Chapitre 8
Fiume, entre le marteau hongrois et l’enclume slave
p. 135-148
Texte intégral
1La « ville libre de Fiume » était le port de la Transleithanie, comme Trieste était celui de la Cisleithanie. Mais Fiume était beaucoup moins grande (quelque 50 000 habitants, à la veille de la guerre) et active que sa rivale. Administrativement, elle formait un corpus separatum de 19,57 km2, qui ne s’étendait pas au-delà de la commune. Ses faubourgs et banlieues, notamment Tersatto (presque toujours désignée sous son nom croate de Susak), au-delà de l’embouchure de la Fiumara, Buccari/Bakar, Porto Ré/Kraljevica, Segna/Senj et Carlopago/Karlobag, étaient déjà situés sur le territoire croate. Les italophones qui habitaient hors des limites communales ne bénéficiaient pas là du statut d’autonomie du corpus separatum ; il n’y avait là pas d’école italienne et la langue administrative était le croate, ou le magyar.
2Comme à Trieste, les italophones de Fiume représentaient l’élite intellectuelle et économique de la ville. La langue dominante était l’italien, et le resta jusqu’en 1943. À la veille de la Première Guerre, 80 % des Fiumanais pouvaient au moins comprendre et s’exprimer en italien1.
En 1909, la Fiumanaise Gemma Harasim (voir p. 34), qui étudiait alors à Florence, écrivait dans La Voce :
Italienne est la municipalité et, par conséquent tout ce qui est en relation avec toutes ses institutions, conseil communal, écoles, bureaux, théâtres […] L’italien est compris de tous indistinctement : très bien par les Croates, certains d’entre eux le parlent même en famille et en société, même ceux opposés, politiquement, aux Italiens ; presque tous les Hongrois qui s’établissent chez nous parlent l’italien, il est vrai beaucoup moins bien et avec une prononciation durement exotique2.
3Mais l’italien à Fiume, contrairement à Trieste, ne pouvait s’affirmer langue exclusive. Sur les 46 646 habitants recensés en 1910, 24 212 étaient de langue maternelle italienne, soit 52 % de la population (contre 32 % de langue croate, 13 % de langue magyare et 2 % de langue allemande). Les Italiens n’avaient donc la majorité absolue que de justesse et Fiume resta, plus que Trieste, plurilingue et multiculturelle. En 1885, sur les 141 élèves du lycée italien, seuls 65, soit moins de la moitié, ne parlaient qu’italien. Tous les autres avaient le magyar, le croate ou l’allemand comme langue maternelle3. Les mariages intercommunautaires restèrent relativement fréquents à Fiume, jusque dans les années 1900, alors qu’ils étaient, à la même date, devenus rares à Trieste et impensables en Dalmatie.
4Fiume, sous la suzeraineté des Habsbourg depuis 1466, n’était qu’une bourgade de pêcheurs quand, en 1719, l’empereur Charles VI en fit, en même temps que Trieste, un port franc. Le Quarnero formait une vaste rade bien protégée de la haute mer par les îles de Veglia et de Cherso.
Mais Fiume avait contre elle d’être éloignée des centres vitaux de l’Empire et surtout, d’être séparée de son arrière-pays par un très abrupt escarpement. En 1779, un rescrit de l’impératrice Marie-Thérèse la détacha du duché de Carniole pour en faire un corpus separatum annexum sacrae hungaricae coronae (corps séparé annexé à la Sainte Couronne de Hongrie), pour récompenser ses sujets hongrois de leur fidélité et de leur soutien.
Jusqu’en 1867, Fiume resta un port de quatrième ordre : en 1827, l’ensemble de son commerce se montait à 1,6 million de florins, contre 36 à Trieste4. Il fallut attendre 1870 pour y voir apparaître le premier navire à vapeur ; à cette date, Trieste en possédait déjà 73. Fiume ne devint un port important que sur le tard ; et seulement par la volonté politique du gouvernement hongrois.
De 1867 à la fin du xixe siècle, des rapports « idylliques » entre communauté italienne et autorités hongroises
5En 1848-1849, quand le séparatisme magyar prit l’aspect d’une véritable guerre avec l’Autriche, Fiume avait pris le parti hongrois, ce qui lui valut d’être occupée par des détachements croates restés, eux, fidèles aux Habsbourg. Cette occupation, qui se prolongea jusqu’en 1867, laissa un souvenir cauchemardesque dans la mémoire collective des italophones de la ville et quand, lors des négociations des années 1860-1867, il fut question d’attribuer Fiume à la Croatie, elle-même autonome au sein du royaume de Hongrie, les Fiumanais remuèrent ciel et terre, pour que le corpus separatum dépende directement de Budapest : « Fiume recourait à l’amitié d’un potentat lointain pour éloigner l’ingérence du voisin encombrant 5. » Pas une voix ne s’éleva alors pour se joindre au royaume d’Italie. Les autorités autrichiennes finirent par concéder, par la Loi du 17 novembre 1868, le rattachement direct de Fiume à la Hongrie.
6Fiume était donc la seule des terres irrédentes que le Compromis de 1867 avait attribuée à la Hongrie, dont elle était l’unique débouché maritime.
La tutelle de Budapest, si lourde en Transylvanie et en Slovaquie, resta légère à Fiume jusqu’à la fin du xixe siècle. La ville était protégée par son statut de corpus separatum, et les lois hongroises ne s’y appliquaient qu’une fois reçues par la rappresentanza cittadina qui servait, à la fois, de Diète provinciale et de conseil municipal. Les 26 membres de la rappresentanza, élus au suffrage censitaire, élisaient à leur tour le maire, le podestà magnifico (son titre officiel). À partir du 20 juillet 1870, le gouvernement de Budapest nomma un gouverneur6, qui assistait aux conseils municipaux ; mais, jusqu’en 1898, son autorité se limitait à un droit de veto dont il ne faisait que rarement usage. Sauf dans quelques publications officielles, le magyar et le croate étaient pour ainsi dire absents de la vie publique.
7D’ailleurs, depuis la guerre de 1848-1849, et grâce aux souvenirs de la fraternité d’armes de Kossuth et de Garibaldi, de la légion italo-hongroise et de l’asile accordé par Turin aux patriotes hongrois, tels Georges Klapka ou Louis Teleki, Italiens et Hongrois se voyaient un peu comme alliés naturels contre l’ennemi commun, autrichien ou slave.
Cette fraternité entre Hongrois et Italiens… était alors un sentiment sincère, à Fiume. Il ne faut pas s’étonner que les Fiumanais aient éprouvé une sincère affection pour ces dominateurs qui se présentaient comme des frères providentiels, tuteurs et promoteurs de leurs intérêts et de leur bien-être7.
Encore le 28 septembre 1902, lors du XIIIe congrès de la Dante Alighieri, qui se tint à Sienne, on avait, après avoir déploré l’«oppression » dont la langue italienne était victime à Pola ou Trieste, fait l’éloge de Fiume « sous l’influence magyare beaucoup moins oppressive que l’autrichienne8 ». Contrairement à la Cisleithanie, la Transleithanie reconnut, jusqu’en 1900, la validité des diplômes italiens. D’où la possibilité pour les jeunes Italiens de Fiume, et justement fermée à ceux de Cisleithanie, d’aller faire leurs études dans une université italienne pour revenir, ensuite, faire carrière dans leur ville natale.
8Rétrospectivement, Ernesto Sestan (et bien d’autres) s’étonnèrent de cette magyarophilie :
Dans cette optique risorgimentale subsistait une étrange opposition entre Autriche et Hongrie ; autant on voyait dans l’Autriche l’empire de l’arbitraire et de la force brutale, autant dans la Hongrie on voyait la terre de la liberté et de l’indépendance des peuples […] On oubliait, on ignorait que la Hongrie était autant un État plurinational que l’Autriche et que les non Magyars y vivaient dans un climat d’oppression inconnu en Autriche… Que le royaume de Hongrie, quel que fût le parti au pouvoir, se refusa toujours jusqu’à l’écroulement de 1918, à concéder le suffrage universel9.
On put parler, de 1867 à 1898 d’« une période presque idyllique dans les rapports entre Fiume et la Hongrie10 ». D’autant que le gouvernement de Budapest, en soutenant vigoureusement le développement de son seul port de mer, contribuait puissamment à sa prospérité.
Beaucoup moins cordiaux étaient, en revanche, les rapports entre Italiens et Croates. Mais grâce à l’entregent du podestà Giovanni Ciotta, les tensions restèrent sous contrôle, jusqu’au début du xxe siècle.
1867-1896 : l’âge d’or de Fiume
9Giovanni Ciotta (1824-1903), ancien officier du génie (il avait participé à la campagne de 1859 ; côté autrichien, bien sûr) resta podestà de 1871 à 1896 et son long mayorat fut l’âge d’or de Fiume. Ciotta fit entrer Fiume dans l’ère moderne et, respecté par toutes les communautés, sut établir entre elles un climat de coopération pacifique : le « système Ciotta ». Ce fut lui qui fit construire le palazzo Adria, le théâtre Verdi, le Corso et les Rive. La vie culturelle était d’autant plus riche que le corpus separatum jouissait d’une liberté de réunion et d’expression bien plus grande qu’ailleurs en Transleithanie. En 1913, la ville comptait deux théâtres, trois cinémas et pas moins de huit journaux (quatre en italien, trois en hongrois et un en croate).
10Les Fiumanais avaient le plus haut niveau de vie et d’instruction de Transleithanie : selon une statistique de 1891, parmi toutes les nationalités du Royaume, c’étaient les italophones (presque tous concentrés à Fiume) qui avaient le plus bas taux d’analphabétisme (29 %), devant les germanophones (32 %), les Magyars (41 %), les Croates (51 %), les Serbes (61 %), les Roumains (86 %) et les Ruthènes (88 %)11. Quand, les 23 et 24 juin 1891, le roi François-Joseph (depuis 1867, il était Empereur en Autriche et Roi en Hongrie) visita Fiume, il fut unanimement et sincèrement acclamé.
11Comme Trieste, et pour les mêmes raisons, Fiume était une ville fort peu religieuse : tous les observateurs s’accordaient pour décrire « l’apathie, l’indifférentisme religieux, le relâchement des mœurs… » ; « La fréquentation de l’Église et des sacrements est médiocre, le clergé insuffisant. Les Italiens voient dans la religion la lunga manus d’une nation ennemie [c’est-à-dire croate], ce qui les a détournés de la pratique religieuse12 », constatait Celso Costantini, délégué du Saint-Siège.
12D’ailleurs, malgré les efforts de sa municipalité13, la ville n’était pas le siège d’un évêché et dépendait de celui de Segna (Senj en croate, Zenng en allemand). Là aussi était le séminaire, où l’enseignement se faisait en croate. Le clergé était en très grande majorité croate et souvent considéré par les italophones comme la « cinquième colonne d’une nation ennemie, l’instrument d’une propagande politique, ce qui les détourna de la pratique religieuse14 ». Comme ailleurs, l’irrédentisme se fit volontiers anticlérical à Fiume15. Signalons aussi de notables minorités israélites (1 696 habitants, en 1910) et protestantes (1 434).
Un port actif, mais très dépendant de l’appui de l’État hongrois
13À partir de 1868, les autorités magyares et la municipalité de Fiume travaillèrent, main dans la main, pour agrandir les infrastructures portuaires et y créer une industrie navale. L’énergique et efficace Gábor Baross (1848-1892) joua un rôle essentiel.
Le chemin de fer arriva à Fiume, en 1873 (soit seize ans après Trieste) la reliant à Vienne et à Budapest ; les trains au départ de Fiume devaient attaquer, avec deux locomotives, une pente de 800 mètres de dénivelé en 7 kilomètres pour se hisser sur le Carso, ce qui était à la limite des possibilités techniques de l’époque et entraînait un important surcoût. Mais, comme partout, le rail donna un coup de fouet au trafic portuaire. Le chiffre d’affaires du port fut multiplié par vingt, de 23 millions de couronnes en 1872 à 478 en 1913, de 165 000 tonnes en 1873 à 1,9 million en 191316. Comme le reconnut, en 1899, le diplomate français Loiseau : « Les Hongrois ont su faire du port de Fiume, une place commerciale de premier ordre17 .» C’était le deuxième port d’Autriche-Hongrie, loin il est vrai, derrière Trieste.
14Encore plus que celui de Trieste, le port de Fiume dépendait étroitement du soutien de l’État. 75 % de ses exportations et 86 % de ses importations étaient destinés au royaume de Hongrie. Et surtout, le trafic n’était rentable que parce que lourdement subventionné. C’est « grâce à cet énorme programme d’aides et de subventions aux chemins de fer, aux navires et aux infrastructures portuaires que Fiume est devenue un port important18 ».
Les Fiumanais en étaient d’ailleurs conscients. En 1901, un conseiller municipal déclara : « Qui parmi nous pourrait désirer que Fiume devienne la dernière des villes italiennes alors qu’elle peut être le premier et l’unique port de la Hongrie ? L’avenir et le salut de Fiume sont dans son appartenance à la Hongrie19. »
15Budapest encourageait fortement les entreprises de Transleithanie à utiliser Fiume, mais elle ne pouvait pas les y obliger ; et Fiume ne réalisait, en 1913, que 10 % (en valeur) et 13 % (en poids) du commerce extérieur de la Transleithanie. Elle avait à souffrir de la concurrence des ports allemands (Hambourg, Stettin, Danzig, etc.), roumains (Constantza), mais surtout de sa voisine Trieste : malgré toutes les subventions, à la fin du xixe siècle, le fret d’une tonne de céréales se montait à 181 florins de Budapest à Fiume et à 169 de Budapest à Trieste ; celui d’une tonne de pétrole à 202 florins de Fiume à Budapest et à 138 de Trieste à Budapest20.
Fiume n’était une ville industrielle que dans la mesure où elle était une ville portuaire. Citons les chantiers navals, la fabrique de torpilles Whitehead21, une gigantesque manufacture des tabacs (qui compta plus de 2 000 employées), une des premières raffineries de pétrole d’Europe.
Des rapports entre communautés qui se dégradèrent gravement, à partir de la fin du xixe siècle
16En 1896, Budapest avait fêté le millénaire du Honfoglalás, l’établissement des Magyars en Europe. Ce millénaire déclencha une poussée de nationalisme et de chauvinisme qui poussa les autorités de Budapest à afficher leur volonté de magyariser encore plus énergiquement leurs minorités ; dont les italophones de Fiume.
17Budapest ne pouvait pas, sans sortir de la légalité, remettre en cause le statut du corpus separatum, mais les lois du 27 juillet et du 4 décembre 1896 soumirent les tribunaux de Fiume à la cour d’appel de Budapest. Et en 1898, l’enseignement du magyar y devint obligatoire dans les écoles primaires (il l’était déjà au lycée, depuis 1875).
Un autre décret autorisa le gouverneur à « prévenir ou réprimer toute action dirigée contre… l’intégrité territoriale de l’État et l’utilisation de la langue hongroise22 », en éloignant ou révoquant les fonctionnaires à la magyarophilie jugée trop tiède. Symbole qui en disait long : à partir du 18 août23 1898, le drapeau hongrois dut flotter sur tous les bâtiments officiels de Fiume.
18À partir de 1900, les diplômes « étrangers » (italiens, mais aussi autrichiens) ne furent plus reconnus valables en Transleithanie ; cela contraignait les jeunes Fiumanais, s’ils voulaient faire carrière dans leur ville, à aller désormais étudier, en croate ou en magyar, à Zagreb ou à Budapest. En parallèle, Budapest nomma de plus en plus de fonctionnaires hongrois à Fiume. Conséquence : l’effectif des Hongrois, qui ne dépassait pas 379 en 1880, était monté jusqu’à 6 493 à la veille de la guerre24 ; soit une multiplication par quinze en un peu plus de trente ans. Toutefois, le gouvernement encourageait les cadres hongrois, et en tout cas les professeurs, nommés à Fiume, à se familiariser avec la langue de Dante, en allant l’étudier un an en Italie même25.
19La résistance des Italiens de Fiume
20À Fiume, c’en était fini de l’idylle italo-magyare. Dès la promulgation des nouvelles lois, le gouverneur libéral Lodovico Batthyány et le podestà Giovanni de Ciotta (au pouvoir depuis 1871) avaient démissionné.
Les Italiens de Fiume se détournèrent du parti libéral, jugé trop accommodant, pour en créer un nouveau : le parti autonomiste. Son chef de file était Michele Maylender (1863-1911). Né à Fiume d’une famille israélite originaire de Transylvanie, il était bilingue, avait été inscrit au barreau de Budapest après y avoir fait ses études. Mais cela ne l’empêchait pas de se considérer comme italien, et même italianissimo, d’être un des opposants les plus résolus à la politique assimilationniste de Budapest.
21Élu podestà en 1896, il refusa de prêter serment sans restriction, ce qui lui valut une destitution immédiate. À deux reprises, Maylender fut réélu, et à nouveau destitué. Fiume resta donc sans podestà, de 1898 à 1901. De nouvelles élections eurent lieu le 24 janvier 1901. Réélu pour la quatrième fois, il renonça à son intransigeance et l’élection fut enregistrée. Maylender, élu député en 1903, fut remplacé à la tête de la municipalité par le modéré Francesco Vio (1863-1954) qui resta podestà jusqu’en 1913.
22Le conflit entre Italiens et Croates
23À partir de 1898, les autorités magyares n’hésitèrent plus à jouer, plus ou moins discrètement, la carte slave contre les italophones, selon le principe divide et impera.
D’autant qu’à partir de la fin du xixe siècle, la traditionnelle italianisation des Slaves par l’ascension sociale se grippa à Fiume, comme sur tout le littoral. La langue croate acquit droit de cité à Rijeka (traduction littérale de Fiume, fleuve), et encore plus dans ses faubourgs comme Susak où les Slaves étaient en majorité. Se constituèrent, avec la discrète bénédiction du gouverneur, des salles de lecture, les čitaonice, souvent gérées par les paroisses, qui encourageaient à lire en croate et non plus en italien. Luigi Barzini prétendait y avoir vu : « Proibito parlare italiano26. » Se multiplièrent aussi les sokols27, des sociétés de gymnastique, dont le but était la « régénération physique, morale et intellectuelle du peuple ».
Le pogrom de septembre 1906
24Les sokolaši avaient prévu de tenir, le 9 septembre 1906, un « sabor » (= congrès) à Zara/Zadar. Le choix du lieu (la dernière ville non encore croatisée de la Dalmatie) était d’ailleurs lourd de symboles et de provocations. Le soir du 5 septembre 1906, deux cents sokolaši croates arrivèrent en gare de Fiume. Ils n’y étaient que de passage, mais leur nombre et leur surexcitation leur permirent de bousculer les quelques policiers devant les escorter. Les sokolaši traversèrent Fiume comme un pays conquis, musique en tête et drapeaux déployés, vociférant des slogans italophobes, se répandirent dans la ville, n’hésitant pas à molester les passants italiens. « Semblant devenus fous, ils fracassèrent vitres et vitrines, brisaient les réverbères, saccageant les cafés28. » Des coups de feu furent tirés.
La police municipale étant débordée, on fit appel au régiment Jelačić. Or, les soldats, presque tous croates, ne mirent pas beaucoup d’énergie à rétablir l’ordre, au contraire. On finit, toutefois, par embarquer les manifestants de force sur deux paquebots qui les emmenèrent, non à Zara, comme prévu, mais à Cattaro.
25On n’en resta pas là. Dans la nuit du 5 au 6 septembre 1906, les Croates de Susak tentèrent un véritable assaut sur Fiume, mais trouvèrent le pont sur la Fiumara solidement barré. Ils se vengèrent alors sur les quelques italophones (régnicoles et austro-italiens) qui habitaient leur faubourg. Les tombes du cimetière qui portaient des inscriptions en italien furent brisées et profanées. Les magasins et les maisons appartenant à des Italiens furent détruits, les vignes arrachées. Leurs propriétaires, s’ils n’avaient pas eu le temps de fuir, furent passés à tabac. La propriété du podestà Viò, à deux kilomètres de Susak, fut prise d’assaut. Le podestà lui-même, que les Croates proclamaient vouloir tuer, était absent. La foule respecta sa femme et ses deux enfants, mais la maison fut intégralement mise à sac, le jardin dévasté. Seule l’aube ramena un peu de calme. De toute cette nuit de terreur, aucun policier ni gendarme ne s’était manifesté.
26La journée du 6 septembre, quand les Italiens de Fiume apprirent ce qui s’était passé à Susak pendant la nuit, ils s’en prirent aux passants croates, dont certains échappèrent de peu au lynchage. Le gouverneur, qui était à Budapest, revint de toute urgence et rétablit un calme précaire. Le soir du 6 septembre, les Italiens de Zara organisèrent une ratonnade anti-croate dans les rues de leur ville. Dans les villes de Dalmatie où les Croates dominaient, les Italiens furent, au contraire, du côté des victimes.
Par miracle, le pogrom de Fiume n’avait pas fait de mort. Mais l’impression fut désastreuse, en Italie comme dans les autres terres irrédentes, laissant comme un nouveau traumatisme.
Un irrédentisme tardif, mais passionné
27Jusqu’aux dernières années du xixe siècle, l’irrédentisme n’avait pas fait recette à Fiume, où l’italianité dominante ne semblait pas menacée et où le joug hongrois restait léger et amical. Quand les choses changèrent, à partir de 1896, et surtout 1906, l’appel aux frères italiens (l’union politique avec le Royaume apparaissant tout de même chimérique) s’imposa comme une nécessité.
28Comme partout, l’activisme irrédentiste était, avant tout, l’affaire de la jeunesse. Gianluca Volpi décrivit « ces jeunes du corpus separatum qui pensaient à l’Italie comme à la patrie idéale, redécouverte à travers la langue, la littérature et la culture, un monde fascinant qui éveille un énorme intérêt par le simple fait de constituer une alternative au magyarisme29 ».
29La Giovane Fiume fut créée le 27 août 1905, après que plusieurs jeunes gens de la ville30 avaient assisté, au théâtre Fenice, à une représentation du drame Romanticismo de Girolamo Rovetta, dont l’une des scènes figurait le comte Vitalino Lamberti prononçant le serment à la Giovane Italia. Ils jurèrent de faire pour Fiume ce que Lamberti avait fait pour l’Italie. Riccardo Gigante31 en prit la tête.
30Sur le modèle des sokols slaves, ils constituèrent des « décuries », consacrées au sport et à la culture. Le 18 novembre 1906, une tournée de l’acteur italien Ermete Novelli fut prétexte à une exaltation de l’italianité. En septembre 1908, une nombreuse délégation de la Giovane Fiume participa, « plebiscitario pellegrinaggio (pèlerinage aux allures de plébiscite)32 », aux fêtes dantesques de Ravenne. En septembre 1911, au retour d’un autre pèlerinage à Ravenne, des participants33 scandèrent : « Mort à François-Joseph ! Mort à François-Ferdinand ! Il faut pendre Cecco Beppe [surnom de François-Joseph] avec la corde d’Oberdan 34! » Cela aboutit à la dissolution, par les autorités hongroises, de la Giovane Fiume, effective le 22 janvier 1912.
31Le comte István Capello von Wickenburg35 rendit obligatoire, à partir de septembre 1912, l’enseignement de toutes les matières en magyar au lycée. En juin 1913, le podestà de Fiume, Francesco Vio, démissionna, pour protester contre l’étatisation de la police qui cessa, à partir de cette date, d’être municipale ; la rappresentanza, réunie d’urgence, revendiqua l’autonomie et l’italianité de la ville. Un mois plus tard, l’état d’exception fut proclamé. Riccardo Zanella, chef du parti autonome et un des piliers de la Giovane Fiume, fut élu podestà, mais l’élection ne fut pas sanctionnée et Fiume se retrouva à nouveau sans podestà.
Conclusion
32Contrairement à l’Istrie et à la Dalmatie, Fiume n’avait pas de passé vénitien. Et, contrairement à Trieste, son port n’avait que peu de rapports avec l’Italie. Son tropisme italien était donc, à l’origine, assez faible. Ceci, ajouté aux très bons rapports entretenus, jusqu’aux dernières années du xixe siècle, entre la population italophone et les autorités hongroises fit que l’irrédentisme restait quasi inexistant à Fiume à l’orée du xxe siècle ; l’idée même était presque unanimement réprouvée. Silvino Gigante raconta, bien après la guerre :
Quand j’étais enfant [c’est-à-dire, dans les années 1890], ce mot d’irrédentisme suscitait une horreur sacrée. La mémoire d’un Triestin irrédentiste exalté, fini sur la potence pour avoir attenté à la vie sacrée de l’Empereur, était encore fraîche. Je me souviens comment ce mot mystérieux prenait un sens menaçant et terrifiant36.
33Mais le changement d’attitude des Hongrois et l’agressivité croissante des Croates firent comprendre aux Italiens de Fiume la précarité de leur position. Et qu’établir des liens (au moins culturels) plus étroits avec l’Italie était la meilleure façon de protéger leur italianité.
À la veille de la guerre, l’ambiance était lourde, à Fiume. Depuis 1913, la ville n’avait plus de municipalité, et le gouverneur la dirigeait directement comme « commissaire royal plénipotentiaire ». Le 22 juin 1913, il avait imposé un décret lui permettant d’expulser manu militari tout étranger. La majorité des étrangers résidant à Fiume étant régnicoles, il n’était pas difficile de comprendre contre qui la mesure était dirigée.
34Les titres des livres, La tragedia dell’italianità a Fiume, Il calvario di una città italiana publiés en Italie à la veille de la guerre, dénonçaient cette situation de plus en plus insupportable.
Le dernier recensement, en 1910, avait laissé aux Italiens la majorité absolue, mais de justesse et tout le monde sentait que c’était précaire. À cela s’ajoutait la douloureuse conscience que la séparation de la Hongrie aurait signifié la ruine du port et de presque toutes les industries. René Henry avait écrit, dès 1903 : « Les Italiens de Fiume sont dans la main des Magyars qui, pour les broyer, n’auraient qu’à ne plus les protéger contre les Croates 37.» Coincés entre le marteau du chauvinisme magyar et l’enclume du nationalisme slave, beaucoup d’Italiens de Fiume ne virent alors d’issue, une génération après les Dalmates, que dans l’« irrédentisme du désespoir ».
Notes de bas de page
1 Fried Ilona, ouvr. cité, 2001 p. 74-75.
2 Fried Ilona, ouvr. cité, p. 97.
3 Statistique donnée par Fried Ilona, ouvr. cité, p. 80.
4 Chiffres donnés par Fried Ilona, ouvr. cité, p. 111.
5 Volpi Gianluca, 2003, « Fiumani, ungheresi e italiani. La formazione dell’identità nazionale a Fiume all’epoca dualista», dans Nazionalismi di frontiera, Soveria, p. 51.
6 La liste des gouverneurs de Fiume est donnée par Gigante Silvino, 1928, Storia del comune di Fiume, Florence, Bemporand & Figlio, p. 113.
7 Gigante Silvino, ouvr. cité, p. 111.
8 Cité par Pisa Beatrice, 1995, Nazione e politica nella società Dante Alighieri, Rome, Bonacci, p. 86.
9 Sestan Ernesto, 1981, «Comunità, federalismo e diritti storici nell’ultimo mezzo secolo (1868-1918) della Monarchia Asburgica», dans Franco Valsecchi et Adam Wandruszka (dir.), Austria e province italiane 1815-1918, Bologne, Il Mulino, p. 301-330, p. 305.
10 Fried Ilona, ouvr. cité, p. 29.
11 Statistiques données par Laszy Giacinto, 1996, Fiume tra storia e leggenda, Fiume/Rijeka, Naklada Banja, p. 88.
12 Rapport de 1920, cité par Fried Ilona, ouvr. cité, p. 102-103.
13 En 1908, le podestà, Francisco Vio, et son conseil municipal firent le voyage de Rome pour obtenir la constitution d’un diocèse de Fiume (où les Italophones auraient été majoritaires) et protester contre la partialité et le chauvinisme du clergé croate.
14 Rapport de Celso Costantini de 1920, cité par Fried Ilona, ouvr. cité, p. 103.
15 Une anecdote entre mille autres : le 25 octobre 1908, des maçons italiens s’amusèrent, depuis leur échafaudage, à bombarder de projectiles divers des capucins croates, qui faisaient la quête pour leur couvent (voir Ilona Fried, ouvr. cité, p. 105).
16 Boruso Giuseppe et Pocuca Milojka, 1996, I porti dell’alto Adriatico: Trieste, Capo d’Istria et Fiume, Trieste, LINT, p. 156.
17 Rapport de la mission d’études confiée à Charles Loiseau par arrêté ministériel du 26 janvier 1899 : « Les relations austro-italiennes. Conflits de nationalité dans le Trentin et sur le Littoral autrichien. Irrédentisme et questions connexes », Archives des affaires étrangères, n° 25 (Autriche Hongrie Nouvelle Série), p. 31.
18 Berger Kurt, 1917, Triest und seine Aufgaben im Rahmen der österreichischen Wirtschaft, Vienne, p. 44.
19 Cité, sans autre précision, par Gigante Silvino, ouvr. cité, p. 133.
20 Ces statistiques sont données p. 44 et p. 56 par Berger Kurt, ouvr. cité.
21 La torpille autopropulsée fut inventée par le Fiumanais Giovanni Biagio Lupis von Rammer (1813-1875), ingénieur maritime autrichien qui avait pris part au siège de Venise en 1848-1849.
22 Cité par Volpi Gianluca, ouvr. cité, p. 60.
23 Le 18 août, anniversaire de l’empereur François-Joseph était considéré comme la fête nationale de l’Autriche-Hongrie (même s’il ne s’agissait pas d’un jour férié).
24 Chiffres donnés par Burich Enrico, 1915, Fiume e l’Italia, Milan, Ravà, p. 15 et 20.
25 Fried Ilona, ouvr. cité, p. 158.
26 Barzini Luigi, 1915, Gl’italiani della Venezia Giulia, Milan, Ravà editori, p. 24.
27 Les sokolaši se reconnaissaient à leur chapeau orné d’une plume de faucon (sokol, dans les langues slaves). Créés par des nationalistes tchèques en 1862, les sokols se répandirent parmi toutes les nations slaves d’Autriche-Hongrie, jusqu’aux communautés émigrées aux États-Unis.
28 Stampa du 6 septembre 1906.
29 Volpi Gianluca, 2003, « Fiumani, ungheresi e italiani », dans Marina Cattaruzza (dir), Nazionalismi di frontiera. Identità contrapposte sull’Adriatico nord-orientale 1850-1950, Soveria Mannellli (CZ), Rubbettino editori, p. 69.
30 Silvino Gigante, ouvr. cité, p. 139 cite Luigi Cussar, Marco De Santi, Gino Sirola et « une trentaine de jeunes qu’ils connaissaient ». On peut y ajouter Silvino Gigante lui-même et son frère Riccardo, Mario Angheben, Salvatore Bellasich, Armando Odenigo, Icilio Baci.
31 Riccardo Gigante (1881-1945) après des études à Graz, prit la tête de l’irrédentisme dans sa ville natale. En 1915, il s’enfuit en Italie pour s’engager. Après la guerre, il appuya l’entreprise de D’Annunzio et se rallia avec enthousiasme au fascisme et à la république de Salò. Il fut abattu par les partisans yougoslaves.
32 Venanzi Paolo, 1972, Italia o Morte! Vicende e figure nella storia di Fiume, Milan, L’Esule, p. 136.
33 Silvino Gigante, ouvr. cité, p. 147, parle d’agents provocateurs, délibérément infiltrés par la police hongroise parmi les participants.
34 Cité par Fried Ilona, ouvr. cité, p. 134.
35 István Capello von Wickenburg (1859-1931) avait un prénom hongrois et un patronyme qui associait l’allemand et l’italien. Il maîtrisait les trois langues à la perfection et avait eu une carrière typique de beaucoup de hauts fonctionnaires austro-hongrois.
Il était en poste à Fiume depuis 1885 et, s’il ne fut gouverneur en titre qu’à partir de 1910, les historiens s’accordent à le désigner comme le véritable représentant de l’exécutif hongrois à Fiume. Et celui qui orchestra la centralisation et la magyarisation, à partir de 1898.
36 Gigante Silvino, Storia del comune di Fiume, p. 34.
37 Henry René, 1903, Questions d’Autriche, Questions d’Orient, Paris, Plon, p. 53.
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