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De quelques considérations autour de Rimbaud utopiste

p. 117-124


Texte intégral

1Je ne m’étais pas vraiment posé la question soulevée par ce titre avant de découvrir, en ce dimanche 22 avril 2018, le livre de Luc Ferry, L’Invention des utopies1, publié en 2013, et placé par l’auteur lui-même dans la continuité d’un autre de ses ouvrages, L’Invention de la vie de bohème. 1830-19002, que je connaissais déjà. Je l’avais consulté en particulier quand je m’interrogeais, après d’autres, sur le titre d’un célèbre poème confié par Arthur Rimbaud à Paul Demeny en octobre 1870, « Ma Bohème » ou « Ma Bohême ».

2J’avais longtemps hésité entre les deux orthographes, la graphie de l’accent étant ambiguë sur le manuscrit, je m’étais instruit sur la polémique entre Pierre Larousse et l’Académie française sur cette question, et j’avais fini par me ranger à l’avis des académiciens et à opter, en croyant rester fidèle à Rimbaud, pour l’accent grave, celui qu’utilisait Henry Murger, qui lança en quelque sorte la formule, dans son célèbre roman, Scènes de la vie de Bohème. Tel est bien présenté le titre dans l’édition originale de 1851, et dans celles qui ont suivi au xixe siècle3.

3Rien ne permet d’affirmer que Rimbaud ait lu ce roman, ni qu’il ait eu connaissance de la pièce de théâtre que Murger en avait tirée. Mais Luc Ferry n’hésite pas à faire du groupe des « Vilains Bonshommes », dans lequel Verlaine l’a introduit dès son arrivée à Paris, à la fin du mois de septembre 1871, une manière de nouvelle Bohème, après la première, dite aussi « le Petit Cénacle », « la Bohème du Doyenné de Pétrus Borel, Théophile Gautier, Gérard de Nerval et de quelques autres de leurs camarades ». Henry Murger, précise-t-il, appartenait plutôt à « la bohème des Buveurs d’eau ».

4Buveurs d’eau, le terme conviendrait mal pour Verlaine et pour Rimbaud, qui fréquentaient assidûment le cabaret du distillateur Prosper Pellerier, dit Académie d’absinthe, 176, rue Saint-Jacques à Paris, celle que Rimbaud, usant des déformations langagières qui leur étaient chères, a appelée « l’Académie d’Absomphe » dans la lettre datée de « Parmerde jumphe 1872 » (juin, bien évidemment) qu’il adressait à son camarade de Charleville Ernest Delahay4. Murger et les « Buveurs d’eau » proscrivaient l’absinthe. Rimbaud en a largement usé et, dans cette lettre, il écrit :

Il y a bien ici un lieu de boisson que je préfère. Vive l’académie d’Absomphe, malgré la mauvaise volonté des garçons ! C’est le plus délicat et le plus tremblant des habits, que l’ivresse par la vertu de cette sauge de glaciers, l’absomphe ! Mais pour, après, se coucher dans la merde.

Mais, à dire vrai, dans la même lettre, il regrette l’eau des Ardennes et de la Belgique, non pas les tavernes, mais les « cavernes », car il a « une soif à craindre la gangrène » et dans sa chambre de l’hôtel de Cluny, rue Victor Cousin (à côté de la Sorbonne), il « boi[t] de l’eau toute la nuit ».

5Il ne faut donc pas, dans son cas, exagérer l’importance de ce que Baudelaire appelait « les Paradis artificiels », et l’alcool n’est pas pour lui une passion exclusive. Les poèmes du printemps et de l’été 1872 le confirment, en particulier « Comédie de la soif », où il regrette même, dans le troisième acte intitulé « Les amis », « les vins », « le Bitter sauvage », et dans le cinquième acte, « Conclusion », fondant en eau « où fond ce nuage sans guide5 ».

6Un autre poème, daté lui aussi de mai 1872, « Bonne pensée du matin », a été présenté dans la récente édition de la Pléiade dirigée par André Guyaux comme un texte où « l’utopie est un rêve charmeur qui se contextualise dans le crépuscule du matin6 ».

7Le vœu exprimé permettrait aux ouvriers, ces charpentiers qui « préparent les lambris [prétendument] précieux / Où la richesse de la ville / Rira sous de faux cieux », d’échapper à leur servitude si Vénus voulait bien leur porter « l’eau-de-vie / Pour que leurs forces soient en paix / En attendant le bain dans la mer, à midi ».

8J’ai cru pouvoir montrer récemment que ce rêve charmeur n’allait pas sans quelque malignité7. Cette eau-de-vie peut être l’eau pure qui donne la vie tout aussi bien que l’alcool auquel on donne ce nom, et le bain dans la mer fait penser inévitablement à la naissance de Vénus anadyomène dans des flots auxquels s’était mêlé le sperme d’Ouranos châtré par son fils Chronos.

9Assurément, l’accent doit être mis sur le mot « vie ». Et il l’est en effet dans la démonstration de Luc Ferry qui se fonde essentiellement, pour présenter Rimbaud comme un utopiste, sur une formule qui malheureusement se trouve déformée dans son livre, comme elle l’a été bien souvent.

10Cette formule, qui figure dans Une saison en enfer, le seul livre que Rimbaud ait publié, à Bruxelles en 1873, est très exactement celle-ci : « La vraie vie est absente. »

11Elle devient, dans le livre de Luc Ferry, « La vraie vie est ailleurs ». « Une phrase, écrit-il, que l’on retrouvera inscrite sur les murs de la Sorbonne en Mai 1968 ». L’inconvénient est que la fausse citation risque de conduire vers une fausse utopie et de reporter sur Rimbaud « une conviction forte selon laquelle il faut rompre avec les traditions, le passé, les valeurs bourgeoises pour inventer l’utopie d’un monde nouveau8 ».

12Dans les « Délires I » d’Une saison en enfer, le lecteur est invité, dès la première phrase, à « écout[er] la confession d’un compagnon d’enfer ». Le plus souvent, on a voulu reconnaître en lui Verlaine, comme rejeté par Rimbaud, du moins temporairement, après les deux coups de revolver qu’il a tirés sur ce dernier à Bruxelles le 10 juillet 1873 et qui, à la date de la publication de la plaquette, est incarcéré depuis plusieurs semaines. L’hypothèse est tout à fait plausible, et le rapprochement ne peut qu’être fait avec « le pauvre frère » de « Vagabonds » dans Les Illuminations9, qui, « presque chaque nuit, aussitôt endormi, se levait la bouche pourrie, les yeux arrachés – tel qu’il se rêvait ! – et tirait [son compagnon] dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot ».

13Or, dans « Délires I », ce compagnon d’enfer parle d’une voix féminine et demande au « divin Époux » de ne pas refuser « la confession de la plus triste de ses servantes ». Ce divin Époux est pour « plus tard ». La « Vierge folle » se sait et se dit soumise à un tout autre époux, « l’époux infernal », « celui qui a perdu les vierges folles », ce « démon » qui s’est révélé de manière inattendue :

Lui était presque un enfant… Ses délicatesses mystérieuses m’avaient séduite. J’ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie ! La vraie vie est absente10.

Il faut prêter une attention toute particulière à l’adjectif sans le transformer en un adverbe. En effet, c’est à une femme que Rimbaud l’a emprunté, à Marceline Desbordes-Valmore, et à un vers d’une de ses Élégies et poésies nouvelles (1825), « C’est moi », qu’on retrouve dans « Patience d’un été », une autre version non datée de « Bannières de mai » : « Prends-y garde, ô ma vie absente11 ! »

14« La vie absente » pourrait être alors cette « infortune du vivant » qu’Albert Henry, qui fut l’un des maîtres d’Olivier Bivort et d’André Guyaux, retrouvait dans la dernière strophe de « Bannières de mai12. »

15D’un côté donc, une poétesse que Rimbaud avait peut-être appris à mieux connaître lors de ses deux séjours à Douai en septembre-octobre 1870 et qui, il est vrai, n’était pas enfermée dans cette ville, mais avait connu l’ailleurs de la Guadeloupe et rêvé de la Perse des « roses de Saadi ». De l’autre côté, ce Verlaine qu’il était trop facile de féminiser en raison de son homosexualité et qui s’était laissé entraîner « ailleurs » par Rimbaud quand, le 7 juillet 1872, ils étaient partis pour la Belgique puis, en septembre, pour l’Angleterre dans ce que lui-même a appelé un « vertigineux voillage » (sic).

16Ni Marceline Desbordes-Valmore ni même Verlaine n’entrent selon moi dans la catégorie des « bohémiens ». Rimbaud davantage, il est vrai, à cause de « Ma Bohème » et de la « course », toute poétique, du « Petit Poucet rêveur ». Mais il fallait déjà faire la part de la malice, sinon de la malignité, dans la réduction des « cordes de [s]a lyre » aux « élastiques / De [s]es souliers blessés ». Et surtout, absent pour les autres peut-être, il n’était nullement absent à lui-même, ayant même « un pied près de [s]on cœur ». Ce n’était pas une vie absente, mais bien davantage une plénitude de vie.

17Trois ans plus tard, dans Une saison en enfer, il revient, certes, sur ses délires, qu’il s’agisse de délires érotiques ou de délires poétiques, mais après avoir douté de trouver ou de retrouver « une main amie », il reprend confiance en un départ qui n’est plus fondé sur un rejet, sur une absence, mais encore sur une plénitude de vie :

Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes13.

Étaient-elles utopiques, ces villes de rêve ? Était-elle trompeuse, cette aurore ? Les quinze dernières années de sa trop courte vie peuvent inciter certains à se poser la question, et ce qui nous reste de sa correspondance laisse place parfois à des déceptions. Jusqu’à la veille de sa mort, dans la lettre qu’à l’hôpital de Marseille il dicta à sa sœur Isabelle, le 9 novembre 1891, il envisage un nouveau départ qui n’est pas une entrée dans la vie absente et où celui qui en mai 1871 avait lancé cette autre formule, « Je est un autre », restait bel et bien lui-même.

18On sait comment Baudelaire, dans « Le Voyage », se montrait critique à l’égard des Icariens, sans d’ailleurs nommer Étienne Cabet, et, dès 1859, lançait un ultime appel à « la Mort, vieux capitaine » pour qu’enfin elle « lève l’ancre » et permette d’aller « Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau14» On a parfois cherché à rapprocher « Le Bateau ivre » du « Voyage », sans parvenir à être aussi précis qu’il le faudrait. Je me contenterai de faire observer qu’à ma connaissance la seule marque apparemment laissée par une lecture du Voyage en Icarie de Cabet dans les écrits de Rimbaud pourrait être « le projet de Constitution révolutionnaire » qui, selon le témoignage d’Ernest Delahaye, était postérieur à la Commune de quelques semaines et qu’on n’a jamais retrouvé. « Il s’inspirait en partie, écrit-il, des idées organisatrices de la Commune15 » et l’on a pu parler, à ce propos, de « Constitution communiste16 » en reprenant un adjectif qui se trouve en effet dans le Voyage en Icarie et qui est l’une des marques de l’utopie de Cabet17.

19C’était donc pendant l’été de 1871, avant que Rimbaud ne soit accueilli fin septembre par Verlaine et qu’il lise « Le Bateau ivre » devant les Vilains Bonshommes, sans se soucier alors peut-être d’apparaître comme un utopiste à ces prétendus bohémiens.

Bibliographie

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Delahaye Ernest, L’Artiste et l’être moral, Paris, Messein, 1923 ; nouvelle édition préfacée par Jean-Marie Gleize, Paris, Les Éditions du Cerf, 2007.

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Rimbaud Arthur, Œuvres complètes, éd. André Guyaux, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009.

Notes de bas de page

1 L. Ferry, L’Invention des utopies, 2013. Le livre est accompagné d’un CD.

2 L. Ferry, L’Invention de la vie de bohème. 1830-1900, 2012.

3 Je renvoie sur ce point à mon article, « Quand Rimbaud donnait raison au Dictionnaire de l’Académie française », dans G. de Broglie, H. Carrère d’Encausse, G. Dotoli et M. Selvaggio (éd.), Le Dictionnaire de l’Académie française. Langue, littérature, société, p. 127-147.

4 A. Rimbaud, Œuvres complètes, éd. P. Brunel, 1999, p. 355-357.

5 Ibid., p. 332-335.

6 A. Rimbaud, Œuvres complètes, éd. A. Guyaux, 2009, p. 899 (texte p. 200-203 dans cette édition, p. 341-343 dans la mienne).

7 Voir P. Brunel, « Bonne ou maligne “pensée du matin” ? », dans Steve Murphy (éd.), Rimbaud, Verlaine et zut. À la mémoire de Jean-Jacques Lefrère, 2019, p. 115-122.

8 Quatrième de couverture du livre de Luc Ferry, Philosophie de la bohème : l’invention des utopies, 2013.

9 A. Rimbaud, Les Illuminations, Publications de La Vogue, 1886, p. 65-66.

10 A. Rimbaud, Une saison en enfer, dans Œuvres complètes, éd. P. Brunel, ouvr. cité, p. 424.

11 On doit cette découverte à Olivier Bivort et à son article décisif « Les “Vies absentes” de Rimbaud et Marceline Desbordes-Valmore », Revue d’histoire littéraire de la France, juillet-août 2001, p. 1269-1273.

12 Dans son volume de Contributions à la lecture de Rimbaud, 1998, p. 208-215.

13 Une saison en enfer, dans Œuvres complètes, éd. P. Brunel, ouvr. cité, p. 442.

14 « Le Voyage », devenu la pièce CXXVI et dernière des Fleurs du Mal dans l’édition de 1861. J’ai consacré deux études à ce sujet, l’une « L’Icarie selon Baudelaire et selon Cabet », dans mon livre Mythe et Utopie, 1999, p. 19-30, l’autre « Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie », dans P. Brunel, A. Vauchez et M. Zink (éd.), Penser l’utopie, 2018, p. 59-66.

15 E. Delahaye, L’Artiste et l’être moral, Paris, nouvelle édition préfacée par J.-M. Gleize, 2007, p. 33.

16 Note 44 dans l’édition due à F. Eigeldinger et A. Gendre, Delahaye témoin de Rimbaud, 1974, p. 182.

17 J. Prudhommeaux n’a pas hésité à donner pour titre « le Communisme en action » à trois chapitres (II, 4, 5 et 6) de son livre Icarie et son fondateur Étienne Cabet, 1907, rééd. 1977.

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