Chapitre X. Le monnayage provincial d’Auguste à Hadrien1
p. 207-221
Texte intégral
1. DES « IMPÉRIALES GRECQUES » AUX « PROVINCIALES ROMAINES »
1Les monnaies connues sous le vocable d’« impériales grecques » ont été frappées sous l’Empire romain, portant pour la plupart des légendes grecques. Par le passé, elles étaient considérées comme un avatar du monnayage grec, placées dans les médailliers à la suite des monnayages grecs archaïques, classiques et hellénistiques et cataloguées comme des monnaies grecques. Le concept d’« impériales grecques » a été récemment remplacé par celui de « provinciales romaines ». La nouvelle terminologie adoptée met l’accent sur le rôle qu’ont joué ces monnayages à côté du monnayage impérial.
2Ce vocable unificateur recouvre toutefois des réalités diverses : véritables monnayages provinciaux (cistophores de la province d’Asie, didrachmes, drachmes et hémidrachmes de Césarée de Cappadoce, tétradrachmes d’Antioche de Syrie [fig. 1]), monnayages de ligue (la ligue lycienne), de koina provinciaux ou régionaux (de Crète, de Thessalie, de Macédoine, de Thrace, de Bithynie [fig. 2], du Pont, de Paphlagonie, d’Asie, des treize cités d’Ionie vouées au culte de Poséidon Hélikonios, de Phrygie, de Galatie, des Lalasseis et des Cennatae, de Chypre [fig. 3], enfin de Syrie), monnayages locaux de cités grecques sur lesquels figure ou non un portrait impérial (dans ce cas, ces monnayages sont fréquemment appelés « pseudo-autonomes », ce qui n’a guère de sens), de colonies ou de municipes romains. L’unité vient du rôle que toutes ces frappes ont joué. Plutôt que de continuer à les considérer comme la phase finale et dégénérée du monnayage grec, l’accent a été mis sur la vitalité de ces monnayages en tant que composants de la masse monétaire en circulation dans l’Empire romain.
3Même si l’intérêt qu’elles suscitent est ancien2, il existe peu de vues d’ensemble de ces frappes3. Le vocable d’« impériales grecques » est utilisé très tôt. La plupart des monnaies frappées localement portent effectivement des légendes grecques. Mais les monnaies frappées en Espagne, en Gaule, en Maurétanie, en Proconsulaire et, bien entendu, dans les colonies et municipes disséminés en Méditerranée orientale, portent des légendes latines, utilisées par des peuples qui parlent l’ibère, le celte, le néo-punique ou le grec. Certaines ont du reste des légendes néo-puniques ou bilingues (grec/latin [fig. 4], latin/néo-punique). L’appartenance au monde grec des monnayages locaux est encore affirmée par Kurt Regling (1930), qui distingue les monnayages provinciaux (les cistophores de la province d’Asie, les monnayages de Syrie, d’Alexandrie, par exemple), émis par les autorités de l’Empire, des monnayages émis par les États vassaux, les cités et les koina, d’essence grecque. En 1953, Michel Grant a voulu distinguer les émissions officielles (« official issues ») de personnages représentant l’État romain et les émissions locales (« local issues ») de cités à travers l’Empire. Mais, à l’intérieur des émissions officielles, il a séparé les émissions provinciales (« provincial series »), c’est-à-dire celles qui étaient destinées à circuler dans une seule province ou même dans une partie de la province. Pour Grant, c’est le niveau de circulation qui induit le statut de la monnaie. Si les « impériales grecques » représentent pour Jones (1963) une énigme numismatique, il n’en propose pas moins une conception classique, incluant monnayages des colonies romaines, des koina provinciaux et des cités grecques portant ou non un portrait impérial. Intrigué par ces monnaies, il finit par se demander si elles avaient bien une fonction monétaire, ce qu’il admet dans le cas de trésors.
4On doit à Kevin Butcher (1988) d’avoir réconcilié les expressions « monnaies provinciales » et « impériales grecques ». On pourrait définir désormais une monnaie provinciale comme une monnaie qui n’est pas cataloguée dans le Roman Imperial Coinage4. Mais cela n’est pas tout à fait exact, puisque certaines séries (les cistophores et les monnaies de Césarée, par exemple) figurent dans le Roman Imperial Coinage et le Roman Provincial Coinage5, le nouveau catalogue de référence qui doit, en 10 volumes, présenter une vision complète du matériel frappé dans les provinces romaines. Pour plus de clarté, on parlera désormais de monnayage impérial et de monnayage provincial. Ce dernier est certes produit à différents niveaux (et même, éventuellement, à Rome6), mais il est avant tout destiné à prendre régionalement le relais de l’État. Certaines monnaies ne portent effectivement pas l’effigie de l’empereur ou d’un membre de la famille impériale : cela n’implique en aucun cas une espèce d’autonomie de l’atelier émetteur et on veillera à rayer de son vocabulaire le terme « pseudo-autonomes7 ». Des monnaies sans portrait impérial ont été frappées à Rome, sans que l’on ait jamais imaginé une quelconque pseudo-autonomie de ces frappes.
2. DISTRIBUTION SPATIALE
5La réforme de -27 créait des provinces impériales dont le gouvernement fut confié à Auguste (les Espagnes, les Gaules, la Syrie, l’Égypte, Chypre), avec à leur tête des gouverneurs qui étaient des sénateurs ou des chevaliers, nommés par le Prince pour une durée laissée à sa discrétion, et des provinces qui continuaient à relever du peuple romain, les provinces proconsulaires, même si cette formule n’est attestée par aucune source. Les sources parlent de provinciae populi romani ou provinciae publicae, avec à leur tête des sénateurs d’ordinaire nommés pour une seule année et tirés au sort parmi d’anciens préteurs et d’anciens consuls, mais tout gouverneur portait le nom de proconsul quelle que fût la charge exercée précédemment. Ces provinces étaient au nombre de neuf : l’Afrique, l’Asie, l’Illyrie, la Macédoine, la Crète-Cyrénaique, le Pont-Bithynie, l’Achaïe, la Sicile et la Sardaigne-Corse. Parmi elles se trouvaient deux provinces consulaires : l’Afrique et l’Asie, mais l’Illyrie et la Macédoine ont pu être confiées à certains moments à des consuls.
6Cette organisation changea en -22 : la Narbonnaise et Chypre furent rendues par Auguste au peuple romain, puis, entre -16 et -13, les provinces ibériques furent réorganisées et la Bétique créée, ce qui porta à 10 le nombre de provinces prétoriennes. Puis, à la fin des années -10, l’Illyrie devient province impériale et en 6, la Sardaigne elle aussi devint province impériale. À la fin du règne d’Auguste, il restait donc huit provinces prétoriennes.
7D’Auguste à Hadrien, d’autres modifications administratives interviendront, en Anatolie en particulier8, mais celles-ci n’auront pas de conséquences sur la production des monnayages provinciaux. Du reste, le statut d’une province, qu’elle soit impériale, prétorienne ou consulaire, ne semble pas avoir de répercussion sur le type de monnayage qui y est produit. On pourra seulement noter la présence plus fréquente dans les deux provinces consulaires, l’Afrique et l’Asie, sous Auguste, de noms et de portraits de proconsuls. P. Quinctilius Varus (-8/-7) apparaît sur le monnayage d’Hadrumète et d’Achulla9. L. Volusius Saturninus (-7/-6) (-6/-5 [fig. 5]) figure également sur le monnayage d’Hadrumète et d’Achulla10. Enfin, Fabius Africanus (-6/-5) apparaît sur le monnayage d’Hippo Regius et d’Hadrumète11. Ce groupe est géographiquement et chronologiquement homogène et il a un parallèle dans la province d’Asie. Les portraits des proconsuls Paullus Fabius Maximus (-10/-9), L. Cornelius Scipio (-8/-7 ?) et C. Asinius Gallus (-6/-5) figurent en effet sur le monnayage des cités de Hiérapolis, Pitanè et Temnos12. À partir de Tibère, ce phénomène devient extrêmement rare.
8La production de monnaies provinciales ne fut pas la même en Occident et en Orient. Elle cessa rapidement en Occident. Des monnayages civiques furent produits en Espagne, en Afrique et en Sicile sous Auguste, pour décliner très vite. Un tout petit nombre de cités continuèrent à frapper sous Tibère. Ce règne marque la fin de ces monnayages en Afrique et en Sicile. En Espagne, sept cités frappaient encore sous Caligula, et le monnayage local cessa sous Claude avec celui d’Ebusus. Comment expliquer l’arrêt de ces monnayages en Occident ? Faut-il chercher une explication politique ? Ces monnayages ont-ils cessé d’être émis sur ordre de l’empereur ? Cela est peu probable dans la mesure où ils cessèrent graduellement. Faut-il chercher une explication économique ? Le déclin économique de certaines cités peut les avoir contraintes à ne plus frapper monnaie. Mais certaines cités orientales furent aussi privées par Tibère de leurs revenus et pourtant elles ne cessèrent pas de battre monnaie.
9Il est donc possible que l’usage grandissant en Espagne et en Afrique du monnayage de bronze émis par Rome ait conduit les cités à penser qu’il était plus important d’utiliser le monnayage de l’empereur que de frapper sa propre monnaie. Cela expliquerait pourquoi ces monnayages cessèrent graduellement. Telle fut la réponse des cités d’Occident au processus de romanisation.
10Mais, en Orient, le monnayage local perdura jusque sous Tacite (275-276). Ce décalage est sans doute dû d’abord au fait que le bronze impérial n’irriguait pas, ou mal, les contrées situées à l’est du méridien de Skodra, cette ligne de césure géographique qui avait délimité à la paix de Brindes les territoires d’Octave et d’Antoine. Mais surtout, dans la partie orientale de l’Empire, les monnayages civiques sont la marque de l’identité culturelle hellénique, réfractaire à Rome. Les Grecs n’étaient plus leurs propres maîtres, mais ils étaient fiers d’être eux-mêmes et leur identité a pu traverser, intacte, les siècles de domination romaine. D’un point de vue grec, les Romains étaient « les autres », les plus forts, les maîtres, mais des maîtres qui adoptèrent une attitude très pragmatique et n’eurent pas, à l’égard de la monnaie, la vision d’un État territorial dont l’un des traits serait une fiscalité unifiée, s’appuyant sur un système monétaire cohérent. Rome eut ainsi la sagesse de ne pas mettre en œuvre les avis prodigués par Dion Cassius à Auguste dans le livre 52 de son Histoire romaine. En effet, au chapitre xxx, Dion prête à Mécène, l’ami d’Auguste, mort en -8, des propos qui sont autant de conseils à l’adresse du nouveau maître de l’oikouménè. Selon Mécène, il convient que les peuples qu’Auguste vient de soumettre :
[…] ne soient maîtres de rien ; que jamais ils ne se réunissent […], qu’ils n’aient point d’édifices dont le nombre ou la grandeur dépasse le nécessaire […], qu’aucun n’ait de monnaies, de poids ni de mesures particulières, que tous se servent des nôtres.
11Ces propos, écrits au début du iiie siècle après J.-C. (Dion Cassius est contemporain de Sévère Alexandre et il a été consul avec lui en 229), sonnent curieusement, à un moment où jamais peut-être le nombre de cités grecques frappant monnaie n’avait été aussi important.
12Le monnayage provincial en bronze est constitué d’une masse d’émissions produites en faibles quantités, ou dont l’impact économique a été relativement modeste. Le nombre d’ateliers qui, par règne, ont frappé monnaie, de l’Occident à l’Orient, diffère selon les auteurs. Jones (1963) avait été le premier à établir un tableau, valable toutefois uniquement pour l’Orient. Quant à celui publié par Leschhorn (1981), il est sans doute plus proche de la réalité mais ne concerne que les provinces de Bithynie-Pont, Asie, Lycie-Pamphylie, Cappadoce-Galatie et Cilicie.
13Le décompte donné ici se base, pour le ier siècle, sur le RPC :
Jones | Leschhorn | RPC | |
Auguste | 146 | 110 | 169 + 29 ? |
Tibère | 83 | 73 | 122 + 24 ? |
Caligula | 47 | 33 | 59 + 6 ? |
Claude | 89 | 78 | 95 + 5 ? |
Néron | 121 | 97 | 122 + 11 ? |
Galba | 7 | 11 | |
Othon | 2 + 1 ? | ||
Vitellius | 1 | ||
Vespasien | 67 | 86 + 4 ? | |
Titus | 49 | 27 + 2 ? | |
Domitien | 159 | 108 | 124 + 4 ? |
Nerva | 18 | ||
Trajan | 141 | ||
Hadrien | 163 |
14Sous Auguste, près de 190 monnayages locaux ont été identifiés (si l’attribution de 29 d’entre eux est correcte). Ce nombre chute sous Caligula (37-41) à 60 environ. Le niveau de frappe est sensiblement le même sous Néron et sous Domitien. Le chiffre le plus faible se trouve sous Nerva (96-98). Au iie siècle, la courbe ne fait que grimper pour atteindre sans doute sous Hadrien plus de 200 cités émettant du numéraire.
3. PRODUCTION
15Le monnayage que l’on rencontre dans les provinces a été frappé en or, en argent et en bronze. Seuls les royaumes clients eurent le privilège de frapper de l’or : le royaume du Bosphore et le royaume de Maurétanie sous Juba II et Ptolémée. À vrai dire, si les frappes en or des souverains du Bosphore sont communes, celles de Juba II et Ptolémée sont extrêmement rares : deux émissions pour Juba II, deux pour Ptolémée (fig. 6). On notera que celles de Juba II associent son épouse Cléopâtre-Séléné, fille de Cléopâtre VII et de Marc Antoine qui, comme son mari, avait été élevée à la cour impériale après avoir figuré au triomphe célébré par Octave en -29. Juba II l’épousa probablement vers -19 et elle resta sur le trône de Maurétanie jusqu’à sa mort, en 5. Les deux émissions de Juba II peuvent sans doute commémorer son mariage. Celles de Ptolémée sont datées de l’an I et de l’an XVIII de son règne. La première célèbre donc son association au trône de son père en 19, la seconde l’avènement de Caligula en 37. Ces émissions n’eurent évidemment aucun impact économique. Leurs poids correspondent, en plus léger, à des aurei et quinaires impériaux.
16À vrai dire, la frappe de l’or était le privilège de l’empereur et pratiquement tout l’or monnayé provenait des ateliers impériaux, de Lyon et de Rome essentiellement. On notera toutefois qu’entre 69 et 73, les Flaviens ont fait frapper en Syrie, en Judée et peut-être en Égypte, des aurei (fig. 7) ainsi que des deniers et des tétradrachmes13. Dans la mesure où ces frappes sont étroitement liées aux événements militaires de Judée, il semble inévitable de lier leur production au paiement de la solde des soldats. Depuis 67, Vespasien disposait de trois légions, la Ve Macedonica, la Xe Fretensis et la XVe Apollinaris, de 23 cohortes (10 auxiliaires de 1 000 hommes, 13 régulières de 600) et de six ailes de cavalerie. Il avait, en outre, des renforts des princes clients (Agrippa II, Antiochos IV de Commagène, Souhaimos d’Émèse, Malikhâ II de Nabatène), soit environ 50 000 hommes, dont près de 40 000 soldats romains. En 69, Titus renforce son dispositif en rappelant la XIIe légion Fulminata et en faisant venir les deux légions d’Égypte (ou une partie de leurs effectifs), la IIIe Cyrenaica et la XXIIe Deiotariana. À partir de 69, il faut payer près de 50 000 soldats romains, légionnaires ou auxiliaires. Une légion coûte par an 1 134 000 deniers (4 880 fantassins x 225 deniers + 120 cavaliers x 300). Si l’on admet l’effectif de cinq légions au complet, leur solde coûte annuellement 5 670 000 deniers. La solde des auxiliaires est plus difficile à fixer : si l’on admet 75 deniers pour les fantassins et 250 pour les cavaliers d’aile, il convient de rajouter 2 085 000 deniers annuels (7 800 fantassins x 75 + 6 000 cavaliers x 250). C’est au total 7 755 000 deniers que coûte annuellement l’armée de Judée. À ces frappes s’ajoute le butin. Après la prise de Jérusalem, les Romains pillèrent tout ce qui leur tombait sous la main. Et Flavius Josèphe d’ajouter : « tous les soldats regorgeaient de butin au point qu’en Syrie l’or se vendait, au poids, à la moitié de sa valeur antérieure ». Malgré ces pillages, on peut imaginer que Titus, après la prise de Jérusalem, accorda un donativum exceptionnel. Dernier bastion juif, Masada est conquis en avril 74 par Flavius Silva. Même si cet épisode n’a guère d’importance militaire, il a obligé Rome à immobiliser d’importantes forces en Judée. De 69 à 73, l’équivalent de 76 000 000 deniers a été produit à Césarée et Antioche. De cette somme, la moitié a été utilisée pour payer l’armée (7 755 000 deniers x 5 années = 38 775 000). Si l’on ajoute les donativa exceptionnels, les frais des gigantesques spectacles offerts par Titus aux villes de Syrie sur la route de son retour vers Rome et les dépenses pour la réorganisation de la Palestine, dont la fondation des cités de Flavia Neapolis (Naplouse) et de Flavia Joppa et la promotion de Césarée au rang de colonie en remerciement des services rendus, on peut expliquer les raisons qui ont conduit les Flaviens à produire de façon ponctuelle des masses considérables d’argent.
17Le cas de ce monnayage flavien est exemplaire : monnayages impériaux d’or et d’argent frappés à l’extérieur de Rome, monnayage provincial en argent. L’argent monnayé produit à l’extérieur de Rome le fut essentiellement à l’échelle des provinces : ainsi trouve-t-on des drachmes ainsi que les multiples ou sous-multiples de la drachme, c’est-à-dire des dénominations grecques, frappées dans les provinces de Crète, de Bithynie, d’Asie14, de Cappadoce15, de Chypre, de Syrie et d’Égypte. Sous Hadrien, certaines cités furent également autorisées à frapper d’importants monnayages en argent : ce fut le cas d’Amisos (fig. 8) dans le Pont qui émit, entre 131/132 et 137/138, des tridrachmes, didrachmes et drachmes ; ce fut également le cas de quelques cités de Cilicie, Séleucie du Calycadnos (137/138), Tarse (après 129), Aigeai (116/117, puis de 128/129 à 133/134) et Mopsus (117/118, 121/122). Dans le cas d’Aigeai, dont la production de tétradrachmes fut extrêmement abondante, on doit se demander si ce monnayage n’était pas lié d’une certaine manière au financement des opérations militaires menées par Sextus Julius Severus pour venir à bout de la rébellion de Shimon en Judée. La chute de Bethar se produisit certainement à l’automne 135.
18Les Romains avaient laissé en l’état les monnayages qu’ils avaient trouvés au fur et à mesure de la romanisation du monde méditerranéen, et ceci explique la diversité du monnayage provincial. Cette diversité est particulièrement notable pour le monnayage de bronze. Certains monnayages furent produits à une vaste échelle, celui de Nîmes, par exemple, qui, sous Auguste, fournit l’approvisionnement en petit numéraire pour toute la Gaule et le limes rhénan, ou le monnayage marqué « s c » frappé à Antioche de Syrie. Mais beaucoup d’émissions ne sont connues de nos jours que par un seul exemplaire ou par quelques exemplaires frappés à l’aide de la même paire de coins. Même les monnayages qui semblent abondants ne jouaient pas de rôle très important dans l’économie de l’Empire. Pour donner un exemple, l’atelier de Corinthe, qui fut l’un des plus importants ateliers provinciaux fonctionnant sous l’Empire, frappa, en l’espace d’un siècle, de César à Galba, l’équivalent de 500 000 deniers, c’est-à-dire 5 000 deniers par an, une somme qui peut être comparée au coût annuel d’une légion romaine, de l’ordre de 1 000 000 de deniers. La majorité des cités ont sans doute fait graver de 20 à 50 coins de droit pour une production s’étalant sur 100 à 200 ans. C’est dire que ces monnayages n’ont eu qu’un rôle local, approvisionnant en menue monnaie les marchés locaux.
4. TYPOLOGIE
19L’apparition du portrait impérial représente un changement radical pour les cités, où le droit de leurs monnaies était traditionnellement dédié à une divinité importante. Certes, toutes les cités libres et autonomes n’ont pas placé l’image de l’empereur au droit de leurs monnaies (Athènes, par exemple) ou l’ont fait tardivement (à Rhodes, à partir de Néron [fig. 9]). Mais le fait de ne pas adopter l’imago impériale ne signifie pas l’autonomie de la cité. La plupart du temps, le portrait impérial ne figure pas sur les petites dénominations, comme c’était du reste le cas à Rome, où les semisses et les quadrantes ne portent pas le portrait impérial.
20Sous Auguste, presque toutes les cités de l’Empire adoptèrent le portrait de l’empereur. On peut bien entendu se poser la question de savoir si cette attitude a été dictée par l’empereur ou si les cités réagirent spontanément à la nouvelle situation politique. À Antioche de Syrie, l’un des ateliers provinciaux les plus prolifiques de l’Empire, le portrait d’Auguste fut adopté en -6/-5, lorsque le gouverneur Quinctilius Varus introduisit la réforme du monnayage local16. L’apparition du portrait d’Auguste poussa sans doute les cités à l’entour d’Antioche à faire de même. Ainsi, sans parler de directive impériale, il vaut mieux penser que le portrait de l’empereur fut placé au droit des monnaies civiques lorsque les cités comprirent que l’empereur et sa cour étaient sensibles à cette flatterie. Les impératrices, la famille impériale en générale, seront également représentées sur ces monnayages, mais bien souvent sur des dénominations inférieures. De plus, outre certains portraits de proconsuls dont il a déjà été fait mention, il convient de noter le cas particulier de la floraison, à la fin du règne d’Hadrien, de monnayages d’Antinoüs, sans doute en 134, au moment où des jeux furent institués en son honneur, quatre ans après sa mort par noyade dans le Nil en 130 (fig. 11). Aucun monnayage en son honneur ne fut frappé à Rome, parce que les Romains ne l’auraient pas toléré, mais certaines cités orientales, une trentaine au total, rendirent hommage à ce nouveau dieu17.
21Les types de revers provinciaux ont, dans leur ensemble, une signification locale. La représentation la plus courante est celle d’une divinité locale. Parfois, cette représentation peut être celle d’un groupe statuaire, de bâtiments ou d’une construction remarquable. L’apparition systématique de types agonistiques est plus tardive : c’est un phénomène du iiie siècle, au moment où la rivalité entre cités fait rage (voir ci-dessous), mais l’on peut bien entendu trouver déjà de tels types sous Domitien (Isthmia à Corinthe) ou sous Hadrien (Aktia à Nicopolis). Les colonies et municipes ont généralement eu un programme monétaire proche de l’idéologie au pouvoir. Le type classique est celui qui se réfère à la fondation de la colonie : un personnage, la tête voilée, trace le sillon du territoire de la cité avec un attelage de bœufs (fig. 12).
22Les allusions à des événements contemporains sont assez rares. Celui qui a eu le plus d’impact sur le monnayage provincial est le voyage de Néron en Grèce en 66/67 (fig. 13) lorsqu’il participa à tous les grands jeux et proclama la liberté de la Grèce. Ce voyage a inspiré nombre de types monétaires de cités d’Achaïe, mais le monnayage d’Alexandrie s’en fait également l’écho. Les campagnes de Domitien contre les Germains trouvent un écho en Crète ou à Césarée de Cappadoce, par exemple. Elles eurent en tout cas plus d’impact sur les monnayages provinciaux que la première révolte juive. Sous Hadrien, le monnayage de Gaza fait allusion à la visite impériale qui a eu lieu en 130. Lorsqu’elle recommence à frapper monnaie en 130/131, son numéraire est daté selon deux ères : l’ère pompéienne de la cité et une nouvelle ère débutant au moment de la visite (épidèmia) de l’empereur. Ce double système fonctionnera jusqu’à la mort d’Hadrien.
23Un certain nombre de monnayages imitent des types figurant sur des monnaies impériales, deniers ou bronzes. Ces imitations se rencontrent assez souvent en Occident, particulièrement en Espagne, mais également en Achaïe. Avec l’avènement de l’Empire, il devint approprié pour les cités de copier sur leur monnayage des types impériaux ou dynastiques. Ainsi, le type du capricorne est très fréquent en raison de l’importance qu’y attachait Auguste. Il faut toutefois remarquer qu’il n’a pas été frappé uniquement sous Auguste mais qu’on le retrouve jusque sous Galba, symbolisant de manière générale le pouvoir impérial. Le type augustéen du taureau chargeant se retrouve également sous d’autres empereurs, Claude à Alexandrie ou Néron à Buthrote. Un type très largement adopté est la représentation de Livie assise, frappée sur des as à Rome en 15/16. Cette représentation de la veuve d’Auguste était très populaire et fut copiée fréquemment, spécialement en Afrique (fig. 14), en Achaïe, à Chypre. Parfois, le type est modifié : ainsi la patère tenue par Livie est remplacée par une poignée d’épis de blé et elle est assimilée à Cérès, ce qui est particulièrement explicite sur le monnayage de Thapsus.
5. TITRES HONORIFIQUES
24Les cités grecques, en particulier celles d’Asie, sont entrées en conflit pour l’obtention de titres honorifiques : cité néocore, métropole, première. Ces rivalités, extrêmement fortes au iiie siècle, relatées dans un texte célèbre de Dion Chrysostome, qu’il qualifie d’hellènika hamartèmata18, ne sont qu’embryonnaires au ier siècle et jusque sous Hadrien. Mais être cité néocore, c’est-à-dire cité « gardienne d’un temple du culte provincial », ou être métropole, c’est-à-dire se voir accorder un rôle religieux éminent « rempli dans le cadre de la célébration du culte impérial par le koinon d’Asie »19 était source de revenus supplémentaires. Octave, en -29, autorisa un culte et un temple en son nom à Pergame et Nicomédie, mais ordonna un culte associant Jules César divinisé et Rome à Éphèse et Nicée. Suivirent, comme cités néocores, Smyrne (sous Tibère), Milet (sous Caligula) et Éphèse (probablement sous Domitien – Néron avait accordé un temple provincial à la cité, mais cette autorisation fut retirée lorsque Néron fut déclaré ennemi public par le Sénat en juin 68 –). C’est à partir de Trajan que fut rompue la règle qui voulait qu’un nouvel empereur choisisse pour son culte une cité qui n’avait pas encore été distinguée par ses prédécesseurs : ainsi, Pergame devint néocore pour la deuxième fois en 113/114, Smyrne en 124 et Éphèse en 131/132. Sous Hadrien, d’autres cités deviennent néocores pour la première fois : Nicée, Cyzique, Tarse20 ou obtiennent le titre de métropole : Éphèse, Pergame, Milet. Mais c’est véritablement sous Septime Sévère que cette recherche effrénée des honneurs atteint son acmé.
25Si les cités étaient rivales, elles pouvaient aussi célébrer leur concorde. Ces monnayages d’« omonoia », rares sous les Julio-Claudiens21, deviennent plus fréquentes sous les Flaviens22. Au début du iie siècle, les exemples sont rares sous Nerva, Trajan ou Hadrien23. C’est à partir de Marc Aurèle que cette habitude s’ancre24.
26L’évolution que connaît le monnayage provincial à partir d’Hadrien est assurément liée à la conception que cet empereur eut de son rôle : il souhaitait visiter toutes les provinces de son Empire, et il est effectivement peu de provinces qu’il n’a pas visitées. Son prédécesseur Trajan avait également été absent de Rome durant une grande partie de son règne (environ 9 ans pour un règne de 19 à 20 ans), mais cette absence était due à ses campagnes militaires. L’intérêt d’Hadrien pour les affaires grecques, la création du Panhellenion en 131/132, mais qui incluait seulement une partie du monde méditerranéen où l’on parlait grec, le fait que certaines cités refusèrent de participer à cette initiative (Smyrne, Pergame ou Éphèse, par exemple), attisa les querelles, les « chamailleries » entre cités. D’où un changement dans le contenu iconique des monnayages, marque de l’identité des Grecs, réfractaires à Rome, mais fiers d’être eux-mêmes.
Notes de bas de page
1 Une version en anglais de ce texte paraîtra dans The Oxford Handbook of Greek and Roman Coinage, sous la direction de William Metcalf, Oxford University Press, 2010.
2 Foy-Vaillant, 1688.
3 Mommsen, 1873 ; Mattingly, 1927 et 1960 ; Bosch, 1931 ; Bellinger, 1956 ; Howgego, 1985 ; Howgego, Heuchert et Burnett, 2005.
4 RIC, 1926-2007.
5 RPC, 1992-2006.
6 Carradice et Cowell, 1987.
7 Johnston, 1985.
8 Rémy, 1986.
9 Respectivement : RPC, 776 ; RPC, 798.
10 Respectivement : RPC, 778 ; RPC, 800 et 801.
11 Respectivement : RPC, 710 ; RPC 780 et 781.
12 Respectivement : RPC, 2930, 2932, 2934, 2936, 2939, 2941 et 2942 ; RPC, 2392 ; RPC, 2447.
13 Metcalf, 1982 ; McAlee, 1995-1996 ; RPC, 2, 1901-1935.
14 Metcalf, 1980.
15 Metcalf, 1996.
16 RPC, 1, 4150, ill. 10.
17 Meyer, 1991.
18 Traduit par Heller, 2006, « les bêtises des Grecs ».
19 Heller, 2006.
20 Burrell, 2004.
21 RPC, 1, p. 48 : 5 cas, sans que figure le mot « omonoia ».
22 RPC, 2, p. 6-7 et 34-35 : 7 cas, dont 6 sous Domitien.
23 Respectivement 1, 1 et 4 cas.
24 Franke et Nollé, 1997.
Auteur
Directeur du Département des monnaies, médailles et antiques de la BnF, Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, IVe Section. Spécialiste des monnaies hellénistiques, provinciales et impériales romaines, il est l’auteur, avec A. Burnett et P. P. Ripollès, de l’ouvrage Roman Provincial Coinage (Londres-Paris, 1992).
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Devenir roi
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2003
La collection Ad usum Delphini. Volume II
L’Antiquité au miroir du Grand Siècle
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Des rois au Prince
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2016
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