Descriptions linguistiques
p. 228-248
Texte intégral
1. Au cœur des différentes phrases : différents types de verbe
1Le verbe est le « noyau dur » de la phrase. C’est autour de lui que se construit la grammaire d’une phrase. Pour bien comprendre le fonctionnement de la grammaire en lsf, il faut d’abord voir les grands types de verbes que l’on trouve dans cette langue. Selon les différents types de verbes, les structures des phrases seront différentes. On peut distinguer en lsf trois grands types de verbes : les « verbes simples ancrés sur le corps », les « verbes simples ancrés dans l’espace neutre » et les « verbes à trajectoires », généralement appelés « verbes directionnels ».
Les verbes simples ancrés sur le corps
2Il s’agit de verbes dont le paramètre ‘emplacement’ est une portion du corps du signeur. Par définition, ces verbes ne peuvent être déplacés dans l’espace. Ils y perdraient trop de leur iconicité. En effet, dans ces types de verbes, l’emplacement sur le corps est fondamental pour la « visée iconique » du signe. Par exemple, les emplacements des verbes [dormir] ou [rêver] sont sur le corps. Le signe [dormir] a un emplacement ‘sur la joue’, comme dans la gestualité entendante d’ailleurs. Le signe [rêver], comme on l’a vu, a un emplacement sur le haut du front qui signifie une activité psychique. L’emplacement étant fortement iconique et utile à l’interprétation, on ne peut pas les spatialiser. On est donc obligé d’avoir des phrases linéaires, c’est-à-dire des phrases où les éléments sont énoncés les uns après les autres et non pas de façon plus globalisée. Si l’on veut exprimer « Il/elle dort. » ou « Il/elle rêve. », on ne peut pas déplacer les signes sur un espace dédié à la troisième personne, on est obligé d’utiliser un pointage.
Les verbes simples ancrés dans l’espace neutre
3Il existe un grand nombre de verbes qui sont ancrés dans l’espace neutre. Ces verbes peuvent générer des phrases linéaires comme les verbes ancrés sur le corps. Cependant, ils peuvent aussi être spatialisés et générer des phrases plus globales. Ainsi pour la valeur verbale de la base verbo-nominale [travail/travailler], on peut trouver une structure de phrase linéaire [pté3] [travailler] ou une structure plus globale où le signe [travailler] est spatialisé sur un espace spécifique renvoyant à la troisième personne, comme l’illustrent les dessins suivants.
Les verbes directionnels ou verbes à trajectoire
4Les verbes directionnels, ou verbes à trajectoire, sont des verbes qui tracent une trajectoire dans l’espace qui va d’un point de départ à un point d’arrivée. Ces points de départ et d’arrivée constituent deux locus. Chaque locus renvoie à un rôle sémantique. Pour cette distribution des rôles sémantiques, il existe en lsf des espaces spécifiques. On va y revenir après avoir expliqué ce que sont les rôles sémantiques afin de pouvoir mieux comprendre le fonctionnement de ces espaces spécifiques que l’on nomme « espaces pré-sémantisés ».
2. Qui fait quoi pour qui ? Les rôles sémantiques des éléments de la phrase
5Tous les verbes, dans toutes les langues, impliquent, du fait de leur sens, des éléments de base qui leur sont liés. C’est ce que l’on nomme le « schéma actanciel » du verbe [voir la rubrique pour aller plus loin]. Ces éléments de base liés aux verbes sont ce que l’on appelle des « rôles sémantiques ». On définit brièvement ici les cinq rôles essentiels :
- agent : celui qui fait l’action (plus ou moins volontairement) ;
- patient : celui qui subit l’action ;
- bénéficiaire : celui qui bénéficie de l’action ;
- locatif : le lieu lié à l’action ;
- objet : une chose impliquée dans l’action.
En général les rôles d’agent, de patient et de bénéficiaire sont assumés par des animés (le plus généralement des êtres humains ou des animaux) ; le locatif renvoie, comme son nom l’indique à des lieux ; l’objet renvoie à des choses qui, par opposition aux « animés », sont nommées « inanimés ».
6On donne ici quelques exemples de verbes en explicitant les rôles sémantiques qu’ils génèrent :
- le verbe /tomber/ implique un agent (quelqu’un qui tombe) – « Pierre tombe. » ;
- le verbe /aller/ implique un agent (quelqu’un qui va) et un locatif (le lieu où il va) – « Pierre va à Paris. » ;
- le verbe /donner/ implique un agent (quelqu’un qui donne), un objet (quelque chose qui est donné) et un bénéficiaire (quelqu’un qui reçoit) – « Pierre donne un livre à Marie. » ;
- le verbe /frapper/ implique un agent (quelqu’un qui frappe) et un patient (celui qui est frappé) – « Pierre frappe Paul. ».
Il existe d’autres rôles sémantiques [voir la rubrique pour aller plus loin], mais ceux que l’on vient de définir et d’exemplifier pour la langue française sont ceux auxquels la lsf a attribué des places spécifiques dans l’espace de signation. En effet, il se trouve que la lsf présente des « locus » prédéfinis pour tous ces rôles sémantiques fondamentaux. C’est ce que l’on nomme « les espaces pré-sémantisés ».
3. Dis-moi où tu es dans l’espace, je te dirai qui tu es dans la phrase : les espaces pré-sémantisés
7Il existe, de fait, en lsf, un ensemble de portions d’espaces, distribuées autour du corps du signeur, qui sont pourvues de significations prédéfinies. Il s’agit donc d’un ensemble de « locus » porteurs d’un sens précis. Ces « locus » sont, en quelque sorte, prêts à l’emploi. Dès que ces locus sont pointés, leur sens est, pourrait-on dire, activé. Ils peuvent être activés soit par un pointage de l’index, soit par le point de départ ou le point d’arrivée d’un verbe – ou encore par un regard ou la spatialisation d’un signe. On représente tout d’abord dans le schéma ci-dessous la localisation de ces espaces spécifiques autour du corps du signeur. On en explicite ensuite l’utilisation tout à la fois sémantique et syntaxique. Car, pour le dire en termes plus techniques, dans l’organisation de la lsf, les plans sémantiques (le sens) et syntaxiques (la grammaire) sont indissociablement liés. La structure grammaticale de la lsf est donc « sémantico-syntaxique ».
Ces espaces sont utilisés dans un dialogue :
- pour sélectionner la valeur sémantique d’éléments lexicaux, spécialement par exemple lorsque le lexique, qui est notionnel, ne distingue pas entre l’animé et le lieu comme pour le signe [boucher/boucherie] et, plus rarement, pour distinguer entre l’animé et l’inanimé comme pour le signe [chauffage/chauffagiste], illustré plus loin ;
- pour distribuer des « rôles sémantiques » liés au verbe. Il s’agit alors d’une forme spatiale de « conjugaison ».
Nous définissons maintenant plus précisément l’utilisation de chacun de ces espaces, qui dans nos transcriptions sont notés eps (espace pré-sémantisé), suivi de la lettre ou du chiffre caractérisant l’espace. Par exemple eps1 transcrit le fait qu’un signe démarre ou se termine dans l’espace 1.
Je parle de moi : espace 1 (eps1)
8Cet espace est nommé « espace 1 », car c’est l’espace de la première personne. Il est situé très près du corps du signeur et le corps du signeur peut d’ailleurs être touché. C’est le cas lorsque l’on signe [moi]. C’est aussi le cas quand l’espace 1 est le point d’arrivée ou de départ d’un verbe. Quand l’espace 1 est le point de départ du verbe, il distribue le rôle d’agent, comme dans « Je lui donne. ». S’il est le point d’arrivée du verbe, il distribue le rôle de patient ou de bénéficiaire, comme dans « Il/elle me donne. », ce qu’illustrent les dessins ci-dessous. On figure ici, au-dessus de la traduction française, la transcription que l’on peut faire de la phrase en lsf, selon nos normes de transcription.
9Rappelons que, dans les dessins de Laurent Verlaine, le départ d’un signe est toujours dessiné en gris clair et son arrivée en gris foncé.
Je parle d’eux : espaces 3a et 3b (eps3a – eps3b)
10Ces deux espaces symétriques sont nommés 3, car ils réfèrent à la troisième personne. Ils ne sont pas tout à fait équivalents aux pronoms du français « il/elle » ou « ils/elles » dans la mesure où ils ne se rapportent qu’à des animés, c’est-à-dire des êtres humains essentiellement ou des animaux. Or les pronoms de troisième personne du français réfèrent à tous les types de noms (animés, inanimés, noms propres, noms communs). En lsf, les inanimés ne seront pas placés sur cet espace 3. Ils pourront être placés dans l’espace O ou l’espace N selon les contextes, les pointages nécessaires pour y faire référence seront alors faits dans ces espaces O ou N.
11Pour revenir aux animés de la lsf et les espaces 3a et 3b, le principe iconique est le même que pour l’espace 1. Le point de départ du verbe réfère à l’agent ; le point d’arrivée réfère au patient ou au bénéficiaire. On le voit dans les deux exemples ci-dessus. Dans le cas de eps1[donner]eps3a, l’espace 3a est le point d’arrivée du verbe et distribue donc un rôle de bénéficiaire, traduit en français par « lui ». Dans l’exemple eps3a[donner]eps1, l’espace 3a est le point départ du verbe et distribue donc un rôle d’agent, traduit en français par « il » ou « elle » selon les contextes.
12On peut donner un exemple supplémentaire où deux personnes animées sont impliquées, comme dans « Pierre frappe Jacques. ». Dans ce cas, le fait que les signes [Pierre] et [Jacques] soient placés à droite (eps3a) ou à gauche (eps3b) n’a pas d’importance. Ce qui compte c’est encore une fois le point de départ et le point d’arrivée de la trajectoire du verbe. Dans les exemples suivants, nous illustrons ce phénomène. On note que dans cette structure, les deux noms propres « Pierre » et « Jacques » sont repris par ce que l’on nomme des « proformes », qui fonctionnent comme des pronoms. La configuration ‘index’ est spécialisée dans la reprise des êtres humains debout. La traduction littérale serait : « Y’a Pierre, y’a Jacques, il le frappe. », ce qui ne fonctionne pas du tout en français, car les pronoms restent ambigus, alors qu’en lsf la spatialisation lève toute ambigüité.
13On remarque, dans le dernier dessin que le buste se tourne vers la proforme représentant Jacques ; c’est donc bien Pierre qui frappe.
14Pour signer « Jacques frappe Pierre. », il suffit d’inverser la trajectoire du verbe en fin de phrase.
15On remarque que ces espaces 3a et 3b peuvent être « projetés ». Ils sont projetés vers le haut lorsqu’il s’agit de relater une relation de domination de taille ou une domination sociale entre deux personnages. Par exemple, admettons que, dans un récit, un enfant dise « Je le/la regarde. » en parlant de son père (ou de sa mère). Le signeur devra diriger son regard et le point d’arrivée du verbe [regarder] vers le haut. À l’inverse, si, dans le discours, il s’agit d’un adulte qui regarde un enfant, les espaces 3a et 3b seront projetés vers le bas et le regard du locuteur ainsi que le point d’arrivée du verbe [regarder] seront plus bas.
On parle de qui ? Espaces Xa et Xb (epsXa – epsXb)
16Ces deux espaces sont nommés « X », car on ne sait pas qui fait l’action. L’agent reste donc indéterminé. Il s’agit d’espaces délimités assez haut, au niveau des tempes ou légèrement au-dessus des tempes. Les verbes directionnels peuvent y trouver un point de départ, que l’on traduira en général en français pas « on ». L’agent de l’action est donc totalement indéfini, comme dans « On m’a dit. » ou « On l’a informé. » illustrés ci-dessous.
Définir l’objet : espace O (epsO)
17L’espace O est situé assez loin devant le signeur, après l’espace N. Il est dénommé O, car il est dédié aux objets, au sens sémantique du terme c’est-à-dire des inanimés impliqués par le verbe. Ainsi en lsf, le verbe [regarder] n’aura pas la même trajectoire selon que l’on regarde quelqu’un ou quelque chose. Dans « Je regarde Pierre. », le point d’arrivée du verbe sera dirigé vers l’espace 3, tandis que dans « Je regarde la télévision. », il sera dirigé vers l’espace O, comme on peut le voir dans les illustrations suivantes.
18Il n’est pas nécessaire que le signe référant à l’objet soit véritablement situé dans l’espace O, il peut être plus près du corps du signeur, mais la cohérence syntaxique impose que l’arrivée du verbe directionnel se fasse vraiment vers l’avant. Ainsi pour exprimer « J’achète une table. » [table] peut être signé dans l’espace neutre, mais le verbe [acheter] devra être signé dans une trajectoire allant du corps du signeur (espace 1 pour exprimer la première personne) jusqu’à assez loin en avant (espace O pour le rôle sémantique d’objet).
Définir le lieu : espaces La et Lb (epsLa – epsLb)
19Les espaces L sont situés à droite et à gauche du signeur, très légèrement plus haut que les épaules. Ils servent à spatialiser les signes indiquant un lieu qui représente le point de départ ou le point d’arrivée d’un déplacement. C’est le cas dans l’exemple « Je vais à la maison » illustré plus haut, au point 3 du chapitre 5. Le concept /aller/ implique dans son sémantisme un déplacement : dans ce cas, le lieu est un complément lié au verbe. Cette catégorie sémantico-syntaxique des verbes de déplacement est présentée et illustrée par de nombreux exemples dans la partie pédagogique de ce chapitre (point 2, application 1). Quelques fois le déplacement n’est pas intimement lié au verbe, comme dans l’exemple « L’oiseau se pose sur (le toit de) la maison. » donné au chapitre 5, point 2. Dans ce cas aussi on utilisera l’espace L. On remarque cependant que, lorsqu’il s’agit de rapports de localisation sans déplacement, comme dans « Le ballon est sur la table. », également illustré au chapitre 5, point 2., l’espace L n’est pas utilisé.
Espace N
20L’espace devant le signeur est dit « neutre ». C’est pourquoi on l’appelle ici espace N. Il est neutre en ce sens qu’il ne correspond à aucun rôle sémantique. Il est donc utilisé dans les cas où on n’a pas besoin de préciser un rôle sémantique.
Répondre à une question
21Lorsque l’on pose une question, le rôle sémantique est exprimé dans la question. On utilisera donc, pour la réponse, l’espace N. Par exemple, lorsque l’on dit : « Qui a fait ça ? », le pronom « qui » interroge l’agent, celui qui a fait l’action. Dans ce cas, une réponse comme [Pierre], sera signée dans l’espace N. Il est inutile de spatialiser [Pierre] dans l’espace 3 puisque l’on sait qu’il s’agit de l’agent.
Signer du vocabulaire : les formes de citation
22Lorsque l’on s’interroge sur du vocabulaire en demandant par exemple « Comment on dit “donner” en lsf ? », la réponse consiste en un signe qui n’est pas inséré dans une phrase. Il n’est donc pas question de rôles sémantiques. Il s’agit d’une simple « forme de citation ». Les signes qui ne sont pas exécutés sur le corps, répondant à cette question de vocabulaire, seront alors signés dans l’espace N. C’est le cas notamment des verbes directionnels, qui sont signés à l’intérieur de cet espace. La trajectoire est évoquée, mais ne correspond à aucun rôle sémantique, comme on le voit dans les exemples suivants.
23Certains verbes comme [recevoir-qqch] ne sont pas des verbes à trajectoires. Le verbe est toujours dirigé vers le corps du signeur, même quand on dit par exemple « il reçoit ». Ceci s’explique sans doute par le fait que le verbe [recevoir] est d’essence passive : celui qui reçoit ne fait aucune action, il la « subit ».
Relier des phrases ou des parties de phrases entre elles : les joncteurs
24Les éléments qui relient des phrases ou des parties de phrases entre elles sont aussi signés dans cet espace N. C’est assez logique puisque ces éléments n’ont strictement rien à voir avec des rôles sémantiques. Dans le cadre de la description de la langue française, ces éléments sont classés dans différentes catégories souvent controversées telles les « conjonctions de coordination », « conjonctions de subordination » ou « connecteurs ». Pour la description de la lsf, on retient le terme unique de « joncteur ». C’est le cas par exemple de [mais], [alors], [ou], [après] qu’on nommera donc « joncteurs » et qui, à ce titre, ne sont pas susceptibles d’être signés ailleurs que dans l’espace N.
25Dans le cadre de grammaire spatiale, situer ces « joncteurs » dans l’espace N est de plus très économique. En effet, dans de nombreux cas, les deux parties de phrases reliées entre elles, ce que l’on nomme des « propositions », sont signées l’une à droite et l’autre à gauche, tandis que le « joncteur » qui les relie est signé dans l’espace N, comme c’est le cas dans l’exemple ci-dessous utilisant le joncteur [quand même] pour exprimer « S’il pleut, je pars quand même. ».
Exprimer un état
26Lorsque l’on exprime un état, il n’y a pas d’agent, pas de patient, pas de bénéficiaire. Il y a un élément dont le rôle sémantique est d’être « le siège ». Le siège peut être défini comme une entité où se manifeste un état. Cet état peut être physique ou psychique. Ainsi quand je dis « La chaise est cassée. », /chaise/ est le siège de l’état /être cassé/. Dans ce cas, les deux signes [chaise] et [casser] seront signés dans l’espace N. Une pause entre les deux signes est nécessaire pour bien préciser qu’il s’agit d’un état.
27Le regard sur l’interlocuteur et le non-investissement corporel excluent ici que la phrase puisse signifier « Je casse la chaise. ».
28L’espace N, parce qu’il n’est porteur d’aucun rôle sémantique fondamental lié au verbe, est très utile dans l’organisation des structures de la lsf. Les espaces de part et d’autre du signeur étant porteurs de sens, cet espace permet de spatialiser tout ce qui ne relève pas des rôles fondamentaux d’agent, de but, de patient, de bénéficiaire ou de locatif.
Dis-moi si tu me regardes, je te dirai si tu dis « tu » : le « tu », ligne du regard
29On a vu que les espaces 1 et 3 permettaient d’exprimer respectivement la première personne – le « je » – et la troisième personne – le « il ». Qu’en est-il donc de la deuxième personne – le « tu » ? Il existe, comme on l’a vu aussi, un pointage vers l’interlocuteur pour signifier [toi] qui est une forme d’insistance que l’on pourrait traduire, par « toi » ou par « c’est toi qui ». Mais il existe aussi en lsf, une forme non marquée de la deuxième personne que l’on peut traduire par « tu ». Cette forme passe par le regard. En effet, un regard, plus ou moins insistant, sur l’interlocuteur signifie très exactement ce « tu ». Par exemple, une phrase comme « Tu y vas ? » sera signée avec une mimique interrogative accompagnant le verbe [aller], le regard étant porté sur l’interlocuteur.
30On note que pour les verbes directionnels, la trajectoire du verbe s’inscrira, accompagnée du regard, dans un espace situé vers l’interlocuteur, un peu plus haut que l’espace O, ce que l’on note « eps vers 2 ». C’est le cas par exemple dans « Tu me l’envoies. » ou dans « Pourquoi tu me regardes ? ».
Utiliser les espaces pré-sémantisés pour spécifier le vocabulaire
31On l’a dit en introduction de ce point, ces espaces vont permettre de sélectionner une valeur sémantique pour une base lexicale notionnelle indifférenciée.
32Il est assez fréquent qu’en lsf la personne et le lieu qui lui est lié soient indifférenciés dans le lexique, ce que l’on a nommé « bases animo-locatives ». Dans ce cas, des pointages dans les espaces pré-sémantisés adéquats permettront de sélectionner une valeur. Pour sélectionner la valeur « animé », on pointera dans la suite du discours dans l’espace 3 ; pour sélectionner la valeur locative, on pointera dans l’espace L, en général avec un verbe. Nous illustrons ces phénomènes avec la base [boucher/boucherie].
33Les illustrations suivantes concernent la base [chauffer/chauffage/chauffagiste], où, de façon assez rare, animé (/chauffagiste/) et inanimé (/chauffage/) ne sont pas différenciés. Dans les exemples donnés, le point d’arrivée du verbe [payer] sélectionne la valeur animé ou inanimé. Pour exprimer que l’on paye quelqu’un, la trajectoire aboutira à l’espace 3. Pour exprimer que l’on paye quelque chose, la trajectoire aboutira dans l’espace O.
34On observe que, parfois, des signeurs ajoutent le signe [personne] pour une référence plus explicite à de l’animé. Il s’agit là d’une redondance : la même information est donnée deux fois. Cette redondance n’est pas nécessaire, mais elle est sans doute sentie comme plus claire pour transmettre le sens.
35Pour conclure sur les espaces pré-sémantisés, on considère qu’ils organisent une forme de conjugaison des verbes de la lsf. Les variations ne portent pas, comme en français, des marques de temps ou de mode. En effet, la variation des trajectoires porte des marques personnelles (première, deuxième et troisième personne – singulier et pluriel) et des marques sémantiques (agent, patient, bénéficiaire, locatif, objet). Pour les verbes directionnels, il s’agit donc bien de morphologie verbale, c’est-à-dire de variations de la forme de base apportant des informations supplémentaires.
4. Balayer l’espace, répéter les signes : l’expression du pluriel
36Pour terminer sur les utilisations de ces espaces pré-sémantisés on donnera quelques exemples supplémentaires de trajectoires liées au pluriel.
37Le balayage d’une zone est un moyen puissant d’exprimer le pluriel. On l’a vu au chapitre précédent avec les pronoms personnels [nous] [vous] [ils]. Le balayage de l’espace pour le pronom « ils » permet d’exprimer un pluriel comme dans « Ils me critiquent. », dessiné ci-dessous dans les deux premiers dessins. On peut aussi balayer l’espace de troisième personne en y répétant le verbe comme dans le troisième dessin ; dans ce cas, l’interprétation peut se modifier légèrement, le balayage pouvant renvoyer aussi à une pluralité de critiques.
38Dans le troisième dessin qui, globalement, exprime la même chose, on peut en effet voir des nuances que l’on pourrait traduire par « Ils me font tous des tas de critiques. », traduction que nous proposons ici.
39Par ailleurs, il existe une ligne face au signeur, qui va de l’espace 3a à l’espace 3b, qui peut aussi être utilisée pour exprimer un pluriel pour des animés en rôle sémantique de bénéficiaires. Les verbes directionnels vont alors balayer cette ligne pour exprimer le pluriel, c’est le cas dans l’exemple suivant « Je nourris les chats. ».
40Le rythme de ce balayage peut être plus « haché » pour permettre d’exprimer une valeur distributive, que l’on pourrait traduire par « Je nourris les chats un à un. ». Ici la répétition du verbe sur la ligne de pluriel marque à la fois le nombre et la distribution. On parle de « balayage scandé ».
41On note d’ailleurs que le signe lexical [tous] référant à un ensemble de personnes est lui-même un balayage de cette ligne. Évidemment, comme tout signe lexical, il peut être spatialisé, selon les contextes.
Le pluriel des inanimés, quant à lui, sera signé sur une ligne traversant horizontalement l’espace N, en général par la répétition du signe dans cet espace neutre, comme on le voit dans l’exemple « des rangées de bagues » donné au chapitre précédent. Dans ce cas, les balayages seront plutôt scandés.
5. Espace de temporalité
42La conjugaison des verbes en lsf ne porte pas de marques temporelles. Le temps s’exprime donc avec des éléments lexicaux. Cependant, ces éléments lexicaux sont spatialisés sur une ligne qui figure iconiquement le temps. Le présent se situe très près du corps du signeur. C’est le /maintenant/ de la situation de communication. Le passé va vers l’arrière et le futur s’exprime vers l’avant. Ainsi les signes [autrefois], [récemment], [maintenant], [va va-futur proche], [après-futur lointain] appuient leur iconicité temporelle sur cette ligne imaginaire comme le montre l’illustration suivante.
43Ainsi, si l’on veut exprimer « lundi prochain », on partira du signe [lundi], configuration en forme de ‘L’, et on le déplacera vers l’avant.
On retrouve cette même iconicité spatiale dans des signes lexicaux qui, sémantiquement, véhiculent une idée de temps. Des signes comme [histoire] – au sens de ce qui est historique – ou [héritage] se signent vers ou depuis l’arrière, tandis que [demain] ou [futur] se signent vers l’avant.
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