Descriptions linguistiques
p. 266-282
Texte intégral
1. Tu me parles ou tu me racontes une histoire ? Les instances énonciatives
1On peut définir brièvement l’énonciation comme la mise en œuvre de la langue par une personne. La langue est faite de structures assez abstraites, comme les structures de phrases par exemple, que l’on s’approprie et que l’on actualise. Les structures de la langue deviennent alors des paroles, des discours, ce que l’on nomme d’une manière générale des « énoncés », prononcés par un locuteur. Ce locuteur peut être appelé « signeur » dans le cas où une langue gestuelle est utilisée. Au niveau de l’énonciation, on distingue entre deux grandes façons différentes d’utiliser la langue.
2On peut utiliser une langue (ou plusieurs) dans une situation de face-à-face : ce que l’on nomme « instance de dialogue ». Dans ce cas, les locuteurs présents pourront prendre tour à tour la parole dans un échange se déroulant dans une situation de communication donnée. Tous les éléments présents dans cette « situation de communication » feront sens pour tous les locuteurs en même temps. Il s’agit d’une situation physique et sociale partagée qui participe de la construction du sens.
3On peut aussi utiliser une langue sans se préoccuper des éléments présents dans la situation de communication : ce que l’on nomme « instance de récit ». C’est spécialement le cas lorsque, par exemple, on raconte, dans un registre dit « narratif », une histoire.
4Dans ces deux instances différentes, que ce soit en français ou en lsf, les usages de la langue sont différents. Il y a des éléments linguistiques qui sont spécifiquement liés à la situation de communication et que l’on n’utilise pas lorsque l’on s’engage dans une narration.
2. Énonciation liée à la situation de communication : l’instance de dialogue
La situation de communication
5La situation de communication est une notion assez simple, mais fondamentale. Il s’agit, lors d’une communication en face-à-face, de tous les éléments présents dans l’espace où a lieu l’échange entre individus.
6Ainsi, tous les protagonistes de l’échange, nommé « interaction », font partie de la situation de communication. Il y a :
- la personne qui parle : le « locuteur » ou « énonciateur » ou « signeur ». Il se désigne en français par « je » et en lsf, dans sa forme tonique par un pointage sur le signeur [moi] (que l’on traduit justement par « moi »). Dans la langue /je/ n’acquiert aucun sens précis. Il signifie uniquement de façon générale et abstraite « celui qui parle ». Dans un énoncé, /je/ renvoie clairement à la personne qui le prononce ou le signe. En ce sens, il acquiert une référence précise qui lui donne une signification beaucoup plus concrète.
- la personne à laquelle le discours s’adresse : « l’interlocuteur ». Il se désigne en français par « tu » et en lsf, dans sa forme tonique, par un pointage sur le signeur [toi] (que l’on traduit justement par « toi »). Son fonctionnement linguistique est le même que celui du /je/. Il ne prend de sens précis que parce que le « je » s’adresse à une personne précise, à laquelle ce « tu » va référer. En lsf, le regard sur l’interlocuteur est la forme atone du /tu/.
- la personne ou les personnes présentes dont on parle : le « il » ou les « ils ». En lsf, les « ils » présents seront montrés avec plus ou moins de discrétion. Si on parle d’un « il » absent, le pointage se fera sur l’espace 3 et le regard sera sur l’interlocuteur. Si le « il » est présent dans la situation de communication, le regard sera dirigé vers lui [voir la rubrique pour aller plus loin].
On retrouve ici des éléments concernant les pronoms exposés au chapitre 6. Par ailleurs, on notera que, comme nous l’avons vu et illustré au chapitre 5, les pluriels de ces trois pronoms [moi] [toi] [lui] balaieront, par pointage, des zones spécifiques. Le signe [eux] balaie l’espace 3 ou les personnes impliquées présentes dans la situation de communication. Le signe [vous] balaie les personnes impliquées présentes. Le signe [nous] pointera, en balayant la zone, les personnes impliquées et se terminera par un pointage du signeur, inclus sémantiquement dans le /nous/. On signalera qu’il existe en lsf, des pronoms [nous] et [vous] pouvant inclure une quantité précise de personnes : deux, trois, ou quatre protagonistes. La configuration ‘index’ du pointage est alors remplacée par la configuration du chiffre, qui pointera et balaiera les zones concernées. On en donne ici deux illustrations.
Le signe [nous deux] peut trouver un emplacement plus près de l’épaule, tout dépend de la situation de communication.
- le lieu dans lequel on parle : l’« ici ». L’« ici » se définit comme un espace plus ou moins grand dans lequel le locuteur est présent. Il n’acquiert donc, tout comme les pronoms, de sens précis qu’en situation. L’« ici » permet ainsi toute la référence spatiale par rapport au lieu d’où l’on parle. C’est par rapport à ce lieu que l’on pourra interpréter par exemple : là, là-bas, plus loin, à gauche ou à droite. Il est à noter que les objets présents dans ce lieu peuvent servir de référence aux échanges. Si par exemple, dans une salle de classe, je dis, en les montrant, « Prends ce stylo et mets-le sur cette table là-bas. », les objets stylo et table permettent de comprendre la phrase d’un point de vue concret. En lsf aussi les objets devront être montrés par des pointages larges, souvent faits avec une main plate, accompagnés du regard sur ces objets, qui correspond à « ça ».
- le moment où l’on parle : le « maintenant ». Tout comme l’« ici » permet de situer des références spatiales, le « maintenant » permet de situer les références temporelles, telles par exemple : plus tard, dans deux heures, demain, hier.
Le corps du signeur : une référence stable de la situation de communication
Le « je » et le « tu »
7En lsf, le corps du signeur est la référence fondamentale liée à la situation de communication. Ce corps est en effet le support de l’expression du « je ». Le regard du signeur adressé à un interlocuteur exprime le « tu ».
L’« ici » et le « maintenant »
8C’est sur ce corps que s’indexent les signes [ici] et [maintenant] qui sont exécutés de manière à l’effleurer au niveau de la taille.
Le corps : une référence temporelle symbolique puissante
9Nous avons vu, au chapitre 6, qu’il y avait en lsf une ligne temporelle permettant de situer le passé et le futur par rapport au corps du signeur. C’est pourquoi le signe [maintenant], inscrit dans le présent, est ancré sur le corps du signeur. De façon plus générale, et de manière symbolique, le corps du signeur est le point d’ancrage du temps présent. En linguistique, ce temps présent est en général nommé « T zéro », noté T0. T0 est l’infime portion de temps où le « je » parle. Il est infime, car il glisse en permanence, il se renouvelle à chaque seconde. La preuve, c’est que l’on peut dire à un instant T0 du dialogue : « Je te l’ai dit il y a une seconde ! ». On réfère alors au T0 d’il y a une seconde, qui est déjà du passé. C’est la définition que l’on donne parfois du présent : un point « coincé » entre le passé et le futur.
10On notera pour finir que le corps du signeur permet aussi de localiser tous les espaces pré-sémantisés. C’est donc bien autour du corps du signeur que s’organise le discours en instance de dialogue. De fait, les espaces pré-sémantisés sont intimement liés à l’instance de dialogue, car ils permettent de relier étroitement le « je » représenté par le corps du signeur et le « tu » par la ligne du regard entre le signeur et son interlocuteur.
Instance de dialogue : importance du regard sur le « tu »
11Dans l’instance de dialogue, le regard est principalement posé sur l’interlocuteur. Même lorsqu’il s’en détourne un peu, pour une description par exemple, il y revient toujours, pour bien marquer que l’échange se déroule dans un lieu et dans un temps qui sont bien ceux de l’échange. Par exemple, pour exprimer à l’interlocuteur « Pendant deux heures, j’ai visité un village, il y avait beaucoup de maisons, c’était bien. », on remarque que le regard est sur l’interlocuteur pour les trois premiers segments. Ensuite, il s’agit de décrire le village plein de maisons, le regard se porte alors plus sur les mains. Enfin, le regard revient sur l’interlocuteur pour dire qu’il a apprécié cette visite.
12Il s’agit certes, dans cet exemple, d’une toute petite narration puisque le signeur raconte une expérience, mais cette petite séquence narrative est faite en instance de dialogue.
3. Changer d’espace-temps : l’instance de récit
Décrochage de la situation de communication
13Lorsque l’on raconte un conte en français, on commence souvent par « Il était une fois. ». Cette formule rituelle marque le fait que l’on décroche complètement de T0. La situation de communication s’efface au profit d’un espace-temps dédié à la narration. Cette narration va s’organiser en créant ses propres repères temporels et spatiaux. En lsf, ce décrochage de la situation de communication se marque, de façon fondamentale, par le fait que le regard ne sera pas sur l’interlocuteur. Il sera soit comme perdu un peu dans le vague, soit porté sur des locus créés pour la narration.
14Dans ces conditions, les espaces pré-sémantisés ne sont plus fonctionnels. Le narrateur crée les espaces dont il a besoin comme il l’entend. Il situe, au fur et à mesure de sa narration, les personnages et les lieux de son histoire dans l’espace de signation. Il veille alors, grâce à la planification linguistique qu’il opère, à la fluidité syntaxique pour ne pas se retrouver dans l’impossibilité de gérer tous ces espaces créés.
15Ce décrochage de la situation de communication implique nécessairement que le corps du signeur ne soit plus le « je », qui, par définition, a disparu. Le corps du signeur est alors disponible pour « incarner » les personnages dans ce que l’on a pu nommer « transfert personnel », mais que nous nommerons « proforme corporelle ». Le terme proforme indique, en effet, que le corps du signeur tient lieu de pronom pour référer au personnage.
Proforme corporelle (prC)
16La proforme corporelle définit le fait que le signeur « devient » le personnage dont il parle. Il s’agit en fait, du point de vue linguistique, d’une forme de narration en « je ». Par exemple, si le signeur raconte l’histoire d’un chien triste qui se promène, il va progressivement incorporer le personnage du chien qui va devenir le « je » de la narration. Dans l’exemple suivant, on voit que le signeur exprime tout d’abord qu’il va parler d’un chien (dessin 1). Il nous informe ensuite que ce chien est triste (dessin 2). Dans ces deux séquences, le regard est sur l’interlocuteur, car le signeur pose le thème de sa narration. Ensuite, le signeur investit véritablement la narration et explique que le chien, très triste, se promène. La proforme corporelle du chien est doublée de proformes manuelles, représentant iconiquement la marche d’un chien (dessin 3). Le regard réfère alors au regard du chien. Le signeur est effacé au profit du personnage.
17Dans une courte narration concernant un humain, on utilise aussi beaucoup la proforme corporelle. Si l’on admet que l’on raconte une histoire dans laquelle un personnage cueille une fleur, on dira, en français, à un moment de la narration « […] il aperçoit une fleur et la cueille tout content […] ». En lsf, on usera plus volontiers, en adoptant le point de vue du personnage, d’une proforme corporelle. On note que l’usage de cette proforme corporelle dispense de signer un verbe comme [apercevoir] ou [voir] dans la mesure où le regard du personnage incarné dans la proforme corporelle le sous-entend. Ce regard du personnage crée en plus un locus nécessaire à la narration pour référer à [fleur]. On note cependant que le verbe [voir] pourrait être signé, sans mouvement, en (1), avec la main gauche (main en ‘V’, près de l’œil gauche), la direction du verbe créant alors le locus, comme on le verra dans les exemples donnés dans la partie « pistes pédagogiques ».
18Une des difficultés de l’utilisation des proformes corporelles dans la narration en lsf est le changement de proforme pour référer à des personnages différents. Dans l’exemple qui suit, un premier personnage dont le corps est clairement orienté dans un espace conforme à l’espace 3a regarde un second personnage situé dans une zone d’espace correspondant à l’espace 3b. Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler des espaces pré-sémantisés puisque l’on est en instance de récit, par commodité, on nommera ces espaces 3a et 3b.
19Le premier personnage demande au second « Où est la gare ? » (dessins 1 et 2). Le second lui répond : « Je vous explique. » (dessin 3). Dans le cadre d’une narration en « il », on pourrait traduire en français par « X demande à Z où est la gare. Z le lui explique. ». Dans le cadre d’une narration optant pour le point de vue du premier personnage on pourrait traduire par « Je lui demande où est la gare et il me l’explique. ». En lsf, on préfèrera adopter un double point de vue et pour passer du premier au second personnage, il conviendra alors de faire pivoter le buste de l’espace 3a à l’espace 3b. Le regard du second personnage est alors nécessairement dirigé vers l’espace 3a puisqu’il s’adresse au premier personnage.
20Dans cet exemple les proformes corporelles se succèdent et se spatialisent dans des espaces différents. Dans d’autres cas, on est obligé de doubler la proforme corporelle d’une proforme manuelle pour référer en même temps à deux personnages – cette double référence simultanée n’étant, bien évidemment, pas possible en français.
21Ainsi, dans une histoire mettant en scène un chien qui se promène tristement, comme celle illustrée plus haut, il peut surgir un papillon. Nous proposons des traductions en français, parmi d’autres possibles, de l’histoire qui continue ainsi :
- « Un papillon volète de toute part. » (dessin 1) Le mouvement léger, incite à traduire plutôt par « volète » que par « vole » ; les différentes spatialisations de [papillon-voleter] nécessitent une traduction : nous proposons « de toute part » ;
- « Soudain, il l’aperçoit [le chien]. » (dessin 2). Le second protagoniste, le chien, a été localisé précédemment, là où se pose le regard du personnage papillon. Ici aussi, le regard suffit pour signifier /apercevoir/. Le changement radical de la proforme corporelle [prC-papillon] et l’insistance du regard sur le locus référant au chien nous incitent à introduire l’idée d’une rupture dans la narration, ce que nous avons traduit par « soudain » ;
- « Il [le papillon] se pose sur lui [le chien] en s’endormant. » (dessin 3). La mimique ‘yeux fermés’ est traduite ici par « en s’endormant ». Les deux protagonistes sont non ambigus : le papillon est signifié par les proformes corporelles et manuelles, le chien par le locus qui lui est attribué ;
- « Le chien aperçoit, surpris, le papillon qui s’est posé contre sa tête. » (dessin 4). Il s’agit, ici, en lsf, d’un changement de point de vue. Jusqu’ici la narration se faisait du point de vue du papillon, le signeur adopte maintenant le point de vue du chien. Le corps du signeur change d’orientation pour signifier qu’il ne s’agit plus du papillon. La proforme corporelle renvoie donc au chien. La mimique indique la surprise. La direction du regard signifie que le chien aperçoit le papillon. Et, bien évidemment, les mains sont en proforme manuelle pour référer au papillon qui s’est posé. La spatialisation finale de cette proforme signifie que le papillon est posé sur la tête du chien.
22Ce dernier exemple montre tout à la fois la complexité des structures narratives en lsf et la difficulté à maîtriser toutes les proformes, corporelles et manuelles, qui peuvent se combiner [voir la rubrique pour aller plus loin].
Retour dans l’espace-temps réel : le commentaire
23Lors d’une narration, le signeur peut décider de revenir à la situation de communication, spécialement pour faire un commentaire. Dans ce cas, il posera à nouveau son regard sur l’interlocuteur pour faire le commentaire. On prendra ici deux exemples liés à la narration « Chez le marchand de glace », développée dans la partie pédagogique. À un moment, l’un des protagonistes aperçoit un enfant. Deux possibilités existent. Soit le signeur choisit de rester dans le point de vue du personnage et signifie « J’aperçois un enfant ! », en gardant la proforme corporelle et le regard sur l’espace narratif (dessins 1 et 2). Soit le signeur décide de faire un commentaire « [il aperçoit quelqu’un] C’est un enfant ! », le regard se tourne alors vers l’interlocuteur, comme dans les dessins 3 et 4.
24Un exemple similaire supplémentaire peut être donné concernant toujours le récit « Chez le marchand de glace » expliqué dans la partie « pistes pédagogiques ».
25Durant la séquence 1 (dessins 1, 2, 3), la proforme corporelle reste active : elle réfère au personnage. Dans le dessin 2, le regard se porte sur les mains : le personnage est content de sa glace. Dans le dessin 3, toujours regardant sa glace le personnage, avec la mimique appropriée, exprime « Je suis content ».
26Dans les dessins 4, 5 et 6, nommés « séquence 2 », on voit que le point de vue du personnage est abandonné à partir du dessin 5. Le regard se pose sur l’interlocuteur : il s’agit donc d’un commentaire fait par le narrateur ou le locuteur : « Il est content. ».
27On notera que les traductions sont malaisées pour rendre compte de toutes ces nuances. Le premier dessin est le même dans les deux séquences et on pourrait le traduire en français dans les deux cas par « Il mange une glace avec délectation. » – « avec délectation » correspondant à une interprétation de la mimique. On pourrait aussi, en optant pour une narration en « je », le traduire par « Je mange une glace avec délectation. », ce qui s’impose ici dans la séquence 1 compte tenu de la suite de la séquence. Dans les deux séquences, le deuxième dessin opère une transition entre le premier et le dernier dessin. Dans la séquence 1, le regard se pose sur les mains tandis que, dans la séquence 2, il se pose sur l’interlocuteur. En conservant le point de vue du personnage, on pourrait donc traduire les signes 2 et 3 de la séquence 1, par « J’ai une belle glace ! Je suis content. » et ceux de la séquence 2, en tenant compte du commentaire, par « C’est une belle glace ! Il est content. », option de traduction pour laquelle nous avons opté.
28Par là même on voit que les deux instances, dialogue et récit, peuvent s’enchevêtrer. Une courte narration, avec proforme corporelle, peut s’immiscer dans un dialogue ou à l’inverse, un retour à la situation de communication via un commentaire peut être introduit dans une instance de récit.
29Ainsi, on voit que le signeur peut choisir entre deux points de vue : le point de vue externe et le point de vue interne. Le point de vue interne est celui du personnage. En lsf, il est matérialisé linguistiquement par des proformes corporelles et manuelles comme on vient de le voir. Le point de vue externe est le point de vue de celui qui raconte l’histoire, le narrateur lorsqu’il s’agit de raconter une histoire. Mais ce « narrateur » peut être aussi, dans une instance de dialogue, le locuteur lui-même, qui raconte quelque chose qu’il a vécu ou à laquelle il a assisté. Ces questions seront largement approfondies dans la partie pédagogique.
4. Dialogue ou récit : point de vue interne et point de vue externe
30Selon que le locuteur adopte un point de vue interne ou externe, les contraintes grammaticales seront très différentes en lsf. Prenons le cas où, en instance de dialogue, le locuteur explique à un tiers qu’il avait mal aux dents, qu’il a dû se rendre d’urgence chez le dentiste et qu’il attendait dans la salle d’attente. Il mentionne ensuite que, soudain, une personne ouvre la porte pour entrer aussi dans la salle d’attente. Le fait que le locuteur parle de quelqu’un qu’il a observé crée de fait une courte séquence narrative à l’intérieur du dialogue : « Elle ouvre la porte, regarde autour d’elle et s’assoit. ».
31En lsf, cette très courte séquence narrative peut être exprimée dans le cadre de l’instance de dialogue, le regard restera sur l’interlocuteur et l’engagement corporel sera très faible. Il s’agit là du point de vue externe.
32On notera que ce point de vue externe autorise les pointages. Dans une expression un peu plus appuyée, on pourrait trouver un pointage de troisième personne avant le signe [regarder-circulaire] ainsi qu’avant le signe [s’asseoir]. Comme en français, on pourrait avoir soit « Elle ouvre la porte, regarde autour d’elle, s’assoit. » ou « Elle ouvre la porte, elle regarde autour d’elle, elle s’assoit. ».
33L’autre possibilité qui s’offre au signeur est d’adopter le point de vue du personnage, c’est-à-dire le point de vue de la personne qui entre dans la salle d’attente. Dans ce cas, l’engagement corporel sera appuyé, puisque le corps du signeur sera en proforme corporelle. Les signes seront exécutés très près du corps pour mieux intégrer la proforme corporelle. Le regard sera détaché de l’interlocuteur pour épouser le regard du personnage créé.
34On notera que, dans ce cas, le premier pointage (dessin 1) amorce la proforme corporelle et qu’aucun pointage ultérieur n’est possible puisque la proforme corporelle marque la référence à cette troisième personne dont on parle. L’engagement corporel sera particulièrement marqué pour exprimer /s’asseoir/ puisque le signe [s’asseoir] exécuté très près du corps sera accompagné d’une rotation du buste et de la tête. Le signeur investit, pour un court moment, l’instance de récit au sein d’un dialogue.
35Les deux instances énonciatives sont, on le voit, extrêmement structurées en lsf et génèrent des structures de phrases fort différentes [voir la rubrique pour aller plus loin].
5. Mimiques
36Les mimiques désignent toutes les expressions faciales associées ou non à des mouvements de la tête. Elles font partie de la communication et du langage de l’humanité. Certaines mimiques, comme la joie ou la tristesse, par exemple, sont universelles. D’autres sont très culturelles. Par exemple, hocher la tête pour dire « oui », comme c’est le cas quand on s’exprime en français ou en lsf, n’est pas universel. Dans d’autres cultures en effet, ce même hochement de tête signifie « non ».
37La lsf étant une langue visuo-corporelle, les mimiques, qui peuvent bien sûr refléter l’état d’esprit du signeur, peuvent également avoir un rôle grammatical et/ou d’équivalence lexicale. Dans le premier cas, elles sont plutôt non verbales, dans le second, puisqu’elles intègrent la grammaire et le lexique de la langue, elles sont verbales [voir la rubrique pour aller plus loin].
Dire quelque chose, mais comment : mimiques et expressivité du locuteur
38Il s’agit là de mimiques liées aux sentiments du locuteur. Les plus fondamentales permettent d’exprimer la joie, la colère, la peur, la tristesse et la surprise. Les mimiques faciales exprimant les sentiments ne sont guère différentes dans l’usage de la langue française ou dans celui de la lsf. Cependant, elles diffèrent selon les locuteurs, spécialement selon qu’ils sont plus ou moins expressifs. Ces mimiques n’ont pas un statut linguistique, elles participent de l’interaction entre deux locuteurs et sont interprétées librement par les participants au dialogue. Ces mimiques sont illustrées et le signe lexical en lsf correspondant est donné dans la partie pédagogique.
39Cependant, en lsf, si ces mimiques sont présentes dans une proforme corporelle, elles ont alors une valeur de type adverbiale. Leur statut devient linguistique et elles nécessitent donc une traduction, comme on l’a vu dans l’exemple plus haut où un papillon se pose sur un chien.
Comment se fait l’action : mimiques, adverbes et gérondifs
40En lsf, en instance de récit donc, les mimiques doivent être prises en compte dans la description, car elles s’intègrent alors à la langue. Elles ont le plus souvent une valeur adverbiale, comme on vient de le dire. On en reproduit l’illustration, où la proforme corporelle de [chien] véhicule aussi, par la mimique, l’aspect triste (et fatigué) du chien qui marche. Il est impératif de traduire cette mimique en français, puisque son statut est linguistique.
Il en va de même parfois, en instance de dialogue, où les mimiques peuvent aussi avoir une valeur adverbiale. C’est très souvent le cas, par exemple, pour marquer l’intensité : /beaucoup/, traduite en français, selon les contextes par « beaucoup » ou « très ». Par exemple, pour exprimer « Il mange beaucoup. », on répétera le verbe [manger], et l’on pourra aussi produire, en même temps, une mimique d’intensité, marquée par le gonflement des joues. Cette mimique est redondante pour exprimer la notion /beaucoup/, mais elle peut ajouter, comme c’est le cas dans notre illustration, un sens que l’on pourrait traduire en français par « goulûment ». De la même manière, une mimique intensive sur un adjectif (un stf, par exemple) peut se traduire en français par « très », voire « vraiment très », comme c’est le cas dans notre exemple avec le stf [stf-petit rond], référant dans le contexte à des petits chats. Ces deux possibilités sont exemplifiées par les dessins ci-dessous.
41Par ailleurs, la lsf permet, grâce à des mimiques et en incluant ou non des signes lexicaux, d’exprimer des relations simultanées, telles qu’elles sont exprimées en français par ce que l’on nomme des « gérondifs ». Par exemple, pour exprimer « Je repasse en souriant. », on peut bien sûr signer d’abord [sourire], puis [repasser], avec une mimique ‘sourire’ exécutée en même temps que [repasser]. Mais on peut aussi, comme le montre notre exemple illustré, signer [repasser] accompagné d’une mimique souriante ; la structure de phrase est alors plus globale. De la même manière, puisque le verbe [pleurer] peut ne s’exécuter qu’avec une seule main, on pourra exprimer « Je repasse en pleurant. », dans une globalité visuelle rendue ici par un dessin unique, mais représentant 4 unités linguistiques.
Tu m’interroges ou tu me donnes un ordre : mimiques et modalités de phrase
42La structure de phrase s’accompagne d’une modalité. La modalité la plus neutre est l’affirmation (ou l’assertion). Dans ce cas, le locuteur énonce un fait. Mais le locuteur peut aussi marquer un doute sur ce qu’il dit, ou une interrogation par exemple. On dit alors qu’il « modalise » son énoncé.
43Les principales modalités de phrases sont, outre l’assertion, l’interrogation, l’ordre, l’exclamation, le doute. On parle alors de modalités « assertive », « interrogative », « impérative », « exclamative », « dubitative ». Toutes ces modalités peuvent être en français rendues par l’intonation, par exemple une intonation montante pour la modalité interrogative et descendante pour la modalité impérative. En lsf, c’est la mimique qui va modaliser l’énoncé. La mimique neutre renvoie à une assertion. Une mimique avec les sourcils levés et le regard interrogateur renvoie à la modalité interrogative. Une mimique avec des sourcils froncés et un regard insistant sur l’interlocuteur renvoie à la mimique impérative. Les modalités exclamative et dubitative, plus subjectives, exprimant la surprise ou le doute, sont marquées par le regard et la forme de la bouche. On illustre ici ces mimiques très schématiquement qui, soulignons-le, sont des archétypes susceptibles de bien des nuances d’expression dans les discours.
44Ces mimiques sont importantes à maîtriser pour l’expression en lsf. Nous y revenons donc dans la partie pédagogique où il s’agira, de façon plus générale, de proposer un ensemble d’applications permettant à l’apprenant de maîtriser l’expression faciale dans le cadre des modalités de la phrase, d’une part, et dans la construction narrative, d’autre part.
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