Chapitre 13
Oberdan, terroriste raté et figure christique de l’irrédentisme
p. 215-228
Texte intégral
1On sait que rien n’est plus utile à une cause que ses martyrs. Or, bien qu’émaillée de violences de toutes sortes, l’histoire de l’irrédentisme ne peut, jusqu’en 1915, se targuer que d’un seul martyr : Oberdan.
Guglielmo Oberdank1 était né à Trieste le 1er février 1858 d’une mère slovène, plus ou moins italianisée, et de père inconnu2. De famille très modeste (sa mère, analphabète, était cuisinière ; son beau-père était un docker nommé Franz Ferencich), il fut un élève brillant, encore qu’assez turbulent. Comme son quasi-contemporain Salvatore Barzilai, Oberdank aurait pu dire : « Per me, il liceo è stato scuola d’italianità. »
2Ayant fait de Mazzini son maître à penser, et adopté comme devise son « Delenda Austria », il devint, avec le fanatisme des convertis, d’un patriotisme italien, irrédentiste, encore plus intransigeant que les Italiens eux-mêmes. Il supprima le k à la fin de son nom « parce que ça me semblait trop autrichien ». Le titre d’Urbs fidelissima décerné à Trieste, pour n’avoir pas cédé aux sirènes nationalistes et révolutionnaires de 1848-1849, lui faisait bouillir les sangs.
Il obtint, en 1877, une bourse pour faire des études supérieures à Vienne, où il mena la vie des étudiants pauvres, dans une ville qu’il ressentait comme hostile, en tout cas étrangère. Mais, en mars 1878, appelé sous les drapeaux, il déserta, obéissant au mot d’ordre de Garibaldi. Le 16 juillet, il franchit clandestinement l’Adriatique. Dans une lettre à l’un de ses anciens professeurs, il expliqua : « J’aurais été prêt à enfiler cet uniforme qui m’est odieux, pour ne pas perdre les sacrifices que les miens ont faits pour moi… Mais, devant la perspective de combattre pour une cause injuste [combattre la résistance bosniaque], j’ai réfléchi et j’ai agi3. » Arrivé à Ancône, Oberdan tenta de s’engager dans l’armée italienne. Mais les autorités rejetèrent la candidature de ce transfuge, mazzinien et républicain. Il se rendit à Rome, y resta quatre ans, surveillé de près, tant par la police, que par les agents que les services autrichiens entretenaient dans les milieux de fuorusciti irrédentistes. En juillet 1879, Garibaldi, de passage à Rome, échangea quelques mots avec lui.
3Oberdan et ses camarades étaient assez intelligents pour se rendre compte que les irrédentistes n’étaient pas nombreux, tant dans les terres irrédentes qu’en Italie même ; et que la très grande majorité de la population restait indifférente, voire franchement hostile à leur cause. Leone Veronese évoque « son profond dégoût de voir le maigre écho que toutes les manifestations [irrédentistes] trouvaient dans le Royaume4 ».
Le 11 juin 1882, à Rome, lors de l’hommage à Garibaldi, décédé une semaine plus tôt, Oberdan, qui voulait prononcer un discours au nom des provinces irrédentes, fut interpellé par la police. Les couronnes mortuaires portant l’inscription « Trento e Trieste » furent confisquées.
4Cet été 1882, la célébration du cinquième centenaire de la Dédition de Trieste à l’empire des Habsbourg devait se doubler d’une grande exposition, organisée non à Trieste même, mais dans la baie de Muggia, un peu plus au sud. Le couple impérial avait prévu de la visiter à la mi-septembre.
Quand il l’apprit, Oberdan, sans doute inspiré par l’assassinat du tsar Alexandre II, un an auparavant, décida de retourner à Trieste, pour y commettre un attentat contre l’Empereur5. Si exalté fût-il, il se rendait bien compte qu’il ne pourrait pas échapper à la justice, que celle-ci serait impitoyable ; à condition de ne pas être écharpé par la foule avant. Mais il en assumait la perspective : « Il faut un martyr à Trieste. » disait, avec clairvoyance, Oberdan, à qui au moins le courage physique et l’abnégation ne faisaient pas défaut. « Garibaldi est disparu et il n’y a rien à espérer de l’Italie officielle. Il faut donc réveiller les enthousiasmes […] en donnant des martyrs à la sainte cause des irrédents6. »
5Ayant compris qu’une fois la Triplice signée, une quatrième guerre du Risorgimento n’était plus qu’une chimère, il avait décidé de faire le sacrifice de sa vie. « Nous devons agir vite et à tout prix. Il est indifférent d’être victime d’une balle autrichienne ou de finir sur la potence7. », écrivit-il. Carducci l’avait bien compris quand il écrivit qu’Oberdan était « allé à Trieste, non pour y tuer, mais pour y être tué ». Dans le fond, l’important pour lui n’était pas tant de réussir à assassiner François-Joseph que de montrer à l’Italie de la Triplice que les Triestins (enfin, certains d’entre eux) préféraient mourir plutôt que de rester sous le joug des Habsbourg. Sans doute pensait-il, en disciple de Mazzini, que son exemple galvaniserait les Italiens, aussi bien dans les terres irrédentes qu’en Italie même. Espérait-il, contre tout réalisme, que son attentat ou son exécution donnerait le signal d’une insurrection générale des terres irrédentes ? Selon Guerrazzi, « Oberdan affirmait à la face du monde, en admonestant les Italiens oublieux, que l’unité italienne n’était pas encore accomplie8. »
6Assez naïf, Oberdan, incapable de ruse ou de dissimulation, avait mis une bonne vingtaine d’ « amis sûrs » dans la confidence. Les Autrichiens (ou la police italienne ?) placèrent un mouchard à ses côtés : Ferenc Gyra, un Hongrois qui avait combattu aux côtés de Garibaldi. En juillet-août 1882, Oberdan séjourna clandestinement à Trieste, comptant sur la foule des visiteurs de l’exposition pour passer inaperçu.
Le 2 août, une bombe fut lancée contre un défilé d’anciens combattants. On releva une dizaine de blessés et un mort, un adolescent de quinze ans, nommé Angelo Forti. L’auteur ou les auteurs en restèrent toujours inconnus. Oberdan nia y avoir participé, affirmant avoir fait une excursion dans les bois d’Opicina cette après-midi du 2 août9. Quoiqu’il en soit, il s’ensuivit, les soirs des 3 et 4 août, une énième « calata » de « slavi prezzolati (slaves stipendiés)10 » contre les Italiens de Trieste. Et une campagne de presse anti-italienne dans la presse austro-hongroise11. Le 18 août, un autre attentat fut déjoué par une perquisition sur le paquebot Milano où l’on trouva une bombe et de quoi en fabriquer plusieurs autres, ainsi que des pétards.
7L’arrivée de l’Empereur à Trieste était prévue pour le 17 septembre. Le 15, Oberdan, entre-temps revenu provisoirement en Italie, rédigea un testament :
Je vais accomplir un acte solennel et important. Solennel parce que je me dispose au sacrifice ; important parce qu’il portera ses fruits. Il faut que des actes semblables secouent de sa torpeur l’âme de la jeunesse, qu’elle soit libre ou pas. Cela fait déjà trop longtemps que les sentiments généreux gisent comme des cadavres, cela fait trop longtemps que l’on ploie le front devant toutes sortes d’insultes des étrangers. Le nom d’Italien est en passe de devenir synonyme de lâche ou d’indifférent. Mais non, les instincts généreux ne peuvent mourir ainsi : ils sont assoupis et se réveilleront. Au premier cri d’alarme, les jeunes accourront d’Italie… pour chasser, pour toujours, de Trieste et de Trente l’odieux étranger qui, depuis longtemps, nous menace et nous opprime. Oh, si mon acte pouvait conduire l’Italie à la guerre contre l’ennemi ! […] Dehors l’étranger ! Une fois vainqueurs et forts, nous nous préparerons à d’autres batailles… pour l’idée républicaine. D’abord indépendants et ensuite libres. Fratelli d’Italia! Vengez Trieste et vengez-vous12 !
Après l’arrestation d’Oberdan, son testament (qui était plutôt un manifeste) fut diffusé à de très nombreux exemplaires. Bien des étudiants et lycéens apprirent par cœur cet incontournable de la littérature irrédentiste.
8La nuit du 15 au 16 septembre, avec deux complices, le Triestin Aurelio Salmona et l’Istrien Donato Ragosa, Oberdan franchit clandestinement la frontière avec comme passeur le voiturier Sabbadini. Ensuite, les conspirateurs se séparèrent (enfin une mesure de sûreté…). Mais Oberdan, fatigué, choisit de rester se reposer dans une auberge de Ronchi.
Pendant ce temps, Sabbadini fit le tour des caboulots du pays où, complètement ivre, il annonçait à la cantonade avoir transporté des conspirateurs, venus pour assassiner Cecco Bèppe13… On se doute que les gendarmes furent vite alertés et l’après-midi même, Oberdan fut interpellé, alors qu’il dormait. Il eut le temps de tirer un coup de feu, qui blessa légèrement un gendarme, mais fut vite maîtrisé.
9Quand il s’aperçut que les gendarmes qui l’avaient arrêté étaient tridentins, il s’écria : « Moi, prisonnier, je suis plus heureux que vous, lâches revêtus de l’uniforme autrichien14 ! » Le 17 septembre, le prisonnier fut transféré à Trieste, sous les huées de la foule : « Je ne leur en veux pas, plus ils sont ignorants, plus ils crient fort. Un jour, ils verront que c’est moi qui ai raison. » Bien qu’identifié par plusieurs témoins, Oberdan, niant l’évidence, affirma se nommer Giovanni Rossi, appartenir au « comité d’action triestin », une conspiration réunissant plusieurs milliers d’hommes prêts à tout, que des choses terribles allaient se dérouler à Trieste dans les jours suivants.
10Un tribunal civil se serait peut-être montré indulgent pour ce conspirateur juvénile, idéaliste, naïf et maladroit, qui n’avait finalement pas fait de victime (sa participation à l’attentat meurtrier du 2 août ne fut, en tout cas, jamais prouvée), mais le ministère de la Guerre, soulignant qu’il s’agissait d’un déserteur, exigea qu’il soit soumis à la justice militaire. Le jugement fut rendu le 20 octobre 1882 : pour haute trahison et désertion, Oberdan s’entendit condamner à la peine de mort par pendaison.
11Le luogotenente du Litorale, le baron Sisinio de Pretis Cagnodo, conseilla la grâce, mais François-Joseph se récusa, arguant que face à un jugement militaire, la décision ne dépendait pas de lui15. Le 4 novembre 1882, les ministres furent invités à donner leur avis. Alois von Prazak, ministre de la Justice, exprima la crainte qu’après une telle exécution, les autorités italiennes ne soient réticentes à collaborer contre l’irrédentisme. Felix Pino, ministre du Commerce, évoqua un risque d’autres attentats en représailles. Julian von Dunajewski, ministre des Finances, fit remarquer que l’exposition avait été un grand succès, et regretta de voir « les festivités… se clore sur un si triste épilogue16 ». Mais le premier ministre Édouard Taafe, qui prit la parole en dernier, se prononça contre la grâce. Oberdan lui-même refusa de signer son recours : il avait bien compris qu’il serait cent fois plus utile à sa cause mort que vivant.
12Il fut pendu le 20 décembre 1882 dans la cour de la grande caserne de Trieste aux cris de « Viva l’Italia! Viva Trieste libera! Fuori lo straniero! ». Conformément à la loi militaire, on tenta de lui faire enfiler l’uniforme autrichien avant de l’exécuter, ce contre quoi il se débattit farouchement.
Imbriani, qui prétendait tenir ses informations des gardiens et codétenus d’Oberdan, fit de l’exécution un récit assez improbable, décrivant Oberdan insulté, frappé, humilié par ses bourreaux. Veronese, décrivit, un demi-siècle plus tard, en 1938, une agonie aussi longue qu’atroce, une véritable Passion17. Veronese, et bien d’autres auteurs, affirment que le bourreau Heinrich Willenbacher, venu exprès de Vienne, aurait présenté une note de frais de 270,55 florins, que la luogotenenza aurait fait porter… à la mère d’Oberdan. Authentique ou non, ce détail sordide, colporté dans toute la littérature irrédentiste, ne contribua pas peu à soulever l’indignation générale.
13Donato Ragosa, réfugié en Italie, avait été capturé, le 3 octobre 1882, à Prato. Le gouvernement autrichien demanda son extradition (il s’agissait d’un sujet autrichien), mais sans l’obtenir18. Le voiturier Sabbadini, condamné à mort par les Assises d’Innsbruck, vit sa peine commuée en 12 ans de prison19.
Une indignation générale dans l’opinion italienne
14Septembre 1882 avait été marqué par des inondations catastrophiques dans le nord de l’Italie ; l’arrestation d’Oberdan et l’instruction de son affaire passèrent donc relativement inaperçues dans les journaux, d’autant que le gouvernement avait donné des instructions en ce sens. Mais sa pendaison eut de très fortes répercussions dans toute l’Italie ; voire au-delà. Le 22 décembre, une assemblée d’irrédents à Rome « jurait vengeance pour cet échafaud autrichien, qui ne sera sûrement pas le dernier20 ». Sur ce dernier point, d’ailleurs, ils se trompaient : Oberdan fut, de 1866 au début de la guerre, le seul irrédentiste exécuté par l’Autriche-Hongrie.
15À Rome, le 28 décembre, le tailleur Valeriani lapida le carrosse du comte Ludwig von Paar, ambassadeur autrichien auprès du Vatican. Le 4 janvier 1883, un typographe nommé Rigattieri tira deux coups de revolver sur l’écusson impérial de l’ambassade austro-hongroise21. On fit un procès à Antonio Fratti qui avait lancé souscription pour ériger un monument à Oberdan. Un peu partout en Italie, on signala de multiples échauffourées, mais plutôt républicaines que proprement irrédentistes.
16Les irrédentistes étaient parvenus à intéresser Victor Hugo à la cause d’Oberdan. Celui-ci avait télégraphié : « Tous demandent la vie d’un condamné. Que l’empereur d’Autriche fasse grâce, et il sera grand. » Mais Carducci, la veille même de l’exécution, le contredisait :
Que le grand poète [= Victor Hugo] me pardonne : Oberdan n’est pas un condamné, mais un confesseur et un martyr de la religion de la patrie… Il n’a pas fait le voyage pour tuer, mais pour être tué. Aujourd’hui, dans cette Italie enténébrée, il y a encore un point qui brille comme un phare, c’est ta prison autrichienne, ô frère. Tous les souvenirs, toutes les gloires, tous les sacrifices, tous les martyrs, toutes les aspirations, se sont recueillies là, dans la froide obscurité, autour de ta tête condamnée, pour te réconforter, ô fils, ô fils d’Italie ! Réveillez-vous, vous qui dormez dans la fange, le coq rouge a chanté… Maudit soit l’empereur des pendus22 ! Il a rajeuni dans le sang, il vieillit dans le sang, espérons qu’il s’étouffera dans le sang ; et que ce sera le sien23.
Le 20 décembre, dans le même journal, Carducci écrivit : « Guglielmo Oberdan a été fusillé ou pendu ce matin à 9 heures à Trieste. C’est, autrichiennement, naturel24 ! » Imbriani : « Je ne sais pas s’ils t’ont éliminé avec le plomb qui tua Antonio Sciesa ou avec le nœud coulant qui étrangla Tito Speri25. », ce qui intégrait, très habilement, Oberdan dans le martyrologe du Risorgimento. Carducci : « La mémoire et la conscience nationale, qui portèrent au pinacle les frères Bandiera26, n’admettent pas Felice Orsini27 et repoussent, non sans une douloureuse pitié, le caporal Barsanti28. Mais elle t’étreint, toi, o pauvre et héroïque Guglielmo Oberdan29 ! »
17Giovanni Pascoli, alors professeur à Matera, envoya dix lires à Carducci pour le monument à « ce fils de personne qui était tombé du ciel pour montrer ce qu’était le courage à la veule Italie30 ».
L’apothéose d’Oberdan
18Il est certain que les autorités autrichiennes, en exécutant Oberdan, rendirent à la cause irrédentiste le meilleur service possible. Talleyrand se serait écrié « C’est plus qu’un crime, c’est une faute ! » Angelo Vivante, pourtant hostile à l’irrédentisme, devait écrire en 1912 : « Ce fut vraiment une férocité stupide, Oberdan reste l’unique figure de pureté, dans sa folie généreuse, de l’irrédentisme adriatique31. »
L’attentat, préparé en dépit du bon sens, n’avait pas une chance sur mille de réussir. Eût-il réussi que cela aurait d’ailleurs été une catastrophe pour la cause qu’il voulait défendre. Rares étaient les irrédentistes prêts à aller jusqu’au terrorisme, les réactions à l’arrestation d’Oberdan le montrèrent bien. Et le loyalisme des différentes nationalités d’Autriche-Hongrie envers leur Empereur était, en 1882, encore tellement fort que tout l’Empire aurait fait bloc contre les Italiens d’Autriche-Hongrie, qu’on aurait tenus collectivement responsables du régicide. En Italie même, des mesures les plus sévères, allant sans doute jusqu’à l’interdiction, auraient été prises contre les irrédentistes.
19Grâce à sa jeunesse, son incontestable générosité idéaliste, ce martyr, victime d’un châtiment cruel et objectivement injuste, devint une icône pour l’irrédentisme, qui en avait bien besoin. Elio Apih : « Oberdan s’autodétruit pour devenir un modèle et, en fait, se survivra comme mythe ; sa contribution à la cause fut remarquable, car le retentissement de son acte fut tel que l’on commença alors à considérer l’irrédentisme italien comme un des problèmes européens32. » Denis Mack Smith va jusqu’à persifler qu’Oberdan « a au moins permis à la plupart des Italiens de pouvoir placer Trieste sur la carte, ce dont peu auraient été capables auparavant33 ». Plus lyrique, Giuseppe Stefani dit que « La lumière du martyr illuminait l’Irredenta, resté jusqu’alors dans la pénombre34, 35. » On oublia le terroriste raté pour ne retenir que son sacrifice, quasi christique : Oberdan portait toujours sur lui une image de Garibaldi et une autre de Jésus. Il n’en refusa pas moins les secours de la religion, avant son exécution. Comme beaucoup de mazziniens, Oberdan se proclamait déiste et lisait volontiers l’Évangile. Mais rejetant les religions constituées, il avait substitué la christolâtrie au christianisme.
La réaction des autorités italiennes
20Conformément aux engagements pris lors de la préparation de la Triplice, les autorités réprimèrent fermement, à grands coups de provvedimenti restrittivi, les manifestations irrédentistes, « inspirées par une peur extrême de voir remises en cause les désormais cordiales et amicales relations officielles avec l’empire des Habsbourg et préoccupées donc de réprimer même les manifestations de pitié pour le sort d’Oberdan36 ».
21La Gazzetta ufficiale del Regno stigmatisait « les agitations qui visaient à troubler les bonnes relations d’amitié de l’État italien avec un État voisin et à ébranler les principes fondamentaux de droit public de chaque État, régulièrement constitué ». Dans la même veine, la Gazzetta ufficiale intima aux préfets de dénoncer la participation à l’agitation et aux désordres de personnes qui n’appartiennent pas à l’État, ce qui était désigner les fuorusciti des terres irrédentes, et contre lesquels le gouvernement « prendra les plus sévères mesures37 ».
22Le 6 février 1883, Depretis, alors ministre de l’Intérieur, communiqua aux préfets :
Si des portraits d’Oberdank [sic] sont diffusés ou exposés en public avec des inscriptions offensantes pour l’Autriche ou des emblèmes contraires aux institutions nationales, on devra les confisquer et les remettre à la justice. Si par contre il s’agit de simples portraits, l’autorité de sécurité publique ne doit pas les confisquer, à moins qu’ils ne donnent occasion ou prétexte à des désordres ou des perturbations de la tranquillité publique ; dans ce cas, on procédera afin qu’ils soient retirés38.
23Pas moins de 147 journaux furent saisis, dont le Don Chisciotte du 3 janvier 1883, pour apologie de l’assassinat. Le 23 janvier 1883, Giosuè Carducci comparut devant le juge d’instruction :
En me proposant d’honorer la mémoire d’Oberdan [expliqua-t-il], je n’ai jamais eu la véritable intention d’honorer un homicide, accompli ou projeté… Mon intention était de rendre hommage à un jeune qui a offert héroïquement sa vie pour affirmer la nationalité italienne de Trieste et de l’Istrie. J’observe, en outre, que cette accusation d’apologie de crime me paraît inattendue dans cette terre d’Italie, encore fraîche du sang de tant de martyrs, où fut décrété publiquement un monument à Agesilao Milano39, 40.
Le 14 février, la procédure se conclut par un non-lieu.
24Il fallut attendre plus de trois ans pour voir inaugurer, à Bologne, le 27 juin 1886, une stèle à Oberdan. Giosuè Carducci, qui rédigea l’épitaphe41, avait mis toute son autorité et son prestige dans la balance afin d’obtenir l’autorisation des autorités. Celles-ci transigèrent, et la stèle fut installée (elle y resta jusqu’au 3 septembre 191642) dans la Casa dell’Operaio de Bologne, et non sur la voie publique.
Le gouvernement autrichien protesta, mais on lui opposa les lois italiennes, qui ne permettaient pas d’empêcher une telle cérémonie, tant qu’elle se déroulait en privé.
25Un culte d’Oberdan se développa, tant en Italie que dans les terres irrédentes, fermement combattu par les autorités ; au moins jusqu’en 1914. Le 20 décembre 1889, les municipalités de Terni et de Copparo furent dissoutes pour avoir commémoré le martyre d’Oberdan43. Toutes les personnalités, culturelles et politiques, qui l’avaient célébré, Carducci en tête, furent déclarées personae non gratae en Autriche-Hongrie.
26Pourtant, dans les terres irrédentes, et à Trieste en particulier, l’exécution « avait laissé dans une substantielle indifférence la très grande majorité des citoyens juliens, convaincus qu’ils étaient que leur sort devait continuer à être lié à la Monarchie habsbourgeoise44 ».
Et, en Italie même, une fois retombée la sincère émotion qui suivit l’exécution, l’irrédentisme redevint « la vague aspiration sentimentale d’une minorité insignifiante. Il ne comptait pour rien, dans la vie du pays45 ». La Rassegna, le journal de Sonnino écrivait que « Trieste, la vraie Trieste n’a pas envie de devenir ville du royaume d’Italie… L’annexion de Trieste nuirait, non seulement à elle-même, mais aux intérêts de tous nos ports sur l’Adriatique. » La polémique rebondit encore quand Michele Torraca, le directeur de la Rassegna identifia trois ennemis à l’Italie : le Vatican, le « radicalisme gallicisant » et l’irrédentisme triestin « doublement ennemi de l’Italie, car il l’empêche d’acquérir des biens dans la Méditerranée, et voudrait l’entraîner à risquer les biens déjà acquis46 ». Presque tous les Italiens restaient indifférents ; quant à l’essentiel de la classe politique, elle confondait dans la même aversion républicanisme et irrédentisme.
27En mai 1883, le député Alessandro Fortis47, un des rares parlementaires qui sympathisaient avec l’irrédentisme, déplora :
Il n’est plus permis de prononcer en public les noms de Trente et de Trieste en Italie ; il n’est plus toléré qu’une couronne ou un emblème porte les noms de Trieste ou de Trente ; il n’est plus permis à la généreuse émigration triestine et tridentine de mettre un signe de deuil dans son drapeau. Et pourtant, en France est autorisé ce qui ne l’est pas en Italie. Même dans les cérémonies officielles (je prendrai pour exemple les funérailles de Gambetta), il a été autorisé de rappeler à la nation, avec des signes de deuil, l’arrachement de l’Alsace-Lorraine.
Ce à quoi Depretis répondit : « Mais c’est là un cas différent du nôtre. La Lorraine et l’Alsace étaient liées à la France depuis des siècles ; les provinces auxquelles les irrédentistes s’intéressent sont séparées de l’Italie depuis des siècles, voire n’ont jamais fait partie du Royaume48. »
28Et Pasquale Mancini (qui, en tant que ministre des Affaires étrangères, avait signé la Triplice) de dénoncer :
Pourquoi ne demandez-vous que Trente et Trieste à l’Autriche, qui ne représentent même pas un besoin essentiel pour l’État ? L’irrédentisme, pour être logique, conduit à la guerre avec la moitié du monde, lèse donc le respect des traités, est contraire au droit international, fondé lui-même sur le principe des nationalités49.
Notes de bas de page
1 Oberdank ou Oberdan ? Oberdank était son nom d’état-civil, et tant les Autrichiens que les officiels italiens tenaient à le nommer ainsi. Ceux qui voulaient, au contraire, souligner son italianité, le nommaient « Oberdan ». Dans le contexte si particulier des luttes irrédentistes, faire ce choix orthographique revenait à choisir son camp.
2 Claus Gatterer, 1972, dans Erbfeindschaft Italien-Österreich, Francfort/Vienne/Zurich, BDIC, p. 13 lui donne pour père un certain « Valentino Falcier, soldat de l’armée autrichienne d’origine frioulane », mais sans indiquer ses sources.
3 Oberdan
Cité par Gatterer Claus, ouvr. cité, p. 17.
4 Veronese Leone, 1938, Vicende e figure dell’irredentismo giuliano, Trieste, tipografia triestina editrice, p. 80.
5 Sur la préparation de l’attentat et sur le procès, voir Hahnekamp Johann-Rudolf, 2004, Der Triester Irredentismus im Spiegel ausgewählter österreichischer Strafprozesse der Jahre 1878-1918, thèse de doctorat, université de Vienne, p. 85 et suivantes.
6 Veronese Leone, ouvr. cité, p. 82.
7 Cité par Gatterer Claus, ouvr. cité, p. 19.
8 Guerazzi Gian Francesco, ouvr. cité, p. 19.
9 En 1912, dans La Voce, Scipio Slataper accusa Oberdan d’avoir jeté la bombe du 2 août, mais sans invoquer de documents ni de témoignages.
10 Cette expression de « slavi prezzolati (slaves stipendiés) » est courante dans la littérature irrédentiste, mais largement injuste : le loyalisme des Slovènes et des Croates envers leur Empereur était sincère et ils n’avaient pas besoin d’être payés pour exprimer leur mauvaise humeur à l’égard d’un irrédentisme qui les considérait d’ailleurs souvent comme des êtres inférieurs et comme des ennemis. Notez aussi que les émeutes d’août 1882 furent dirigées, non seulement contre les Italiens, mais aussi contre les juifs de Trieste, presque tous italophones ; plusieurs synagogues furent dégradées.
11 Pour plus de détails, voir le Corriere du 9 août 1882.
12 Voici le texte original du manifeste d’Oberdan :
« Ai fratelli italiani. Vado a compiere un atto solenne e importante.
Solenne perché mi dispongo al sacrificio; importante perché darà i suoi frutti.
E necessario che atti simili scuotano dal loro vergognoso torpore l’animo dei giovani…
Già da troppo tempo tacciamo i sentimenti generosi, già da troppo tempo si china vilmente la fronte ad ogni specie d’insulto straniero. I figli dimenticano i padri: il nome di italiano minaccia di diventare sinonimo di vile o d’indifferente. No, non possono morire così gl’istinti generosi!
Al primo grido d’allarme correranno i giovani d’Italia... correranno coi nomi dei nostri Grandi sul labbro, a cacciare per sempre da Trieste e da Trento l’odiato straniero che da tempo ci minaccia e ci opprime.
Oh, potesse questo mio atto condurre l’Italia a guerra contro il nemico!
Alla guerra sola salvezza, solo argine che possa arrestare il disfacimento morale, sempre crescente della gioventù nostra.
Alla guerra giovani, finche siamo ancora in tempo di cancellare le vergogne della presente generazione, combattendo da leoni.
Fuori lo straniero! E vincitori e forti ancora dal grande amore per la patria vera, ci accingeremo a combattere altre battaglie, a vincere per la vera idea, quella che ha spinto mai sempre gli animi forti alle cruente iniziative, per l’idea repubblicana.
Prima indipendenti, poi liberi.
Fratelli d’Italia! Vendicate Trieste e vendicatevi!
Udine, settembre 1882.»
13 Cecco Bèppe était le surnom irrévérencieux que les Milanais avaient donné à leur empereur François-Joseph, de 1848 à 1859. Les irrédentistes en firent un large usage.
14 « Lo, arrestato, sono più felice di voi, vigliacchi con l’uniforme austriaco! »
15 Cité par Hahnekamp Johann-Rudolf, ouvr. cité, p. 100.
16 Cité par Hahnekamp Johann-Rudolf, ibid., p. 101.
17 Veronese Leone, ouvr. cité, p. 91.
18 Il semble que Depretis et Mancini auraient été disposés à discuter, mais le ministre de la Justice, Zanardelli, s’y opposa farouchement ; il aurait dit, selon Johann-Rudolf Hahnekamp, ouvr. cité, p. 81 : « Mi farò tagliare la mano piuttosto che firmare questo decreto. »
Renvoyé devant les assises d’Udine, Ragosa fut acquitté, en mai 1883.
19 Sabbadini, sa peine purgée, fut expulsé vers l’Italie. Son « martyre » lui ayant valu une certaine popularité dans les milieux irrédentistes, il trouva un emploi à la municipalité de Bologne, où il mourut en avril 1913. Son enterrement donna lieu à des manifestations irrédentistes (voir Johann-Rudolf Hahnekamp, ouvr. cité, p. 116).
20 Cité par Stefani Giuseppe, ouvr. cité, p. 50.
21 Rotkowski Ernst von, 1952, Gustav, Graf Kálnoky Österreich-Ungarns Außenminister 1881-85, thèse de doctorat non publiée, université de Vienne, p. 161 ; Guerazzi Gian Francesco, ouvr. cité, p. 23.
22 « Imperatore degli impiccati ». La formule inventée par Carducci devait être régulièrement réutilisée par la propagande irrédentiste.
23 L’article parut le 19 décembre 1882 dans le Don Chisciotte de Bologne, mais l’article fut vite repris par de nombreux journaux dans toute l’Italie.
24 Cité par Sorbelli Albano, 1918, Carducci e Oberdan, Bologne, Zanichelli, p. 6.
25 Cité par Melchiori Enrico, 1915, La lotta per l’italianità delle terre irredente 1797-1915, Florence, Bemporad, p. 153.
26 Attilio (1810-1844) et Emilio (1819-1844) Bandiera étaient des officiers de la marine vénéto-autrichienne, convertis aux idées mazziniennes. En 1844, ils partirent pour la Calabre pour y déclencher un chimérique soulèvement. Arrêtés par les populations mêmes qu’ils étaient censés libérer, ils furent fusillés sans jugement.
27 Felice Orsini (1819-1858) organisa l’attentat du 14 janvier 1858, à Paris, contre le couple impérial. Il fut exécuté, aux cris de « Vive l’Italie et Vive la France ! » et son attentat, paradoxalement, poussa Napoléon III à conclure une alliance, décisive, avec le Piémont.
28 Le caporal Pietro Barsanti (1849-1870) fut fusillé pour avoir tenté, le 24 mars 1870, une mutinerie républicaine à Pavie.
29 Cité par Stefani Giuseppe, 1959, La lirica italiana e l’irredentismo. Da Goffredo Mameli a Gabriele D’Annunzio, Bologne, Capelli Editori, p. 69.
30 Stefani Giuseppe, ouvr. cité, p. 108.
31 Vivante Angelo, ouvr. cité, p. 289.
32 Mack Smith Denis, ouvr. cité, p. 139.
33 Mack Smith Denis, ouvr. cité, p. 141.
34 Stefani Giuseppe, ouvr. cité, p. 68.
35 La mère d’Oberdan devait lui survivre plus d’un quart de siècle et son enterrement, le 7 décembre 1908, à Trieste, fut l’occasion d’une grande manifestation irrédentiste, et de nombreux hommages en Italie même, voir la Stampa du 8 décembre 1908.
36 Dassovich Mario, ouvr. cité, p. 63.
37 Ibid., p. 63-64.
38 Ibid., p. 64.
39 Agesilao Milano (1830-1858), révéré comme un martyr du Risorgimento, était un soldat républicain, pendu en public à Naples pour avoir, le 8 décembre 1856, tenté d’assassiner le roi Ferdinand II des Deux-Siciles.
40 Cité par Stefani Giuseppe, ouvr. cité, p. 51.
41 « Guglielmo Oberdan. Morto santamente per l’Italia. Terrore, ammonimento, rimprovero ai tiranni di fuori, ai vigliacchi di dentro.»
42 Le monument fut alors transféré au Palazzo d’Accursio, l’hotel de ville de Bologne.
43 Le décret fut publié dans la Gazzetta ufficiale du 26 décembre 1889.
44 Piazza Francesco, 2001, L’altra sponda adriatica, Vérone, Cierre Edizioni, p. 14.
45 Alberti Mario, 1936, L’Irredentismo senza romanticismi, Côme, Cavalleri, p. 329.
46 Cité par Dassovich Mario, ouvr. cité, p. 64.
47 L’activiste mazzinien Alessandro Fortis (1842-1909) avait combattu, sous les ordres de Garibaldi, dans le Trentin (en 1866) et devant Dijon (1870-1871). Encore arrêté pour « conspiration républicaine » en 1874, il évolua ensuite vers les positions plus modérées de la Gauche historique, fut plusieurs fois ministre.
48 Cité par Guerazzi Gian Francesco, ouvr. cité, p. 71-72.
49 Cité par Vivante Angelo, Irredentismo adriatico, ouvr. cité, p. 127.
1884-1896
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