Chapitre 7
L’Istrie, la pionnière de l’irrédentisme
p. 123-134
Texte intégral
1L’Istrie est une petite péninsule (4 954 km2, soit l’équivalent d’un département comme la Haute-Loire ou le Bas-Rhin) en forme d’ergot entre, au nord, la baie de Muggia, juste au sud de Trieste1 et, au sud-est celle du Quarnaro. Une vingtaine d’îles, dont quatre habitées (Cherso, Veglia, Lussino Piccolo et Lussino Grande), y étaient, administrativement, rattachées.
2Des Italiens en minorité
3Au recensement de 1910, sur quelque 390 000 habitants, 167 966 se déclaraient de langue croate, 147 386 de langue italienne, 57 407 de langue slovène, 13 279 de langue allemande2. Les italophones (38 % de la population totale) étaient donc minoritaires, dans la patrie du musicien Giuseppe Tartini et du géographe Gian Rinaldo Carli.
4En outre, la répartition était très inégale. Les villes côtières de l’ouest, de Capodistria à Pola, en gros l’ancien comté vénitien d’Istrie, de loin la partie la plus riche, étaient italophones, même si leurs faubourgs étaient mixtes. À Pirano, par exemple, 7 131 des 7 158 habitants étaient de langue italienne. Mais, en incluant faubourgs et villages de banlieue, on avait, sur 12 087 habitants, 10 420 de langue italienne et 1 549 de langue slave (plus 118 de langue allemande). La cohabitation y était rude, et les journaux locaux mentionnaient des kyrielles de bagarres, insultes, agressions suivies d’arrestations, entre Slaves et Italiens3. En 1913, Luigi Barzini, alors journaliste au Corriere della Sera, décrivait :
Sans solution de continuité sur le Litorale, où s’accumulent les merveilleux trésors de l’art, de la culture et de l’histoire italienne, l’italianité est intacte, pleine généreuse, ardente et combat farouchement pour sa vie millénaire. Derrière les Slaves envahisseurs pèse le poids de l’énorme masse des Slaves de l’Empire avec ses organisations sociales et financières, avec sa soif de conquête. Derrière les Italiens, il n’y a rien ni personne. Eux sont seuls avec leur droit4.
5Sur la façade orientale et dans l’intérieur, rudes et désolés, les Slaves (Slovènes au nord, Croates au sud) étaient majoritaires. Des propriétaires terriens italophones dominaient une paysannerie slave misérable. Comme en Dalmatie, la lutte des nationalités se traduisit par des attaques nocturnes de fermes isolées, des arbres ou des vignes arrachés, du bétail tué ou mutilé5.
6La désignation de la capitale provinciale devait susciter aussi bien des agitations. Jusqu’en 1860, l’honneur échut à Pisino, puis à Parenzo. Mais Parenzo étant réputée italianissima, les députés slaves à la Diète provinciale, se plaignant d’avanies et d’intimidations, la boycottèrent, à partir de 1897. Le Statthalter proposa un transfert à Pola, la plus grande ville d’Istrie. Protestation des italophones qui, à leur tour, boycottèrent la Diète provinciale, qui ne fut plus convoquée pendant trois ans. Avant de rouvrir, en 1900, à Capodistria.
Le double héritage de Venise et des Habsbourg
7Depuis les xie-xiie siècles, Venise avait imposé son influence et son autorité sur le littoral Ouest de l’Istrie, dont les villes de Capodistria/Koper à Rovigno/Rovinj, semblent, encore aujourd’hui, comme des clones de la cité de Saint-Marc. Mais Venise n’avait pas cherché à dominer l’intérieur de la Péninsule ni le littoral Est, désolé et paludéen, abandonné à une population slave misérable plus ou moins vassalisée par les Habsbourg depuis 1374. En 1797, l’Istrie entière passa sous domination autrichienne, domination définitivement assise, en 1815 au congrès de Vienne, après la parenthèse napoléonienne. En 1825 fut constitué le Kronland d’Istrie qui unissait le comté (traditionnellement vénitien) et le marquisat (traditionnellement austro-slave).
8Un irrédentisme très précoce
9De toutes les terres irrédentes, c’est en Istrie qu’on observa les premières manifestations d’irrédentisme. Mais le tropisme des Istriens était moins italien que vénitien, ce qui n’était pas le cas à Trieste. Dès mars 1848, après la proclamation de la république de Saint-Marc, et alors que la quasi-totalité des autres italophones continuait à envisager son avenir dans le cadre de l’empire des Habsbourg, Tommaso Luciani6 et Antonio Mandonizza 7 tentèrent de rallier l’Istrie à Venise, non sans rencontrer un certain écho. Armand Pitassio raconte :
Le lien ancien avec Venise joua un rôle important dans le développement initial de l’irrédentisme istrien : alors qu’en 1848-1849, à Trieste les libéraux soutenaient seulement le mouvement constitutionnel viennois, les élites des villes d’Istrie se solidarisaient (au moins verbalement) avec les guerres du Risorgimento, et surtout avec Venise assiégée par les Autrichiens8.
10La Diète des nessuno (avril 1861)
11Conformément aux dispositions de la Patente du 26 février 1861, la Diète d’Istrie se réunit, le 10 avril suivant, pour procéder à l’élection des députés de la province au Reichsrat. En Vénétie, alors possession des Habsbourg, on avait choisi de boycotter ces élections en mettant sur les bulletins, à la place du nom du candidat : « Nessuno ». Vingt communes d’Istrie suivirent cet exemple. Une nouvelle réunion, ordonnée par le luogotenente, le 16 avril, donna le même résultat. Cette « Diète des nessuno » fut une première : il ne s’agissait plus de l’expression d’un mécontentent, mais du refus de principe de participer à la vie politique de l’Empire, refus alors totalement absent des autres terres irrédentes. Ce fut, en somme, la première manifestation de séparatisme irrédentiste, quinze ans avant que le mot n’existe. Et, entre 1848 et 1866, plusieurs pétitions furent adressées aux autorités pour demander le rattachement de l’Istrie, non à la province du Litorale, mais à la Vénétie encore autrichienne9.
12Un des premiers irrédentistes ante litteram fut sans doute le capodistrien Carlo Combi (1817-1884). Pressenti pour devenir professeur à Padoue, alors autrichienne, il avait refusé de prêter le serment à l’Empereur et était revenu travailler comme avocat dans sa région natale. Dès 1859, lors des préparatifs de la deuxième guerre du Risorgimento, Combi avait mis sur pied un « Comité national secret pour Trieste et l’Istrie » qui appelait les armées de Victor-Emmanuel II à ne pas s’arrêter à Venise, mais à poursuivre jusqu’à Pola. Démasqué par la police autrichienne, Combi n’avait dû son salut qu’à sa fuite en Italie. Amnistié, revenu en Istrie, il dut fuir à nouveau au printemps 1866. À Florence, il entreprit auprès du gouvernement une intense campagne de « lobbying » pour inscrire l’Istrie parmi les buts de guerre. La paix de Vienne ayant rendu irréaliste une annexion de l’Istrie à l’Italie, Combi renonça à sa citoyenneté autrichienne pour finir ses jours à Venise. Ses funérailles, le 11 septembre 1884, furent l’occasion d’une mémorable manifestation irrédentiste. Son cercueil fut porté par des fuorusciti triestins, on déposa des couronnes au nom de Capodistria et d’autres localités irrédentes. Peu après, le luogotenente révoqua la municipalité de Capodistria dont le podestà, Pier Antonio Gambini, avait voulu rendre hommage à son concitadin.
13Combi avait fait paraître à Florence un opuscule (faussement daté Dall’Istria, li 27 luglio 1866) : « Appel des Istriens à l’Italie ». Il s’agissait d’un plaidoyer pour cette « région excentrée d’Italie », où, affirmait-il :
Il n’y a pas de village un tant soit peu civilisé qui ne soit purement italien… L’habit, les coutumes, les traditions, les chants sont italiens ; italienne l’architecture de l’humble masure au palais de justice et à la cathédrale ; italiens le pinceau et le burin qui décorent temples et édifices publics ; italiennes les institutions de bienfaisance, d’instruction ecclésiastique ; italiennes, les confréries populaires, tout comme les sociétés savantes ; italiens la chaire et le théâtre ; italiennes enfin les lois, dont on a de magnifiques exemples depuis le xiiie siècle… Tandis que dans d’autres régions, et non pas des moins illustres, du reste de l’Italie, il n’y avait que des seigneurs féodaux et une plèbe inconsciente de soi10.
Mais après 1866, l’annexion de l’Istrie à l’Italie n’était plus qu’une chimère, et devait le rester encore longtemps.
14La position des Italiens restait dominante en Istrie
15L’Istrie juxtaposait un littoral Ouest, de Capodistria à Pola, riant, actif et italophone (« Dans les plus petites villes du littoral, entre les maisons vénitiennes, les lions et les broderies de pierre qui entourent les fenêtres à arc pointu, il y a la vivacité des voix et des couleurs, le parler sonore, l’aller et venir un peu bruyant des Italiens ») et un intérieur slave (slovène au nord, croate au sud) pauvre (« Les hameaux slaves aux maisons basses et fumeuses, endormis et silencieux, la marmaille pléthorique, malade, comme droguée de misère… les troupeaux de porcs non gardés qui paissent dans une gadoue permanente. Ce sont des hameaux tristes11 »).
Cette pauvreté était due à l’incurie et à la paresse des Slaves selon les uns ; à la funeste exploitation vénitienne selon les autres. Le très italophobe diplomate autrichien Heinrich von Haymerle (voir p.) accusait : « Ils [les Vénitiens] ont pris les hommes et les arbres pour leur flotte, se sont emparés du sel et des oliviers, et ont tout opprimé, dévasté, dépeuplé le reste, de façon à ce qu’aucun rival ne puisse émerger12. »
16Bien que minoritaires, les italophones, en moyenne bien plus riches (notamment par le biais de la propriété terrienne) et instruits que les Slaves, formaient la majorité des représentants à la Diète provinciale d’Istrie. Encore en 1914, sur 42 députés, 24 étaient italophones, 18 slaves ; trois sièges « virilistes » étaient réservés aux évêques de Pola-Parenzo, Capodistria et Veglia/Krk.
17L’italien était la langue de travail de la Diète provinciale. Quand en 1885, un député s’exprima pour la première fois en croate, il déclencha un hourvari… Ce genre d’incident devait se répéter régulièrement. Le Statthalter, au début de chaque session, saluait les députés en italien (sous les protestations des députés slaves) puis en slovène et en croate (sous les protestations, cette fois, des députés italophones). Au bout d’une demi-heure de tohu-bohu, les travaux pouvaient commencer…
18En Istrie, comme en Dalmatie, le conflit italo-slave se doublait d’un antagonisme social entre propriétaires, presque tous italiens ou italianisés, et métayers, presque tous slaves. Dès 1885, la Società politica istriana déplorait :
La haine de race, les menaces et les violences des paysans slaves contre les citadins italiens […] L’élément slave a pris une attitude hostile et menaçante contre les Italiens, depuis qu’on a permis aux prêtres de la campagne de prêcher impunément depuis la chaire et sur les parvis, l’aversion et la haine des paysans slaves contre les Italiens, les traitant publiquement d’usurpateurs, de brigands, d’usuriers de voleurs, et pire encore13.
Cette détestation n’était pas à sens unique, et les italophones redoutaient autant qu’ils méprisaient « ces Croates, dont le nom est associé aux plus cruelles répressions en Italie, et qui sont, encore aujourd’hui, aux premiers rangs de leurs adversaires14 ».
Carlo Schiffrer voyait dans cet antagonisme, parfois très violent, et que le « fascismo dei confini » devait exacerber encore, la cause de « la tempête qui éclata avec la sauvage violence, caractéristique des jacqueries, en ce tragique automne 194315. »
Pola, fief de la marine de guerre austro-hongroise
19L’Istrie avait, pour Vienne, une importance stratégique primordiale, car l’essentiel de sa marine de guerre était concentré à Pola, devenue le « Toulon » austro-hongrois depuis que l’amirauté avait jeté son dévolu sur cette bourgade, située à proximité du cap Promontore (Kamenjak, en croate) à la pointe sud de l’Istrie16, grâce à son site, facile à défendre au fond d’une baie profonde. On y établit un arsenal (le premier navire fut lancé en 1858) et un port militaire ; en 1864, l’amirauté y fut transférée depuis Trieste ; par contre l’école navale, la k.u.k. Marineakademie, resta à Fiume.
20Pola, après avoir connu son heure de gloire sous l’Empire romain, n’était plus qu’un médiocre village de 900 habitants en 1848. En 1857, elle en comptait 6 551, en 1881 25 179 et enfin, en 1910, 50 290 (à 52 % italophones). Toute la rade (voir carte) était vouée à la marine de guerre.
Pola était, par les effectifs (14 434 militaires et 7 914 ouvriers des arsenaux)17, la deuxième garnison de l’Empire après Vienne. L’Istrie était, somme toute, la Crimée autrichienne, une Crimée dont Pola aurait été le Sébastopol, Trieste l’Odessa, et Abbazia, le Yalta. Peu flatteur, James Joyce décrivait pourtant Pola en 1904, comme « une Sibérie maritime : 37 navires de guerre dans le port grouillant d’uniformes délavés18 ». Le site était de surcroît insalubre et la malaria y subsistait à l’état endémique.
21Un regard sur la carte suffisait pour comprendre que ce n’était pas à sa marine que l’Autriche-Hongrie pouvait donner la priorité ; elle n’en sut pas moins constituer une force navale non négligeable, d’autant que, presque entièrement concentrée dans l’Adriatique, elle le dominait aisément.
Or, la langue du commandement y était l’italien ; son véritable acte de naissance avait d’ailleurs été l’incorporation de ce qui restait de la vénitienne, après 1797, et surtout 1815. Jusqu’en 1866, son nom officiel était : Österreichisch-Venezianisch. En 1848, sur 5 000 officiers, seuls 70 n’étaient pas italophones19. En 1910 encore, 9,8 % des officiers et 18 % des équipages étaient italophones ; soit une proportion qui, si elle avait énormément baissé, restait au moins le quintuple de ce qu’elle était dans la population totale20. La proportion aurait été encore plus grande si on y avait inclus ceux des cadres et des matelots qui portaient des noms italiens.
22Mais, dans la marine comme en politique, avoir « un nom italien… n’impliquait pas d’être de langue italienne ni d’avoir une sympathie particulière pour le royaume d’Italie21 ».
Un bon exemple en fut l’amiral Rodolphe Montecuccoli (1843-1922) qui commanda la flotte austro-hongroise de 1904 à 1913. Né à Modène, entré dès son adolescence dans la marine austro-vénitienne, cet Italien de pure souche n’était que méfiance envers sa patrie d’origine22. Et, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité, il s’employa à réduire l’importance de l’italien dans la marine. Au grand dam des italophones.
La Riviera austro-hongroise23
23L’Istrie jouait également un rôle de premier plan dans ce qui devenait alors un phénomène sociologique, en même temps qu’une activité économique : le tourisme.
À l’arrivée du chemin de fer, en 1884, Frédéric Schüler (1832-1894) directeur général de la Südbahn (il avait déjà fait du Semmering une grande station touristique) établit sur la côte orientale de l’Istrie une station balnéaire qu’il nomma Abbazia. Il s’agissait pourtant d’un village de pêcheurs croates, Opatija, dont aucun habitant n’avait l’italien comme langue maternelle. Mais ses promoteurs jugèrent qu’un nom italien, prometteur de soleil et de dolce far niente, attirerait plus les touristes. Le premier palace, l’hôtel Quarnero, fut vite suivi de beaucoup d’autres. Dès 1891, Abbazia recevait 5 781 visiteurs par an ; en 1913, ils étaient 48 000, dont un millier s’y étaient établis de façon permanente24. L’activité touristique déborda sur les communes limitrophes de Volosco et de Lovrana/Lovran, donnant naissance à une véritable Riviera autrichienne.
24Sur la côte occidentale de l’Istrie, l’homme d’affaires Paul Kupelwieser (1843-1919) acheta, en 1893, l’archipel des îles Brioni, au large de Pola, afin d’en faire un grand centre touristique, en même temps qu’un centre d’acclimatation pour les zoos Hagenbeck.
Il fit bâtir cinq hôtels, organisa un train de nuit de Vienne à Pola, avec correspondance pour le ferry des îles Brioni, le train arrivant sur le quai même du port. Les îles Brioni devinrent vite un lieu de villégiatures très couru. On pensait aussi créer une ville touristique, ex nihilo, à Medolino/Medulin, sur la commune de Pola, mais à huit kilomètres au sud-est de l’agglomération ; le projet fut anéanti par l’éclatement de la guerre.
25À la veille de 1914, le tourisme balnéaire et climatique était en plein développement sur la « riviera autrichienne ». Et, sans la guerre et l’éclatement de l’Empire austro-hongrois, on pouvait imaginer l’Istrie devenant un des centres majeurs du tourisme européen, sur le même pied que la Côte d’Azur française ou les Grands Lacs italiens.
Constatons d’autre part que, si les toponymes étaient à consonance italienne, les capitaux étaient viennois, la main-d’œuvre, essentiellement slovène ou croate. Les italophones brillaient, justement, par leur absence dans le développement du tourisme.
L’automne de Pirano (1894)
26Les évènements de l’automne 1894 à Pirano/Piran (et aussi, à un degré moindre, dans quelques villes du littoral istrien) ne furent finalement, qu’un feu de paille. Mais ils n’en firent pas moins sensation, marquèrent une étape dans l’histoire de l’irrédentisme.
Le bilinguisme dans l’espace public était, dans l’empire des Habsbourg, un sujet explosif25. On a vu que la municipalité de Trieste, imitée par presque toutes celles dirigées par les Italiens, avait interdit toute inscription autre qu’en italien.
27En 1891, les italophones perdirent, d’ailleurs provisoirement, la majorité absolue à la Diète provinciale d’Istrie. Toutefois, et au contraire de ce qu’on avait vu en Dalmatie à partir de 1870, les Slaves (divisés ici en Slovènes et Croates) ne proclamèrent pas le vae victis et acceptèrent de négocier. Mais ils imposèrent que les tribunaux (qui, jusque-là, n’admettaient pas d’autre langue que l’italien) acceptent d’entendre des témoignages et des plaidoiries en langue slave. Et, en septembre 1894, que leurs plaques extérieures soient désormais bilingues. Décision entérinée par le luogotenente du Litorale, Teodoro di Rinaldini, et généralement admise, avec mauvaise humeur, mais sans incident sérieux.
28À Pirano cependant, le podestà, Domenico Fragiacomo, protesta contre l’« offense faite à l’italianité de sa ville », et appela ses administrés à exprimer leur mécontentement. Le dimanche 14 octobre 1894, une première manifestation eut lieu, suivie d’une réunion extraordinaire de la rappresentanza (conseil municipal). Une protestation, adoptée à l’unanimité, disait, entre autres : « Nous ne pouvons tolérer cette mesure qui trouble la tranquillité de la commune, qui se sent, de façon indissoluble, liée à ses traditions, son histoire, son caractère, ses coutumes italiennes depuis toujours26. » La semaine suivante fut d’autant plus tendue que les Slovènes, mi-plaisanterie mi-bravade, proclamèrent haut et fort que ces enseignes bilingues n’étaient que la première étape de la conquête de la ville par les Slaves.
29Ce fut le dimanche 21 que les choses se gâtèrent vraiment. Aux cris de « Fora i sciavi! », « Non vogliamo tabelle slave! », une foule de plusieurs centaines de personnes prit d’assaut le tribunal, différents commerces appartenant à des Slaves ; et aussi les maisons des chanoines Marsapin et Fonda, aux cris de « Abbasso i preti sciavi! Porco di un prete! » Les deux ecclésiastiques étaient pourtant italiens. Mais, on l’a souvent constaté, l’irrédentisme se faisait volontiers anticlérical. D’autant que Marsapin avait fait l’effort d’apprendre le slovène et l’allemand, ce qui suffisait à le désigner comme « traître » aux yeux des autres Italiens. Quant à Fonda, il avait, par plaisanterie, lancé « dobro jutro! » dans un café particulièrement italianissimo. Plaisanterie qui, prise au sérieux, devait lui coûter cher.
30Il n’y eut pas de blessés, mais les six gendarmes en poste sur le lieu s’avérant insuffisants pour rétablir l’ordre, on demanda des renforts à Trieste. Une compagnie de soldats d’infanterie arriva par bateau, le lundi vers 17 heures. Toute la ville était rassemblée sur les quais pour manifester son hostilité. « Non vogliamo militari! Abbasso le armi! » Mais on entendit aussi : « Viva l’imperatore27! » Ce qui montrait que la défense de l’italianité ne se confondait pas encore, en 1894, avec le séparatisme et l’hostilité à la dynastie. Un certain Vidali proclama d’ailleurs : « Du calme, patriotes ! Respect aux autorités. Vive l’Autriche ! Vive la Lega nazionale ! » sans susciter la moindre désapprobation28.
31Les officiers à la tête du détachement, le capitaine Jary (qui était polonais) et le lieutenant List (styrien) surent garder leur sang-froid. Le podestà Fragiacomo, qui se rendait compte d’avoir jeté de l’huile sur le feu, accepta d’appeler au calme, affirmant même, fort imprudemment, avoir obtenu l’assurance que les plaques bilingues ne seraient, finalement, pas imposées ; ce qui était faux. Tout finit pourtant par rentrer dans l’ordre. Le soir même, les Piraniens improvisèrent un grand banquet en plein air pour célébrer leur « victoire ».
32Qu’une décision aussi insignifiante ait pu avoir de telles conséquences donne une idée de la tension permanente qui régnait en Istrie, et dans toutes les terres irrédentes, sous un calme apparent. Le retentissement fut grand, tant en Autriche qu’en Italie même où Crispi, alors au pouvoir, fit pourtant tout pour étouffer l’affaire. À Venise, le conseil municipal observa une minute de silence, en hommage aux frères vénètes de l’autre rive. À Brescia, on décida de baptiser une rue via Trieste (ce qui était paradoxal, car Trieste n’était en rien concernée par les évènements). Partout, on voyait dans cette affaire les prémices d’un assaut slave contre l’italianité du Litorale.
Le 6 mars 1895, treize émeutiers, convaincus de dégâts matériels et de vol, furent condamnés à des peines comprises entre deux ans et un mois de prison. Parmi eux, un seul, Giuseppe Jug, reconnut avoir crié « Abbasso l’Austria! ». Et il s’en excusa, à l’audience29.
33Il devait y avoir une suite : un an plus tard, le 15 janvier 1896, huit députés slaves de la Diète régionale se rendaient à Trieste par bateau. La bora les ayant contraints à faire escale à Pirano, ils ne manquèrent pas d’aller voir les plaques bilingues, finalement apposées. Les passants les accusèrent d’avoir pris une attitude provocatrice, en parlant peu discrètement leur langue, une foule hostile se rassembla, les bombardant d’insultes et de projectiles. La gendarmerie dut intervenir, en exfiltrant les députés jusqu’à Capodistria.
Conclusion
34On voit qu’en Istrie, l’hostilité entre Slaves et Italiens n’était pas moins forte qu’ailleurs. Et pourtant, ceux-ci se sentaient moins menacés qu’à Fiume ou en Dalmatie. D’abord, ils tenaient fermement les villes du littoral Ouest, de loin la partie la plus riche et active de la région. Et ensuite, les Slovènes et Croates se montraient, généralement, moins intransigeants et provocateurs qu’ailleurs. « On avait envers les élites slaves, dans l’ensemble modérées, une attitude générale de respect et de bon voisinage, avec lesquelles un arrangement n’était pas impossible30. »
Notes de bas de page
1 Depuis 1382, un ruisseau, la Rosandra, marque la limite entre le territoire de Trieste autrichien et l’Istrie vénitienne. Jusqu’en 1797, il était frontière d’État.
2 Chiffres donnés par Veiter Theodor, 1965, Die Italiener in der österreichischen Monarchie, Munich, Verlag für Geschichte und Politik, p. 38.
3 Apollonio Almerigo, 1992, « Notizie di colluttazioni, insulti, arresti, aggressioni reciproche », Autunno istriano, la rivolta di Pirano del 1894 e i dilemmi dell’irredentismo, Trieste, Italo Svevo, p. 57.
4 Cité par Alberti Mario, ouvr. cité, p. 312.
5 Voir Apollonio Almerigo, ouvr. cité, p. 41.
6 Tommaso Luciani (1818-1893) né à Albona/Labin, mort en exil à Venise, était podestà de sa ville natale.
7 Antonio Madonizza (1806-1870) né à Capodistria, il avait fait ses études à Padoue avant d’ouvrir un cabinet d’avocat dans sa ville natale. Il fut un des fondateurs de La Favilla, et député au Reichsrat.
8 Pitassio Armando, « Irrédentisme et nationalisme en Italie. Un même projet ? », Cahiers Irice, vol. 1, 2015.
9 Voir Quarantotti Giovanni, 1938, Storia della Dieta del Nessuno, Parenzo, Coana e Figli, p. 27.
10 Combi Carlo, Appello degli Istriani all’Italia. Atti del Comitato triestino-istriano, Florence, 1866 p. 222 et 224.
11 Description de Gayda Virginio, ouvr. cité, p. 187.
12 Haymerle Alois von, Italicae Res, Vienne, 1879, p. 45.
13 Cité par Veronese Leone, 1938, Vicende e figure dell’irredentismo giuliano, Trieste, tipografia triestina editrice, p. 164.
14 Rapport Loiseau Charles, p. 24.
15 Schiffrer Carlo, ouvr. cité, p. 92.
16 Avant de retenir Pola, les ingénieurs navals avaient d’abord envisagé les sites de Muggia (immédiatement au sud de Trieste), Pirano (au nord-ouest de l’Istrie) Sebenico (en Dalmatie) et les bouches du Kotor (aux confins du Monténégro), Les Bocche (le toponyme italien, emprunté aux cartes maritimes vénitiennes, subsista jusqu’en 1918, bien que la région ait toujours été de peuplement presqu’exclusivement slave) furent d’ailleurs retenues pour établir une base, mais on les jugea trop éloignées de Vienne, trop faciles à isoler, pour pouvoir être le siège de l’Amirauté.
17 Statistiques données par Gayda Virginio, ouvr. cité, p. 199.
18 Lettre de James Joyce à Mrs. Murray du 31 décembre 1904 ; cité par Wiggermann Frank, ouvr. cité, p. 21
19 Chiffres donnés par Veronese Jr Leone, 2003, Imbarcherà sulla Viribus Unitis Breve storia dell’imperial-regia Marina di Guerra austriaca, Trieste, edizioni Luglio, p. 11.
20 Höbelt Lothar, 1989, « Die Marine », dans Die Habsburger Monarchie V Die bewaffnete Macht, Vienne, Verlag der österreichischen Akademie der Wissenschaften, p. 745. Encore en 1885, 32 % des équipages étaient italophones.
21 Wiggermann Frank, ouvr. cité, p. 169-170.
22 D’après Virginio Gayda, ouvr. cit, qui va jusqu’à parler de « campagna di sterminio », p. 200, Montecuccoli voyait dans les italophones, et encore plus dans les Régnicoles, des espions en puissance.
23 Du 14 novembre 2013 au 30 mars 2014 s’est tenue, au musée de la Karlsplatz, à Vienne, l’exposition Österreichische Riviera. Wien entdeckt das Meer. Le catalogue révèle bien des détails intéressants. Voir, en particulier, le chapitre « Tourismus und nationale Spannungen. Vor und hinter den Kulissen » par Andreas Gottsmann, p. 76-87. Voir aussi Alfred Niel, 1981, Die k.u/k. Riviera, von Abbazia bis Grado, Graz, Styria.
24 Statistiques données par Wiggermann Frank, ouvr. cité, p. 28 et Fried Ilona, 2001, Fiume, città della memoria 1868-1945, Udine, Del Bianco, p. 67.
25 Hors des terres irrédentes, la tentative, en 1883, d’imposer des inscriptions bilingues croate-magyar sur les bâtiments officiels de Zagreb y avait déclenché une émeute. De même, en 1893, la décision de la municipalité jeune-tchèque de Prague de supprimer les inscriptions (noms de rues, désignation des bâtiments officiels, etc.) bilingues tchèque-allemand, pour imposer l’usage exclusif du tchèque.
26 Apollonio Almerigo, ouvr. cité, p. 63.
27 Ibid., p. 71.
28 Ibid., p. 90.
29 Ibid., p. 116.
30 Apollonio Almerigo, ouvr. cité, p. 34.
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