritent tous les pères qui comme lui font peser sur leurs fils une contrainte indue. Le « sac ridicule » de Scapin convient parfaitement à Stendhal : « Je ne suis point du tout, dit-il, de l’avis de Boileau qui était trop triste pour bien apprécier l’extrême gaieté » (JL 2, p. 423).
26Ces affinités familiales, avec le poids prépondérant d’une jeunesse privée de l’affection maternelle, expliquent la voie prise par l’un et l’autre : celle du départ, du voyage, de la vie itinérante. Avec, chez l’un et l’autre encore, un rêve italien, qui se concrétise chez Poquelin par la commedia, ce que le futur Milanese ne peut que trouver à son goût. D’autant que cet engouement pour le théâtre passe par l’amour et que la femme – Madeleine Béjart – a cet avantage d’être comédienne, ce qui ne peut qu’exalter l’imagination d’un jeune fils de bourgeois, tout comme Henri Beyle s’enflammera pour Melle Kubly, cette actrice découverte au théâtre de Grenoble et face à laquelle, pris d’« un tendre intérêt », il verra « tout autre intérêt s’évanoui[r] », cédant à cette « étrange folie qui tout à coup se trouv[era] maîtresse de toutes [s]es pensées » (HB, p. 218). Les relations avec les femmes seront d’ailleurs, pour Molière comme pour Stendhal, une des grandes affaires de leur vie, et les rapports difficiles et pas toujours heureux entretenus avec elles les rapprochent encore, tout comme les rapprochent une commune façon d’être libre face aux conformismes, un mépris pour les âmes viles et basses, un rapport conflictuel avec l’argent, une méfiance à l’égard des valeurs platement bourgeoises. Et on peut penser que, dans cette pièce apparemment sans prétention, pour laquelle Stendhal montre précisément une dilection particulière, que sont Les Fourberies de Scapin, la maxime de Scapin sur le refus du calme en amour et le goût du risque7 rejoint l’art de vivre et la conception du bonheur qui seront ceux des grands héros stendhaliens.
27Il y a ainsi bien des convergences de Molière à Stendhal, qui amènent à penser que le second se devait de rencontrer le premier. Au-delà de cette idée de jeune homme pensant qu’il est fait pour la comédie, au-delà surtout des jugements péremptoires, des critiques à l’emporte-pièce, des réticences et des fines bouches, ce qui prédomine, c’est la constance de la référence et de l’admiration. Avec Stendhal, c’est un Molière vivant qui apparaît, non embaumé dans une tradition, avec lequel l’auteur du Rouge et de La Chartreuse parle de plain-pied et entretient, comme d’égal à égal, un dialogue animé. Orageux, certes, mais comme le sont toutes les vraies passions.
Notes de bas de page
1 Vie de Henry Brulard, éd. Henri Martineau, Paris, Garnier, 1961, p. 84. Abrégé en HB.
2 Journal littéraire, t. I, dans Œuvres complètes, éd. Victor Del Litto, Genève, Cercle du bibliophile, t. 33, 1970, p. 18. Abrégé en JL.
3 Journal littéraire, t. II, éd. citée, t. 34, p. 32. Abrégé en JL 2.
4 Racine et Shakespeare, dans Œuvres complètes, éd. citée, t. 37, 1970, p. V. Abrégé en RS. Sur les influences de Schlegel et de Hobbes et sur l’itinéraire intellectuel de Stendhal dans sa relation avec le théâtre classique, voir dans cette édition les mises au point de Victor Del Litto par rapport aux analyses de Pierre Martino, p. 443-454.
5 Baudelaire, De l’essence du rire, dans Œuvres complètes, éd. Yves-Gérard Le Dantec, Paris, Gallimard (Pléiade), 1954, p. 720.
6 Voir sur ce point l’étude de Ralph Albanese Jr., Molière à l’école républicaine. De la critique universitaire aux manuels scolaires (1870-1914), Stanford University, Anma Libri, 1992. De façon générale, sur la réception de l’œuvre de Molière, voir Jean-Pierre Collinet, Lectures de Molière, Paris, Armand Colin, 1974, et notamment les pages consacrées à Stendhal lecteur de Molière, p. 120-127.
7 « La tranquillité en amour est un calme désagréable ; un bonheur tout uni nous devient ennuyeux ; il faut du haut et du bas dans la vie ; et les difficultés qui se mêlent aux choses réveillent les ardeurs, augmentent les plaisirs », Les Fourberies de Scapin, III, 1.
Auteur
Université Stendhal, Grenoble.
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