L’espagnolisme contre le génie comique
p. 29-42
Texte intégral
Cet espagnolisme m’empêche d’avoir le génie comique :
I° Je détourne mes regards et ma mémoire de tout ce qui est bas ;
2° Je sympathise, comme à dix ans lorsque je lisais l’Arioste, avec tout ce qui est contes d’amour, de forêt (les bois et leur vaste silence), de générosité. (Vie de Henry Brulard, chap. XXI)
1Ce « maudit espagnolisme », comme il l’appelle, Stendhal l’a hérité de sa grand-tante Élisabeth Gagnon, qui lui apprit aussi l’origine italienne de sa famille maternelle. La mode est à l’Espagne à l’époque où Stendhal compose la Vie de Henry Brulard et on en parle d’autant mieux qu’on ne s’y est jamais rendu. « Comment ferez-vous pour parler de l’Espagne quand vous y serez allé ? » demande malicieusement Heine à Théophile Gautier avant que celui-ci n’entreprenne son voyage, en 18401. Stendhal a séjourné en Espagne, au mois de septembre 1829, mais si brièvement ! Il prétendra ensuite avoir effectué en 1828 ce voyage de quelques jours passés presque entièrement à Barcelone, et le transposera en 1837 dans le Voyage en France.2 Sur ses motivations, peut-être politiques, nous n’en savons guère plus que Robert Vigneron, auteur en 1943 d’une mise au point publiée dans la revue Modem Philology et reproduite dans ses Études sur Stendhal et Proust.3 Nous pouvons seulement supposer que Le Coffre et le revenant et Le Philtre4, nouvelles composées au retour d’Espagne, doivent leur inspiration initiale à ce voyage. Pour l’essentiel, et sans qu’il faille y chercher de cause à effet, c’est après que Stendhal eut franchi les Pyrénées que s’atténua son espagnolisme : la formule « défaut existant encore en 1830 », prononcée six ans après cette date dans la Vie de Henry Brulard (chap. XXXI), paraît la désigner implicitement comme le début d’une courbe descendante, même si Stendhal avoue qu’il continuera de céder à son défaut chaque fois qu’il sera ému (chap. XXXII). Il se peut qu’il ait mis en scène, ou du moins en récit, son espagnolisme pour les besoins de son autobiographie5 ; au moins n’a-t-il pas fabriqué après coup sa fascination pour l’Espagne, comme le prouve par exemple sa lettre à Pauline datée « 29 octobre-16 novembre 1804 » :
Dupuy se met à nous parler Espagne, de ce vieux Calderon, de M. de Cervantès, de Lope de Vega [...]. Cela me mit absolument hors de moi ; j’ai toujours aimé ce peuple, c’est l’ouvrage du Cid et de Don Quichotte.
2Son admiration pour le roman de Cervantès a été précoce, mais aussi durable : on le voit grâce à quelques références données au fil de notes prises en 1803 et 1804, année où il s’interroge le plus assidûment sur la nature du comique.
3L’espagnolisme dont il a eu une idée dès l’enfance, il en relève des traits typiques chez un compagnon de voyage à Barcelone : « Cet Espagnol, qui garde un silence farouche [...], se repaît, dans l’intérieur de son âme, des chimères les plus ravissantes. »6 Dans Henry Brulard, il sert de démarcation entre la tante Elisabeth, « caractère élevé et espagnol » (chap. III), « noble avec les raffinements et les scrupules de conscience espagnols » (chap. VII), « âme espagnole » (chap. XII), au « silence hautain et espagnol » (chap. XVI), et le reste de la famille, principalement Chérubin Beyle : « Il n’y avait rien de moins espagnol et de follement noble que cette âme-là » (chap. VII). Que la personne qui lui a révélé le caractère italien de ses origines symbolise l’espagnolisme conduit à s’interroger sur la spécificité des deux traditions nationales. Peut-être la folie affecte-t-elle l’Espagnol plus encore que l’Italien. « Contrairement à l’“italianisme”, l’espagnolisme n’est pas lucide », avance Madeleine Renedo.7 Ainsi l’Espagnol aura-t-il moins que quiconque conscience de ses écarts de conduite. Quand la Sanseverina, Ferrante Palla, voire Fabrice, jettent l’argent par les fenêtres, ils agissent en vrais Italiens ; mais quand Stendhal constate qu’il est « trompé d’un paul ou deux en achetant la moindre chose » (Vie de Henry Brulard, chap. XXXI), il l’impute à son espagnolisme, manière de situer celui-ci du côté du malheur plutôt que d’un renoncement volontaire aux biens matériels. On plaint celui qui se fait dépouiller ou on se moque de lui, alors que celui qui dépense libéralement sa fortune inspire peut-être de l’admiration, mais point d’attendrissement ni de raillerie.
4Si espagnolisme et italianisme se ressemblent, il se peut que le premier ait pris l’avantage à la faveur des désillusions que Stendhal connut à Civitavecchia. « J’aime de passion les Espagnols ; c’est le seul peuple aujourd’hui qui ose faire ce qui lui plaît sans songer aux spectateurs », écrit-il en 1837.8 Eût-il parlé ainsi sept ans plus tôt ? A l’espagnolisme, il décerne le mérite de l’original : « J’aime encore l’Espagnol parce qu’il est type ; il n’est copie de personne.9 »
5L’exorde de La Duchesse de Palliano rappelle que « dès l’époque de Charles Quint, Naples, Florence, et même Rome, imitèrent un peu les mœurs espagnoles » et la nouvelle illustre « une particularité singulière introduite par les Espagnols dans les mœurs d’Italie ». Mais les réflexions sur le caractère de Don Juan, au début des Cenci, vaudraient sans y changer un mot si le personnage était italien :
Il n’est pas étonnant que la peinture de Don Juan ait été introduite dans la littérature par un poète espagnol. L’amour tient une grande place dans la vie de ce peuple ; c’est, là-bas, une passion sérieuse et qui se fait sacrifier, haut la main, toutes les autres et même, qui le croirait ? la vanité ! Il en est de même en Allemagne et en Italie.
6On sait toutefois qu’entre les deux types de figures amoureuses dessinées dans De l’amour, Werther et Don Juan, Stendhal s’est trouvé plus souvent qu’à son goût du côté du premier, c’est-à-dire de l’amour malheureux. « Je vivais solitaire et fou comme un Espagnol, à mille lieues de la vie réelle », écrit-il au premier chapitre de la Vie de Henry Brulard pour évoquer les années qui suivirent son retour de la campagne d’Italie et qu’allait seul éclairer l’amour de Louason. Un Espagnol solitaire et fou s’apparente moins à Don Juan qu’à Werther. Mais il s’apparente de plus près encore à Don Quichotte. Les analyses, malheureusement parcimonieuses et souvent énigmatiques, que Stendhal a données du roman de Cervantès aideront à comprendre en quoi l’espagnolisme a combattu chez lui le génie comique.
7A la différence de quelques bons esprits qui lui ont succédé (Gobineau, Barbey d’Aurevilly, Unamuno), Stendhal ne prend jamais la défense de Don Quichotte contre son créateur : reprocher à Cervantès d’avoir ridiculisé un homme d’honneur jusqu’à refuser de rire des mésaventures qu’il nous raconte, ce serait se montrer plus espagnol que l’auteur de Don Quichotte lui-même. Quand Stendhal, tout enfant, rit de bon cœur à la lecture du roman de Cervantès (« Don Quichotte me fit mourir de rire », Vie de Henry Brulard, chap. IX), c’est à l’évidence, comme la majorité des lecteurs, aux dépens du chevalier à la Triste Figure. Mais à l’époque où il s’interroge sur les ressorts du comique, c’est-à-dire vers 1803-1804, son point de vue sur les romans de Cervantès s’affine jusqu’à ne plus guère supposer d’éclats de rire. Ainsi, en 1804, il rit à la lecture des insultes proférées par Don Quichotte contre deux paisibles moines qui s’avancent à sa rencontre :
« A ces mots il pousse son cheval ; arrivé auprès des bénédictins : - Satellites du diable, leur crie-t-il. » Ce trait me fit rire [...]. Dans ce trait un personnage animé d’une passion que nous ne partageons pas donne à d’autres personnages une qualification dictée par la passion qui l’anime, et cette qualification se trouve être vraie à nos yeux.10
8La nature du rire mis en valeur dans cet exemple est complexe. Stendhal y confirme une pensée datant de la même époque, qui définit a contrario le personnage de Don Quichotte : « Les hommes qui veulent être ce qu’ils sont ne sont pas comiques ».11 Il confirme d’autre part un axiome venu de Hobbes : « Le rire est encore produit par l’imagination soudaine de notre propre excellence »12 : en découvrant la méprise de Don Quichotte, Stendhal rit en effet de sa supériorité par rapport au personnage. Mais dans le même temps, il se découvre, probablement en vertu de son anticléricalisme, complice du chevalier insultant des moines. Au rire né du sentiment de supériorité par rapport au chevalier se superpose donc le rire dû à la satisfaction d’une vengeance procurée par ce même chevalier, et peut-être aussi un rire d’émerveillement devant cette coïncidence en vertu de laquelle de vrais coupables sont agressés pour de mauvaises raisons.13
Les meilleurs personnages ridicules sont ceux qu’on aime : Don Quichotte.
Après ceux qu’on aime, ceux qu’on estime : le Misanthrope,
9note Stendhal en 1804.14 Ainsi le héros de Cervantès n’aurait pas, à ses yeux, la même valeur comique si les erreurs qu’il commet obstinément à propos de soi-même et des autres n’étaient des erreurs aimables qui, provoquant moins le mépris que l’attendrissement, présentent à l’occasion des vertus purifiantes.
10Rien d’étonnant si Stendhal éprouve de l’indulgence pour les folies de Don Quichotte : lui-même en commit de semblables. « Pour un rien, par exemple une porte à demi ouverte la nuit, je me figurais deux hommes armés m’attendant pour m’empêcher d’arriver à une fenêtre donnant sur une galerie où je voyais ma maîtresse » (Henry Brulard, chap. II). L’impératif de ne pas dégrader celui dont on se moque le conduit à des réticences envers Goldoni, du moins envers une de ses pièces, Il Poeta fanatico : « Il y a du bas », constate-t-il en la lisant en 1804. « Peut-être les Espagnols éprouvent-ils la même sensation en lisant la peinture de nos mœurs ». Il réitère des années plus tard : « Cela est vrai, mais cela est si bas ! et cela dégrade, aux yeux des gens grossiers, l’être le plus distingué de la nature : un grand poète ».15 A rire des excès où mène la poésie, on risque de donner en pâture la poésie elle-même : Stendhal, en la circonstance, réagit comme Gobineau qui juge qu’en raillant les excès du sentiment chevaleresque, c’est la chevalerie elle-même qu’on attaque. Tout en expliquant comment Goldoni a été conduit, par la situation politique et sociale de Venise, à exercer son talent non contre des notables, mais contre des misérables aux mœurs basses, il confie : « Je ne puis rire à leurs dépens ».16 «Être comique c’est se tromper dans les moyens d’atteindre son but », décide-t-il en 1813.17 Mais il n’est nullement utile que ce but soit répréhensible : c’est même « l’enthousiasme pour peindre les défauts et les ridicules de ce qui veut être grand » qui anime Stendhal. « Ce sont peut-être les seuls défauts que je peigne avec impeto » (ibid., t. I, p. 34). De la grandeur de Don Quichotte, on trouve un autre signe dans le discours que Stendhal envisage de prêter au héros de sa pièce Letellier, personnage inspiré du critique dramatique Geoffroy qu’il tenait alors pour un « cuistre ».18
Je propose I° de faire un roman dans le genre de Don Quichotte dont le héros philosophe sera aussi ridicule que le chevalier de la Manche, 2° de faire une comédie en 5 actes et en vers meilleure que le Tartuffe et qui rende à la fois odieux et ridicules les philosophes. »19
11Si nous comprenons bien, l’aspiration à la philosophie est, aux yeux d’un ennemi des Lumières tel que Letellier, comparable à l’aspiration à l’héroïsme de Don Quichotte ; d’où nous déduirons qu’aux yeux d’un disciple des philosophes comme Stendhal, philosophie et folie héroïque se rejoignent dans la même grandeur. Stendhal éclaire enfin par un autre biais la figure du héros de Cervantès en imaginant une pièce qui mettrait en scène un « avare fastueux », personnage qu’il imagine curieusement comme « à faire » alors que (ainsi que le souligne V. Del Litto) on le trouve déjà dans le répertoire de Goldoni. Le comique de ce type viendra de l’écart qui subsistera entre la fête qu’il rêve de donner et celle qu’il finira par donner réellement.20 Cette situation s’apparente à celle de Don Quichotte, qui échoue lui aussi dans ses entreprises ; elle s’en éloigne toutefois en ce sens que, esprit généreux empêché d’atteindre son idéal, le héros de Cervantès inspire une sympathie que l’avare n’inspire nullement.
12Les autres exemples donnés au fil de la Filosofia nova des réussites comiques de Don Quichotte confirment que, si Stendhal a ri aux éclats quand il était enfant des infortunes du chevalier, son rire d’adulte est d’une nature différente. Souhaitant que « le caractère comique soit le moins absurde possible », il retient notamment du roman de Cervantès une scène de reconnaissance dans une hôtellerie où Luscinde et Dorothée retrouvent, en vertu d’un plaisant chassé-croisé, leurs conjoints respectifs et qui fait sourire plutôt que rire21, ou encore ce passage où l’aubergiste est « désespéré par la mort subite de ses outres », expression qui « découvre soudainement le ridicule de Don Quichotte », mais dont le pouvoir réside d’abord dans son caractère de « plaisanterie »22, comme si, transféré de l’illusion proprement dite du héros à sa formulation incongrue par un tiers, le comique se déplaçait du comique de caractère au comique de langage, y gagnant du même coup en finesse.
13Un auteur comique qui souhaite entretenir de la sympathie pour un héros aux dépens duquel il veut faire rire s’engage somme toute dans une voie étroite. Dans Le Misanthrope au moins, Molière s’y est risqué. Il faut supposer que Stendhal fait exception pour le personnage d’Alceste lorsqu’il reconnaît en 1803 à Molière « l’art d’avilir les personnages aux dépens desquels il veut nous faire rire » (t. I, p. 146). On le trouve d’un avis différent sept ans plus tard : « Je me forme apparemment une idée trop relevée du comique puisqu’à peine en trouvé-je de loin en loin dans Molière », constatant que chez lui, « le rire vient rarement des actions des personnages principaux ».23 Ainsi, à vingt ans, Stendhal rejoint, au moins dans l’espace d’une formule, l’avis commun sur la comédie en liant le ridicule des héros de Molière à leur avilissement ; du jour où il admet que Molière ne les a point maltraités et a rejeté l’essentiel de ses traits sur des comparses, il reconnaît qu’on rit peu à ses comédies. 1803-1810 : entre ces deux dates, Stendhal n’a pas abandonné ses ambitions d’auteur comique, comme en témoignent ses ébauches de Letellier, mais il doit s’avouer que son espagnolisme ne fait pas bon ménage avec son projet d’être le Molière du xixe siècle. Il a toujours cherché (ici réside sans doute la cause principale de son échec) à « donner aux personnages autant d’esprit que possible à l’erreur près qui fonde leur ridicule ».24 S’il est prêt, exceptionnellement, à se dévouer « à étudier des caractères essentiellement bas et ridicules », il ne juge pas étonnant qu’il ne s’y « échauffe point » ; « C’est l’amour de la gloire seul, qui peut me pousser à cette dissection repoussante », écrit-il en juillet 1804 (t. II, p. 39). Ce constat d’impuissance peut être rapproché d’une autre confidence, antérieure d’environ un an : « Tous les hommes sont des Don Quichotte, et par conséquent les auteurs » (t. I, p. 224). On s’amusera à conclure que, en s’efforçant de contrarier sa nature pour devenir un auteur comique ordinaire, Stendhal se change par désir de gloire en une sorte de Don Quichotte ; mais cette « gloire » n’a rien de commun avec celle qui se conquiert en s’élevant au-dessus de soi-même. Une autre formule de la Filosofia nova reflète plus fidèlement un constant travers de sa nature ; « L’homme ridicule serait celui qui, méprisant et négligeant les richesses, prendrait une autre voie pour arriver au bonheur, et se tromperait » (t. II, p. 113). Si nous aimons Stendhal et si nous adhérons à l’idée élevée qu’il se fait du comique, nous rirons peut-être avec attendrissement de son ambition d’être un grand écrivain (encore a-t-il, à la différence de Don Quichotte, réalisé son projet insensé ; être mieux apprécié au xxe siècle qu’à son époque), mais jamais de la tentation qui le prit parfois de déchoir.
14L’espagnolisme détourne de s’intéresser aux sots, au bonhomme Chrysale (figure commode de la bassesse bourgeoise) ; il empêche de parler le « chinois »25, dût-il contraindre au silence, à la hauteur, à la folie si on désigne de ce mot l’inaptitude à la société dans laquelle on est contraint de vivre. Au moins, par générosité, Stendhal cherche-t-il à prévenir ceux qu’il aime de cette infirmité qu’a développée en lui la tante Elisabeth :
Tu es destinée à passer encore deux ans de ta vie avec des sots, écrit-il à Pauline le 19 avril 1805. Prends l’habitude de les considérer du côté comique, et cherche à en tirer de bons contes pour faire rire tes amis.
15C’est bien en vain qu’il se donnerait à lui-même ce conseil. Plus souvent, la sottise déclenche chez lui l’indignation ; or, « le rire est incompatible avec l’indignation [...]. L’odieux est la gangue qui se mêle au métal comique et qui le gâte », constate-t-il en 1813.26 Ennemie du comique, l’indignation se situe du côté de l’espagnolisme, comme le confirme la Vie de Henry Brulard : « L’indignation que j’ai rencontrée dès mon enfance et au plus haut point, à cause de mes sentiments espagnols, m’a créé en dépit d’eux [de mes parents] le caractère que j’ai » (chap. XXI). Plus souvent qu’au détachement prêché à Pauline et qui permettrait de considérer le monde comme une comédie, Stendhal cède à la passion. Tantôt celle-ci l’entraîne à la sympathie pour les âmes élevées : la marge qui sépare chez elles le rêve de sa réalisation offre alors un espace étroit à un rire qui, jamais, ne tiendra du dénigrement. Tantôt elle donne des armes contre les sots, mais elle conduit à fustiger leurs travers plutôt qu’à en plaisanter. Tantôt encore, elle nous laisse seuls avec nous-mêmes : « Pour le passionné le comique ne paraît pas assez important pour le distraire des pensées de sa passion » et cette raison « a empêché J.-J. Rousseau de connaître bien le comique. »27 Sorte de fou malheureux trop enfermé dans sa solitude pour goûter les vertus sociales du comique, Rousseau, « l’homme qui eut jamais la plus belle âme et le plus grand génie » (comme le dit Stendhal à Pauline le 9 mars 1800, d’une formule qu’il nuancera plus tard), se situe lui aussi du côté de l’espagnolisme. Dans la Vie de Henry Brulard, c’est aux « délicieuses rêveries » que soulevaient en lui l’Arioste et La Nouvelle Héloïse que Stendhal oppose la bassesse liée aux « faits comiques » pour lesquels il conçut un « dégoût » qui durait en 1836. « Drôle de disposition pour un successeur de Molière ! », ajoute-t-il (chap. XLIII), constatant désormais sans ambiguïté la raison qui a mis fin à son ambition de jeunesse.
16Si on peut cependant déduire de la formule « défaut existant encore en 1830 » que l’espagnolisme de Stendhal alla diminuant, on s’attendra que ses deux premiers romans, Armance et Le Rouge et le Noir, en aient été les plus atteints. De fait, sans rien perdre de leur excellence de caractère, Lucien et Fabrice s’éloignent plus qu’Octave ou Julien du « cheval ombrageux » que Stendhal était à dix-sept ans.28 Armance, le premier roman, est aussi le moins comique de l’œuvre. Peut-être l’espagnolisme de Stendhal s’y fait-il d’autant plus sourcilleux que son sujet (le babilanisme) risquait justement de prêter à rire. On sait que dans Souvenirs d’égotisme (chap. III), Stendhal raconte comment il fut victime, en 1821, d’« une vertu bien comique : la chasteté ». S’il rend l’intrigue d’Armance aussi énigmatique, c’est probablement par crainte que l’infirmité permanente de son héros ne l’expose aux mêmes railleries grivoises que lui-même dut subir de la part de ses compagnons de plaisir. Le mystère de l’intrigue conditionne en partie la hauteur du style. La tonalité sombre du roman s’accorde pour le moins à la mélancolie hautaine d’Octave, « cheval ombrageux » qu’on surprend pourtant parfois à tourner sa singularité en dérision : ainsi pouffe-t-il de rire quand il songe aux « rivaux » qu’il pourrait avoir dans le cœur de Mme d’Aumale (chap. XXI). Mais le rire amer d’Octave, trop conscient de ses insuffisances, prévient celui auquel céderait le lecteur si lui était offert en pâture un héros visant un bonheur inaccessible. L’ambition d’Octave ne s’exerce pas, toutefois, comme celle de Stendhal (amoureux trop souvent éconduit) dans le domaine de la conquête amoureuse, mais dans celui de l’héroïsme. S’il cherchait à satisfaire des désirs sensuels et égoïstes, Octave tomberait dans un ridicule très inférieur à celui de Don Quichotte, dont les erreurs doivent toujours à la générosité ; s’ingéniant au contraire à retrouver les vertus de ses ancêtres, il est exposé tout au long du roman à un soupçon de don quichottisme qui s’évanouit aux dernières lignes du moment qu’il réalise, en fin de compte, son idéal. Supposons qu’un babilan fasse rire, il sera à l’opposé du caractère comique auquel Stendhal rêvait dans sa jeunesse. Mieux valait, à tout prendre, faire d’Octave un Don Quichotte tragique.
17Aussi ombrageux qu’Octave apparaît d’abord Julien Sorel. On ne jurera pas que, commencé par Stendhal dès son retour de Barcelone, Le Rouge et le Noir doive à ce bref séjour de se situer pour partie à Besançon, « vieille ville espagnole » (Hugo). Explicitement formulé (« Son imagination, remplie des notions les plus exagérées, les plus espagnoles, sur ce qu’un homme doit dire quand il est seul avec une femme », I, 7), l’espagnolisme de Julien lui inspire peut-être, au moment où il songe à son honneur, sa référence au Cid (« “... Mais il n’est qu’un honneur”, dit le vieux don Diègue », II, 15). Mathilde, enfin, songe à lui prêter pour père « un duc espagnol, prisonnier de guerre à Besançon du temps de Napoléon » (II, 12). Les folies de Stendhal, se figurant que des hommes armés l’empêchaient d’accéder à la fenêtre de sa maîtresse, se retrouvent chez Julien, capable de multiplier les scénarios les plus romanesques au moment d’aller rejoindre Mathilde dans sa chambre. Avec Octave, Julien partage pourtant cette propension à rire de soi qui désarme le rire des autres. Ainsi il prend l’initiative de raconter avec simplicité la chute de cheval dont il a été victime (chap. II, p. 3) ou il parodie, en prenant l’accent gascon, la grandeur tragique du dilemme auquel l’expose la lettre de Mathilde (chap. II, p. 15). A recenser les situations du Rouge et le Noir, on trouve quelques occasions de s’amuser de son esprit de sérieux, de son amour-propre, de sa capacité d’indignation : sa façon de considérer comme une bataille qui engage l’honneur sa résolution de saisir la main de Mme de Rênal, la hauteur avec laquelle il répond au regard de celui qui se fait passer pour le chevalier de Beauvoisis, sa colère quand on lui pose la main sur l’épaule alors qu’il ne s’agit que de son tailleur.29 Mais dès que nous risquons de trop tourner ses défauts à son détriment, Stendhal intervient dans le récit pour nous inciter à l’indulgence ou passe sous silence « une foule de petites aventures qui eussent donné des ridicules à Julien » (chap. II, p. 5). La formule « les meilleurs personnages ridicules sont ceux qu’on aime », appliquée à Don Quichotte, vaut aussi pour Julien (voire pour Mathilde), héros attendrissant dans sa manière de se tromper d’époque ou de situation parce qu’il trouve dans son créateur le meilleur complice de son don quichottisme. Mais tandis que les happy few comprennent d’eux-mêmes que, même s’il est maltraité par le romancier, Don Quichotte est un héros aimable, il faut forcer un peu leur jugement pour les disposer en faveur du héros du Rouge et le Noir. On se doute que ce que Julien gagne en sympathie, il le perd en comique. En somme, après avoir renoncé assez tôt à être le Molière du xixe siècle, Stendhal n’ambitionne nullement, quand il aborde au roman, d’être le Cervantès de la littérature française.30
18La mésaventure de Julien tombant de cheval est moins ridicule qu’attendrissante parce qu’elle est racontée par Julien lui-même plutôt que par un narrateur extérieur ou par un tiers qui en tirerait une supériorité. Elle attendrirait mieux encore si elle était vue par une âme-soeur. En effet, suivant Hobbes, « nous rions lorsque nous comparant à quelque personnage nous nous trouvons supérieur à lui ».31 La victime d’une infortune n’est pas risible si j’éprouve pour elle de la sympathie, à plus forte raison de l’amour, au point de souhaiter la voir égale ou supérieure à moi-même. On sait que la même mésaventure arrive à Lucien ; se répétant, elle prête plus encore à rire. « Que tu es folle ! », s’écrie Mme Constantin quand Mme de Chasteller lui parle de l’amour né entre elle et Lucien, mais du moment où celle-ci raconte, à la demande de son amie, les débuts de cet amour (« Il commença par tomber deux fois de cheval sous mes fenêtres... », Lucien Leuwen, II, 40), Mme Constantin est elle-même « saisie d’un rire fou ».32 A la folie amoureuse de Bathilde, qui ne confère aucun caractère comique à la scène parce que l’émotion s’en mêle, s’oppose le « rire fou » de sa confidente qui ne voit dans le protagoniste de la scène qu’un pantin auquel elle se juge aussitôt supérieure.33 Stendhal, qui avait épargné à Julien tout témoin désobligeant de son infortune et qui s’était entremis tout au long du récit pour attendrir de son émotion les ridicules de son héros, élargit dans Lucien Leuwen le champ des situations incongrues auxquelles il est exposé (par exemple la pelletée de boue qu’il reçoit au visage pendant la campagne électorale). En outre, les bienfaits dont la Providence l’a doté à sa naissance l’exposent plus facilement au ridicule que la misère de Julien. La tendresse du romancier, relayée par l’amour de Bathilde, diminue pourtant les possibilités comiques du roman : jusqu’au bout, le lecteur partagera la folie de ceux qui aiment Lucien plutôt que celle qui déclenche le rire « fou », mais railleur et vulgaire, de Mme Constantin.
19Les trois premiers romans de Stendhal présentent grâce aux personnages secondaires d’autres situations comiques. Elles sont rares. Il arrive que Stendhal les désamorce lui-même, jugeant par exemple que M. de Rênal, aux dépens duquel nous étions prêts à rire sans scrupule, est, du moment où il est assailli de soupçons sur la vertu de sa femme, un « homme vraiment à plaindre » (chap. I, p. 21). En 1836, alors qu’il a sans doute renoncé à Lucien Leuwen, Stendhal continue d’affirmer son dégoût « pour les faits comiques où se trouve de toute nécessité un personnage bas » (Vie de Henry Brulard, chap. XLIII). Pourtant, si le caractère de Fabrice ou des autres héros de La Chartreuse confirme l’analyse que nous avons esquissée à propos des héros des romans précédents, à savoir une tendresse du romancier et une distance vis-à-vis d’eux-mêmes qui prévient tout vrai comique à leurs dépens, la galerie des comparses du roman incline à penser que Stendhal est un peu revenu du dégoût qui handicapait en 1836 encore son génie comique. Mais, sans entrer dans le détail des situations ou portraits (Ranuce-Ernest, le fiscal Rassi...) qui font de La Chartreuse le roman peut-être le plus comique de l’œuvre de Stendhal, nous relèverons cette curieuse formule qui commence le dernier chapitre :
Entraîné par les événements, nous n’avons pas eu le temps d’esquisser la race comique de courtisans qui pullulent à la cour de Parme et faisaient de drôles de commentaires sur les événements par nous racontés.
20Le sujet de La Chartreuse, il l’a indiqué chemin faisant : c’est le cœur de ses personnages. Tardivement, il se met en règle avec les impératifs du genre, qui commande de s’intéresser aussi à ceux qui se prêtent mieux à la caricature qu’à l’analyse.
21L’espagnolisme, antithèse du génie comique : la formule fait l’effet d’un truisme si l’espagnolisme se définit comme la noblesse des âmes malheureuses et solitaires. Stendhal a pourtant compliqué le débat en riant des mésaventures de Don Quichotte. Du moins ne fut-il pas, Dieu merci, assez bas pour méconnaître la noblesse du héros de Cervantès sous prétexte que celui-ci s’exposait au ridicule ; on soupçonne même que ses mésaventures, qu’il a analysées à l’époque où il rêvait d’écrire des comédies, ont contribué à l’orienter vers un type de comique où l’émotion et la sympathie, loin de contrarier le rire comme on est généralement porté à le croire, lui donneraient sa plus riche expression. Mais plus il cherche dans Don Quichotte des exemples de cette impossible alliance, moins il y trouve de sujets de rire franchement ; le meilleur du comique de Cervantès réside finalement, à ses yeux, dans ce qui l’enchante ou le fait sourire. S’il avait été possible de faire rire le public en offrant à son imagination et à sa réflexion le petit écart qui sépare une ambition héroïque de sa réalisation, Stendhal aurait été un grand écrivain comique. Mais il n’est pas loin de s’avouer que l’entreprise est impossible. Du moment qu’il fait la fine bouche sur les grossièretés ou les insultes à la grandeur commises par Goldoni, qu’il élit le type du Misanthrope comme une réussite éminente de Molière ou qu’il sélectionne dans Don Quichotte les passages les moins sévères pour la folie du chevalier, il se met dans une impasse. Inapte, sinon par éclairs ou par devoir d’écrivain, à contempler les bassesses de la société, Stendhal donne à ses héros de romans un peu de la folie de Don Quichotte, c’est-à-dire de la sienne. Mais il ne les expose pas désarmés au rire du lecteur : à la tendresse dont ils bénéficient de la part du narrateur s’ajoute leur art, typiquement beyliste, de rire les premiers de leurs propres défauts, et d’abord de leur espagnolisme. L’Espagnol tel que le présente la tradition prend, sans même s’en douter, la vie au tragique ; Stendhal, lui, a constamment réfléchi sur sa manie de tendre ses filets trop haut.34 L’espagnolisme n’est assurément pas le meilleur allié du génie comique ; mais du moment que l’accompagne une conscience de ses propres excès, il a chance au moins de frayer la voie à l’humour.
Notes de bas de page
1 Th. Gautier, Voyage en Espagne, chap. 2.
2 Voir Voyages en France, éd. de V. Del Litto, Paris, Gallimard (Pléiade), 1992, p. 563 et suiv.
3 R. Vigneron, Études sur Stendhal et Proust, Paris, Nizet, 1978, p. 82-93.
4 Voir Andrée Mansau, « La création espagnoliste des nouvelles », dans La Création romanesque chez Stendhal, Genève, Droz, 1985, p. 115-120.
5 Victor Del Litto note que le mot « espagnolisme » paraît pour la première fois chez Stendhal dans Henry Brulard (voir Œuvres intimes, Paris, Gallimard (Pléiade), t. II, 1982, p. 1306). Selon le Trésor de la langue française, il s’agit même d’une création de Stendhal.
6 Voyages en France, p. 567. « J’aime encore beaucoup le silence espagnol », écrit-il aussi (ibid., p. 562).
7 M. Renedo, « Espagnolisme, folie de Stendhal », Stendhal Club, no 67, 15 octobre 1974, p. 236. Voir aussi Jacques Houbert, « Don Stendhal ou l’Espagnoliste », Stendhal Club, no 51, 15 avril 1971, p. 225-232.
8 Mémoires d’un touriste, dans Voyages en France, p. 351 (nous soulignons).
9 Voyages en France, p. 566.
10 Journal littéraire, éd. de V. Del Litto, dans Œuvres complètes, Genève, Cercle du bibliophile, 1970, t. 1, p. 393.
11 Pensées. Filosofia nova, éd. de H. Martineau, Paris, Le Divan, 1931, t. II, p. 86.
12 Journal littéraire, t. I, p. 413.
13 C est là un ressort fréquemment utilisé dans le cinéma comique muet : le méchant longtemps impuni finit par recevoir un coup de pied qui ne lui était pas destiné.
14 Journal littéraire, t. I, p. 345.
15 Journal, à la date du 8 juin 1804, dans Œuvres intimes, éd. de V. Del Litto, Pléiade, t. I, p. 83, et Rome, Naples et Florence en 1826, dans Voyages en Italie, éd. de V. Del Litto, Pléiade, p. 538-539.
16 Rome, Naples et Florence..., p. 540.
17 Journal littéraire, t. III, p. 8.
18 Journal, à la date « août-septembre 1810 », t. I, p. 629.
19 Théâtre, éd. de H. Martineau, Paris, Le Divan, 1931, t. III, p. 117-118.
20 Journal littéraire, t. I, p. 425.
21 Ibid., p. 419-420. Allusion à Don Quichotte, t. I, chap. XXXVI.
22 Ibid., t. II, p. 5. Allusion à Don Quichotte, t. I, chap. XXXV.
23 Théâtre, t. III, p. 202.
24 Journal littéraire, t. II, p. III.
25 Vie de Henry Brulard, chap. IX.
26 Journal littéraire, t. III, p. 9.
27 Journal littéraire, t. III, p. 8.
28 Selon le mot de Destutt de Tracy (Vie de Henry Brulard, chap. II), « Je m’aperçois que ce que je prenais pour de hautes montagnes, en 1800, n’étaient que des taupinières ; mais c’est une découverte que je n’ai faite que bien tard », ajoute Stendhal d’une formule qui définit assez bien son don quichottisme.
29 Dans ce dernier exemple, le comique de la situation est mis en valeur par la gaieté de l’abbé Pirard, qui rit aux larmes (réaction assez mal accordée à la psychologie d’ensemble du personnage).
30 On pourrait réfléchir ici sur le changement d’époque et de régime jugé décisif par Stendhal dans le cas du théâtre.
31 Journal littéraire, t. I, p. 167.
32 Exemple relevé et analysé par Shoshana Felman, La « Folie » dans l’œuvre romanesque de Stendhal, Paris, Corti, 1971, p. 105.
33 Un rôle analogue de tiers est tenu, dans Le Rouge et le Noir, par Mme Derville. L’émotion (aux motivations ambiguës) avec laquelle celle-ci constate l’amour de Mme de Rênal pour Julien tranche avec la gaieté de Mme Constantin. La différence de caractère des deux confidentes est un des éléments qui permettent d’apprécier l’écart de tonalité qui sépare Le Rouge et Leuwen.
34 Selon une expression attribuée à Thucydide, voir Vie de Henry Brulard, chap. XII et XXXI.
Auteur
Université de Paris III, Sorbonne Nouvelle.
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