Avant-dire du poète, à lui confié en hommage posthume1. La parole cachée
p. 57-58
Texte intégral
1Cela se passait à l’époque épique d’un vieux guerrier chevauchant son ci-devant coursier. Il était accompagné d’un gros bonhomme, aux manières frustes et au verbe incertain, qui s’efforçait d’accorder l’allure de l’âne sur lequel il voyageait au rythme de la monture de son maître. C’était un temps prodigue en événements merveilleux : la licorne violette paissait une herbe immaculée à la cime des nuages, le chat aux multiples apparences s’évanouissait et réapparaissait dans un labyrinthe de murs et de toits adamantins, le demi-dieu appelé Héraclès terrassait une pléthore de monstres inimaginables, les princesses – dont nul ne se souvient plus désormais – contractaient des unions avec des princes victorieux de l’horrible dragon, l’Indien aux yeux bleus appelé Tabaré accomplissait son destin en mourant d’amour, le ciel qui surplombait le fleuve aussi vaste que la mer enfantait des astres resplendissants ennemis du sommeil, la lune se déformait dans une tempête aux sept couleurs, le soleil le plus proche dissimulait de son feu incommensurable les flammes d’autres soleils indénombrables et de terribles galaxies, les poissons tels que les sars naissaient dans les eaux sacrées de n’importe quel ruisseau, et les papillons tendaient leurs voilures pour caboter de pétale en pétale sur les fleurs qui les alimentaient. Mais c’était là une époque remplie d’horreur : dans les rues du quartier miséreux, la crasse, les rats morts de faim et les violences quotidiennes ; les grands enfants, les dominants, disaient toi tu joues et toi tu ne joues pas ; il y avait d’autres enfants arrivés de pays lointains qui vivaient dans de sordides sous-sols et se nourrissaient de soupe de pommes de terre et de légumes noirs ; il y avait des fous qui blasphémaient contre leur mère, des femmes qui rentraient au petit matin, le corps usé et fatigué ; il y avait des coiffeurs qui arrachaient les cheveux avec des ciseaux mal affûtés ; il y avait des momies qui revenaient à la vie pour venger des affronts et mener au délire des hommes de science et des pilleurs de tombes…
2L’enfant que j’étais ne distinguait pas la réalité des livres, du cinéma et des contes de la réalité de sa simple existence quotidienne. Dans sa tête, par conséquent, se mêlaient d’autres moments et d’autres époques qui le conduisaient jusqu’à certaines formes du passé, à certaines manifestations qui le rattraperaient plus tard, à différents âges de sa vie. Ainsi, jusqu’à ce jour, cet enfant croit qu’il n’est pas en train de vivre ce qu’il vit mais que, tout simplement, il s’en souvient. Ce n’est pas là un moyen de se défendre contre les éventuelles agressions du réel : cela a été (c’est) une manière d’être, une tentative pour être-au-monde, ou dans la réalité, qui est plus petite que le monde.
3Voilà pourquoi les mots, dont le lieu de naissance est imprécis, dont nous ne savons jamais quand ils vont disparaître, quand ils perdront leur sonorité et leur signe, étaient (sont) peut-être l’unique recours pour que cet enfant-là puisse trouver sa place, avec toute sa capacité de mouvement, dans le cours général des événements. Ainsi, il a appris non seulement à se défendre – et les agressions n’ont pas manqué – mais aussi à découvrir d’autres rapports avec les diverses apparences du réel, au point que sa propre poésie est également une apparence. Autrement dit, elle cache ce qu’elle montre, et elle exhibe ce qu’elle dissimule. Dans le fond, à la surface, ou entre deux eaux de cet immense océan changeant qu’est la langue, la langue commune, il y a des endroits d’où cet enfant tire encore les précieux vocables de sa propre langue, de son langage poétique. Une volée d’années devait passer avant que cet enfant ne découvre – car personne ne le lui a montré – que la présence indéfinissable qui l’accompagnait et l’accompagne toujours, telle une ombre douce ou une cuisante absence, c’était la Muse, peut-être à jamais hors d’atteinte. Aussi, il continuera à la chercher, même s’il semble que nous soyons dans des temps de guerres indescriptibles, d’insondables injustices, d’inconcevables corruptions ; et il continuera à la chercher pour mettre entre ses lèvres toutes les paroles, tous les silences, tous les cantiques : car il arrive parfois que la Muse ne comprenne pas, qu’elle soit distraite, et qu’elle oublie qu’elle aussi doit chanter.
Notes de bas de page
1 L’original de ce texte, « La palabra escondida », est consultable sur la page du site mexicain consacré à la poésie « Palabra virtual » : palabravirtual.com
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