Chapitre 11
La naissance et le premier paroxysme de l’irrédentisme : 1877-1882
p. 185-202
Texte intégral
Le baptême de l’irrédentisme, Matteo Imbriani
1Le napolitain Matteo Renato Imbriani (1841-1901) s’était engagé dans l’armée piémontaise en 1859, alors qu’il n’avait pas seize ans, et gagna au feu ses galons d’officier. Il participa à l’expédition des Mille et à la campagne malheureuse de 1866. « Déçu de voir échoué son rêve d’une Italie étendue jusqu’à ses limites naturelles », il quitta l’armée1. Son frère Giorgio tomba devant Dijon, en janvier 1871, dans les rangs de la Légion garibaldienne.
2D’Imbriani, Gian Francesco Guerrazzi en a laissé ce portrait :
Ancien grenadier, il avait été au feu et s’y était bien comporté. Personne ne pouvait mettre son courage en doute. De plus, c’était un homme profondément bon, chevaleresque, généreux et droit… Dans le fond, nous tous l’aimions bien, et même ses adversaires, ceux-là mêmes qui étaient victimes de ses piques étaient presque toujours indulgents à son excessive intempérance ; d’autant que, à force d’être de plus en plus excessif, il avait fini par devenir tout à fait inoffensif. Mais il n’en est pas moins vrai que prévalait… même aux moments les moins opportuns, l’amour du geste et de la phrase qui, parfois, devenait insupportable2.
3Républicain et mazzinien, Imbriani devint, au cours des années 1870, patriote avant tout. Et, le 11 février 1877, aux obsèques de son père, Imbriani jura à ses mânes de se consacrer à la récupération des « terres irrédentes », créant ainsi le néologisme. Il y effectua plusieurs voyages (sous un faux nom), y prit contact avec ceux, à vrai dire peu nombreux, qui partageaient ses idées. De retour en Italie, il fonda, avec les fuorusciti triestins Salomone Morpurgo3 (qui avait, alors 17 ans) et Eugenio Popovich4; avec le philosophe Giovanni Bovio ; avec le poète de Giosuè Carducci ; avec les députés républicains (plus ou moins ralliés à la Monarchie) Aurelio Saffi, Agostino Bertani, Felice Cavallotti et Roberto Mirabelli ; avec l’appui de Garibaldi, de ses fils, et de différents briscards des guerres du Risorgimento (dont Giuseppe Missori, Stefano Canzio, Giuseppe Avezzana), le Comité Trieste Trente qui devint, le 21 mai 1877, l’Associazione pro Italia irredenta (mais sa création ne fut entérinée par les autorités italiennes que le 12 février 1878).
4Le 9 janvier 1878 mourut Victor-Emmanuel II, il re galantuomo.
Sa mort fut une surprise ; et pour l’ambassade d’Autriche-Hongrie, une surprise désagréable. Le Roi avait établi sa réputation militaire dans des combats contre l’Autriche. Mais il avait ensuite mis de l’eau dans son vin dans bien des domaines. Il avait établi de bonnes relations avec François-Joseph, et s’était rendu compte du gouffre qu’il y avait entre la dynastie et les éléments à l’origine de l’agitation irrédentiste… Il avait reconnu la nécessité d’établir plus solidement les bases économiques et politiques de l’Italie, et avait maintes fois assuré à l’ambassadeur Haymerle son désir de relations amicales avec l’Autriche-Hongrie5.
5Ce fut un deuil général et sincère dans toute l’Italie, ainsi que dans les terres irrédentes. Dès le 10 janvier 1878, le Comitato triestino de Rome publia ce télégramme (qu’il affirmait avoir reçu de Trieste) :
Trieste et Istrie s’unissent fraternellement au deuil de la patrie italienne pour la mort du premier de ses citoyens, soldat, Roi – Théâtres commerces fermés – Suspendue séance conseil municipal – Alarme police autrichienne à la hauteur de l’immense émotion citoyenne – Journaux saisis, routes occupées militairement, nombreuses arrestations6.
Quelle que soit l’authenticité du communiqué, il est clair qu’il exagérait beaucoup la situation. Le baron Felix von Friedenthal, luogotenente de Trieste, télégraphia toutefois à Vienne que la mort du Roi avait été « un bon prétexte pour organiser des manifestations hostiles à la Monarchie (des Habsbourg) non seulement de la part des Régnicoles résidents, mais aussi de ceux parmi nos sujets de langue italienne opposés au gouvernement de S. M.7 », mais que la police était facilement restée maîtresse du jeu. Le 15 janvier 1878, une manifestation se tint devant le consulat d’Italie à Trieste. « Viva l’Italia! Viva il Re e la Regina! et d’autres acclamations qu’il vaut mieux taire8 » précisa le Corriere della Sera.
6En Istrie, à Pirano et Capodistria, rapportait ce même télégramme, on signala des manifestations de sympathie en l’honneur du défunt. À Capodistria, des papillons « W Umberto Il nostro Re » furent éliminés par la police municipale. Dans la région de Gorizia, en revanche, le luogotenente ne releva aucune manifestation pro-italienne ; au contraire, il nota avec satisfaction que l’archiduc d’Autriche Rainier (1827-1913) avait été acclamé à son retour de Rome, où il avait représenté l’Autriche-Hongrie aux funérailles.
7Toutefois, l’irrédentisme ne sortit vraiment de la marginalité qu’à l’été 1878, après le congrès de Berlin.
8Le congrès de Berlin, le triomphe du « système Bismarck » sur toute l’Europe
9En 1875 avait éclaté, dans les Balkans, un soulèvement contre l’Empire ottoman, réprimé par les supplétifs turcs, les « bachi-bouzouks », avec une cruauté qui indigna toute l’Europe. Le tsar Alexandre II, affichant sa solidarité avec ses « frères slaves », leva une armée pour accourir à leur secours. Il fut victorieux et la paix de San Stefano qu’il imposa à la Porte, le 3 mars 1878, faisait de la Russie la maîtresse des Balkans (ce que l’Autriche-Hongrie ne pouvait que ressentir comme une menace pour son existence même) et de la Méditerranée orientale (ce que la Grande-Bretagne ne pouvait accepter).
10Soucieux d’éviter une guerre qui aurait ruiné son système diplomatique, Bismarck convia les ministres des affaires étrangères de toutes les puissances européennes dans la capitale allemande. Le congrès, qui s’ouvrit le 13 juin 1878, ne revêtit, en l’absence des chefs d’État, qu’un éclat modeste ; après seulement un mois et vingt séances plénières, l’acte final, signé le 13 juillet, sauvait l’intégrité de l’Empire ottoman (ce fut un sursis de quarante ans) et rabaissait énormément les ambitions de la Russie qui, victorieuse militairement, était la grande perdante du congrès. De ses conquêtes, elle ne conservait que la Bessarabie, Kars et Batoum ; et surtout, elle devait renoncer à faire des Balkans et de la mer Égée sa zone d’influence.
11On accorda à la Grande-Bretagne le droit d’occuper Chypre, à l’Autriche-Hongrie celui d’« occuper et d’administrer » (on évita de parler d’annexion : les représentants de la Porte avaient fait remarquer que le droit musulman interdisait à un souverain de céder une terre à un non-musulman, à moins d’avoir été vaincu par lui, ce qui n’était pas le cas ici) la Bosnie et l’Herzégovine. D’autre part, le sultan « promit – ce n’était ni la première ni la dernière fois – de respecter les droits des populations chrétiennes restant sous sa domination9 ».
Bismarck, « honnête courtier »10 des revendications des uns et des autres, avait eu l’habileté de ne rien réclamer pour son pays, ce qui lui permit d’apparaître comme l’arbitre, sinon le maître de l’Europe.
12Pour l’Italie, un rôle modeste et mal préparé
13La question de l’Orient touchant à l’équilibre de toute l’Europe, Bismarck tenait à faire sanctionner son arbitrage par le plus grand nombre de pays possible. Toutes les puissances européennes avaient donc été invitées à Berlin, y compris la France et l’Italie, qui n’étaient pourtant concernées que très indirectement.
Cairoli, dont les fougueuses déclarations irrédentistes (voir p.) avaient, un an plus tôt, déclenché un incident diplomatique, s’évertuait à les faire oublier. Dans sa déclaration de politique générale, le 24 mars 1878, il avait déclaré : « L’Italie saura se faire respecter, dans des relations amicales avec toutes les puissances, visant à une neutralité soustraite à tout péril11. »
Sur ses instructions, les représentants italiens au congrès (le comte Luigi Corti ministre des Affaires étrangères, et le comte Edoardo de Launay, ambassadeur à Berlin) appuyèrent l’arbitrage de Bismarck sans rien revendiquer. Ils étaient assez réalistes pour comprendre que s’y opposer n’aurait servi qu’à isoler l’Italie, sans rien rapporter. Cette bonne volonté et ce profil bas valurent d’ailleurs un bon accueil à la délégation italienne. Disraeli écrivit à la reine Victoria : « Corti est le préféré de Bismarck qui lui parle sans sous-entendus, il est le favori de tous12. »
14Le mandat autrichien sur la Bosnie fut donc approuvé par toutes les puissances, y compris l’Italie ; seule la Turquie protesta, pour la forme. Le 8 juillet 1878, toutefois, cinq jours avant la clôture du congrès, quand Corti apprit que la Grande-Bretagne avait obtenu le droit d’occuper Chypre13 (ce qui n’était pas prévu initialement), il se précipita à l’auswärtiges Amt (ministère des Affaires étrangères), dont le secrétaire, Bernard von Bülow14, lui conseilla de chercher une compensation en Tunisie. Or, la veille, Bismarck avait approuvé le projet, exprimé par le représentant français Waddington, de mettre la Tunisie sous protectorat. S’agissait-il là d’une simple « gaffe » du diplomate allemand (proposer, de bonne foi, à l’un ce que son patron avait la veille promis à l’autre) ou, au contraire, d’un plan machiavélique de Bismarck pour faire s’affronter France et Italie ? Personne n’a pu le déterminer avec certitude.
15Mais la sage politique gouvernementale de l’Italie, à la communication d’ailleurs passablement ambiguë, n’était pas en phase avec l’opinion publique, opinion étant entendue ici comme la minorité politiquement active de la population.
16Dans l’opinion irrédentiste, des espoirs aussi forts qu’irréalistes
17Depuis 1875, les troubles dans les Balkans et la Guerre russo-turque étaient suivis avec passion par les nostalgiques du Risorgimento, qui voyaient dans les révoltes des peuples balkaniques la préparation du triomphe de la liberté de tous les peuples. Garibaldi avait, en octobre 1876, publié un article où il affirmait que le « monstre ottoman » pouvait déjà être considéré comme mort (ce qui était tout de même vendre rapidement la peau de l’ours), mais que, « après le monstre du Croissant, il reste en Europe un autre monstre, la double Monarchie autrichienne, qui a pris le nom d’Autriche-Hongrie pour apparaître moins odieuse ». Il concluait : « À nous revoir, avec le fanfaron autrichien ! Pour moi, le plus tôt sera le mieux15. »
[En 1877,] dans les laborieuses victoires de la Russie sur la Turquie, les irrédentistes du Royaume avaient d’abord vu, de façon très optimiste et naïve, le triomphe sûr et prochain du principe des nationalités et, par conséquent, l’annexion imminente des « terres italiennes » sujettes à l’Autriche16.
Avec une étrange méconnaissance des réalités et sans sembler conscient des conséquences que pouvaient avoir ses paroles, le général Giuseppe Avezzana proclamait :
Les Triestins doivent avoir confiance dans l’accomplissement prochain de leurs droits sacro-saints… résultat de la solution imminente de la question de l’Orient, qui va se résoudre par la délivrance de tant de nationalités meurtries par le Croissant17.
18Dans ce concept très mazzinien d’une émancipation générale des peuples des Balkans, amenant la désagrégation des Empires multinationaux ottoman et Habsbourg, on voit que l’irrédentisme, dans sa première version, n’était pas nationaliste. Patriotes, mais surtout humanistes, les irrédentistes des années 1877-1883 faisant passer les devoirs envers l’humanité avant même ceux envers leur patrie ; et leur patriotisme s’accommodait fort bien d’une utopique fraternité entre les peuples, très post-quarante-huitarde.
On rêvait déjà d’une Italie, championne du principe des nationalités (car, née elle-même de celui-ci), s’opposant à une Autriche, bastion du despotisme et de la réaction.
Le bruit courrait d’une expédition de volontaires en Vénétie julienne, une de ces rumeurs dont on ne sait jamais d’où elles viennent et qui pourtant, quand bien même elles seraient les plus invraisemblables, trouvent crédit, en particulier dans les esprits naïfs qui désirent ardemment l’évènement que la rumeur annonce18.
19À Depretis, Avezzana avait écrit en février 1878 :
Si vous savez profiter de ces instants suprêmes au profit de nos provinces irrédentes, le Trentin, Trieste, l’Istrie avec les autres lambeaux de territoire italien dont nous a privés le funeste traité de Cormons [en fait, paix de Vienne ; Cormons, ce fut l’armistice], vous aurez mérité l’immortalité19.
À la Chambre, une vingtaine de députés avaient constitué un « comité de permanence », faisant pression sur un gouvernement qui, selon eux, ne défendait que trop mollement les intérêts nationaux, dans les Balkans ou les terres irrédentes.
L’amère déception de l’Italie après le congrès de Berlin (1878)
20Le gouvernement italien avait adopté une position bien plus sage et réaliste. Durant la répression en Bulgarie, Depretis avait, le 8 juin 1876, déclaré à la Chambre vouloir éviter tout aventurisme ; et, le 27 avril 1877, au début de la guerre russo-turque, Luigi Melegari, alors ministre des Affaires étrangères, avait assuré que l’Italie n’était pas concernée par la question d’Orient20. Mais les autorités ne firent rien ou presque pour s’opposer aux manifestations irrédentistes, créant ainsi la dangereuse illusion qu’il les approuvait, suscitant ainsi un enthousiasme, qui devait vite se changer en furieuse déception.
21Quand Corti revint de Berlin les « mains nettes », selon la malheureuse expression de Cairoli, les irrédentistes eurent beau jeu de tourner en dérision l’expression en : « mains vides ». Insult to injury, Gortchakov avait persiflé que « l’Italie devait avoir perdu une nouvelle bataille pour demander à annexer une autre province21. », mortifiante allusion à 1866. À son retour de Berlin, lors du passage de son train à Milan, le malheureux Corti manqua de peu d’être lapidé.
22Le tollé apparut général et l’irrédentisme en profita. La revendication de Trente et de Trieste, encore généralement considérée comme aberrante quelques mois plus tôt, trouvait désormais des partisans. Il est difficile de dire s’ils étaient nombreux, mais il est incontestable qu’ils étaient bruyants. Luigi Veronese affirma qu’en cet été 1878, « les mots “Trieste et Trente” résonnèrent d’un bout à l’autre de la Péninsule22 ». Les irrédentistes manifestèrent brutalement. À Venise, Livourne, Gênes, les consulats autrichiens furent pris d’assaut, à Rome, l’ambassade fut assiégée. La Gazzetta piemontese du 15 juillet était bien seule à reconnaître que Corti avait «rempli avec une très grande habileté sa très difficile mission… coincé comme il était entre l’impératif imposé par la situation économique et militaire du pays et les exigences de l’opinion publique qui le poussaient à une attitude énergique, mais pleine de périls23 ».
23L’impression (objectivement exagérée) d’humiliation nationale était bien rendue par un article de la Perseveranza : « L’Italie n’a eu l’honneur que de dire oui à tout. Elle n’a pas eu une attitude digne d’une respectable grande puissance. Elle est apparue au congrès de Berlin aussi petite que le petit Piémont avait été grand au congrès de Paris, en 185624. » Ruggero Bonghi rageait :
La diplomatie de l’Italie, devenue une grande nation, ne semble avoir atteint aucun sommet dans la première crise d’importance générale à laquelle elle a été confrontée… L’Italie ne s’est pas sentie à même d’assumer un rôle, une mission dans le monde25.
24Le Corriere della Sera adoptait une position plus raisonnable :
L’état du pays est très grave, et c’est le devoir de tous de garder la tête froide pour éviter de tomber dans un piège, ou se laisser entrainer à quelque folie […] L’Italia irredenta a lancé un grand cri d’indignation et depuis les journaux jettent de l’huile sur le feu […] Le ministère n’a pas seulement commis l’erreur d’éveiller les soupçons de toute l’Europe, il en a commis une autre en tolérant, considérant avec indulgence l’agitation journalistique et populaire en faveur de l’Italie irrédente. Le principe des nationalités est un principe juste et sacré, auquel nous devons notre propre rédemption. Mais il a bouleversé l’Europe et est devenu motif d’inquiétude et de déséquilibre. Malheur à qui voudrait le voir appliquer de manière rigide et intransigeante, ce serait aller vers trente ans de guerre. Car, après Trente et Trieste, le mouvement tournerait ses batteries sur Nice, Malte ou le Tessin26.
25Cairoli d’ailleurs, interrogé sur les manifestations anti-autrichiennes, donna une réponse ambiguë, où il affirmait vouloir respecter la liberté d’expression et de réunion. Luigi Corti en tira prétexte pour démissionner, le 16 octobre 1878, communiquant au roi Humbert :
Votre Majesté sait qu’une liberté de réunion et d’association illimitée peut devenir un danger pour l’État ; elle a d’ailleurs déjà remis en cause une grande partie de l’œuvre de paix à laquelle l’Italie a contribué, au congrès de Berlin27.
26Le toujours sage Corriere fit observer :
Si on pense que l’Italie ne peut plus exister sans ses frontières naturelles, si on veut vraiment faire la guerre à l’Autriche, il faut s’armer en silence… Se jeter tête baissée sans préparation, sans argent, sans allié, désapprouvé par toute l’Europe, serait une folie, cent fois pire que celle de Napoléon III en 187028.
Ce mécontentement à l’égard du voisin n’était d’ailleurs pas à sens unique. L’ambassadeur d’Italie à Vienne, Robilant, écrivait à son gouvernement : « L’irritation contre nous est, tant en Autriche qu’en Hongrie, immense et générale. Personne ne doute, d’ailleurs, que tôt ou tard, ce sera aux armes de résoudre le problème29. »
27À Naples, le 21 juillet 1878, Imbriani dénonça le congrès de Berlin comme « le plus grand malheur qu’ait vécu l’Italie depuis Novare » et prophétisa : « Le crime [!] de Berlin a été commis avec légèreté… Pour l’expier, il faudra, sous peu, beaucoup de sang italien30. » Garibaldi commenta, laconiquement : « Le jour où tout Italien entre quinze et cinquante ans saura atteindre une cible à 500 mètres, la question sera résolue31. »
Le député Giovanni Bovio lança : « Est écrit sur les sommets des Rhétiques et des Juliennes, sur les portes de Trieste et de Trente, la devise de l’audacieuse prudence latine : Quod subreptum erit, ejus rei aeterna auctoritas esto32 ! (Quand un objet a été volé, que le droit sur cet objet soit éternel) »
28L’occupation de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie
29Dès le 29 juillet 1878, les Austro-hongrois procédèrent à l’occupation de la Bosnie-Herzégovine. Mais, s’ils avaient espéré qu’il s’agirait d’une simple promenade militaire où suffiraient « deux compagnies et une fanfare militaire33 » comme le fanfaronnait Andrassy, ils durent vite déchanter. Le terrain s’avéra difficile, propice à la guérilla, et les Austro-hongrois s’y heurtèrent à une dure résistance, due aussi bien aux musulmans, craignant de perdre leur position jusqu’alors dominante, qu’aux comitadjis, Serbes orthodoxes, qui avait déjà combattu les Turcs. La campagne fut difficile et l’agitation resta endémique jusqu’à la Grande Guerre.
30Les pertes étant plus importantes que prévu34, l’Autriche qui n’avait, à l’origine, engagé qu’un corps d’armée et une division d’infanterie, décida, le 19 août 1878, de leur adjoindre plusieurs régiments, dont le 22e régiment d’infanterie de Trieste. Depuis Caprera, Garibaldi entra en transe, se répandant en d’innombrables proclamations, appelant dans « Ai monti! », avec une singulière témérité, les irrédents, non seulement à déserter, mais à entamer une guérilla contre les autorités austro-hongroises. « Triestins, Tridentins, Goriziens et Istriens ! Prenez le maquis ! Et ne vous laissez pas mener contre nos héroïques frères de l’Herzégovine qui libéreront l’Europe d’un horrible Empire… » Il alla jusqu’à ajouter, encore plus imprudemment : « La jeunesse italienne ne vous laissera pas seuls sur les montagnes à combattre les Autrichiens35. »
Cet appel ne devait avoir, heureusement pour tous, qu’un modeste écho. Leone Veronese, qui écrivait sous le fascisme, soixante ans après les faits, parlait, complètement à tort, de « désertions en masse36 » : exactement quatorze soldats austro-hongrois désertèrent pour passer en Italie37 ; parmi eux, un certain Guglielmo Oberdan(k) dont nous reparlerons.
31Dans le royaume d’Italie, le consul d’Autriche à Venise parlait de campagnes de recrutement de volontaires pour aller combattre les Autrichiens en Bosnie, voire tenter un débarquement en Istrie, évoquant 10 000 hommes. En fait, la police n’en dénombra que 17538, en majorité des étudiants de Padoue ; Salomone Morpurgo était parmi eux. Tous furent interceptés avant d’avoir franchi la frontière.
32L’ambassadeur Heinrich von Haymerle, dans un rapport à Vienne, distinguait la menace « matérielle » de l’irrédentisme, qu’il jugeait peu sérieuse, et celle « idéologique », plus grave, car « incompatible avec de bonnes relations entre les deux États », et d’autant plus préoccupante, que, toujours selon lui, seul un régime fort, en Italie même, pourrait en venir à bout39. Le 3 septembre 1878, Giuseppe Zanardelli, ministre de l’Intérieur, lui expliqua qu’il désapprouvait l’irrédentisme, mais que l’Autriche ne pouvait exiger que l’Italie remette en cause la liberté de réunion pour cela40.
33Le 11 décembre 1878, au Parlement, un ordre du jour favorable à la politique du gouvernement ne recueillit que 189 voix contre 263 et le cabinet Cairoli démissionna, car le congrès de Berlin continuait à être vécu par l’Italie comme une humiliation nationale41. Isolés apparurent ceux, tel le député Benedetto Musolino, qui soulignait combien « il serait imprudent de risquer une guerre contre l’Autriche pour quelques arpents de terre42 ».
34Le pamphlet Italicae res
35C’est dans ce contexte qu’en juin 1879, le colonel Alois von Haymerle, qui avait été attaché militaire à Rome (où son frère Heinrich était ambassadeur), prit une initiative malheureuse, publiant son livre Italicae res, pamphlet contre l’irrédentisme vagissant.
Il commençait par démonter les arguments des irrédentistes, démontrant l’impossibilité d’appliquer de façon absolue le principe des nationalités, ainsi que celui des frontières naturelles ou historiques, rappelant le rôle de protecteur de la chrétienté tenu par l’Autriche face aux Turcs, démontrant que l’Empire n’avait ni l’intention d’attaquer l’Italie ni d’intérêt à le faire, alors que l’inverse n’était pas forcément vrai43.
Il est certainement compréhensible que chaque État souhaite avoir la meilleure frontière militaire possible ; mais un souhait ne constitue pas un droit national. De la même façon que, dans la vie privée, désirer ce que possède le prochain ne donne pas le droit de se l’approprier44.
36Alois von Haymerle exposait ensuite que la condition, politique et sociale, des Italiens soumis à l’autorité des Habsbourg n’était pas plus mauvaise que celle des Régnicoles, au contraire, et fit l’éloge de la « haute mission civilisatrice que l’État impérial s’apprêtait à accomplir, en Bosnie45 ».
Malgré un exposé sans indulgence et un ton plutôt méprisant, von Haymerle affirmait que l’inimitié entre Autrichiens et Italiens n’était finalement pas si profonde, et n’avait rien d’une fatalité, concluant sur un ton plutôt conciliant : « Le gouvernement et la population autrichienne souhaitent une amitié durable avec l’Italie. » Mais il avertissait : « Mais nous exigeons la réciproque, c’est-à-dire une (amitié) plus franche que celle… qui exige la cession d’un territoire comme salaire de son amitié. » Pour finir, il rejetait sans appel la perspective d’une cession des terres irrédentes par négociation : « L’Empire peut perdre une province après une guerre malheureuse… mais jamais il ne renoncera volontairement à un territoire que sa glorieuse histoire quadri-séculaire lui a valu comme héritage inaliénable46. »
37On peut s’étonner que les autorités autrichiennes aient pu autoriser un militaire d’active à publier un tel brûlot. Car Haymerle réconcilia toute l’opinion italienne contre lui. Le tollé fut d’autant plus grand que beaucoup le confondirent avec son frère, Heinrich, alors ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Rome. On vitupéra ce diplomate qui se permettait d’intervenir ouvertement dans la vie politique de son pays hôte, et sur un tel ton47. Dans sa préface, Alois von Haymerle avait bien précisé qu’il n’exprimait que sa pensée personnelle. Mais son livre, vu sa position d’officier supérieur et le poste d’ambassadeur qu’occupait son frère, était à tout le moins embarrassant pour la diplomatie austro-hongroise. Le scandale ne nuisit, en tout cas, pas à la carrière de Heinrich von Haymerle qui devint ministre austro-hongrois des Affaires étrangères, le 8 octobre 1879.
38Matteo Imbriani répliqua à Italicae res par Pro Patria48, brochure qui voulait démontrer la légitimité des revendications irrédentistes, en même temps que le caractère anachronique de l’État austro-hongrois. Elle portait en exergue ce mot, attribué à Garibaldi : « Sans les Alpes et sans l’Adriatique, on ne peut crier victoire (Senz’Alpi e senza Adriatico, non evviva l’Italia)49. »
39Mais, après quelques mois, le souvenir de l’humiliation de Berlin finit par s’estomper, et l’attention de l’opinion publique se tourna vers d’autres sujets. Le 26 décembre 1879, les funérailles du général Giuseppe Avezzana, président d’honneur de l’Italia irredenta furent, à Rome, comme le chant du cygne de ce premier irrédentisme.
40Les raisons d’un échec
41Ce premier paroxysme de l’irrédentisme, du printemps 1878 à l’été 1879, resta finalement un feu de paille. Qu’il ait pu organiser des manifestations impressionnantes sur la voie publique et intéresser une fraction de l’opinion publique à sa cause, ne le rendait que plus suspect au pouvoir. Et loin d’influencer l’exécutif, il lui apparaissait, plus que jamais, comme un repoussoir. Par ailleurs, il avait, et conserva toujours, un caractère plus sentimental que politique.
Dans leurs esprits et, encore plus, dans leurs cœurs généreux, [l’irrédentisme], c’était avant tout, des frères opprimés à libérer, l’orgueil national à satisfaire, l’aversion pour la tyrannie autrichienne […] cela valait à enflammer la jeunesse la plus ardente, mais laissait de côté trop du complexe problème des terres irrédentes. Ainsi, cette propagande ne pouvait pas faire brèche chez la population plus froide, plus positive, la plus nombreuse et la plus influente50.
Le diplomate français Albert Billot commentait : « Les hommes de talent ne faisaient pas défaut dans le parti irrédentiste ; mais ils n’avaient aucune discipline et ne savaient pas imposer à leurs troupes cette forte organisation qui, seule, peut compenser l’infériorité numérique51. » L’organisation créée par Imbriani en 1877 fut vite concurrencée par des dizaines d’autres, la plupart aux effectifs squelettiques et à l’existence éphémère qui donnaient une impression générale plutôt brouillonne.
42D’autres parts, et tous les hommes de gouvernement, à commencer par Crispi, le leur reprochèrent assez : les irrédentistes « réclamaient avec vigueur la complétion de l’unité nationale et, dans le même temps, se lançaient avec violence contre les dépenses militaires, comme si la conquête des terres encore séparées de l’Italie était affaire de mots, et non de canons52 ».
Cet irrédentisme sentimental se payait trop facilement de mots ou de projets chimériques. Et l’opinion se lassa vite. « En ce temps-là, plus personne ne croyait plus à la possibilité et à l’utilité d’une insurrection armée qu’on décréterait d’un moment à l’autre, et même si elle était soutenue par une expédition extérieure de type garibaldien53. »
43Cela dit, même si le reflux fut rapide, le bilan n’était pas nul. L’irrédentisme avait su faire des adeptes dans la jeunesse lycéenne et universitaire et au sein de l’intelligentsia, ce qui contribua à renforcer sa visibilité. Le grand poète Giosuè Carducci (1835-1907), « converti » à l’irrédentisme par Imbriani lors de la constitution de l’Associazione, le 21 mai 1877, fut le plus célèbre. En juillet 1878, le poète fit un voyage à Trieste, avec sa maîtresse, Carolina Cristofori Piva. Le voyage était strictement privé et Carducci, du moins l’affirma-t-il, aurait préféré conserver l’incognito. Mais l’Indipendente annonça sa présence et l’élite culturelle locale, Attilio Hortis54 en tête, lui fit grand accueil. De retour à Bologne, et dans la fièvre irrédente et patriote qui suivit le congrès de Berlin, Carducci composa son fameux « Saluto italico ». Publié le 21 avril 1879 à Rome, mais faussement daté de Trieste55.
44Le gouvernement italien, mieux instruit que l’opinion publique sur la faiblesse du pays, savait combien le projet d’une conquête des terres irrédentes était aussi irréaliste que dangereux. Mais il ne pouvait désormais plus se permettre de l’ignorer ou de le traiter par-dessus la jambe. La méfiance de Vienne était éveillée, et, « les rapports entre les deux gouvernements, et les deux pays, restèrent toujours ternis par un sentiment d’inquiétude, dû au manque réciproque de confiance sincère. Cette méfiance insurmontable fut toujours le caput mortuum, le chancre rongeur des relations austro-italiennes56 ». Il devait en être ainsi jusqu’en 1915.
Le colonialisme italien et ses conséquences sur l'irrédentisme
45Jusqu’à la fin des années 1870, l’Italie était restée absente de la course aux colonies. Mais la déception consécutive au congrès de Berlin la poussa à chercher des compensations de ce côté ; ne serait-ce que pour apaiser l’opinion publique. L’impérialisme italien n’est donc absolument pas né d’un besoin économique du pays, bien au contraire, mais d’une volonté politique d’expansion, de compensation. Et peut-être aussi de tendre discrètement la main à l’Église, en lui ouvrant des possibilités missionnaires.
Le projet colonial italien fut essentiellement porté par deux hommes : d’abord Pasquale Mancini (1817-1888), ministre des Affaires étrangères du 29 mai 1881 au 29 juin 1885. Puis, dans une seconde étape, Francesco Crispi (1818-1901), président du Conseil du 29 juillet 1887 au 6 février 1891 et du 15 décembre 1893 au 10 mars 1896.
46Comme terrain d’expansion coloniale, on pensa d’abord à la Tunisie, toute proche, où s’étaient installés depuis 186857 20 000 colons italiens, possédant leurs propres institutions : écoles, paroisses, entreprises, tribunaux consulaires, sociétés de chemin de fer. Jusqu’en 1878, la diplomatie italienne s’était gardée de rompre ce statu quo ambigu. Visconti Venosta avait déclaré en 1872 à l’ambassadeur de France, Hugues Fournier : « Sur Tunis nous n’avons pas les arrière-pensées que nous attribuent les extravagants ou les brouillons. Nous ne sommes pas assez riches pour nous offrir le luxe d’une Algérie, il est donc facile de nous entendre58. »
Mais à partir de 1878, le nouveau consul italien à Tunis, Licurgo Maccio, fit savoir à tous, et en particulier à son collègue français Théodore Roustan, qu’il se considérait comme le gouverneur de ce qui était, de facto une zone d’influence qu’il espérait exclusive. Il est clair qu’il agissait sur les instructions de son gouvernement qui préférait une mainmise négociée aux hasards d’une expédition militaire. Pendant trois ans, les deux consuls se livrèrent une véritable guerre privée et c’est ce conflit, ce furore consularis, selon le mot de Visconti Venosta, qui précipita les choses.
47Au congrès de Berlin, on l’a vu, l’envoyé français Waddington avait reçu de Bismarck (« J’approuve votre projet, vous ne pouvez pas laisser Carthage aux mains des barbares ») et du secrétaire au Foreign Office lord Salisbury (« Prenez Tunis si vous voulez, l’Angleterre ne s’y opposera pas59 ») de véritables feux verts. L’Allemagne avait tout intérêt à détourner la France de ses rêves de revanche, en même temps qu’à la fâcher avec l’Italie, ce qui l’isolerait, la fragiliserait encore plus. De leur côté, les Britanniques, qui ne tenaient pas à ce qu’un même État domine le nord et le sud du détroit de Sicile, et soit donc en mesure de couper la Méditerranée, axe vital de l’Empire britannique depuis l’ouverture du canal de Suez, avaient déjà, discrètement, arbitré en faveur de la France.
48Le 24 avril 1881, sous prétexte de châtier un rezzou des Kroumirs60, pillards qui avaient franchi la frontière algérienne, un corps expéditionnaire français débarqua. Dès le 12 mai, le traité du Bardo imposa le protectorat français. Signée en 1883, la convention de la Marsa laissait à l’État beylical une relative autonomie, mais écartait l’Italie de toute participation à son contrôle. Pour l’Italie, le rêve de Scipion l’Africain s’avérait une chimère, une amère désillusion.
49Sous l’influence de Mancini, l’Italie chercha, après s’être assurée du nihil obstat britannique, des compensations vers la Corne de l’Afrique. Le 10 mars 1882, « date officielle de la naissance du colonialisme italien61 », l’État racheta le port d’Assab, que l’armateur génois Raffaele Rubattino possédait, à titre privé, depuis 1869. Assab servit de base de départ pour acquérir Massaua (en février 1885) puis toute l’Érythrée, déclarée officiellement colonie italienne le 1er janvier 1890 ; la plus grande partie de la Somalie fut proclamée protectorat italien en novembre 1889.
De novembre 1884 à février 1885, l’Italie fut invitée à la conférence de Berlin qui s’efforça d’imposer des règles de bonnes conduites aux puissances européennes impliquées dans le scramble for Africa. Ce qui était, implicitement, la reconnaître comme une puissance coloniale à part entière.
50Mais la vocation coloniale de l’Italie, pour tardive et fragile qu’elle fût, eut, par contrecoup, deux conséquences négatives pour l’irrédentisme.
Tout d’abord, le colonialisme ne resta pas sans impact sur l’opinion ; certes, la grande majorité des Italiens ne se passionnèrent pas pour la conquête de l’Afrique orientale, ces contrées lointaines, pauvres et sans liens historiques avec l’Italie. L’hostilité au colonialisme, plus forte qu’ailleurs en Europe, provenait à la fois de la gauche socialiste (le député Andrea Costa scandait, à chaque débat : « Né un uomo né un soldo! ») et des milieux d’affaires qui n’y voyaient qu’un ruineux aventurisme, une diversion coûteuse pour une fraction de l’opinion. Les sanglants déboires de Dogali (en janvier 1887), puis d’Adoua (mars 1896), ne firent qu’accentuer cette tendance.
51Cela dit, il exista un « parti » colonialiste, dans les milieux militaires et politiques (mais pas économiques). Et ce mirage colonial, cette « exaltation impérialiste » sut intéresser une fraction de l’opinion, et donc détourner de l’irrédentisme une partie des énergies et des préoccupations des plus patriotes des Italiens. Le député Giuseppe Mussi le déplorait :
Souvenez-vous que le sang des Italiens ne doit être répandu que pour la défense du sol de l’Italie… N’oubliez pas, quand le temps sera venu, que la frontière que Dante a donnée à la patrie n’a pas encore été revendiquée et que l’onde du Quarnero gémit encore sous la servitude étrangère62, 63.
52Et surtout, à partir de 1881, le colonialisme italien eut pour conséquence une poussée de misogallismo qui concurrença, voire supplanta, l’hostilité traditionnelle à l’Autriche.
Depuis Mentana, en 186764, les rapports franco-italiens s’étaient continuellement dégradés. À partir de 1873, l’Ordre moral ne cacha pas son hostilité envers l’Italie unifiée, qu’Adolphe Thiers décrivait comme une « regrettable création du malencontreux aveuglement de Napoléon III65 », son soutien au pape Pie IX fantasmatiquement présenté comme « prisonnier dans un cachot66 ». Les visites de délégations de pèlerins français à Rome donnaient régulièrement lieu à des incidents. L’arrivée au pouvoir des républicains, après 1877, n’améliora pas la situation, fit craindre, au contraire, que la France ne veuille exporter son régime. L’Allemagne ne se gêna pas pour souffler sur les braises. « Bismarck, ce magicien, était arrivé à faire paraître aux yeux des Italiens effrayés à la fois ces deux spectres contradictoires : la France révolutionnaire sapant le trône et la France cléricale menaçant Rome67. »
53En mai 1881, la mainmise par la France sur la Tunisie, que l’Italie considérait devant lui revenir, fut ressentie comme une énième humiliation, une gifle. L’indignation contre la France fut générale et bruyante ; l’opinion et la classe politique, pour une fois d’accord, dénoncèrent lo schiaffo di Tunisi. Seuls cinq députés, trois de droite (Giovanni Lanza, Ruggiero Bonghi et Ubaldino Peruzzi) et deux de gauche (Felice Cavallotti et Matteo Imbriani) eurent le courage de refuser de se mêler au chorus des invectives contre la France. Ils étaient tous les cinq irrédentistes, ce qui n’était pas un hasard.
54Pour envenimer encore les choses survinrent, le 17 juin 1881, les « Vêpres marseillaises ». Ce jour-là, les Marseillais acclamèrent des troupes revenant de Tunisie, mais s’y mêlèrent quelques sifflets dont on accusa les badauds italiens. La bagarre fit trois morts et une vingtaine de blessés. En juillet 1881, l’ambassadeur d’Italie en France, Enrico Cialdini démissionna ; Rome attendit novembre 1882 pour nommer son successeur.
55Un des moteurs de l’irrédentisme était l’hostilité envers l’Autriche, le souvenir des luttes du Risorgimento. Or, à partir de 1881, et pour une vingtaine d’années, la France concurrença, voire remplaça l’Autriche, dans le rôle d’ennemi héréditaire. Pour toute une série de raisons, dont la guerre douanière, à partir de 1887 et les violences faites aux immigrés italiens, spécialement en 1893-1894, les relations franco-italiennes restèrent proprement exécrables, jusqu’aux dernières années du xixe siècle. Ce qui, par un phénomène de vases communicants, affaiblit d’autant l’austrophobie, et, par contrecoup, les sympathies pour la cause irrédentiste. Significativement, en juin 1904, la visite du président Loubet à Rome, qui devait sceller, vingt ans plus tard, la réconciliation entre les deux sœurs latines, fut accueillie avec joie par les irrédentistes68.
56Mais en 1881, lo schiaffo di Tunisi et la rupture avec la France imposait de rompre avec la politique « amici con tutti, indipendenti sempre », en vigueur depuis 1870. Le 6 décembre 1881, Sidney Sonnino, (il avait été élu député le 20 mai) déclara, dans un discours très applaudi : « Les évènements de Tunis nous ont montré brutalement quels périls nous menacent et l’urgence de sortir de cet isolement complet69 » Il s’agissait de se rapprocher des Empires centraux ; et donc d’oublier la cause des terres irrédentes.
Notes de bas de page
1 Veronese Leone, 1938, Vicende e figure dell’irredentismo giuliano, Trieste, tipografia triestina editrice, p. 249-250.
2 Guerazzi Gian Francesco, ouvr. cité, p. 337-338.
3 Salomone Morpurgo (1860-1942), déjà inquiété par la police triestine pendant son adolescence, s’était établi en Italie, encore mineur, refusant de faire ses études dans une université autrichienne. Après des études de littérature, il fit une brillante carrière dans les bibliothèques de la Péninsule.
4 Eugenio Popovich (1842-1931) avait pris, avec enthousiasme, parti pour le Risorgimento, et l’annexion de Trieste à l’Italie, dès son adolescence. Tout en faisant des études littéraires à Pise, il participa à tous les combats des Garibaldiens, des Mille à Mentana.
Indésirable sur le territoire austro-hongrois, Popovich consacra sa vie à la propagande irrédentiste, dans le royaume d’Italie.
5 Brown Jr Marvin L., ouvr. cité.
6 Cité par Sandona Augusto, ouvr. cité, tome II, p. 4.
7 Cité par Sandona Augusto, ouvr. cité, tome II, p. 5.
8 Le Corriere della Sera du 17 janvier 1878.
9 Genet Lucien, ouvr. cité, p. 716.
10 « Ehrlicher Makler ». C’est ainsi que Bismarck avait, à l’avance, défini son rôle, dans un discours au Reichstag, le 19 février 1878.
L’octogénaire Alexandre Mikhaïlovitch Gortchakov (1798-1883), ministre russe des Affaires étrangères depuis 1856 disait, avec amertume, que le congrès avait été la page la plus noire de sa carrière. Il dut démissionner quelques mois plus tard.
11 Cité par www.cronologia.it, 1878, p. 2 [consulté en septembre 2023].
12 Cités en italien par Morandi Carlo, ouvr. cité, p. 146 et 147.
13 Grande-Bretagne et Turquie avaient le 4 juin 1878, c’est-à-dire avant même l’ouverture du congrès, signé un traité qui autorisait la Grande-Bretagne à occuper et administrer Chypre. Mais cela ne fut rendu public que le 7 juillet.
14 Il ne faut pas le confondre avec son fils, Bernhard-Heinrich von Bülow (1849-1929), que nous retrouverons ambassadeur à Rome (de 1893 à 1897 puis, de nouveau, en 1914-1915) et chancelier (de 1900 à 1909).
15 Cité par Dassovich Mario, 1989, I molti problemi dell’Italia al confine nord-orientale. Dall’armistizio di Cormons alla decadenza del patto Mussolini-Passic (1866-1929), Udine, Del Bianco, p. 23.
16 Vivante Angelo, ouvr. cité, p. 110.
17 Cité par Vivante Angelo, ouvr. cité, p. 110.
18 Guerazzi Gian Francesco, 1922, Ricordi d’irredentismo. I primordi della Dante Alighieri (1881-1894) Bologne, p. 35.
19 Cité par Vivante Angelo, ouvr. cité, p. 111.
20 Morandi Carlo, ouvr. cité, p. 144.
21 Cité en italien par www.cronologia.it, 1878, p. 3 [consulté en septembre 2023].
22 Veronese Leone, 1938, Vicende e figure dell’irredentismo giuliano, Trieste, tipografia triestina editrice, p. 30.
23 La Gazzetta piemontese du 15 juillet 1878.
24 Cité en allemand par Anonyme, 1912, Die Irredenta (von einem Tiroler), Bozen, Druck und Kommissionsverlag von Alois Auer & Co, p. 12.
25 Morandi Carlo, ouvr. cité, p. 144.
26 Corriere des 10 et 14 juillet 1878.
27 Cité en allemand par Faleschini Moana, ouvr. cité, p. 36.
28 Corriere du 16 juillet 1878.
29 Cité par Petrignani Rinaldo, ouvr. cité, p. 185.
30 Cité par www.cronologia.it, 1878, p. 4 [consulté en septembre 2023].
31 Cité par Vivante Angelo, ouvr. cité, p. 115.
32 Melchiori Enrico, 1915, La lotta per l’italianità delle terre irredente 1797-1915, Florence, Bemporad, p. 137.
33 Deak István, 1991, Der k.u.k. Offizier 1848-1914, Vienne/Cologne/Weimar, Böhlau Verlag, p. 81.
34 Istvan Deak, ouvr. cité, donne les chiffres de 3 300 morts, 6 700 blessés et 110 000 malades dans les rangs austro-hongrois.
35 Cité par Dassovich Mario, ouvr. cité, p. 36.
36 Veronese Leone, ouvr. cité, p. 39.
37 Chiffre donné par Sondhaus Lawrence, 1990, In the service of the Emperor. Italians in the Austrian armed forces 1814-1918, New-York, Columbia University Press, p. 101.
38 Chiffres donnés par Sandona Augusto, 1932, L’irredentismo nelle lotte politiche e nelle contese diplomatiche italo-austriache, tome II, Bologne, Zanichelli, p. 16-17.
39 Brown Jr Marvin L., ouvr. cité, p. 200-220.
40 Voir Berger Ernest, 1928, Italiens Dreibundpolitik (1870-1896), thèse de doctorat, université de Fribourg en Brisgau, p. 37.
41 Sur ce débat, voir Bonghi Ruggero, 1885, La crisi d’Oriente e il Congresso di Berlino, Milan, Treves, p. 183.
42 Cité par www.cronogia.it, 1878, p. 9 [consulté en septembre 2023].
43 Alois von Haymerle, 1879, Italicae Res, Vienne, Verlag der österreichischen militärischen Zeitschrift, p. 24, affirma que le gouvernement italien en était, quoi qu’il en dît, bien conscient, car il dépensait beaucoup plus pour fortifier la frontière avec la France que celle avec l’Autriche.
44 Haymerle Alois von, p. 28-29.
45 Ibid., p. 47.
46 Haymerle Alois von, ibidem, p. 133.
47 Voir Brown Jr Marvin L., ouvr. cité, p. 98 et suivantes.
48 Il ne faut pas la confondre avec la société Pro Patria fondée à Trente en 1886 (voir p. ).
49 Cité par Faleschini Moana, ouvr. cité, p. 67.
50 Guerazzi Gian Francesco, 1922, Ricordi d’irredentismo. I primordi della Dante Alighieri (1881-1894), Bologne, Nicola Zanichelli, p. 29.
51 Billot Albert (1841-1922 ; il fut ambassadeur de France à Rome de mars 1890 à 1897), 1905, La France et l’Italie. Histoire des années troubles 1881-1899, Paris, Plon, p. 255.
52 Guerazzi Gian Francesco, ouvr. cité, p. 30.
53 Guerazzi Gian Francesco, ouvr. cité, p. 322.
54 Le triestin Attilio Hortis (1850-1926) avait étudié à Padoue. De retour dans sa ville natale, il prit, jusqu’en 1922, la direction de la bibliothèque municipale (elle porte aujourd’hui son nom), dont il fit le pivot de la (très riche) vie culturelle italienne à Trieste. Il est, toutefois, difficile de qualifier Hortis d’irrédentiste. Contraint à la discrétion par son poste, il ne prit jamais de position extrémiste et fut même député au Reichsrat de 1897 à 1906.
55 Ibid., p. 45. « Oh, al bel mar di Trieste, a i poggi, a gli animi
Volate co’l nuovo anno, antichi versi italici…
Salutate il divin riso dell’Adria
Fin dove Pola i templi ostenta a Roma e a Cesare! …
In faccia a lo stranier, che armato accampasi
Sul nostro suol, cantate – Italia, Italia, Italia.»
56 Ara Angelo, 1987, Tra Italia e Austria; dalle Cinque Giornate alla questione altoatesina, Udine, p. 172.
57 Depuis 1868, le bey de Tunis, très théoriquement vassal de la Porte, avait mis son État sous la dépendance d’un directoire franco-anglo-italien.
58 Cité par Milza Pierre, ouvr. cité, p. 17.
59 Cités par Renouvin Pierre, 1957, Histoire des Relations Internationales, Tome VI, 1871-1914, Paris, PUF, p. 87.
60 Conséquence curieuse : « crumiro » signifie encore aujourd’hui, en italien « jaune, traître », ce qui ne manque pas d’être paradoxal : les Kroumirs n’avaient sûrement pas voulu l’intervention de la France et, de toute façon, aucune loyauté ne les liait à l’Italie.
61 Renouvin Pierre, ouvr. cité, p. 386.
62 Discours du 3 février 1887, cité par Dassovich Mario, 1989, I molti problemi dell’Italia al confine nord-orientale. Dall’armistizio di Cormons alla decadenza del Patto Mussolini-Passic (1866-1929), Udine, Del Bianco, p. 82.
63 Le parallèle est tentant avec le « J’ai perdu deux enfants, et vous m’offrez vingt domestiques ! » de Déroulède, exactement à la même époque. En France, comme en Italie, on avait compris que consacrer des forces et de l’argent à la conquête coloniale ne faisait que rendre une guerre de revanche encore plus chimérique.
64 Le 3 novembre 1867, des volontaires garibaldiens, partis à la conquête de Rome furent arrêtés à Mentana par le corps expéditionnaire du général Pierre de Failly (1810-1892) qui eut, dans son rapport à l’Empereur (publié dans le Moniteur) ce mot fameux : « Les chassepots [= les fusils] ont fait merveille ». Eugène Rouher (1814-1884) aggrava encore l’incident en affirmant à la tribune du Corps législatif : « Jamais au grand jamais, la France ne tolérera que Rome ne tombe aux mains des Italiens. »
65 Le 3 mai 1866, Thiers avait fait, au Corps législatif, un discours resté célèbre, dans lequel il dénonçait le danger d’un « nouvel empire de Charles Quint, dont la capitale serait Berlin », où l’Italie « dont la fidélité ne durera qu’autant que sa faiblesse » tiendrait la place de l’Espagne.
66 Déclaration du jésuite Amédée de Damas qui accompagnait à Rome un groupe de pèlerins en mai 1875, et qui provoqua un énième incident diplomatique.
67 HenryRené, 1902, L’Italie, l’Autriche-Hongrie et l’Alliance franco-russe, Paris, Société d’éditions scientifiques et littéraires, p. 6.
68 Voir De Benvenuti Angelo, 1953, Storia di Zara, Milan/Rome, Fratelli Bocca Editori, p. 136.
69 Sidney Sonnino, Discorsi parlamentari, Vol I, p. 67.
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