Chapitre 1
Des nationalités déterminées par leur langue
p. 31-44
Texte intégral
1Malgré ses défaites de 1859 et 1866, l’empire des Habsbourg (dénommé officiellement Autriche-Hongrie, à partir du 21 décembre 1867) restait un État vaste (676 000 km2, ce qui le mettait au premier rang en Europe, Empires russe et ottoman mis à part), rassemblant des terres géographiquement et linguistiquement très diverses. Rien, sinon les vicissitudes de l’histoire, n’avait destiné cet « amalgame bizarre de peuples1 » (l’expression est de Felice Cavallotti2) à être rassemblé sous l’autorité des Habsbourg. Mais, en 1866, le temps n’était plus où les souverains pouvaient s’échanger des provinces sans tenir compte de l’avis des populations.
2Les textes contemporains désignaient les « nationalités » de l’Empire austro-hongrois comme « Allemands » ou « Italiens », laissant le lecteur déduire, selon le contexte, s’il s’agissait de sujets des Habsbourg de langue italienne (ou allemande), ou bien de citoyens de l’Empire allemand, ou du royaume d’Italie. Seuls certains textes officiels précisaient « régnicoles » pour les citoyens italiens.
Depuis les réformes du joséphisme, la nationalité d’un individu3 était définie exclusivement par sa langue, et non par sa race ou sa religion. Le sociologue frioulan Carlo Tullio-Altan (1916-2005) a individualisé cinq facteurs4 déterminant l’identité d’un groupe ethnique : le genos (la race) ; le topos (le lieu de vie) ; l’epos (l’histoire, qu’elle soit mythique ou réelle) ; l’ethos (qui inclut toutes les idéologies, politiques et religieuses) et le logos (la langue). En Autriche-Hongrie, le logos l’emportait sur les autres ; ce qui ne signifiait pas que les autres facteurs ne comptaient pas. Par exemple, Croates, Serbes et musulmans de Bosnie, farouches ennemis héréditaires, partageaient le même logo, mais étaient séparés par l’ethos, à savoir la religion. De même, un docker triestin ou un paysan dalmate qui, par solidarité de classe, préférait le slovène ou le croate à l’italiano, lingua dei signori, donnait l’avantage à l’ethos, politique cette fois, sur le logos. « Cette croissante résistance à l’assimilation […] c’était la réaction du salarié slovène contre son patron italien qui aspirait à le ranger parmi ceux qui “utilisent la langue italienne”, seulement parce que ce salarié parle, ou écorche, l’italien5. »
3L’avantage était que passer d’une communauté à l’autre n’était pas impossible. Les juifs, par exemple, ne formaient pas un groupe à part, en Autriche-Hongrie ; alors qu’en Russie ou en Turquie, ils étaient considérés comme tels jusqu’à la fin de leur vie (à moins de se convertir, et encore…), les juifs austro-hongrois se faisaient un honneur de maîtriser à la perfection la langue de la nationalité à laquelle ils avaient décidé de se rattacher (l’allemand à Vienne, le hongrois à Budapest, etc.), et en épousaient bien souvent les querelles. La communauté juive de Trieste, et des autres villes du Litorale, se piquait de parler un italien de qualité et fut toujours en pointe pour défendre l’italianité6 quitte à être justement prise pour cible par les ennemis de cette italianité, en particulier quand ceux-ci étaient encadrés par le clergé ; ce qui était souvent le cas, entre Trieste et Ragusa.
De toute façon, jusqu’à la fin du xixe siècle, les enfants des Allemands et des Slaves venus s’établir à Trieste, ou ailleurs sur le Litorale, une fois scolarisés en italien, devenaient souvent autant, voire encore plus italianissimi, que les Italiens de souche.
4D’où cette anomalie, relevée par tous les observateurs : les patronymes slaves ou germaniques étaient nombreux parmi les plus ardents irrédentistes. Virginio Gayda relevait, en 1914, « le fait, apparemment si mystérieux, de la fréquence des noms allemands [il aurait pu ajouter : et slaves] parmi les plus purs patriotes italiens7 ». Comme les autres nationalités d’Autriche-Hongrie, « les Italiens déterminaient leur appartenance nationale par la culture ; qui parlait, pensait ou se sentait italien était donc italien ; peu importe s’il se nommait Oberdank, Slataper ou Stuparich8. » La célèbre pédagogue Gemma Harasim, née à Fiume en 1876 de père croate et de mère tchèque, se déclarait « italienne avec un grand naturel », car, ayant fait toutes ses études en italien, elle le considérait comme sa langue. On pourrait donner bien d’autres exemples.
5Ce paradoxe n’était d’ailleurs pas à sens unique : à Ragusa, de 1899 à 1914, le porte-parole du nationalisme croate se nommait Pietro Cingria ; à Trieste, l’architecte de la Narodni dom, donjon du nationalisme slovène à partir de 1902, se nommait Fabiani. Évoquons aussi l’amiral Rudolph Montecuccoli (voir p.) ; Nicolò Nardelli, luogotenente de Dalmatie de 1906 à 19119, était de langue maternelle croate (même s’il appartenait à la dernière génération ayant fait ses études en italien) et fit tout son possible pour éliminer l’italien de l’administration de sa province.
6Avant les guerres du Risorgimento, tant que le Royaume lombard-vénitien était possession autrichienne, presque six millions de sujets des Habsbourg étaient de langue italienne. Par leur activité culturelle et économique, et leur activisme politique, les Italiens pouvaient, jusqu’en 1859, être considérés comme la principale minorité de l’Empire, peut-être ex aequo avec les Magyars. Mais la perte de la Lombardie (en 1859), puis de la Vénétie (en 1866) avait considérablement réduit leurs effectifs : au recensement de 1880, quelque 519 000 sujets10 (484 000 dans l’empire d’Autriche, 35 000 dans le royaume de Hongrie) de l’empereur François-Joseph se déclaraient de langue, et donc de nationalité, italienne. Trente ans plus tard, en 1910, ils étaient devenus 808 000 (768 000 côté autrichien, 40 000 côté hongrois) ; soit 1,5 % d’une population totale de 51 millions d’habitants.
7L’enjeu crucial des élections municipales
8Dans l’empire des Habsbourg, les querelles nationales, c’est-à-dire essentiellement linguistiques, prenaient une âpreté particulière. Et elles ne firent que s’exacerber à partir des années 1890, et pas seulement dans les terres irrédentes.
Avec l’exaspération de ces luttes, tous avaient compris combien cruciale était la détention de la municipalité. Comme la Stampa l’expliquait à ses lecteurs en 1913 :
Posséder la municipalité signifie, pour les italophones [on pouvait en dire autant de tous les autres groupes linguistiques] l’unique possibilité de garder leurs écoles publiques, de conserver un contrôle sur la vie publique. Tous les efforts sont donc concentrés sur les élections administratives11.
Imposer le bilinguisme dans les zones mixtes s’avéra toujours difficile, voire impossible. Les réformes de 1860-1861 avaient laissé une telle autonomie aux communes que, quand celles-ci décidaient d’imposer une langue unique dans l’administration et l’espace public, les autorités n’avaient pas les moyens de les en empêcher.
9Ainsi, jusqu’en 1866, les municipalités de toutes les villes de Dalmatie étaient italiennes, et la vie économique, culturelle et administrative s’y déroulait, presque exclusivement, en italien. Mais, au fil du temps, elles se slavisèrent les unes après les autres : Sebenico, la patrie de Niccolò Tommaseo, « tomba » la première en 1873. Puis Spalato/Split en 1882 (malgré la résistance homérique de son podestà Antonio Baiamonti), Cattaro/Kotor en 1897 et Ragusa/Dubrovnik en 1899 élurent un podestà croate, dont la première décision fut de slaviser et « désitalianiser » l’administration communale. Comme le montrent d’innombrables exemples, la minorité d’hier, devenue majorité d’aujourd’hui, avait rarement le triomphe modeste et généreux12, c’était plutôt le règne du vae victis !
10C’était particulièrement vrai pour les écoles. Les lois scolaires de 1867 et de 1880 avaient rendu l’école obligatoire. Mais sous l’autorité des communes qui imposaient donc leur langue pour l’enseignement dans les écoles qu’elles finançaient. Certes, les municipalités n’avaient pas le pouvoir d’interdire les écoles libres, primaires ou secondaires, qui enseignaient dans une autre langue. Mais celles-ci devaient renoncer à toute aide, notamment financière de la municipalité. Ainsi, une famille de Spalato désireuse d’instruire ses enfants en italien, ou une famille de Trente désireuse de les instruire en allemand, devaient le faire à leurs frais. Même si des ONG, comme la Lega nazionale, ou le Schulverein subventionnaient ces écoles13.
11L’arme du recensement
12À partir de 1880, en Autriche-Hongrie, les recensements eurent lieu tous les dix ans et la publication des résultats était souvent attendue avec une véritable angoisse. Accueillie avec enthousiasme par les « gagnants », avec désespoir par les « perdants ». Et donnant souvent lieu à des rixes, voire à de véritables émeutes.
Les formulaires de recensement, en Transleithanie14, demandaient la langue maternelle. Mais en Cisleithanie, on demandait la langue d’usage, ce qui n’était pas la même chose. Comme le commentait Angelo Vivante :
La langue qu’on emploie d’habitude, soit. Mais, d’habitude, où15 ?
La langue d’usage d’un individu n’est pas identique à sa nationalité, ni même à sa langue maternelle. Les habitants de Lussinpiccolo, par exemple sont tous, à l’exception de quelques migrants, de souche serbo-croate. Mais la moitié d’entre eux avait donné, en 1880, l’italien comme langue d’usage, acquise par les habitants de cette ville pendant leur apprentissage, pour exercer des activités maritimes16.
Ainsi, beaucoup de Triestins ou de Fiumanais utilisant le slovène ou le croate dans leur famille et l’italien dans leur emploi devaient se faire enregistrer comme « italiens ».
13Autre source de confusion : la Cisleithanie assimilait aux italophones, non seulement les Frioulans, mais aussi les Ladins (qui étaient 35 000 en 191017). Pis : en Transleithanie, 171 000 sujets (en 1880), qui étaient devenus 243 000 en 1910, étaient rangés parmi les « Italophones et autres », véritable fourre-tout qui mêlait, aux italophones, les populations de langue albanaise, bulgare, les Tsiganes… Si l’on considère que la quasi-totalité des italophones de Transleithanie vivait à Fiume (où ils formaient un peu plus de la moitié de la population) et dans quelques bourgades du littoral (Castùa, Porto Re/Kraljevica, pour l’essentiel), on peut avancer le chiffre de 35 000 italophones pour la Transleithanie en 1881, et 40 000 en 1910.
14Si les recensements de 1880 et de 1890 ne suscitèrent guère de polémique, il en fut tout autrement de ceux de 1900 et de 1910, âprement contestés, jusqu’à des interpellations au Parlement. Au point que des chiffres officiels, acceptés par tous, ne purent jamais être publiés. Encore de nos jours, les statistiques varient d’un ouvrage à l’autre. Comme le faisait observer l’historien triestin Elio Apih : « Les recensements, dans l’Autriche de François-Joseph, reflétaient plus souvent les luttes politiques que la réalité18. » Avec l’exaspération de la lutte des nationalités, tous avaient compris combien ils pouvaient être une arme.
15Angelo Vivante, pourtant fort peu irrédentiste, écrivait en 1913 : « L’Umgangssprache [langue usuelle, en allemand] ou plutôt, son interprétation malhonnête, est une arme forgée par les Allemands d’Autriche [mais pas seulement par eux, on l’a vu] aux plus beaux jours de leur monopole politique19. »
Évidemment, les statistiques, depuis qu’elles existent, sont presque systématiquement contestées par ceux qu’elles défavorisent. Mais il faut reconnaître la grande faiblesse des recensements austro-hongrois : ils étaient réalisés par les autorités communales. D’où la tentation pour celles-ci d’exagérer le groupe ethnolinguistique qu’elles représentaient, en jouant sur la notion ambiguë de langue d’usage… En 1902, Jules Pichon, consul de France à Trieste, commentait :
Il est facile de juger de la pression que peut exercer une telle municipalité sur une foule de gens dont les moyens d’existence dépendent de la commune ; le récit des actes de pression exercés par les chefs d’usine, les patrons, les propriétaires, etc., ou même celui des falsifications opérées par les agents pourrait remplir des volumes20.
D’autre part, dans les corps de troupe, c’étaient les officiers qui organisaient le recensement ; ils avaient souvent tendance à enregistrer d’autorité comme germanophone ou magyarophone tous ceux qui comprenaient ces langues, quand bien même ce n’était pas leur langue maternelle.
16Il serait d’ailleurs faux de croire que les municipalités du Trentin ou du Litorale, là où les Italiens formaient la majorité, résistaient mieux à la tentation que celles où dominaient les langues allemande ou slave. Angelo Vivante en convenait volontiers :
Dans la région julienne, la langue d’usage a servi, sert encore aux Italiens pour leur donner l’illusion d’une force que d’autres indications autrement plus concluantes, se chargent de réduire à néant […] Il n’y a pas de nationalités qui puissent jeter à l’autre la première pierre21.
17C’est bien ce que reprochèrent les Slovènes de Trieste et de Capodistria à leurs municipalités italiennes :
Les autorités ne demandaient pas « Quelle langue parlez-vous ? », mais « Parla l’italiano? » Ou bien encore, l’employé chargé du recensement [presque toujours, un employé municipal] pose une question en italien et, si on répond par « sì » ou « no », ça suffit à vous faire enregistrer avec l’italien comme langue d’usage, comme un Italien qui doit avoir des écoles italiennes, des églises italiennes ou une administration en langue italienne22.
18Les doléances furent si nombreuses qu’en 1900, le recensement de toute l’Istrie fut annulé ; en 1910, à nouveau, la luogotenenza23 de Trieste imposa aux municipalités de Pola, de Volosca-Abbazia et de Trieste la révision du recensement ; l’effectif des Slovènes de la commune de Trieste passa ainsi, après correction, de 36 208 à 56 91024…
Les Italiens de Dalmatie adressaient des reproches parallèles aux autorités slaves, là où elles dominaient : « En quelque quarante ans, les italophones de Dalmatie sont descendus de 60 000 à 15 000, à mesure que les mairies passaient aux mains de municipalités croates25. »
19Il y avait d’ailleurs bien des situations ambiguës, comme les ménages binationaux, ceux qui se considéraient, à tort ou à raison, parfaitement bilingues, ceux, dans ces contrées où les mariages mixtes avaient longtemps été fréquents, dont le patronyme était slave, italien ou allemand, mais qui n’avaient plus de slave (ou d’italien, d’allemand) que leur nom. D’innombrables situations favorisaient les mises au point pédantes, les précisions au ridicule courtelinesque, les querelles clochemerlesques…
20Les autorités de Transleithanie avaient retenu, elles, la notion de langue maternelle, mais le formulaire du recensement n’était pas sans ambiguïté : il demandait « la langue maternelle ou, en d’autres termes, celle qu’on reconnaît pour telle, que l’on parle le mieux et le plus volontiers. » Et les accusations de manipulation, de fraude, voire même de contraintes, n’y furent pas moins nombreuses qu’en Cisleithanie. En 1910, le ministre hongrois de l’Éducation, Albert Apponyi, adressait à Jules Vargha, organisateur du recensement, ce toast où il le complimentait ironiquement d’avoir mêlé poésie et statistiques : « Votre esprit, profondément sensible, est capable d’introduire dans les chiffres de la statistique un tel sentiment, de regrouper ces chiffres d’une telle façon que la poésie du patriotisme y apparaît du premier regard26. »
21Sous toutes ces réserves, les recensements n’en sont pas moins une base de travail indispensable. En 1880, les italophones étaient 484 000 (sur 20 395 000 habitants soit 3,07 % de la population totale) dans la partie autrichienne de l’Empire, la Cisleithanie, et 35 000 (sur 15 417 000 habitants, soit 0,2 % de la population totale) dans la partie hongroise, la Transleithanie. Trente ans plus tard, en 1910, ils étaient devenus un peu plus de 800 000 ; 768 000 en Cisleithanie (sur 28 572 000 habitants soit 2,7 % de la population totale) et 40 000 en Transleithanie (sur 20 886 000 habitants, soit toujours 0,2 %27).
22Constatons tout de même que, de 1880 à 1910, leur effectif avait presque doublé en trente ans, croissance remarquable. Cette croissance était d’abord due à une forte natalité, comme presque partout dans l’Europe de l’époque ; même s’il faut déjà signaler que, dans le Litorale et en Dalmatie, elle était nettement moins forte chez les Italiens (presque tous urbains) que chez les Slaves (en grande majorité ruraux).
À cela, il fallait ajouter une immigration de regnicoli, venus d’Italie s’établir sur le territoire austro-hongrois ; à Trieste et sa banlieue pour 90 % d’entre eux. En 1910, ces regnicoli étaient 51 000 recensés ; même si tous n’étaient pas établis de façon durable. Et les saisonniers formaient une population mouvante, difficile à cerner.
Il faut d’autre part noter que les Italiens d’Autriche-Hongrie, contrairement aux autres nationalités de l’Empire (Polonais, Tchèques, Hongrois, Croates, juifs ashkénazes, etc.) et aux Italiens d’Italie, émigraient peu.
Le pouvoir assimilateur de l’italien, langue de culture
23Jusqu’à la fin du xixe siècle, cette croissance démographique était renforcée par un processus d’italianisation des Slaves, des Allemands et des Hongrois, venus s’établir dans des villes à majorité italophone, comme Trieste, Fiume ou Pola, et qui abandonnaient rapidement leur langue maternelle pour la langue italienne, jugée plus prestigieuse et plus utile pour obtenir un emploi intéressant, ou tout simplement pour pouvoir s’intégrer dans la société cultivée. Certains allaient jusqu’à italianiser leur nom :
L’entrée dans les rangs de l’élite poussait les Slaves à une italianisation marquée du besoin de prouver leur ascension sociale par l’usage de l’italien, même dans sa variété dialectale, typique signe de prestige social ou culturel… La procédure de différenciation entre Slaves et Italiens suivait donc [jusqu’en 1890-1900] les lignes de stratification sociale28.
24Le juriste Ludwig Gumplowicz (1838-1909) avait publié, en 1879, Nationalités et langues en Autriche-Hongrie où, parmi les nombreuses langues parlées dans l’Empire austro-hongrois, il distinguait les quatre « langues de culture », à savoir l’italien, l’allemand, le polonais et le magyar, langues élaborées et élégantes, possédant une littérature, vectrices d’une véritable culture et donc dignes d’être enseignées à l’école, d’être utilisées dans l’administration. Alors que, toujours selon lui, les « idiomes plébéiens » tels que le tchèque, le croate, le ruthène (≈ukrainien), le slovène, etc. n’étaient que des patois barbares, indignes d’accéder au rang de langue de culture et même d’accéder à l’écrit.
25Cette thèse était historiquement inexacte, car il y avait eu une production littéraire slovène et croate29 au xvie siècle. Mais il est vrai que ces langues étaient depuis tombées dans une décadence qui semblait irrémédiable. Et cela expliquait cette dénationalisation par montée de l’échelle sociale : celle-ci était précédée d’études en allemand (ou, sur le Litorale, en italien). En accédant à la bourgeoisie, le Slovène ou le Croate, etc. abandonnait donc son idiome « plébéien » pour l’idiome noble : le hongrois en Transleithanie, l’italien sur le Litorale, l’allemand dans le reste de la Cisleithanie. Par un intéressant paradoxe, le système était justement en train de se gripper, à l’époque où Gumplowicz le décrivait.
26Giorgio Negrelli30 reprit la thèse de Gumplowicz pour définir le conflit entre les patriotismes historiques (italien, allemand, magyar, polonais) et les patriotismes ethnico linguistiques de peuples tels les Croates, les Slovènes, etc., de plus en plus décidés, à partir de 1860-1870, à ne plus se laisser évincer ni assimiler. Tout au long du xixe siècle, le phénomène accompagnant et renforçant le réveil des nationalités, les « idiomes plébéiens » acquirent leurs lettres de noblesse, sortirent du « no man’s land peuplé d’ombres mouvantes31 » où ils végétaient pour accéder à l’écrit et purent désormais être enseignés dans les écoles, les lycées, voire dans les universités.
27En 1808, Jernej Kopitar (1780-1844) publia une grammaire slovène et organisa, à partir de 1817, des cours de slovène au lycée de Laybach/Ljubliana ; à partir de 1830, Ljudevit Gaj (1809-1872) standardisa la langue croate en unifiant ses dialectes et en codifia la grammaire et l’orthographe. Ces deux hommes, qui avaient fait toutes leurs études en allemand et en latin, écrivirent leurs premières œuvres en allemand. Mais grâce à leurs efforts, le slovène et le croate redevinrent des langues écrites, même s’il fallut encore une bonne génération pour qu’ils s’imposent comme langue de culture à part entière. En 1867, l’archevêque Joseph Strossmayer32 fonda l’académie yougoslave et obtint, en 1874, des autorités la création de l’université de Zagreb, où l’enseignement se faisait en croate, langue dans laquelle le jeune Croate pouvait, et devait, désormais recevoir la totalité de sa formation, de l’école primaire au doctorat. Après une interruption de plus de deux siècles reparurent des livres en slovène et en croate. Le Panslavisme, à partir des années 1860, accompagna et accentua cette renaissance des cultures slaves.
28Ainsi dans les terres irrédentes, le phénomène d’italianisation par ascension sociale se grippa, à partir des années 1870, pour finir par se bloquer, à partir de la fin du xixe siècle. Les Croates qui s’établissaient à Fiume ou à Spalato, les Slovènes qui s’établissaient à Trieste refusèrent désormais d’abandonner leur langue maternelle, exigèrent de pouvoir la pratiquer, y compris dans leur vie sociale ou professionnelle. Phénomène encore accentué par l’exode rural, qui faisait affluer de Trieste à Ragusa, des dizaines de milliers (et non plus quelques centaines, comme jusqu’en 1880) de Slaves, changeant ainsi leur composition ethnique : dans les villes adriatiques, les unes après les autres, les Slaves devinrent majoritaires. En 1914, seules Trieste et le chapelet des petites villes littorales istriennes échappaient encore à cette domination ; et aussi, mais de justesse, Fiume et Zara.
En 1898, le linguiste Ascoli (voir p.) écrivait :
Maintenant, en ce qui concerne l’expansion en tache d’huile de l’italianité… par une conversion progressive des indigènes d’autres langues, je dois pour ma part confesser que je ne vois qu’illusions ou conceptions dépassées dans cette présomption… La réalité, inexorablement se pérennise et se renforce contre nous33.
29Numériquement, les italophones n’étaient, en 1910, que la dixième nationalité de l’Empire, même en considérant comme « italophones » les populations de langue ladine, frioulane (furlanaise, dans la terminologie officielle)34 ; même en y ajoutant les Régnicoles. La nationalité italienne ne venait, par ses effectifs, qu’après les « Allemands » (= germanophones), les Hongrois, les Tchèques, les Polonais, les Slovaques, les Serbo-croates, les Ruthènes, les Slovènes et les Roumains (c’est-à-dire les habitants de Transylvanie de langue roumaine).
30Pour ce qui était de leur répartition, les Italiens n’avaient la majorité absolue que dans trois des terres irrédentes : le Trentin (où ils formaient, en 1910, 94 % de la population), Trieste (68 %) et Fiume (52 %). Partout ailleurs, dans le Frioul Oriental (40 %) en Istrie (35 %) et plus encore en Dalmatie et dans le Tyrol du Sud (où ils n’étaient même pas 3 %) ils étaient minoritaires. Et, sauf peut-être dans le Trentin, la démographie, donc le temps, jouait nettement contre eux, comme ils en étaient d’ailleurs conscients. En 1913, le professeur Luigi Amoroso, lors d’une conférence prononcée à Trieste dénonçait : « La cause la plus profondément menaçante est la natalité plus forte des Slaves par rapport aux italophones. » Il conjura donc les femmes italophones de Trieste de faire « beaucoup d’enfants, fort de compréhension et de volonté italiennes», pour les opposer aux Slaves35.
31Des frontières linguistiques difficiles à tracer sans contestation
32Si, en Europe de l’Ouest, la carte linguistique juxtapose généralement de grandes plages monochromes, à l’Est, surtout jusqu’en 1945, les cartes linguistiques se présentaient comme un fouillis de petites retouches qui s’imbriquaient et se superposaient, géographiquement mêlées, mais socialement séparées. Comme le constatait le consul de France à Trieste, en 1898 : « Le conflit de ces races multiples, condamnées à vivre la même vie, à avoir, malgré tout, des intérêts communs, se renouvelle toujours sous une forme quelconque. » François Fejtö expliquait que « l’idée d’État-nation n’était pas applicable en Europe centrale ; ou alors, il aurait fallu accepter de substituer de nouvelles tensions aux anciennes. Et de créer des situations injustes36. »
33Les terres irrédentes étaient à la charnière de deux mondes ; d’un côté, l’Europe occidentale et ses États nations cohérents, à la tradition étatique déjà ancienne et à l’économie complexe et développée. De l’autre, l’Europe orientale, aux nationalités généralement encore dépendantes à la fin du xixe siècle, dépourvues de traditions étatiques solides, aux économies encore archaïques, peinant à prendre le train de la révolution industrielle.
34Si l’on exclut les régions où les communautés de langue italienne étaient formées d’ouvriers agricoles, d’étudiants ou de fonctionnaires de passage, si l’on s’en tient à celles comptant des communautés de langue italienne enracinées depuis des générations, et quand bien même elles y auraient toujours été très minoritaires, on peut retenir, comme terres irrédentes : le Trentin ; Trieste ; l’Istrie ; le Frioul oriental ; Fiume et la Dalmatie. Mais pas le Haut-Adige.
35À part posséder une communauté autochtone de langue italienne et faire partie de l’Empire austro-hongrois, à peu près tout les séparait les unes des autres ; dialectes, mentalités, histoires, géographies, leurs intérêts mêmes, étaient différents. Si Trieste était, proportionnellement à sa population, la ville la plus riche de l’Empire, le Trentin et le Frioul étaient des terres rurales et plutôt pauvres. Le Trentin était une terra di preti, alors que les communautés italophones des villes adriatiques, à commencer par Trieste, étaient déjà largement déchristianisées… Comme le constatait, à la veille de la guerre, la Stampa :
Leurs problèmes sont fondamentalement différents. Il n’y a pas communauté d’intérêts économiques entre les besoins de l’industrie et des transports de la prospère Trieste et ceux de la paisible agriculture du Trentin. Il y a une profonde disparité de conditions nationales, car les Triestins et les Istriens sont menacés par les Slaves et peuvent chercher un accord de défense avec les Allemands, tandis que les Tridentins doivent eux se défendre, sur leur frontière linguistique, des pressions pangermanistes37.
Il serait très exagéré de parler d’antagonisme entre gente di montagna (du Trentin et du Frioul) et gente di mare (Triestins, Istriens et Dalmates). Mais il est certain qu’à plusieurs reprises, ils durent constater ne pas avoir les mêmes intérêts.
36« Trente et Trieste » était une formule simple et percutante, d’autant qu’elle rappelait un peu l’Alsace-Lorraine, si chère aux Français de l’époque. Mais Angelo Vivante commentait, en 1912 :
Trente et Trieste, les deux sœurs siamoises de la rhétorique traditionnelle…il faut se décider à trancher l’excroissance tératologique qui les unit : il n’existe pas deux choses plus différentes dans l’essentiel : par leur fond historique, ethnique, économique, dans leurs motivations, leurs résistances38.
Et on pouvait en dire autant des autres terres irrédentes.
37À cela, il fallait ajouter que, bien que tous sujets des Habsbourg, les « irrédents » relevaient, depuis 1867, juridiquement et politiquement, de deux États différents.
Notes de bas de page
1 Cité par Dassovich Mario, 1989, I molti problemi dell’Italia al confine nord-orientale. Dall’armistizio di Cormons alla decadenza del Patto Mussolini-Passic (1866-1929), Udine, Del Bianco, p. 30.
2 Le garibaldien Felice Cavallotti (1842-1898) avait participé à l’expédition des Mille et à la guerre de 1866. Député d’extrême gauche à partir de 1873, il était un parangon de républicanisme (il fut plusieurs fois arrêté pour offense au Roi), d’anticléricalisme (on prétend qu’il avait tenté, en 1878, de jeter dans le Tibre la dépouille du pape Pie IX) et d’anticolonialisme.
3 Contrairement à d’autres empires pluriethniques, comme par exemple, l’Empire ottoman, l’Autriche ne reconnaissait pas, comme sujets de droit, les ethnies mais seulement les individus.
4 Voir, en particulier, son article : « La dimensione simbolica dell’identità etnica », 1996, dans De finis & Scartezzini (dir.), Universalità e differenza. Cosmopolitismo e relativismo nelle relazioni tra identità e cultura, Milan, Franco Angeli, p. 318-331.
Tullio-Altan s’est beaucoup inspiré de l’histoire de sa région natale ; même s’il prend aussi des exemples ailleurs.
5 Vivante Angelo, ouvr. cité, p. 171.
6 Si la quasi-totalité de la communauté juive de Trieste se réclamait de l’italianité, irrédentisme linguistique et culturel, elle se déchirait, en revanche, entre une majorité fermement loyale aux Habsbourg et une minorité qui se réclamait de l’irrédentisme politique et rêvait donc d’une annexion (plus ou moins chimérique) de Trieste par l’Italie. Voir l’article de Tullia Catalan, 2017, « Les juifs triestins entre exil politique et interventionnisme (1878-1918) », dans Frères d’armes, frères de sang, frères ennemis, Publications de l’École française de Rome, p. 163-181.
7 Gayda Virginio, 1914, L’Italia d’oltre confine, Turin, La Stampa edizione, p. 5.
8 Faleschini Moana, 2001, Irredenta und Diplomatie Österreich-Ungarn und Italien, thèse de Doctorat Université de Vienne, p. 120.
9 Sur Nardelli, voir Pav Wolfgang, 2010, Niko Nardelli, österreichischer Statthalter in Dalmatien, 1906-1911 Ein politischer Beamter » im Spannungsfeld von Zentralmacht und Landesinteressen, thèse de doctorat de l’université de Vienne.
10 Ara Angelo, 1998, « Gli italiani della Monarchia austriaca », Rassegna Storica del Risorgimento, p. 436.
11 Stampa du 12 novembre 1913.
12 « La perte de la municipalité signifiait la transformation… de la petite bureaucratie locale, de la gendarmerie, de la langue administrative et la perte immédiate de l’école, de toutes les institutions qui alimentent la nationalité. » (Virginio Gayda, ouvr. cité, p. 269)
Hors des terres irrédentes, à Prague, en 1880-1882, les Tchèques, qui venaient de conquérir la municipalité, interdirent désormais tout usage de l’allemand dans les actes officiels, alors qu’un tiers des Pragois était de langue allemande, et que la majorité d’entre eux ignoraient le tchèque.
13 Virginio Gayda, ouvr. cité, p. 432-434 décrit le riche Schulverein démarcher les communes, généralement pauvres, du Trentin, pour leur proposer de prendre en charge leur budget scolaire, à condition que la langue d’enseignement y devienne l’allemand. Toutefois, si l’anecdote est exacte, l’initiative n’eut pas de succès, car la frontière linguistique resta stable au Trentin, entre 1866 et la guerre.
14 La Leitha est un petit fleuve du Burgenland qui marquait, localement, la limite entre les parties autrichiennes et hongroises de l’empire des Habsbourg. D’où les noms de Cisleithanie (= Autriche) et de Transleithanie (= Hongrie). Les chiffres sont donnés par Theodor Veiter, 1965, Die Italiener in der österreichischen Monarchie Munich, Verlag für Geschichte und Politik, p. 21.
15 Vivante Angelo, ouvr. cité, p. 167.
16 Wiggermann Frank, 2004, K.u.K. Kriegsmarine und Politik, Vienne, Verlag der österreichischen Akademie der Wissenschaften, p. 45.
17 Brix Emil, 1982, Umgangssprachen in Altösterreich. Die Sprachenstatistik in der zisleithanischen Volkszählungen 1880 bis 1910, Vienne/Cologne/Graz, Hermann Böhlaus Nachforschungen, p. 47.
18 Apih Elio,1988, Trieste, Rome/Bari, Laterza, p. 71.
19 Vivante Angelo, 1917, L’Irrédentisme Adriatique (traduction française par Tergestinus, sic), Genève, Imprimerie Commerciale, p. 189.
20 Pichon Jules, ouvr. cité, p. 5 et 6.
21 Vivante Angelo, ouvr. cité, p. 140.
22 Doléance de la population slovène de Trieste, citée, en allemand, par Heuberger Valeria, 1997, Unter dem Doppeladler, Vienne/Munich, Christian Branstetter Verlag, p. 47.
23 Voir Brix Emil, 1982, Umgangssprachen in Altösterreich. Die Sprachenstatistik in der zisleithanischen Volkszählungen 1880 bis 1910, Vienne/Cologne/Graz, Hermann Böhlaus Nachforschungen, pour les détails de cette révision.
24 Cité par Apih Elio, ouvr. cité, p. 72.
25 Angelo Vivante, ouvr. cité, p. 170. Il exagère d’ailleurs les chiffres: les recensements de 1880 et de 1910 donnent respectivement 27 000 et 18 000 italophones, baisse nette, mais tout de même moins brutale que celle qu’il déplore.
26 Cité par Pichon Jules, ouvr. cité, p. 8.
27 Ces chiffres sont donnés par Veiter Theodor, 1965, Die Italiener in der österreichischen Monarchie, Munich, Verlag für Geschichte und Politik.
28 D’alessio Vanni, 2003, « Lotte nazionali e politichi a Pisino », dans Marina Cattaruzza (dir.), Nazionalismi di frontiera. Identità contrapposte sull’Adriatico nord-orientale 1850-1950, Soveria Mannellli (CZ), Rubbettino editori, p. 76.
29 Primoz Tubar traduisit les Évangiles en slovène vers 1550. Et Marko Marulić avait publié, en 1501, l’épopée Judith, ouvrant un (relatif) épanouissement de la littérature croate, au cours de la Renaissance. Mais tous ces humanistes étaient en délicatesse, voire carrément en rupture avec l’Église catholique. Cela explique sans doute qu’à partir du concile de Trente, la quasi-totalité des intellectuels slovènes et croates publièrent en latin ou en italien, plus rarement en allemand.
30 Negrelli Giorgio, 2002, « Trieste nel mito », dans Le regioni italiane dall’Unità ad oggi, Turin, Einaudi, tome II, p. 1349.
31 Reszler André, 2001, Le génie de l’Autriche-Hongrie, Genève, Georg Éditions, p. 14.
32 Josip Strossmayer (1815-1905) avait un grand-père styrien, d’où son patronyme germanique. Mais lui-même se sentait « croatissime ». Évêque de Darkovo de 1849 à sa mort, ayant pris pour devise « Tout pour la foi et la patrie », il créa l’académie yougoslave (1867), l’université de Zagreb (1874) et joua, en accord avec Rome (où il était un conseiller très écouté) et Vienne (il faisait partie du Conseil d’état depuis 1860), un rôle capital dans la renaissance de la nation croate. Il était, en revanche, une de bêtes noires des Italiens du Litorale et de Dalmatie ; qui n’étaient d’ailleurs pas les seuls à reprocher au prélat d’avoir trop souvent fait passer sa « patrie » croate avant le message de paix et de fraternité de l’Évangile.
33 Cité par Marusic Branko, « Graziadio Ascoli e gli sloveni », p. 68.
34 Le Compromis de 1867 dressait la liste des langues nationales, dont ne faisaient partie ni le ladin ni le frioulan ; ceux qui utilisaient ces langues devaient donc se faire enregistrer comme Italiens, même s’ils le parlaient mal.
35 Cité par La Stampa du 1er septembre 1913.
36 François Fejtö, ouvr. cité, p. 142. L’idée d’État-nation a pourtant été appliquée après les bouleversements de 1918 et de 1945, mais il est incontestable que cela a, en effet, « substitué de nouvelles tensions aux anciennes » et « créé des situations injustes ».
37 Stampa du 12 novembre 1913.
38 Vivante Angelo, ouvr. cité, p. 1.
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