Oracles et errances : remarques sur la fondation de Cyrène
p. 97-116
Texte intégral
1Vers 630 avant notre ère, un Grec venu de Théra dans les Cyclades (l’actuelle Santorin) fonde, avec un groupe de compatriotes, une cité grecque en plein cœur de la Libye, Cyrène. Cette opération de colonisation, qui présente par ailleurs certaines particularités1, est conduite, comme c’est la règle, par ce que les Grecs appellent un « œciste », c’est-à-dire un « fondateur ». Mais l’originalité de cet « œciste », du nom de Battos, est qu’il porte le titre de roi2 et fonde une dynastie destinée à se poursuivre sur huit générations et à durer environ deux siècles.
2Cette fondation, fait historique que les fouilles italiennes de l’entre-deux-guerres ont confirmé3, a bien vite fait l’objet de récits dont les premiers – ceux de Pindare – datent de l’époque où régnait le dernier roi de la dynastie, Arcésilas : nous sommes alors en 474, date de la IXe Pythique, et en 462, date des IVe et Ve Pythiques, trois poèmes composés en l’honneur d’athlètes cyrénéens vainqueurs à Delphes, ce qui, pour le poète et selon la loi du genre, est l’occasion de chanter la cité honorée par de telles victoires, mais aussi le roi qui la gouverne et celui qui l’a fondée. Tout autre, bien entendu, est le propos d’Hérodote, qui saisit l’occasion de la concomitance de deux guerres, l’une au nord, l’autre au sud de l’empire perse, pour faire du développement historique et ethnographique sur la Libye le pendant de celui qu’il consacre à la Scythie. Ainsi, dès avant la fin du ve siècle, nous n’avons pas moins de quatre récits de fondation dans lesquels se conjuguent mythe et histoire, voie que poursuivront les auteurs postérieurs, en prose comme en poésie.
3Ce foisonnement de légendes et d’histoires, cette richesse de réécritures ne pouvaient manquer de susciter l’intérêt des historiens et des spécialistes des mythes, et l’abondance des articles et des livres consacrés à la fondation de Cyrène est telle qu’il peut paraître vain de vouloir y ajouter ; mais, comme l’une des études les plus importantes et les plus récentes, celle de Claude Calame, s’ouvre et se ferme sur l’Atlantide4, cette coïncidence m’a confortée dans l’idée d’offrir ces quelques pages à Chantal Foucrier5.
4La fondation d’une cité impliquant habituellement la consultation préalable d’un oracle, la présence d’un oracle dans chacun des récits sur Cyrène n’a rien qui surprenne ; mais la diversité des formes que prend cette parole prophétique y est tout à fait remarquable, ici à peine allusive, là lourdement réitérée, ici proférée non pas par ou même devant Apollon, mais à son intention, là destinée à ranimer une antique prophétie. Multiplication des oracles, réactivation d’une parole plus ancienne suggèrent que l’ordre divin ne va pas de soi et n’est pas aussitôt exécuté, et l’analyse, notamment de la Pythique IV et d’Hérodote, montrera à la fois ce mélange de nécessité et de hasard, et que le jeu sur le temps se double parfois d’un jeu sur l’espace.
5Avant d’examiner ces deux récits, les plus importants, parlons d’abord des IXe et Ve Pythiques, distantes d’une dizaine d’années, et qui, malgré de grandes différences, ont en commun de faire intervenir dans le mythe des lions qui disparaîtront par la suite6. Dans la IXe Pythique en effet, Apollon s’éprend tout à coup de Cyrène, nymphe thessalienne passionnée de chasse aux fauves, quand il la voit combattre et vaincre à mains nues un lion farouche. Aussitôt, il consulte le centaure Chiron sur l’identité de la jeune fille et sur l’issue de l’amour qu’il ressent ; Chiron, alors, non sans sourire de ce dieu qui l’interroge et qui pourtant « voit parfaitement l’avenir et d’où il découle7 », prophétise au dieu leur mariage, le transfert outre-mer de Cyrène et son installation à la tête d’une ville et d’un peuple insulaire : dans ce récit qui culmine sur une hiérogamie – « quand les dieux ont un désir, l’accomplissement en est rapide et les voies en sont courtes8 » –, le poète insiste sur le courage de la jeune fille, sur la richesse de la Libye, sur le déplacement de la parole oraculaire, mais seuls deux mots renvoient de manière allusive à la colonisation de Cyrène par un « peuple insulaire9 ».
6Dans la Pythique V, les lions se mettent à rugir (la scène de combat dans la Pythique IX était rude mais silencieuse), et la voix du fondateur de Cyrène – cette voix qui est un des éléments importants du mythe – suffit à les mettre en fuite. Dans cette ode en effet, trois Cyrénéens sont à l’honneur : d’abord, bien sûr, le roi actuel, Arcésilas IV, dont Pindare glorifie le pouvoir, la sagesse et le bonheur (n’a-t-il pas « un sort divin » ?10), et cette célébration, quelque temps avant son assassinat et la chute de la dynastie, confère évidemment à ce prince une stature tragique ; cependant, Pindare passe bien vite à un autre personnage, le beau-frère du roi et aurige vainqueur, avant d’enchaîner – et c’est le cœur du poème – sur le fondateur et premier roi de Cyrène. Dès lors, opérant une vaste remontée dans le temps et bouclant sans le savoir la boucle dynastique, Pindare célèbre non plus « la grande prospérité » d’Arcésilas, mais « l’antique prospérité11 » de Battos, fondateur de la dynastie.
7Ce roi fondateur, dont la félicité durable est le rempart de la cité et sert de lumière éclatante aux étrangers, et qui à sa mort fut héroïsé et vénéré par son peuple12, reçut d’emblée une preuve manifeste de la protection d’Apollon : sa voix, ou plutôt sa « langue d’outre-mer » n’a-t-elle pas mis en fuite « des lions au sourd mugissement », prouesse héroïque où Pindare voit l’intervention d’Apollon désireux que son oracle aboutisse13 ? Cette allusion à l’oracle qu’Apollon avait rendu à Battos nous ferait encore reculer dans le temps (nous sommes remontés déjà huit générations plus tôt), puisque l’oracle est évidemment antérieur à l’acte qui en est l’accomplissement ; mais sur cette manifestation précise de la mantique apollinienne, dont l’effet, notons-le, est immédiat, la Ve Pythique ne dit rien de plus.
8En revanche, Pindare évoque ensuite plus largement le rôle de la parole prophétique dans la fondation des cités et, après avoir rendu hommage aux héros thébains issus de Sparte, qui émigrèrent à Théra puis à Cyrène, leur troisième et ultime étape, il mentionne l’arrivée en Libye des Troyens chassés par la ruine de leur cité auxquels les colons venus avec Battos sur sa flotte rapide vouèrent un culte14 : ce qui n’était que « peuple insulaire » dans la Pythique IX est devenu, on le voit, singulièrement complexe, et nous ne sommes pas au bout de la complexité.
9Celle-ci en effet est à son comble dans la IVe Pythique qui, dans une ode d’une longueur exceptionnelle (300 vers), célèbre à nouveau15 la victoire remportée par le beau-frère du roi de Cyrène, phénomène de duplication rarissime même pour « la plus prestigieuse des victoires agonales antiques16 », la course de chars. L’ode commence par mentionner l’oracle d’Apollon, ou, plus précisément, l’oracle de la Pythie rendu à Delphes en présence du dieu :
où jadis la prêtresse qui siège auprès des aigles d’or de Zeus […] prédit que Battos, colonisateur de la féconde Libye, devait abandonner son île sacrée, pour fonder […] une cité célèbre par ses chars, et raviver, à la dix-septième génération, la parole dite par Médée à Théra, la prophétie que […] la princesse de Colchide proféra jadis de sa bouche immortelle17.
10D’une manière assez surprenante, la Pythie fait donc une double prédiction à Battos, et lui annonce à la fois son départ et sa mission fondatrice en Libye d’une part, et, de l’autre, la réalisation par ses soins d’une prophétie ancienne, proférée par Médée dix-sept générations plus tôt ; cette prophétie de Médée, rapportée au style direct, est alors enchâssée à l’intérieur du récit de la consultation de l’oracle de Delphes18, récit qui s’interrompt puis reprend en faisant le lien avec les propos de la magicienne :
conformément à ces paroles, l’oracle de l’abeille delphique, par une inspiration spontanée19, s’éleva ; après t’avoir salué à trois reprises, elle te proclama roi prédestiné de Cyrène, quand tu l’interrogeais pour savoir ce que les dieux te donneraient pour compenser ta voix malhabile20.
Le résultat de cette composition très élaborée est que la seconde partie de l’oracle delphique résonne au moment où les compagnons de Jason, sous l’effet de la prophétie de Médée, restent immobiles et silencieux, blottis tels des animaux en proie à l’épouvante21 : la crainte religieuse qui les saisit suggère la réaction humaine face à toute parole dictée par les dieux, qu’elle soit proférée à Théra ou bien à Delphes.
11Or que dit Médée, dix-sept générations avant l’oracle rendu à Battos ? Elle annonce « qu’un jour, de cette terre battue par les flots (il s’agit bien entendu de l’île de Théra), la fille d’Épaphos, c’est-à-dire Libyé elle-même, tirera une racine de cités, qui fera l’objet de soins de la part des mortels, et qu’elle la plantera dans les fondations dédiées à Zeus Ammon » ; puis elle ajoute :
[ainsi] s’achèvera le présage, qui veut que Théra devienne la métropole de grandes cités, présage que reçut un jour Euphémos à l’embouchure du lac Triton, lorsqu’il descendit de la proue, et qu’un dieu, qui avait pris l’apparence d’un homme, lui donna de la terre en guise de cadeau d’hospitalité […]22.
Ainsi, la prophétie que fait Médée dans l’île de Théra évoque un événement antérieur qui s’est produit près du lac Triton, en Libye. Autrement dit, l’oracle rendu à Battos par la Pythie fait revivre la prophétie de Médée dix-sept générations plus tôt, et celle-ci mentionne à son tour un présage situé dans le passé, ce qui non seulement produit une triple remontée dans le temps, mais fait de Battos le point d’aboutissement et l’agent d’une volonté divine qui prend la forme tantôt d’une prophétie en bonne et due forme dans le temple de Delphes, tantôt d’une parole exhalée avec flamme par la princesse de Colchide à Théra, tantôt enfin d’un présage qui n’est autre qu’un peu de terre libyenne. Le destin de Battos apparaît donc marqué par la nécessité, puisque les prophéties s’enchaînent les unes aux autres comme autant de maillons solidaires, et le fait est d’autant plus remarquable que le destin, si prégnant, laisse malgré tout une place au hasard.
12C’est là qu’intervient le don de la terre : Médée raconte en effet comment Eurypyle, fils de Poséidon, accueillant près du lac Triton les Argonautes qui ne songent alors qu’à rentrer chez eux, se hâte de leur offrir « un cadeau d’hospitalité qui se trouve là » à portée de la main, un peu de terre prise dans les champs. Mais, si la rapidité et le hasard23 président au départ à la nature du don offert, la négligence et les aléas conditionnent ensuite le sort fait à cette motte de terre libyenne : reçue par Euphémos, l’un des Argonautes et lui aussi fils de Poséidon, cette motte, mal surveillée pendant la navigation, tombe à l’eau, et, suivant l’onde, finit par arriver à Théra ; « et voici que s’est versée en cette île l’immortelle semence de la vaste Libye, avant l’heure24 ». Cette expression « avant l’heure », en soi surprenante, est aussitôt explicitée par Médée : en effet, si, au lieu de la perdre et de la laisser errer au gré des flots, Euphémos avait jeté cette semence de Libye dans la bouche d’Hadès, la colonisation de ce « vaste continent » qu’est la Libye aurait eu lieu plus tôt, à la quatrième et non à la dix-septième génération.
13Par la suite, Médée, capable comme tous les devins de connaître le passé, le présent et l’avenir, quitte ce récit du passé pour prédire l’avenir, l’union d’Euphémos avec une étrangère de Lemnos, la naissance d’une postérité d’élite, la venue d’un descendant en cette île de Théra, la consultation de l’oracle de Delphes, où l’ordre sera donné de « conduire de nombreux colons vers la grasse région du Nil25 » : la prophétie de Médée s’ouvre donc sur le rappel du présage ancien, et se clôt sur l’annonce de l’oracle à venir. Et Pindare à son tour, après avoir raconté la conquête de la Toison d’or, reprend ces divers éléments, mais en les exprimant à l’aide d’une métaphore végétale, l’union avec les Lemniennes étant assimilée à une semence dans un champ étranger, où est plantée et où fleurit la race d’Euphémos, avant que ses descendants n’aillent coloniser Théra « la Très belle » et de là ne partent, sous la protection des dieux, « faire gonfler » la plaine de Libye26 : on a là, en quelque sorte, la reprise et l’aboutissement de ce que prophétisait Médée au départ, quand elle annonçait que Libyé, la fille d’Épaphos, tirerait de la terre de Théra « la racine de villes fameuses27 » ; mais on a là aussi un écho à la hiérogamie féconde de la IXe Pythique.
14Remarquable par la place que jouent les dieux et les signes du destin, qui annoncent très longtemps à l’avance et redisent plus tard la vocation colonisatrice de Battos28, la IVe Pythique a aussi l’originalité – du reste bien vue par la critique – de présenter cet acte de colonisation comme un acte d’autochtonie, puisque Battos, venu de Théra en Libye, ne fait que rapporter la racine de Libye jadis offerte à son ancêtre et qu’il s’emploie lui aussi à faire fructifier. Or, quand Apollonios de Rhodes reprend cet épisode libyen des Argonautes, il apporte deux modifications significatives au récit de Pindare : la première tient à la place respective de la nécessité et du hasard, puisque, chez Pindare, Battos est clairement identifié comme le « destinateur », celui qui est marqué par le destin, tandis que le hasard affecte le choix du cadeau d’hospitalité et l’errance de la motte de terre, perdue en cours de route ; chez Apollonios au contraire, il n’y a de hasard que dans le destinataire du cadeau divin – c’est le plus rapide à s’en saisir29 –, et ce personnage apparaît de ce fait bien moins prédestiné que chez Pindare. Et c’est là-dessus que s’achèvent pratiquement les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, où il n’est nullement question de la fondation de Cyrène, ce qui évacue du même coup toute idée d’autochtonie pour cette colonie. Cette comparaison, ici sommairement esquissée, fait ressortir davantage le double choix de Pindare, la prédestination du fondateur et l’autochtonie.
15Or, parmi les nombreuses sources d’Apollonios, il y a bien entendu, en plus de Pindare, l’historien Hérodote, dont l’assez long récit sera, pour la clarté de l’exposé, divisé en trois phases, qui correspondent à des lieux différents : la première phase concerne les événements avant l’installation à Théra, la deuxième relate les faits antérieurs au départ pour la Libye, et la troisième englobe les événements postérieurs à la fondation. Mais le fait le plus marquant dans le récit d’Hérodote est l’insistance mise sur la diversité de ses sources (lacédémoniennes, théréennes ou cyrénéennes), sur leur convergence ou leur divergence30.
16Le récit commence par l’histoire de certains descendants des Argonautes, accueillis puis chassés par les Spartiates, quand ils prétendent participer à la royauté lacédémonienne. Or cet épisode intervient au moment où Théras, un Lacédémonien lui-même frustré de ne pas être roi, décide de quitter Sparte et d’aller rejoindre les gens de sa race dans l’île qu’on appelait alors Kallistè, La Très-Belle. Théras adjoint donc à sa troupe une partie des descendants des Argonautes, et tous vont dans l’île qui prend alors le nom de Théra. On voit ainsi que, dans cette première période31, le désir de régner apparaît comme un dénominateur commun, et qu’il y a peut-être là, en germe, des rivalités possibles pour la prise de pouvoir.
17Pour la période suivante, qui va de l’installation à Théra au départ pour la Libye, Hérodote fournit successivement deux versions, celle des gens de Théra, puis celle des habitants de Cyrène. La trame des deux récits montre pourtant des points communs : dans les deux versions en effet, des Théréens, venus consulter l’oracle de Delphes, reçoivent l’ordre d’aller fonder une ville en Libye, mais n’obéissent pas à l’injonction32. Dans les deux versions, du temps passe et des malheurs surviennent – notamment une terrible sécheresse qui dure sept ans33 – ce qui entraîne une seconde consultation de l’oracle, qui maintient son ordre sans rien changer. Face à cette nécessité, les Théréens finalement obtempèrent34.
18Mais si la trame est identique, des variations apparaissent : ainsi, dans la version théréenne, le premier ordre de la Pythie n’est pas suivi d’effet parce que le roi de Théra venu la consulter est un homme âgé35 et surtout parce que les gens de Théra ignorent absolument l’endroit où se trouve la Libye ; dans la version cyrénéenne, le personnage principal de cet épisode est Battos lui-même36, venu consulter à Delphes pour sa voix, et qui reçoit l’ordre de fonder une colonie en Libye37, ce qui lui paraît impossible, faute de ressources. À l’ignorance en quelque sorte « géographique » de toute une population dans la première version (la théréenne), répond ici, dans la version cyrénéenne, un mauvais vouloir personnel de Battos, peu respectueux envers la Pythie qu’il s’efforce même, sans succès, de faire changer d’avis38. Mais il y a plus : Battos, qui a des problèmes de voix, comme on l’a vu chez Pindare39 (même si Hérodote réfute l’idée que son nom puisse être un sobriquet dû à son bégaiement40), dont on apprend aussi qu’il est un bâtard de la fille du roi de Crète, non content de renâcler à obéir au dieu, fait encore un faux départ quand enfin il s’y décide : en effet, lui et les siens reviennent de Libye à Théra, mais, manquant de se faire lapider41 par leurs concitoyens, ils sont contraints de repartir42. Si le texte d’Hérodote contient des éléments qui suggèrent une pluralité de causes à la colonisation (sécheresse longue, donc problèmes de subsistance ; lapidation, donc graves rivalités politiques), il souligne aussi comme à plaisir les atermoiements des fondateurs.
19L’entreprise de colonisation elle-même – et c’est le début de la troisième phase – se présente-t-elle sous un jour meilleur ? Il n’en est rien, bien au contraire. Car les colons commencent par coloniser une île au large de la côte libyenne, puisque, dans l’ignorance géographique qui est la leur, ils ont dû recourir à un pêcheur crétois qui ne connaissait de la Libye que cette île. Au bout de deux ans passés là, l’insuccès de leur entreprise les pousse à consulter l’oracle de Delphes auquel ils font valoir que leur installation en Libye ne les a pas rendus plus heureux. Mais l’oracle leur dit : « Si tu connais mieux que moi la Libye nourricière de brebis – j’y suis allé, pas toi, j’admire ta science43 ». La réponse de la Pythie, évidemment pleine d’ironie, une ironie renforcée par le jeu sur les mots et le polyptote mè elthôn elthontos, les pousse à déménager et à s’installer sur le continent, en face de l’île. Contrairement à la première étape sur l’île, qui semble relever de la légende plus que de l’histoire, cette deuxième étape, dans un lieu visiblement propice à l’installation appelé Aziris, est attestée par les traces archéologiques d’une brève occupation du site. De fait, cette installation à Aziris dure six ans. Pourquoi, alors, un second déménagement ? D’après Hérodote, les Grecs se laissent persuader de quitter ce lieu pour un lieu meilleur44. Jusque-là, le texte est sûr. Était-ce un mensonge de la part des Libyens ? Le mot qui exprime ce mensonge n’est qu’une conjecture45, et elle n’est certainement pas indispensable, car si les Libyens promettent aux Grecs un emplacement meilleur – et l’on sait, grâce à Pindare, combien est féconde la terre de Cyrène46 – ils ne vont pas jusqu’à leur offrir ce qu’ils ont de plus beau ! En tout cas, les Libyens, souhaitant que les Grecs ne voient pas la très belle région qu’ils s’apprêtent à traverser, calculent l’horaire de manière à les y faire passer de nuit ; et quand ils arrivent à l’endroit choisi par eux, ils disent aux Grecs : « Hommes de Grèce, c’est ici qu’il vous convient d’habiter. Car ici, le ciel est percé47. »
20Que penser du récit d’Hérodote ? La question est double : on peut se demander s’il existe d’autres cas où l’installation coloniale marque autant d’hésitations ; et puis, l’on peut s’interroger sur les conditions de ce dernier transfert. Il se trouve qu’un même texte, celui où Thucydide, au livre VI de son Histoire de la guerre du Péloponnèse, raconte la colonisation grecque en Sicile, apporte une réponse à cette double question. On y apprend en effet que le Mégarien Lamis, arrivé sur la côte orientale de la Sicile à la tête d’une colonie, s’installe d’abord à Trôtilon, que de là il passe à Léontinoi, mais que, chassé de là, il colonise Thapsos où il meurt. Ses gens sont alors contraints de quitter Thapsos. Mais, « conduits par Hyblon, un roi sicule qui leur avait cédé le pays, ils fondèrent la colonie qu’on appela Mégara Hyblaea48 ». Le rapprochement de ces deux récits de colonisation, celui d’Hérodote et celui de Thucydide49, est éclairant. On constate en effet que l’entreprise de colonisation connaît parfois plusieurs étapes, et que les transferts sont généralement dus à l’hostilité des populations locales qui chassent les arrivants. De ce point de vue, les déplacements de Battos n’ont rien de surprenant. On voit aussi que les Mégariens, chassés de Thapsos, sont alors guidés par un roi local manifestement bien disposé à leur égard ; il y a donc, là encore, d’autres exemples où la population indigène sert de guide. Cependant, le récit d’Hérodote souligne la totale inexistence de Battos, pourtant chef et roi de cette expédition coloniale, mais aussi, plus largement, la passivité totale des Grecs, qui sont toujours objets et jamais sujets de l’action en cours ; a contrario, son récit met en valeur les qualités intellectuelles des Libyens, qui persuadent, qui calculent, qui choisissent le lieu d’installation des Grecs, et qui, pour finir, leur délivrent une sorte d’oracle ; car, bien entendu, ce « ciel percé » est l’annonce de pluies et donc de fertilité. Certes, ils ne s’expriment pas en vers comme la Pythie, mais c’est sur cette parole libyenne, qui résonne d’autant plus que, dans tout ce passage, aucune voix grecque ne se fait entendre, que se termine, chez Hérodote, le long récit de la fondation de Cyrène.
21Cette impression d’un effacement délibéré de la figure de Battos est du reste confirmée dans les pages qui suivent, où Hérodote donne, dans l’ordre chronologique, les traits saillants de chacun des règnes et des rois qui se sont succédé : de Battos le fondateur et de son fils Arcésilas, qui ont régné respectivement quarante et seize ans, et qui figurent dans une même phrase comme simples compléments du nom, on apprend seulement qu’il n’y eut, de leur temps, aucun nouvel apport de population50. La maigreur de ces données, qui interviennent après un récit de fondation marqué par les errances et le manque de décision51, forme un double contraste, d’abord avec la richesse de certains détails dans les pages mêmes qu’Hérodote consacre à Cyrène, ensuite avec la figure élogieuse que donne de Battos toute la tradition. En effet, parmi les nombreuses aventures qui marquent la fondation de Cyrène, il y a l’histoire du pêcheur qui conduit les Théréens dans l’île en face des côtes libyennes, qu’ils laissent sur place le temps d’informer leurs concitoyens, et auquel des Samiens de passage prêtent assistance ; or, à ces considérations déjà abondantes, Hérodote ajoute, en guise de digression, des détails sur le profit exceptionnel que les Samiens tirent de leur voyage et décrit même la forme et le décor de l’immense vase de bronze qu’ils déposent en offrande à leur Héraion52. Le constat est le même, si nous comparons ce qu’Hérodote dit du règne de Battos avec ce que disent aussi bien Pindare avant lui que les auteurs plus tardifs : l’œuvre civilisatrice de Battos, démiurge de Cyrène, est passée sous silence53.
22Ce n’est donc pas le problème d’élocution de Battos qui suggère une attitude critique d’Hérodote54, mais bien plutôt sa mise en récit de la fondation de Cyrène, mise en récit qui souligne les déficiences et errances de l’homme prédestiné et ne s’achève pas sur la métamorphose du « bâtard balbutiant » en héros doté de mètis ; et s’il est vrai que l’imprécision ou l’ambiguïté des oracles vise à laisser une marge de manœuvre au « Sujet de l’action », Hérodote ne montre guère ce héros doté d’une quelconque « acuité interprétative »55. Aussi me paraît-il significatif que les tenants de cette thèse qui, à la suite de l’ouvrage fondateur sur la mètis des Grecs56, lient déficiences physiques et intelligence technique, valident cette théorie appliquée à la figure de Battos dans Hérodote en citant… Pindare57.
23Or, le fait est connu, entre Pindare et Hérodote58 interviennent l’assassinat du dernier roi descendant de Battos et la chute de la dynastie59 qui a régné sur Cyrène durant huit générations, ainsi qu’Apollon l’avait prédit60. Cette connaissance de la fin du régime, qui avait peu à peu sombré dans l’arbitraire tyrannique61, connaissance sans doute renforcée par un voyage de l’historien en Cyrénaïque dont il donne une description exacte62, explique sans doute le parti pris qu’on a pu observer dans le récit d’Hérodote ; car autant il est prolixe sur les mauvais rois, les plus récents, autant il est peu disert sur les rois plus anciens, sans doute plus vertueux. Cependant, la figure de Battos, le héros fondateur, protégé d’Apollon le grand dieu de Cyrène, pouvait difficilement être contestée par ses concitoyens, de sorte que son si long règne n’attire aucun commentaire d’Hérodote, la critique se déplaçant alors vers les temps antérieurs à la fondation.
24Cette irruption du présent63 infléchit donc sensiblement le récit d’Hérodote, et ajoute encore aux différences avec Pindare : à l’errance de la motte chez le poète répond l’errance des colons chez l’historien ; à la variété des prédictions formant une sorte de polyphonie répond ce qu’on pourrait presque appeler le « bégaiement » de l’oracle delphique qui, pour finir, ironise64 ; à la mise en lumière du héros fondateur répond une figure qui n’est guère qu’une esquisse. Telles sont les différences majeures qui opposent récit pindarique et récit hérodotéen, pourtant marqués tous deux par la présence forte de la nécessité et du hasard.
25Du point de vue de la mythocritique, qui est celui de Chantal Foucrier, le mythe de fondation, de Pindare à Hérodote, a subi une notable inflexion qui va de pair avec le changement idéologique et politique. Comme il n’était plus question de célébrer le lointain descendant du héros fondateur, celui-ci, tout prédestiné qu’il fût, apparaît bien falot, au point que ce sont les populations locales qui, au bout du compte, choisissent l’emplacement de la future cité grecque.
Bibliographie
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Silius Italicus, La guerre punique, tome II, Livres V-VIII, texte établi et traduit par Josée Volpilhac, Pierre Miniconi et Georges Devallet, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 1981.
Strabon, Géographie, tome III, Livres V et VI, texte établi et traduit par François Lasserre, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 1967.
Vernant Jean-Pierre, « Le Tyran boiteux : d’Œdipe à Périandre », dans Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie 2, Paris, La Découverte, 1986, p. 45-69.
Notes de bas de page
1 L’originalité tient à la fois au temps et au lieu de cette fondation : en effet, qu’il s’agisse du mouvement de colonisation en Occident ou de la colonisation vers l’Orient grec, on observe une sorte de pause entre 650 et 600 environ, et c’est dans cette pause que s’inscrit la colonisation de Cyrène. En revanche, l’intérêt pour les régions situées en face de la Grèce sur les côtes méridionales de la Méditerranée se marque clairement vers la même époque par l’installation du fameux comptoir de Naucratis ouvert aux Grecs par les Égyptiens dans le delta du Nil. Mais le cas de Cyrène est différent : dans une région jusque-là peu fréquentée par les Grecs, la Libye, terme qui correspond, dans la représentation antique du monde connu, au troisième et dernier continent – ce que nous appelons aujourd’hui l’Afrique –, c’est une colonie de peuplement de type habituel, qui apparaît du reste en ce lieu comme un unicum.
2 Cette présence d’une royauté à Cyrène pendant la période archaïque et le début de l’époque classique tranche avec les formes de gouvernement de l’ensemble des cités grecques, qui connaissent alors ou bien des gouvernements fondés sur des assemblées de citoyens et l’élection de magistrats, ou bien des pouvoirs de type tyrannique. La royauté en revanche, qui a existé partout aux époques plus anciennes, ne subsiste plus, dans la plupart des cités grecques, que comme une fonction de type religieux. Sparte fait un peu exception à la règle, puisqu’elle a à sa tête les représentants de deux dynasties royales, dont les pouvoirs, il est vrai, sont à peu près limités à la conduite de la guerre.
3 En effet, les fouilles ont mis au jour une organisation urbaine bien établie et un important sanctuaire d’Apollon, tous bâtiments dont la première phase remonte à la fin du viie siècle ; les sources littéraires, elles, soulignent à l’envi la réussite de Battos dans son œuvre de bâtisseur (voir, par ex., Pyth. V, 89-93).
4 C. Calame, Mythe et histoire dans l’Antiquité grecque. La création symbolique d’une colonie, 1996 (2e éd., 2011, à laquelle nous renvoyons). On trouvera les considérations sur l’Atlantide aux pages 44-45 et 256-259. Noter que le chapitre consacré dans cet ouvrage à Hérodote reprend l’article « Mythe, récit épique et histoire : le récit hérodotéen de la fondation de Cyrène », dans C. Calame (éd.), Métamorphoses du mythe en Grèce antique, Genève, 1988, p. 105-125 ; pour Hérodote, nous renverrons à la première version de l’article.
5 Ce faisant, nous avons conscience d’encourir les critiques que C. Calame adresse à l’antiquisant qui, se bornant à affiner certaines interprétations, n’apporte que quelques corrections mineures : voir C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne. Énonciations et représentations des poètes, 1986, p. 69.
6 En réalité, si la Pythique IV, la troisième ode pindarique contenant le mythe de Cyrène, ne mentionne plus les lions, ils réapparaissent à l’époque hellénistique, où Cyrène reçoit la terre de Libye et y fonde sa ville, après avoir tué le lion qui ravageait cette terre (voir Callimaque, Hymne à Apollon, 91). Sur le déplacement géographique du combat de la nymphe Cyrène avec le lion (en Thessalie/en Libye), voir P. Giannini, « Cirene nella poesia greca : tra mito e storia », dans B. Gentili (dir.), Cirene, Storia, mito, letteratura (Atti del Convegno della SISAC, Urbino, 3 luglio 1988), 1990, p. 51-96 (ici p. 90). Au iie siècle de notre ère, Pausanias donne une version encore différente de la légende : selon lui (X, 15, 6-7), la peur causée par un lion et le cri qui en aurait résulté auraient guéri Battos de son balbutiement.
7 Pyth. IX, 48-49 : Chiron a bien conscience de devoir rivaliser avec la science d’Apollon. Le mythe de Cyrène occupe les trois premières triades de l’ode qui en compte cinq.
8 Ibid., 67-68.
9 Ibid., 54-55. Le texte est concis, qui déroule cet avenir ; mais les temps des verbes soulignent que la fondation de Cyrène implique nécessairement et préalablement la venue des Théréens : voir P. Giannini, art. cité, p. 65.
10 Pyth. V, 5. L’éloge du roi actuel occupe le début et la fin de l’ode (première et quatrième triades).
11 Comparer le palaios olbos de Battos (v. 55) et le polus olbos d’Arcésilas (v. 14).
12 Ibid., 55-57 et 94-96.
13 Ibid., 57-62.
14 Ibid., 73-88. Nous parlons encore de Battos, alors qu’ici Pindare lui donne un autre de ses noms, celui d’Aristotélès ; le nom Battos revient au derniers vers du poème (v. 123).
15 Comme une bonne partie de la critique, nous inclinons à penser que la composition et l’exécution de cette ode exceptionnelle suivent celles de la Pythique V qui obéit davantage aux règles du genre ; voir par exemple B. Gentili, P. Angeli Bernardini, E. Cingano, P. Giannini, Pindaro. Le Pitiche, Milan, 1995, p. 10 ; G. Liberman, Pindare Pythiques, Paris, 2004, p. 127.
16 C. Calame, Mythe et histoire dans l’Antiquité grecque, ouvr. cité, p. 59.
17 Pyth. IV, 4-11. Traduction d’A. Puech, dans la CUF, Paris, 1931, p. 68.
18 Voir C. Calame, Mythe et histoire dans l’Antiquité grecque, ouvr. cité, p. 123 : « Prononcée à Théra, la prédiction de Médée se situe, spatialement aussi bien que chronologiquement, au centre du récit qu’elle déroule ».
19 L’oracle est dit « spontané » (automatos : v. 60), parce qu’il fait de Battos un roi prédestiné, quand celui-ci le consultait sur son défaut de prononciation.
20 Pyth. IV, 59-63. Deux remarques sur ces vers : la Pythie dit trois fois « salut » à Battos, ce qui est traditionnel et ne signifie en rien qu’il soit venu trois fois la consulter, comme certains l’ont cru, voyant là un parallèle entre Pindare et Hérodote (voir infra). Par ailleurs, nous pensons que Battos est venu chercher, non pas un remède, mais une compensation à son bégaiement (serait-ce la royauté de Cyrène ?), ce qui est conforme au sens habituel du mot poinè ; c’est du reste ainsi que le comprend G. Liberman, ouvr. cité, ad loc., p. 99. La plupart des commentateurs, partant du sens de compensation, notent qu’il s’agit pour les dieux de compenser le défaut physique dont ils l’ont affligé, donc de l’en guérir : voir B. K. Braswell, A Commentary on the fourth Pythian Ode of Pindar, 1988, ad loc., p. 149-150 et B. Gentili et alii, ouvr. cité, ad loc.
21 Pyth. IV, 57.
22 Ibid., 14-16 et 19-23.
23 Ibid., 35, où l’expression protuchon xenion (le « cadeau d’hospitalité qui se trouve là ») fait explicitement référence au hasard. On la retrouve dans Euripide, Alceste 754 (sur ce rapprochement, voir B. Gentili et alii, ouvr. cité, ad loc.).
24 Ibid., 42-43. Traduction d’A. Puech, 1931, p. 70.
25 Ibid., 50-56. Traduction d’A. Puech, 1931, p. 71.
26 Ibid., 255-260.
27 Ibid., 15. Traduction d’A. Puech, 1931, p. 69.
28 Ce qui produit un effet de polyphonie, « polyphonie narrative et oraculaire » : C. Calame, Mythe et histoire dans l’Antiquité grecque, ouvr. cité, p. 127.
29 Voir Apollonios de Rhodes, Argonautiques IV, 1554-1555 et 1562-1563 : la motte n’est faite ni au hasard ni en vitesse, mais le dieu, au moment où il la tend indistinctement aux Argonautes, insiste seulement sur la modicité du présent au regard du magnifique trépied que les héros viennent d’offrir aux divinités du pays. Et si Euphémos s’en empare, c’est grâce à sa rapidité, notée du reste quelques vers plus haut (v. 1465-1466).
30 Hérodote, IV, 150, 1-3. Les traductions données sont celles de Ph.-E. Legrand, CUF, IV, Paris, 1960, respectivement aux pages 169 et 171 : « Jusqu’à ce point de mon récit, les Lacédémoniens sont d’accord avec les Théréens ; à partir de ce point, ce sont les seuls Théréens qui racontent les choses comme suit » ; IV, 154, 1-3 : « Ce sont les Théréens qui racontent ce qui précède ; et, pour le reste de l’histoire à partir du point où nous en sommes, ils sont d’accord avec les Cyrénéens. Car, en ce qui concerne Battos, les Cyrénéens ne disent pas du tout la même chose qu’eux. » Ce qui donne : temps 1 : accord des Lacédémoniens et des Théréens ; temps 2 : divergence des sources théréennnes et cyrénéennes ; temps 3 : retour de leur convergence. Sur la méthode historique d’Hérodote, voir récemment N. Luraghi, « Meta-historie : Method and genre in the Histories », dans C. Dewald and J. Marincola (ed.), The Cambridge Companion to Herodotus, 2006, p. 76-91 (notamment p. 80 et 82).
31 Hérodote IV, 145-149.
32 Respectivement IV, 150, 7-15 et 155,12-23.
33 Comparer Hérodote IV, 151, 1-2 et 156, 1-2 : seule la version théréenne précise la nature du fléau.
34 On peut légitimement se demander si d’autres récits de fondation font état de consultations successives auprès de l’oracle de Delphes. Le seul exemple qui puisse être invoqué est celui de la fondation de Crotone par l’Achéen Myscellos vers 730. Mais, s’il y a, là aussi, deux consultations successives, l’œciste obéit dès la première injonction et se rend aussitôt en Italie du Sud ; et, s’il consulte à nouveau, c’est qu’il hésite entre deux sites, celui de Sybaris qui lui paraît bien tentant, et celui de Crotone, que l’oracle lui a désigné. Selon Strabon VI, 1, 12 (dont la source est Antiochos, contemporain de Thucydide), il se fait alors tancer par l’oracle : « Le dieu lui répondit en ces termes – il faut savoir que Myscellos était un peu bossu – : “Si c’est une autre proie, ô chasseur, que tu guettes, / Hors d'atteinte pour toi, tu n’auras que des miettes. / Sache plutôt louer, Myscellos au court dos, /la juste ligne droite offerte en ce cadeau” » (traduction F. Lasserre, p. 143). Il n’y a donc pas, au moins dans les récits de fondation, d’autre cas de résistance passive aux ordres du dieu, résistance qu’on peut être tenté d’expliquer, pour ce qui est de Cyrène, par la destination pleine d’inconnu où le dieu les envoie.
35 Le roi suggère au dieu de désigner Battos qui faisait partie de sa suite (C. Calame insiste à l’excès sur l’aspect « involontaire » de cette désignation : voir C. Calame, « Mythe, récit épique…», art. cité, p. 105-125 (ici p. 108 et 109) ; le roi Grinnos procède ainsi lui-même à son investiture, geste qui confère à Théra le statut de médiatrice entre Delphes et Cyrène : sur cette interprétation, voir D. Asheri, A. Lloyd, A. Corcella, A Commentary on Herodotus Books I-IV, 2007, p. 677, ad loc. IV, 150. On voit donc Battos émerger peu à peu avant d’être finalement choisi comme « chef et roi » par les Théréens s’apprêtant à coloniser l’île en face de la Libye (IV, 153, 6). On retrouve une formule analogue sur la stèle dite des Fondateurs, qui date de la fin du IVe siècle av. J.-C., sans qu’on sache si ce texte apocryphe dérive d’Hérodote ou d’une source commune à l’historien. Ce qui est sûr, c’est que, à côté de quelques ressemblances, cette stèle présente aussi des différences majeures par rapport au texte d’Hérodote : notamment, c’est Apollon en personne qui donne l’ordre de fonder la colonie et Battos y est d’emblée intronisé.
36 Hérodote IV, 155, 12-13.
37 D’après Plutarque (Œuvres morales VI, Sur les oracles de la Pythie, 22), l’oracle aurait donné l’ordre de fonder une colonie à Battos, « parce que, s’il était bègue et avait un organe faible, ses qualités d’esprit convenaient à un roi et à un homme d’État ».
38 Hérodote IV, 155, 18-20 ; Battos est fort dépité qu’elle ne modifie pas sa réponse ; aussi quitte-t-il les lieux en pleine consultation.
39 Pyth. IV, 63 et Pyth. V, 59 voir supra. Rapprochement intéressant entre la nymphe Cyrène qui tue un lion à mains nues (Pyth. IX, 26) et Battos qui met en fuite des lions par sa seule voix (Pyth. V, 59) dans D. M. Cosi, « Comunicazione disturbata : Battos, il fondatore di Cirene, balbuziente e castrato », dans M. G. Ciani (éd.), Le Regioni del Silenzio. Studi sui disagi della comunicazione, 1983, p. 123-152 (ici, p. 140-141).
40 Le nom de Battos, d’origine onomatopéique (voir O. Masson, « Le nom de Battos, fondateur de Cyrène, et un groupe de mots grecs apparentés », Glotta, 54, 1976, p. 84-98) évoque à proprement parler « celui qui bredouille » ou « celui qui balbutie », et l’on sait que Démosthène fut affligé du sobriquet Battalos. Mais Hérodote suggère qu’il n’avait pas ce nom quand il est venu consulter l’oracle, et que Battos signifiant « roi » en langue libyque et la prophétesse sachant qu’il serait roi en Libye, elle l’appela sous ce nom qui dès lors fut le sien (Hérodote IV, 155, 6-18). Sur cette double signification (bègue/roi), voir F. Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, 1980, p. 252-253. Comme le remarque G. Lachenaud : « Le savoir de la Pythie est à la fois linguistique et prophétique », L’Arc-en-ciel et l’archer. Récits et philosophie de l’histoire chez Hérodote, 2003, p. 118.
41 Plusieurs éléments de ce récit ont retenu l’attention des critiques : ainsi, le bégaiement dont souffre Battos est-il un élément visant à le déprécier, ou bien doit-il être considéré, au même titre que le pied enflé d’Œdipe ou la gibbosité dont souffre Myscellos (supra, n. 34), comme une particularité physique partagée par plusieurs héros mythiques ? Voir à ce sujet l’article fondateur de J.-P. Vernant, « Le Tyran boiteux : d’Œdipe à Périandre », dans J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie 2, 1986, p. 45-69. Dans cet article, déjà publié en 1981, Vernant ne consacre que quelques lignes à Battos (p. 47) : « les récits concernant les origines de Cyrène, dont la fondation, retardée et déviée par un « oubli » des Argonautes, fut réalisée, malgré les blocages de la communication avec le dieu de Delphes, au terme de bien des errances et détours, par Battos, le « Bègue », éponyme de la dynastie royale des Battiades, qui s’achève avec un dernier Battos, celui-là “boiteux et ne tenant pas bien sur ses jambes”… comme le note Hérodote ». Quant au risque de lapidation, où l’on a vu le rejet du pharmakos, il est peut-être aussi la manifestation patente de dissensions ou de troubles politiques latents ; de fait, ces troubles politiques (dont les textes fournissent quelques indices, comme l’aspiration au pouvoir animant bien des colonisateurs de Théra : voir supra), sont aux yeux d’un historien grec de Cyrénaïque, Ménéclès de Barcé (qui vivait au iie siècle avant notre ère), la véritable raison de l’entreprise coloniale en Cyrénaïque : selon lui, Battos, chassé de Théra par les luttes politiques internes, ce qu’on appelle la stasis, aurait consulté l’oracle non pas sur sa voix, mais pour savoir s’il devait rentrer dans sa patrie les armes à la main ou au contraire fonder une colonie. Apollon lui aurait alors conseillé d’aller dans un « continent meilleur » : c’était la Libye (voir Ménéclès de Barcé, FGrHist 270 F6).
42 S’agissant du retour à Théra de la petite troupe de colons, il y a une différence majeure entre les versions cyrénéenne et théréenne : dans la première, on procède au tirage au sort des partants et l’on nomme Battos à la tête de l’expédition (IV, 153, 4-6) ; dans la seconde, empêchés d’aborder à Théra, lapidés, ils sont contraints de reprendre la mer (IV, 156, 9-13).
43 Hérodote V, 157, 7-8 : traduction personnelle, qui malheureusement ne rend pas le jeu sur les mots soulignant l’ironie (« j’y suis allé, pas toi »).
44 Hérodote IV, 158, 1. Comme le note justement C. Calame : « les indigènes prennent donc le relais du dieu de Delphes et finissent par conduire les colons de Théra… Voilà enfin les Grecs sur le futur site de Cyrène », « Mythe, récit épique… », art. cité, p. 112.
45 La correction n’est du reste pas mentionnée dans le commentaire récent d’Hérodote de D. Asheri et alii, ouvr. cité.
46 Callimaque, lui-même originaire de Cyrène, vante également sa cité « au sol fécond » : Hym. Ap., 65.
47 Hérodote IV, 158, 9-10. Sur cette expression, voir C. Calame, « Mythe, récit épique… », art. cité, p. 112, n. 5.
48 Thucydide VI, 4, 1 : traduction personnelle.
49 Rapprochement qui, à ma connaissance, n’a pas été fait.
50 Hérodote IV, 159, 1-4.
51 Voir Hérodote IV, 156, 7-9 : « Après être allés en Libye, ne pouvant faire autrement, ils revinrent à Théra ».
52 Hérodote IV, 152, 2-19.
53 Voir déjà supra, n. 3 : Callimaque mentionne seulement « la demeure splendide » qu’il a bâtie pour le dieu (un des premiers temples grecs construits en pierre : Hym. Ap. 75-79), mais Pindare le gratifie d’une œuvre de bâtisseur plus importante (voir surtout Pyth. V, 86-95) et d’un bonheur quasiment divin qui dura toute sa vie, après laquelle il fut héroïsé et vénéré par son peuple. Certes, ces deux poètes peuvent n’être pas exempts de partialité : Callimaque, originaire de Cyrène et lui-même fils d’un certain Battos, peut-être lointain descendant du fondateur de la cité, peut se montrer enclin à le parer de toutes les vertus. Quant à Pindare, l’encomium fait partie intégrante du genre de l’épinicie. Mais d’autres sources, peut-être moins suspectes de partialité, dressent un portrait aussi flatteur : ainsi Diodore de Sicile, commentant un oracle rendu à un roi descendant de Battos, oppose à la domination tyrannique de ses successeurs la modération du fondateur de la dynastie, qui n’avait de roi que le nom et gouvernait dans un esprit démocratique (Diodore VIII, fgt 30). Quant à Silius Italicus, qui en l’occurrence ne s’embarrasse guère de chronologie, il imagine que la sœur de Didon, après la mort de la reine de Carthage, se réfugie à Cyrène, et voici ce qu’il dit de l’accueil du roi : « Or il se trouvait qu’à Cyrène régnait alors paisiblement Battos, Battos, roi bienveillant prêt à s’apitoyer sur les malheurs des hommes. Il vit la suppliante, trembla devant le sort des rois et lui tendit la main » (Silius Italicus, Punica VIII, 57-64 ; traduction de J. Volpilhac, P. Miniconi et G. Devallet, p. 100).
54 Aussi a-t-on eu raison de réfuter la thèse faisant du défaut physique de Battos la preuve d’un sentiment anti-battiade dont Hérodote serait l’écho : M. Giangiulio, « Deformità eroiche e tradizioni di fondazione Batto, Miscello e l’oracolo Delfico », Ann. Sc. Norm. Sup. Pisa, s. III, vol. XI, 1, 1981, p. 1-24.
55 Ces courtes citations sont de C. Calame, « Mythe, récit épique… », art. cité, p. 120 et 122.
56 M. Detienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, 1974 ; les auteurs s’attachent d’abord à l’étude de certains animaux (poulpe, renard, tous deux insaisissables, etc.) avant d’analyser la figure d’Héphaïstos, dieu boiteux doté d’une « intelligence démiurgique ».
57 Le cas est très net chez C. Calame, « Mythe, récit épique… », art. cité, p. 122 : « Le bâtard balbutiant se métamorphose donc au terme de son long parcours colonisateur en un héros qui a su utiliser la mètis, l’intelligence technique volontiers attachée en Grèce aux défauts physiques et aux déviances généalogiques… Le citoyen théréen impur, repoussé lors de sa tentative de retour à Théra par la lapidation que l’on destine au pharmakos, devient à Cyrène le représentant de la katharsis apollinienne. C’est qu’après les errances et les détours par la Crète et par l’île de Platéa, la maladresse du colon est devenue le moyen même d’ouvrir sur la mer ce “chemin” qui n’est que la préfiguration de “la route qui, coupant la plaine, conduit tout droit à l’agora” ; voie royale pour les processions rituelles que lui destinent les citoyens de Cyrène, une voie tracée non plus sur une île, mais sur la terre ferme (Pindare, Pyth. V, 85 ss.) ».
58 Sur la différence entre Pindare et les traditions cyrénéennes selon Hérodote, voir M. Giangiulio, « Constructing the Past Colonial Traditions and the Writing of History : the Case of Cyrene », dans N. Luraghi, The Historian’s Craft in the Age of Herodotus, 2001, p. 116-137 (ici p. 128-129).
59 Vers le milieu du ve siècle : voir M. Giangiulio, « Constructing the Past… », art. cité, p. 128, n. 4.
60 Voir Hérodote IV, 163, 4-7.
61 Les troubles politiques à Cyrène sont attestés chez Pindare, qui, dans la Pyth. IV, plaide en faveur d’un exilé. Querelles intestines et meurtres en famille deviennent monnaie courante, et la tentative de réformer les institutions vers plus de démocratie est vite rejetée par les souverains qui reprennent le pouvoir absolu : Hérodote IV, 161-162.
62 Ce voyage en Libye dont il donne une description géographique et ethnographique (Hérodote IV, 168-199) est en tout cas vraisemblable.
63 Voir M. Giangiulio, « Constructing the Past… », art. cité, p. 132.
64 Cf. supra, n. 43.
Auteur
Université de Rouen Normandie
ERIAC
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