Chapitre 2
Le dualisme austro-hongrois
p. 45-64
Texte intégral
1Les défaites de 1859 et de 1866 avaient fini par convaincre les autorités autrichiennes que l’époque de Metternich et de ses épigones était passée, et que l’Empire devait se réformer s’il ne voulait pas mourir. La promulgation de trois lois constitutionnelles (le Diplôme du 20 octobre 1860, la Patente du 26 février 1861 et finalement le Compromis du 21 décembre 1867) entama un double mouvement de très prudente démocratisation et de concessions aux revendications nationales, à commencer par celles des Hongrois.
2Car les Hongrois étaient, de toutes les minorités, la plus nombreuse, la plus revendicative, la seule capable de mettre, à elle seule, la survie de l’Empire en jeu. Mais les classes dirigeantes autrichiennes et hongroises, qui auraient pu continuer à se déchirer, comprirent intelligemment qu’elles avaient un intérêt commun : contenir les revendications d’autonomie, sinon d’indépendance des Slaves qui auraient menacé autant, voire plus, les Hongrois que les Autrichiens.
3À Vienne, le personnel politique était partagé entre « dualistes » et « fédéralistes », « Fédéralisme » étant entendu, non au sens actuel du terme, mais comme une large autonomie, concédée à toutes les nationalités de l’Empire et pas aux seuls Hongrois. Mais le dualisme l’emporta finalement, l’Empereur et ses ministres, notamment Beust, négocièrent avec les Hongrois, et avec eux seuls. Le 16 avril 1865, dans le Pesti Hírlap, Ferenc Deák avait évoqué un « compromis » (kiegyezés, en hongrois, Ausgleich, en allemand) qui aurait sauvegardé les droits historiques de la Hongrie, sans mettre en cause le pouvoir impérial.
4Vienne saisit cette main tendue, des négociations s’ouvrirent. Elles débouchèrent sur une large amnistie (« Qu’un voile soit tendu sur le passé », déclara l’Empereur) et surtout, sur la Loi constitutionnelle du 21 décembre 1867, qui établit le Compromis. Cet étrange « remariage de raison » devait tenir1 plus de soixante ans, jusqu’aux dernières semaines de la Grande Guerre.
À partir de 1867, l’Autriche et la Hongrie formèrent deux États quasi indépendants l’un de l’autre, mais ayant en commun un souverain : François-Joseph, déjà empereur d’Autriche depuis 1848, fut couronné, le 8 juin 1867, Roi apostolique de Hongrie, à Budapest.
Autriche et Hongrie possédaient également en commun :
- une armée, dont la langue de commandement était l’allemand. Même si, pour compliquer encore une situation qui n’en avait guère besoin, Autriche et Hongrie en avaient chacune une, de réserve et de soutien à l’armée impériale et royale, la Landwehr en Autriche, la Honvéd en Hongrie ;
- une marine, dont la langue de commandement était l’italien ;
- une diplomatie ;
- une monnaie ; il s’agissait du florin (Gulden en allemand, forint en magyar, fiorino en italien), divisé en 100 Kreuzer. En 1892 lui succéda la couronne (Krone en allemand, korona en magyar, corona en italien), divisée en 100 Heller (filler en magyar, centesimi, en italien). Fondée sur l’étalon-or, c’était une des monnaies les plus solides d’Europe. Les billets de banque austro-hongrois étaient imprimés, d’un côté en allemand (et, en plus petits caractères, en tchèque, polonais, italien, ruthène, slovène, croate, serbe et roumain), de l’autre en magyar, et seulement en magyar.
5Mais dans tous les autres domaines, les deux États étaient pleinement souverains, avec chacun son exécutif et son parlement bicaméral (le Reichsrat, littéralement, conseil de l’Empire, à Vienne ; l’Országgyűlés, la Diète, à Budapest).
Parler d’Autriche et de Hongrie était d’ailleurs trompeur. Les documents officiels parlaient de : « Royaumes et Pays représentés au Conseil de l’Empire » pour l’Autriche. Et de « Pays de la Sainte Couronne hongroise d’Étienne » pour la Hongrie2. Pour simplifier ces pompeuses dénominations, il était généralement question de l’« Empire » (= l’Autriche) et du « Royaume » (= la Hongrie), l’ensemble austro-hongrois étant dénommé la Monarchie. Et, en langage parlé, de Cisleithanie et de Transleithanie (voir p.).
6Les deux États avaient des systèmes juridiques totalement distincts. Ils étaient même séparés par une véritable frontière, que les Hongrois tentèrent à plusieurs reprises (mais sans succès) de doubler d’une barrière douanière, obtenant toutefois, en 1903, de transformer l’« union douanière » en « accord douanier ». Concrètement, cela ne changeait rien ; mais cela flattait le chauvinisme magyar.
Les trois domaines communs étaient financés à 70 % par la partie autrichienne et à 30 % par la partie hongroise, proportions qui passèrent à respectivement 63,6 et 36,4 % à partir de 1907.
Le monde particulier de la Cisleithanie
7La Cisleithanie, dont la langue administrative (le texte de la Loi fondamentale du 21 décembre 1867 parlait de Dienstsprache, littéralement, langue de service) était l’allemand (mais dont seulement 36,7 % de la population3 était de langue maternelle allemande) incluait, non seulement l’Autriche, mais aussi la Slovénie, la Dalmatie, l’actuelle République tchèque et le sud de la Pologne, le sud-ouest de l’Ukraine actuelle. Toutes les terres irrédentes italiennes, à la notable exception de Fiume, se trouvaient du côté cisleithan.
8L’Autriche était composée de seize provinces, les kronländer :
- la Basse-Autriche, chef-lieu Vienne ;
- la Haute-Autriche, chef-lieu Linz ;
- la Styrie, chef-lieu Graz ;
- la province de Salzbourg ;
- la Bohême, chef-lieu Prague ;
- la Moravie, chef-lieu Brünn (Brno en tchèque) ;
- la Silésie, chef-lieu Troppau (Opava en tchèque) ;
- la Galicie, chef-lieu Lemberg (Lviv en ukrainien) ;
- la Bucovine, chef-lieu Czernowitz (Tchernovtsy en ukrainien) ;
- la Carniole, chef-lieu Laibach (Ljubljana en slovène) ;
- la Carinthie, chef-lieu Klagenfurt ;
- le Tyrol (incluant le Trentin, le Haut-Adige et le Vorarlberg actuels), chef-lieu Innsbruck ;
- le Küstenland (= le Litorale), chef-lieu Trieste, regroupait en fait, depuis 1818, trois kronländer distincts, avec chacun sa Diète provinciale : la ville de Trieste, le comté de Görz-Gradiska (chef-lieu : Gorizia) et l’Istrie (chef-lieu : Pisino) ;
- la Dalmatie, chef-lieu Zara (Zadar en croate).
Il faudrait ajouter la Bosnie-Herzégovine, territoire ottoman occupé militairement depuis 1878, qui forma, à partir d’octobre 1908, un nouveau Kronland avec pour chef-lieu, Sarajevo.
9Les limites administratives étaient le fruit d’une histoire pluriséculaire (ils avaient d’ailleurs conservé leurs noms traditionnels : archiduchés de Basse et de Haute-Autriche, duché de Bucovine, margraviat de Moravie ou d’Istrie, comté de Gradiska, royaume de Dalmatie, etc.), et ne coïncidaient que rarement avec les frontières linguistiques. Dans l’Autriche de François-Joseph, un peu comme dans la France de l’Ancien Régime, modifier ces limites, parfois pluriséculaires, s’avéra impossible. Malgré de nombreuses requêtes4, aucune modification territoriale ne fut accordée, de 1867 à 1918 ; et c’est peut-être dommage, car mettre fin à des cohabitations forcées et tumultueuses au sein d’une province aurait sans doute pu désamorcer bien des tensions.
10À la tête de chaque Kronland, le gouvernement de Vienne nommait un « préfet », le Statthalter (luogotenente en italien), dont le rôle était fondamental ; la « préfecture » étant la Statthalterei ou luogotenenza. Jusqu’en 1900, presque tous les Statthalter appartenaient à l’aristocratie, la plupart étaient des officiers supérieurs.
11Depuis la patente du 26 février 1861, chaque Kronland élisait une Diète provinciale (Landtag en allemand, dieta provinciale en italien) qui votait budget et lois, appliqués par un exécutif, le Landessauschuss (giunta esecutiva provinciale en italien). Toutes les décisions de la Diète étaient toutefois soumises au veto du luogotenente (le principe de séparation des pouvoirs n’était pas reconnu en Autriche-Hongrie)5, dont on ne pouvait faire appel que devant l’Empereur.
12Un système de suffrage injuste et compliqué
13Le système de suffrage, le très complexe Kurienwahlsystem, en vigueur en Cisleithanie jusqu’en 1906, était à la fois censitaire, indirect et inégalitaire et il favorisait les possédants de façon éhontée. Le montant du cens n’a jamais cessé de varier, de 1861 à 1906. Et on signale partout que beaucoup préféraient se passer de voter plutôt que de payer cet impôt supplémentaire : aux élections de 1897, à Gorizia, 1764 électeurs sur 3 890 se présentèrent aux urnes ; à Trieste, les chiffres étaient de 25 320 sur 35 960. Soit en gros, les deux tiers des électeurs potentiels, taux de participation qui resta stable, jusqu’à la réforme électorale de 1906.
Les électeurs (tous des hommes de plus de 24 ans) étaient répartis en quatre curies : propriétaires terriens, communes urbaines, chambre de Commerce et d’Industrie et communes rurales. La réforme Badeni, en 1896, en créa une cinquième qui comprenait tous les hommes de plus de 24 ans, quels que soient leurs revenus, mais qui ne désignaient que 72 députés sur 354 ; tandis que les grands propriétaires terriens en désignaient 85, les grands commerçants et industriels, 21.
14Ce système surreprésentait les classes, et les ethnies, qui dominaient une région par la richesse. C’est ainsi que, jusqu’en 1870, la majorité absolue des députés à la Diète provinciale de Dalmatie était italophone, alors que la part de population de langue italienne n’y dépassait pas les 10 %. À cela il fallait ajouter une curiosité austro-hongroise : les sièges « virilistes » ou « ès qualités » réservés à des personnalités comme les évêques ou les recteurs d’université.
15Ainsi, en Dalmatie, jusqu’en 1906, sur les 41 députés à la Diète provinciale, dix étaient élus par les plus gros contribuables, huit par les municipalités des villes, trois par les chambres de Commerce, vingt par les communes rurales. En outre, le métropolite de rite grec de la Dalmatie et l’archevêque catholique de Zara occupaient, de droit, un siège « viriliste ».
16Depuis 1862, les municipalités étaient élues selon le même suffrage. Notons que les maires étaient appelés podestà dans les régions italophones de l’Empire, alors qu’en Italie même, on parlait déjà de sindaci.
17À Vienne, le Reichsrat siégeait dans un imposant bâtiment (achevé en 1883), en bordure du Ring. Il était composé de la Herrenhaus (chambre des Seigneurs, Camera dei Signori), pratiquement sans pouvoir6, et de l’Abgeordnetenhaus (chambre des Députés, Camera dei Deputati). Mais la vie politique se concentrait dans cette dernière, au point que le nom Reichsrat désigna, de plus en plus, la chambre des Députés seule. La traduction italienne, consiglio d’Impero, n’était presque jamais utilisée, sauf dans les documents officiels. La presse italophone parlait de « camera austriaca » ou de « camera di Vienna », voire de Reichsrat.
18L’effectif des députés au Reichsrat augmenta régulièrement, de 203 en 1873 à 516 en 1907. En 1900, sur 353 députés, le collège des propriétaires terriens en élisait 85, les chambres de Commerce et d’Industrie 21, les villes 118, les communes rurales 129. Trieste, par exemple, qui comptait un peu plus de 200 000 habitants, envoyait à Vienne quatre députés ; un élu par les membres de la chambre de Commerce, un par les citadins, un par les communes rurales du territoire, un par les propriétaires fonciers7. Ainsi, un Triestin propriétaire d’une entreprise, d’un appartement en ville, d’une villetta en banlieue et d’un terrain agricole, votait successivement dans quatre collèges électoraux différents ; et avait donc un quadruple droit de vote.
19Le Kurienwahlsystem fut aboli par la Loi du 7 novembre 1906 qui instaura le suffrage universel et égalitaire masculin, à partir de 24 ans ; l’éligibilité était, elle, fixée à 30 ans. Cela suscita de grands espoirs. La Tribuna écrivit que « le suffrage universel fera apparaître une Chambre dans laquelle les animosités nationales disparaîtront face à l’importance des intérêts collectifs8. » Et le social-démocrate Victor Adler s’exclama, lyrique : « Le parlement des privilèges est mort… morte l’injustice qui avait bâillonné le peuple — le saint droit des peuples commence à vivre9 ! »
20Cet espoir d’un apaisement des tensions ethniques fut vite déçu, ce fut même le contraire qui se produisit. Car, désignés au suffrage censitaire, les notables étaient du même monde et, au-delà des invectives, trouvaient souvent le moyen de s’entendre. Mais, le chauvinisme ayant toujours été l’argument électoral le plus facile et le plus efficace, le suffrage universel exaspéra et polarisa les luttes nationales. Il fallait désormais choisir son camp, il devenait inacceptable pour un électeur de « trahir » sa communauté en votant pour quelqu’un qui n’en faisait pas partie et les modérés, les partisans d’une entente furent de plus en plus marginalisés. L’Autriche d’alors annonçait un peu ce que nous appelons des « démocraties ethniques », où les résultats électoraux reflètent moins les opinions politiques que la composition ethnique de la circonscription.
21Après les élections des 13 et 20 juin 1911, les dernières qui eurent lieu avant la Guerre, vingt députés au Reichsrat étaient italophones ; soit un peu moins de 3 % du total, ce qui correspondait exactement à la proportion des italophones dans la population. Neuf représentaient le Trentin ; quatre, Trieste ; quatre, l’Istrie ; trois, le Frioul oriental. Depuis 1891, la Dalmatie n’envoyait plus de député italophone au Reichsrat. Et rappelons que Fiume, ville transleithane, n’était pas représentée au Reichsrat de Vienne, mais au Parlement de Budapest.
Politiquement, dix de ces députés étaient « populaires » (= chrétiens-démocrates), six libéraux et quatre socialistes10.
22La constitution n’ayant pas prévu de groupes parlementaires, les députés se réunissaient par affinités idéologiques, et surtout linguistiques, au sein de « clubs » informels. En 1907, on en comptait 28, les différences ethniques et politiques se superposaient, ce qui ne faisait que compliquer la situation. Ainsi, en 1900, les députés germanophones se répartissaient en neuf « clubs » différents, les Polonais en trois, les Tchèques en six.11 Seuls les sociaux-démocrates formaient un « club » supranational.
23D’autre part, à Vienne (ce n’était pas le cas à Budapest), chaque député pouvait s’exprimer dans sa langue maternelle. Ceci à une époque où la traduction simultanée n’existait pas. Les députés qui ignoraient, ou feignaient d’ignorer, la langue de l’orateur, ne se gênaient pas pour bavarder bruyamment pendant son discours. La Stampa décrivait, à la veille de la guerre de 1914 : « On parle au Reichsrat comme dans un tube fermé. Personne n’écoute, chacun discute pour soi. Il n’est pas dans la mentalité qu’un député puisse sincèrement s’intéresser aux affaires d’un autre. Quand bien même ce serait le cas, cela resterait stérile12. »
24Cela n’empêchait pas les débats d’être virulents et la violence n’était pas que verbale. Les épisodes d’obstructions – le temps de parole n’était pas limité13, 14 – d’expulsions, de voies de fait ne se comptaient pas15. Députés jeunes-tchèques et nationalistes allemands (mais pas les Italiens, d’ailleurs peu nombreux) étaient parmi les groupes les plus chahuteurs.
25Cette pittoresque chienlit, rapportée avec gourmandise par les journalistes de toute l’Europe, accrédita de plus en plus l’image d’une Autriche-Hongrie vermoulue, prête à s’écrouler. Le socialiste Wilhelm Ellenbogen reconnaissait, lors d’un meeting au Politeama Rossetti de Trieste, le 10 janvier 1905 : « Ce qui caractérise l’Autriche, c’est qu’aucun Autrichien ne veut s’avouer tel, et que tous les peuples d’Autriche ne sont d’accord que sur un point : ne pas vouloir en faire partie16. » Boutade, certes. Mais il est vrai que les sujets de François-Joseph se définissaient comme allemands, tchèques, italiens, etc. selon la langue qu’ils parlaient, presque jamais comme autrichiens. En 1908, le baron Wilhelm von Beck, alors premier ministre17, présentait ainsi sa tâche :
Huit nationalités, seize régions, vingt-sept partis représentés au Parlement, deux idéologies différentes, un rapport compliqué avec la Hongrie, des distances culturelles allongées sur huit degrés de latitude et autant de longitude… Et il faut harmoniser tout cela, tenter d’en faire quelque chose qui tienne debout.
26La motion de censure n’existait pas, les ministres étaient nommés, et révoqués, par l’Empereur et par lui seul. Mais le Reichsrat votant les lois et le budget, il pouvait paralyser l’action de l’exécutif. Du 12 août 1879 au 11 novembre 1893, le comte Édouard Taafe parvint à trouver une majorité, avec des députés aux opinions politiques et aux appartenances ethnolinguistiques fort disparates. Mais, de 1893 jusqu’à la Guerre, plus aucun gouvernement ne put compter sur une majorité, autre que de circonstance, au Reichsrat. D’où une instabilité gouvernementale endémique qui ne fit rien pour améliorer la situation globale ; dix-neuf gouvernements différents se succédèrent entre 1893 et 1914. Ce qui affaiblit l’Autriche face à la Hongrie, moins démocratique, mais plus stable.
27Le plus souvent, devant la paralysie du Parlement, on dut recourir à l’article 14 de la Constitution qui prévoyait de gouverner par Verordnungen (≈ ordonnances) « si des décisions urgentes devaient être prises », notion floue dont on abusa, nécessité faisant loi.
Une Transleithanie beaucoup plus autoritaire
28La Transleithanie était beaucoup moins libérale et démocratique que la Cisleithanie. Sa langue administrative était le magyar, même si seuls 41,4 % des « Transleithans » se déclaraient de langue magyare en 1880, la proportion étant montée à 48 %, en 1910. Autour de la Hongrie actuelle, la Transleithanie incluait la Slovaquie, la Transylvanie et la Croatie (moins l’Istrie et la Dalmatie, rattachées à la Cisleithanie). Et, depuis 1719, la ville de Fiume.
29En 1868, les Hongrois, désormais maîtres chez eux, avaient conclu, à leur tour, un compromis, la Nagodba, avec le banat de Croatie, à qui était reconnue une large autonomie. Et le corpus separatum de Fiume (où était concentrée la quasi-totalité des italophones du Royaume) bénéficiait d’un statut particulier qui garantissait son autonomie, notamment linguistique. Mais tout le reste de la Transleithanie, beaucoup plus centralisée que la Cisleithanie, était divisée en 65 comitats (megyek en magyar), chacun dirigé par un főispán (≈ préfet).
30La Loi XXIV dite, « des nationalités », du 6 décembre 1868 affirmant qu’il n’y avait dans le Royaume qu’une seule nation hongroise18, ne reconnaissaient pas l’existence de groupes ethnico-linguistiques ; même si elle garantissait (très théoriquement) aux minorités le libre usage de leurs langues dans l’administration locale et les écoles primaires.
31La Transleithanie, contrairement à la Cisleithanie, n’adopta jamais le suffrage universel ; seuls 13 % de la population avait le droit de vote. De plus, l’éligibilité était réservée à ceux qui parlait le magyar, seule langue autorisée à l’Országgyűlés (Assemblée du pays) le Parlement de Budapest, composé de deux Chambres : le Képviselő Ház (Chambre basse) et le Főrendi Ház (la chambre des Magnats). En 1914, sur les 413 députés au Parlement de Budapest, seuls 8 n’étaient pas magyars19 ; et ils pouvaient perdre leur mandat s’ils avaient l’outrecuidance de s’exprimer dans leur langue maternelle, ne serait-ce que pour pousser une interjection.
32Contrairement aux germanophones en Cisleithanie, les Magyars n’étaient, en Transleithanie, pas très loin de la majorité absolue, et leurs dirigeants jugèrent cet objectif réalisable dans un délai plus ou moins long. Voire, à plus long terme, de faire du Royaume un pays linguistiquement homogène. En 1875, dans un discours à l’Országgyűlés, Kálmán Tisza (premier ministre hongrois de 1875 à 1890) proclama son intention de « faire de tous les habitants du Royaume des Magyars d’ici quarante ans. » Comment ? En arrangeant les statistiques et en imposant une politique autoritaire de magyarisation.
33En 1898, le gouvernement Bánffy décréta la magyarisation des toponymes, et même des patronymes, désormais seuls tolérés dans les documents officiels. Et la Loi Apponyi de 1907 obligeait toutes les écoles, y compris communales et religieuses, à enseigner en magyar ; les langues des minorités (allemand, roumain, slovaque, etc.) étant désormais enseignées comme langues étrangères, et pas plus de quelques heures par semaine.
Reconnaissons que les Magyars n’ont guère concédé aux peuples sous leur autorité (Roumains de Transylvanie, Slovaques, germanophones un peu partout) les libertés, notamment linguistiques, qu’ils avaient si énergiquement revendiquées pour eux-mêmes.
34André Rezsler expliqua :
La Hongrie devait être, entre 1867 et 1918, un partenaire à la fois loyal et hautement problématique, en raison de sa mémoire historique, de ses griefs passés et présents contre les Habsbourg et ses aspirations à l’indépendance, provisoirement mis en veilleuse. Les nombreux avantages de son association avec l’Autriche, le statut de puissance européenne dont elle jouissait ne furent pas toujours clairement perçus, ni par la classe politique ni par l’opinion20.
Un âge d’or ou une utopie rétrospective ?
35Ces conditions difficiles n’empêchaient pas l’Autriche-Hongrie de figurer, au début du xxe siècle, parmi les grandes puissances. Son économie était la quatrième d’Europe, nettement distancée par celles de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne et de la France, mais à peu près ex aequo avec celle de la Russie et devant celle de l’Italie21. Et la Vienne de Klimt, de Stefan Zweig, des Strauss, du Jugendstil, de Gustav Mahler, de Georg Trakl, d’Arthur Schnitzler, du docteur Freud et de Hugo von Hofmannsthal restait une éblouissante pléiade de talents. Son rayonnement culturel n’avait de rivale que Paris et l’emportait sur celui de Londres ou de Berlin. « Et pourtant, elle tourne ! » a-t-on souvent dit de l’Italie. On aurait pu le dire aussi, et sans doute à plus forte raison, de l’Autriche-Hongrie.
36C’est que l’Autriche-Hongrie, qui semblait ne sortir d’une crise que pour rentrer dans une autre, disposait tout de même de quatre éléments de stabilité : l’administration, l’armée, l’Église catholique (ce n’était pas un hasard si les nationalités les plus « problématiques », à savoir les Tchèques et les Italiens du Litorale, mais justement pas ceux du Trentin ou du Frioul, étaient les moins fervents, religieusement) et surtout, la personne même de l’empereur François-Joseph.
37La popularité de ce vieil homme (né en 1830, il était monté sur le trône en 1848), « à la fois extrêmement majestueux et extrêmement simple » était très forte, et ce parmi toutes les nationalités. Jean Paul Bled décrit ainsi l’image qu’a gardée François-Joseph pour la postérité :
Il a la robustesse du chêne. Les ans semblent ne pas avoir prise sur lui et il offre une résistance exemplaire à la fatigue, et octogénaire, il peut encore rester une dizaine d’heures à cheval […] Une calvitie précoce ne lui a laissé qu’une couronne de cheveux gris. Une épaisse moustache et des favoris touffus ornent son visage tandis que des rides cernent ses yeux22.
Ses déplacements suscitaient, parmi ses sujets, un enthousiasme qui n’était pas de commande. « Sa dignité face aux tragédies qui l’avaient frappé, la longévité extraordinaire de son règne lui prêtait une auréole mythique, sans précédent23. » Par un paradoxe souvent décrit, ses sujets, à de rares exceptions près, s’accordaient dans leur respect, et même l’affection, qu’ils lui portaient, tout en se haïssant et s’affrontant entre eux. Peut-être parce qu’ils pressentaient que le sort de l’Empire dépendait de ce vieillard ? Dès 1890, Francesco Crispi aurait, prophétiquement, confié que « l’Autriche ne survivrait pas de beaucoup à François-Joseph24. »
38Cette atmosphère « fin de siècle » de raffinement culturel et social, de douceur de vivre dans l’œil du cyclone, cette insouciance de « joyeuse Apocalypse », l’expression est de Hermann Broch (1886-1951), stupéfiaient tous les visiteurs. « Hoffnungslos, aber nicht ernst (désespéré, mais pas grave)25 » fut le diagnostic que bien des Autrichiens, et des étrangers, appliquèrent à ce baroque conglomérats de peuples se haïssant et se combattant mutuellement, ce pandémonium où semblait régner la règle du tous contre tous, tout en révérant le même souverain. Cet État, qu’André Reszler compare à la république de Venise au xviie siècle, « montrée du doigt comme un anachronisme, après avoir été longtemps crainte et admirée26 » apparaissait comme de plus en plus ubuesque…
En 2002, Holger Aflerbach constatait : « L’implosion de l’Autriche […] était de plus en plus considérée par les contemporains comme vraisemblable à moyen terme, son maintien n’étant plus dépendant que de la survie de son monarque octogénaire27. » Jean-Paul Bled renchérit :
Au fond, la question est simple : la Monarchie austro-hongroise était-elle un mort en sursis, l’autre « homme malade de l’Europe », condamné à disparaître de l’histoire ? Elle incarnait un principe multinational sans équivalent en Europe. Surtout que la dynamique du xixe siècle, en confortant le principe antagoniste de l’État-nation, est allée radicalement dans le sens contraire. À ce titre, l’Autriche-Hongrie apparaît comme un anachronisme, comme le dernier témoin du monde d’hier dans l’Europe du début du xxe siècle.
39Une fois accomplie, la chute de la « Maison Habsbourg » apparut « téléologiquement » inéluctable, 1914 n’étant vu que comme la secousse tellurique ayant hâté de quelques années l’écroulement de cet anachronisme vermoulu, de cette prison des peuples cléricale et despotique, de toute façon condamnée à disparaître28. On sait que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire et la disparition de l’Autriche-Hongrie ne suscita, dans un premier temps, guère de regrets. Il fallut attendre une cinquantaine d’années, soit deux générations, pour voir se développer, dans le grand public, une nostalgie, plus ou moins rationnelle et justifiée, une idéalisation rétrospective de la felice Austria, l’Insel der Seligen. Nostalgie certainement avivée par les repoussoirs que furent, dans la plupart des États successeurs, l’instabilité et la misère de l’entre-deux-guerres, les persécutions fascistes et les ravages de la Seconde Guerre suivis ex abrupto par quarante-quatre ans de dictature communiste. Parallèlement, les chercheurs développèrent enfin un intérêt sine ira et studio pour cet « Empire défunt » comme l’appela, presque poétiquement, François Fejtö. Un des premiers à ouvrir la voie d’une longue série fut sans doute le germaniste triestin Claudio Magris qui, en 1963, publia : Il mito absburgico nella letteratura moderna.
Les italophones d’Autriche-Hongrie : une situation à la fois privilégiée et menacée
40Démographiquement très minoritaires, les italophones d’Autriche-Hongrie le compensaient, partiellement, par leur réussite économique et leur activité culturelle. Même s’il faut distinguer entre, d’une part, ceux du Trentin et du Frioul oriental, ruraux et relativement pauvres et, d’autre part, ceux des villes du Litorale, en moyenne plus riches et instruits.
Parmi les nationalités de l’Empire autrichien, les Italiens avaient un niveau de vie moyen comparable à celui des germanophones et des Tchèques, supérieur à celui de toutes les autres nationalités. Et bien supérieur, en tout cas, à celui des Italiens d’Italie. En 1900, les italophones payaient 10 % des impôts de la Cisleithanie, alors qu’ils ne formaient que 3 % de la population, devancés seulement par les Allemands et les Tchèques, bien plus nombreux.
41D’autre part, en 1913, l’analphabétisme était de 5 % dans les terres irrédentes et de 30 % en Italie. Le taux de fréquentation des hautes écoles (lycées, écoles professionnelles et universités) était de 18,17 élèves pour 1 000 habitants chez les italophones, au deuxième rang parmi les nationalités de l’Empire, juste derrière les Allemands (19,04), mais devant les Magyars (17,20), les Tchèques (16,8), les Polonais (12,49), et loin devant les Slovènes (8,37), les Croates et les Serbes (5,21), les Roumains (4,46) et les Ruthènes (3,63)29.
42Quant à Trieste, généralement considérée la « capitale » (culturelle et sentimentale, mais certainement pas politique) des terres irrédentes, c’était, proportionnellement à sa population, la ville la plus riche de tout l’Empire, devançant même les deux capitales, Vienne et Budapest. D’où un certain sentiment de supériorité de beaucoup d’italophones sur « El s’ciavo » (le Slave) et même sur l’ « italian mangiapolenta » (le Régnicole immigré).
43Au moins d’un point de vue socio-économique, les italophones n’étaient pas à plaindre. D’autant que leur langue conservait une situation, sinon privilégiée, du moins supérieure à leur importance démographique.
L’Autriche (mais pas la Hongrie) n’imposait à personne de renoncer à sa langue ou à sa culture. La seule obligation était, lors du service militaire, d’apprendre par cœur les ordres donnés, en allemand30 dans l’armée, en italien dans la marine ; et que le fonctionnaire d’État (ce qui incluait tous ceux qui voulaient faire une carrière militaire, mais pas les fonctionnaires provinciaux, bien plus nombreux que les fonctionnaires d’État) puisse s’exprimer en allemand. Contrairement à une légende tenace31, l’enseignement de l’allemand, s’il était recommandé, n’était pas obligatoire là où il n’était pas majoritaire.
44Pour les fonctionnaires, il était obligatoire (dans la gendarmerie, les chemins de fer et la justice) ou très recommandé (dans toutes les autres administrations, armée et marine exceptées) de communiquer avec les administrés dans leur langue. Dans cet empire multinational, on ne pouvait espérer faire carrière dans un service public sans parler plusieurs langues. Or, si la plupart des Slaves du Litorale pouvaient, au moins, comprendre l’italien, rares étaient en revanche les Italiens qui savaient plus que quelques mots de slovène ou de croate. Ainsi, dans le Litorale, 70 % des employés du chemin de fer étaient slaves. En 1913, un bon tiers des employés municipaux (dont 93 % des agents de police) de Trieste32 (à la municipalité pourtant italianissima) étaient slovènes, par simple nécessité. Au tribunal, les Slovènes exigeaient, et obtenaient de plus en plus souvent, de pouvoir s’exprimer dans leur langue. Ce qui revenait à écarter ceux des magistrats et avocats qui ne parlaient que l’italien.
En revanche, au Tyrol, la même règle favorisait les italophones aux dépens des germanophones, car, si parmi les Tridentins qui avaient fait des études, beaucoup possédaient au moins des notions d’allemand, la quasi-totalité des Tyroliens germanophones ignorait dédaigneusement l’italien.
45À partir du dernier tiers du xixe siècle, dans les terres irrédentes comme partout en Autriche-Hongrie, les ethnies qui cohabitaient pacifiquement depuis des siècles, développèrent un sentiment d’hostilité de plus en plus vif les unes envers les autres. Et les Italiens des terres irrédentes adriatiques (comme les Allemands de Bohême face aux Tchèques) se sentirent de plus en plus menacés par les Slaves. Dans les années qui précédèrent la guerre, il se diffusa, tant parmi les Italiens que toutes les nationalités de l’Empire austro-hongrois, « une inquiétude croissante, une irritabilité et une hypertension quasi pathologique du sentiment national33 ». Angelo Ara décrit « parmi les italophones une psychose d’isolement, d’impuissance, la sensation de se trouver assiégés et désarmés face à un phénomène perçu comme un danger pour l’identité nationale, politique, et sociale que Trieste [et les autres villes du Litorale] avait acquise au cours des siècles34 ».
Ceci d’autant que les Italiens d’Autriche s’étaient convaincus que les autorités avaient juré leur perte.
Un giogo atroce35,36 ?
46L’irrédentisme reposait sur le postulat que les sujets italiens d’Autriche-Hongrie, opprimés, étaient désireux de mettre fin à leur oppression en rejoignant le royaume d’Italie, s’évadant de cette prison des peuples.
Il est bien sûr difficile de faire, en quelques pages, un tableau objectif et complet de la situation des italophones de l’Empire austro-hongrois avant 1915. Il y a néanmoins trois points qu’on ne peut sérieusement contester :
471) Si l’Autriche n’était pas une vraie démocratie, c’était un État de droit avec une administration juste et efficace. Cesare Pagnini écrivit :
Dès 1848, et a fortiori après, la bureaucratie autrichienne était devenue une organisation ordonnée et impartiale. Les hautes charges de l’État étaient confiées à des fonctionnaires préparés et intelligents ; et tels étaient, en particulier, ceux envoyés à Trieste pendant tout le temps de la domination autrichienne37.
La législation sociale autrichienne (on ne pouvait pas en dire autant de la hongroise) était d’ailleurs une des plus avancées d’Europe comme l’affirma, le 22 août 1891, au Congrès ouvrier international de Bruxelles, Victor Adler, célèbre promoteur de l’austromarxisme38.
En 1909, Benito Mussolini, alors socialiste, écrivait depuis Trente :
Ici, dans les meetings, vous pouvez dire ce qui ne serait pas toléré en Italie… Les cortèges dans les rues sont autorisés… La police, quand elle les disperse, est moins brutale et assoiffée de sang que ne l’est l’italienne… Les agents de police… ne sont pas, comme en Italie, méprisés et haïs de la population. La police austro-tridentine n’est pas sauvage, comme le croient ceux qui en sont restés à 184839.
482) En Autriche (mais, encore une fois, pas en Hongrie), les minorités, à commencer par les Italiens, avaient, à partir de 1867, strictement les mêmes droits et les mêmes devoirs que les Autrichiens proprement dits. Carlo Schiffrer commentait, en 1965 : « Les minorités slaves et allemandes en Italie fasciste auraient été bien heureuses d’avoir une condition comparable à celle des Italiens en Autriche ; et nous ne pouvons pas leur donner tort40 ! »
L’article 19 de la Constitution de décembre 1867 garantissait que « Toutes les ethnies (“Volksstämme”) bénéficient de droits égaux et chacune dispose d’un droit inaliénable à conserver et à développer sa propre nationalité ainsi que sa propre langue 41» ; et tous s’accordent à reconnaître, au-delà des polémiques, que cette garantie a été globalement respectée.
493) Reste un dernier point, plus délicat à trancher : les irrédentistes étaient-ils justes quand ils accusaient les autorités austro-hongroises de parti pris, de tout faire pour détruire l’italianité en favorisant les langues allemande (dans le Trentin), slovène (à Trieste) et croate (de l’Istrie à la Dalmatie) ? À cette question, on ne peut que faire cette réponse de Normand : cela dépend où et ça dépend quand.
50Dès le printemps 1866, en Dalmatie, alors qu’une troisième guerre austro-italienne se profilait à l’horizon, les autorités prirent, discrètement, des mesures pour écarter des responsabilités politiques une communauté italienne susceptible de servir de « cinquième colonne » à un débarquement italien sur la rive orientale de l’Adriatique.
Mais ailleurs, et au moins jusqu’à la fin du xixe siècle, on ne peut accuser, sans injustice, les autorités d’avoir privilégié une nationalité par rapport à une autre, et même de les avoir montées les unes contre les autres. Après 1898-1900, ce fut, en effet, plus ambivalent. L’agitation irrédentiste, pourtant plus bruyante que vraiment dangereuse, eut pour effet pervers que l’attitude des autorités se fit, en effet, de moins en moins favorable aux italophones, considérés comme turbulents et peu fiables.
Conclusion
51À première vue, l’irrédentisme des Italiens, peu nombreux et géographiquement marginaux, n’était pas une bien grande menace pour les autorités austro-hongroises. François Fejtö va jusqu’à dire que si « la possession de la Bohême était une question de vie ou de mort pour la survie de la Monarchie… on ne saurait dire la même chose des possessions italiennes42 », laissant entendre que l’Empire aurait pu survivre s’il s’était débarrassé, en 1866 ou plus tard, de ces enfants à problème qu’étaient les terres irrédentes. Mais on n’est pas obligé d’être d’accord sur ce point, car la situation stratégiquement très sensible (ne serait-ce que par les ports de Trieste, Fiume et Pola) des terres irrédentes rendait leur possession vitale pour l’empire des Habsbourg. C’est pourquoi l’irrédentisme italien resta, de 1866 à 1918 l’une des principales menaces (avec la fronde des Tchèques, le chauvinisme des Magyars et l’instabilité endémique dans les Balkans) que dut affronter l’Autriche-Hongrie.
52Les terres irrédentes étaient différentes, au point qu’il est impossible d’en écrire une histoire synthétique, même en se limitant aux décennies qui ont précédé la Première Guerre. Leur seul point commun était l’existence d’une communauté autonome de langue italienne ; et surtout, « une commune volonté de défendre une identité ressentie comme menacée par les autres groupes ethniques et par l’attitude des autorités centrales et locales43. »
53Il est indispensable de présenter brièvement ces terres et surtout, les conditions dans lesquelles s’y vivait l’italianité, les menaces auxquelles elle devait faire face.
Notes de bas de page
1 En plus de cinquante ans, Vienne et Budapest ne semblèrent qu’une seule fois au bord de la rupture : en 1905-1906, quand les Hongrois exigèrent la scission de l’armée. François-Joseph resta très ferme et, le 23 septembre 1905, recevant le gouvernement hongrois, les menaça d’établir le suffrage universel en Transleithanie. Ce qui aurait mis en minorité les Magyars. Ceux-ci durent s’incliner.
2 Paul Pasteur, 1996, « L’Autriche de François-Joseph face aux problèmes de nationalité », dans Matériaux pour l’Histoire de notre temps, fascicule 43, p. 9-15, commente que, pour la Hongrie, le compromis fut de renoncer à une indépendance complète et formelle, en échange de la récupération de tous les territoires historiques (Croatie, Transylvanie, Slovaquie, etc.) qui faisaient partie du royaume de Hongrie en 1526.
3 Chiffre de 1881, donné par Theodor Veiter, ouvr. cité, p. 8. En 1910, la proportion était de 35,6 %, soit un léger recul.
4 Évoquons le projet de Graziadio Ascoli, de regrouper tous les Italiens en une unique province de Vénétie julienne (voir p. ); les revendications des Tridentins pour constituer un Kronland séparé du Tyrol ; celles des députés croates de la Diète provinciale de Dalmatie pour s’unir avec la Croatie (et les tentatives désespérées des italophones pour l’empêcher).
On peut aussi évoquer le projet de loi, déposé en 1901, par les députés germanophones de Bohême qui, pour échapper aux exigences tchèques de rendre le bilinguisme obligatoire dans toute la Bohême réclamèrent la scission du Kronland en deux nouvelles provinces (à peu près) homogènes linguistiquement. Là, ce furent les Tchèques qui protestèrent, vent debout, au nom du droit des États, contre le démantèlement du royaume de Bohême historique.
5 Voir Pav Wolfgang, 2010, ouvr. cité ,p. 59-60.
6 La chambre des seigneurs était composée de membres (tous masculins) de la famille royale, des plus grands représentants de l’aristocratie, des vingt principaux dignitaires ecclésiastiques et de membres nommés par l’Empereur. Ses membres étaient nommés à vie.
7 Saraval Gino, 1939, « I deputati triestini al parlamento di Vienna, dal 1873 al 1897 », La Porta Orientale, p. 221 et 226.
8 La Tribuna du 2 février 1907.
9 Cité en allemand par Ara Angelo, 1987, « Governamento e Parlamento austriaco 1911-14 », dans Austria e Italia. Dalle Cinque Giornate alla questione altoatesina, Udine, p. 137.
10 Chiffres donnés par La Stampa du 21 juin 1911.
11 Schiffrer Carlo, 1965, La Venezia Giulia nell’età del Risorgimento. Momenti e problemi, Udine, Del Bianco, p. 121.
12 Stampa du 12 novembre 1913.
13 La Gazzetta Piemontese du 13 mai 1883.
14 Le député nationaliste Otto Lecher tint, le 28 octobre 1897, un discours qui dura treize heures. Le jeune-tchèque Karel Kollar battit le record d’un quart d’heure, le 16 décembre 1909, dans un vacarme assourdissant d’invectives et de sifflets.
15 Le 26 novembre 1897, à l’occasion du débat sur la modification du règlement intérieur, le président de séance Abrahamowicz fut jeté bas de son siège et passé à tabac. On dut faire appel à la police anti-émeute pour évacuer la salle des débats.
16 Cité par Daneo Camillo, Il fantasma di Angelo Vivante, Udine, 1988, p. 18-19.
17 Cité par Allmeyer-Beck Max-Wladimir, 1956, Minister Präsident Beck, Vienne, Verlag für Geschichte und Politik, p. 127.
18 Paul Pasteur, art. cité, p. 14, faisait remarquer : « Les Hongrois étaient tous les habitants du Royaume, sans distinction de langue ou d’ethnicité. Le Magyar englobe la langue et la culture. Hongrois, c’est un statut politique, une citoyenneté. Magyar, c’est une ethnicité. Mais aucun texte officiel ne fait la distinction. »
19 Chiffres donnés par Kann Robert A., 1989, The History of the Hapsburg Empire, Berkeley & Los Angeles, University of California Press, p. 314.
20 Reszler André, 2001, Le Génie de l’Autriche-Hongrie, ouvr. cité, p. 9.
21 Pour plus de détails, voir Beranger Jean, 1998, L’Autriche-Hongrie 1815-1918, Paris, Armand Colin, p. 115.
22 Bled Jean-Paul, 2011, François-Joseph, Perrin.
23 Reszler André, ouvr. cité, p. 46.
24 Cité par Guerazzi Gian Francesco, ouvr. cité, p. 356.
25 Deak Istvan, 1991, Der k.u.k. Offizier 1848-1914, Vienne/Cologne/Weimar, Böhlau Verlag, p. 74.
26 Reszler André, ouvr. cité, p. 2.
27 Aflerbach Holger, 2002, Der Dreibund, Vienne, Böhlau, p. 587.
28 En 1912, le député au Reichsrat Josef Redlich notait dans son journal : « L’idée d’une partition de l’Autriche est déjà acquise de Berlin à Saint-Pétersbourg en passant par Rome. » (cité, en français, par André Reszler, ouvr. cité, p. 178)
29 Chiffres donnés par Deak Istvan, ouvr. cité, p. 220.
30 Il s’agissait, pour le soldat, de comprendre les quelque trente commandements (tels : Garde à vous ! Repos ! Portez arme !, etc.) qui étaient toujours donnés en allemand.
31 En 1915, dans la fièvre patriotique de l’interventionnisme, le polémiste Giulio Caprin affirma, dans Trieste e l’Italia, Milan, Ravà, p. 10 qu’à Trieste tous les élèves étaient scolarisés en allemand et que seul l’allemand était autorisé dans l’administration, ce qui était absolument faux.
32 Tous ces chiffres sont donnés par Alberti Mario, 1936, L’Irredentismo senza romanticismi, Côme, Cavalleri, p. 314-315.
33 Sestan Ernesto, 1981, «Comunità, federalismo e diritti storici nell’ultimo mezzo secolo (1868-1918) della Monarchia Asburgica », dans Franco Valsecchi et Adam Wandruszka (dir.), Austria e province italiane 1815-1918, Bologne, Il Mulino, p. 301-330, p. 102.
34 Ara Angelo, 1998, «Gli italiani della Monarchia austriaca», Rassegna Storica del Risorgimento, p. 445.
35 Cité par Stefani Giuseppe, ouvr. cité, p. 25.
36 « Un joug atroce » L’expression est due à l’irrédentiste istrien Carlo Combi.
37 Pagnini Cesare, 1994, Risorgimento e Irredentismo nella Venezia Giulia, Gorizia, Istituto Giuliano di Storia, Cultura e Documentazione, p. 16.
38 Les austromarxistes constatant que le sort de la classe ouvrière était, dans l’empire d’Autriche, un peu moins mauvais qu’ailleurs, en avait conclu que le prolétariat n’avait aucun intérêt à la disparition de la Monarchie. Ils dénonçaient d’autre part, les nationalismes comme une ruse de la bourgeoisie, qui flattait le chauvinisme agressif du prolétariat pour détourner celui-ci des luttes sociales.
39 Mussolini Benito, 1911, Il Trentino veduto da un socialista, note e notizie, cité en allemand par Jäger Friedrich, 1990, Das große Buch der Polizei und der Gendarmerie in Österreich, Graz, Weishaupt Verlag, p. 85.
40 Schiffrer Carlo, 1965, La Venezia Giulia nell’età del Risorgimento. Momenti e problemi, Udine, Del Bianco, p. 66.
41 Cité par Weibel Ernest, 2004, Histoire et Géopolitique de l’Europe Centrale, Paris, Ellipses, p. 163.
42 François Fejtö, 1992, Requiem pour un Empire défunt, Paris, Seuil, p. 142 Cette opinion était, du reste, déjà exprimée par certains contemporains. Dans la Stampa du 18 avril 1891, le journaliste Cantaluffi : « Enlevez la Bohème ou la Haute-Autriche et l’empire des Habsbourg n’existerait plus. Mais les terres italiennes ? Y en a-t-il une seule dont la perte pourrait compromettre sa position de puissance ? Le monde ne peut imaginer une Autriche sans la Galice ou la Hongrie, mais il pourrait parfaitement imaginer une Autriche sans Trente ni Trieste. »
43 Ara Angelo, 1998, « Gli italiani della Monarchia austriaca », Rassegna Storica del Risorgimento fascicolo IV, p. 449.
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