Pistes pédagogiques
p. 170-186
Texte intégral
1Les propositions pédagogiques, présentées ici sous forme d’applications que chaque enseignant pourra introduire comme il l’entend dans la progression qu’il met en place, émanent directement des propositions théoriques développées dans la partie linguistique. On y reprend deux concepts qui nous paraissent particulièrement pertinents sur le plan pédagogique : les « champs sémantiques » et le « lexique notionnel ».
1- Les champs sémantiques en lsf
2Le champ sémantique relie entre eux des mots qui ont une affinité de sens. En lsf c’est, entre autres, par la signification, le sens, que se regroupent des signes autour d’un même paramètre partagé. Le maintien de ce paramètre – ‘configuration’, ‘emplacement’ et parfois ‘mouvement’ – comme base dérivationnelle permet d’articuler un ensemble de mots reliés par le sens créant ainsi un champ sémantique : pour exemple voici le champ sémantique de l’eau, celui des couleurs ou celui de la famille.
3À partir du champ sémantique de l’eau développé dans la partie théorique, on voit le lien qui relie sémantiquement [pleurer], [source] et [pluie] avec un fil conducteur dans la formation de ces trois signes qui est le paramètre ‘configuration’ – à savoir ‘index’ – figurant la goutte d’eau qui coule de l’œil, qui jaillit, qui tombe en nombre du ciel. Pour étendre le champ sémantique de l’eau, nous allons garder la goutte d’eau comme élément central et développer de nouveaux signes pour les besoins de communication, grâce à l’iconicité : [rivière], [pluie forte], [orage], [cascade], [torrent]. Ce processus appelé « économie linguistique », permet d’accroître l’étendue lexicale tout en minimisant les processus de mémorisation : en retenant uniquement l’élément central, le locuteur a la capacité d’élargir son vocabulaire à partir de cet élément.
Exemple 1 : les couleurs
4L’organisation de ce champ sémantique relève également du maintien d’un paramètre partagé – ici l’ ‘emplacement’ – et du principe d’économie linguistique.
5Les couleurs [bleu], [vert], [orange], [rouge], [marron], [blanc], [gris] composent une première liste à apprendre par cœur. Elle met en évidence une forte iconicité entre l’origine de la construction des signes et le lexique lsf. Ce champ sémantique regroupe des signes qui ont un lien de motivation lié à un emplacement commun situé autour du visage.
Les couleurs de base ayant un emplacement sur ou autour du visage
6Ensuite, c’est parce que ces signes ont le même emplacement, le visage, que cet emplacement s’impose pour les signes des couleurs suivantes : [rose], [jaune], [noir], [violet]. Le maintien du paramètre partagé ‘emplacement’ est l’élément central à retenir dans le principe d’économie linguistique pour la mémorisation et l’expansion de ce champ sémantique.
Ré-investissement du paramètre ‘emplacement’ pour d’autres couleurs
7Le lexique des couleurs s’inscrit naturellement dans de nombreuses séquences pour décrire, pour qualifier des êtres ou des objets. Les différentes couleurs s’apprennent dès le niveau A1, et s’utilisent aisément dans le domaine de la vie quotidienne comme la cuisine, l’habillement et la description des saisons. Le domaine des textiles pourra être particulièrement investi avec, par exemple, la richesse des compositions et des motifs des tenues traditionnelles des peuples au cours des siècles. Dans les niveaux suivants, le domaine de la nature et de l’environnement présente une intéressante progression englobant la flore, la faune, le relief et le climat de leurs milieux naturels. Ces différents lieux seront ensuite associés aux activités humaines, agricoles ou industrielles, ou aux activités de loisir s’y pratiquant, tout en mettant en avant les couleurs dans leurs descriptions. Enfin, un autre domaine, après avoir été présenté en amont, sera approfondi au fil des ans, ouvrant sur la découverte d’œuvres d’art classiques, impressionnistes ou contemporaines, dans une fine approche artistique des couleurs choisies par les peintres. On présente ci-après toutes ces activités possibles sous forme de liste :
- décrire une personne, son visage, son physique, ses vêtements ou le physique d’un animal ;
- décrire un aliment, un plat, une assiette, parler d’un jardin, d’un étal de marché ;
- décrire et comparer les saisons, décrire un paysage de campagne, de ville, de montagne, de mer ;
- décrire des tissus ou tenues traditionnelles de peuples ;
- décrire les costumes de théâtre selon les époques ;
- comparer le milieu rural et le milieu urbain, confronter les couleurs du monde agricole et du monde industriel ;
- décrire une œuvre d’art et apprécier le choix des couleurs dans l’expression artistique.
Exemple 2 : la famille
8Dans l’exemple de la famille, un premier ensemble de signes d’usage courant est à apprendre par cœur : [famille], [père], [mère], [fils], [fille], [enfant].
9De cette première liste découlent les dérivés lexicaux suivants : [parents] se construit en combinant à la suite [père] et [mère], puis en ajoutant [vieux] pour [grands-parents], [grand-père], [grand-mère], ou [petit] pour créer [petits-enfants] [petit-fils], [petite-fille]. Dans cet ensemble, on limite le travail de mémorisation aux cinq premiers signes de la liste, ce qui facilite l’apprentissage.
10Un deuxième ensemble de signes relève d’une construction récurrente par la reprise signée de l’initiale dactylologique du mot français et par le maintien d’un même paramètre partagé qui sera ici le mouvement, main l’une contre l’autre : [sœur], [frère], [cousin(e)], [oncle], [tante], [neveu/nièce].
11L’économie linguistique s’applique dans tout le champ sémantique de la famille par l’apprentissage des cinq signes de base pour la première liste et par le recours mnémotechnique à l’élément central de construction pour la deuxième liste et enfin par l’initiale dactylologique pour la troisième liste.
12Le lexique de la famille s’inscrit dans l’apprentissage dès le niveau A1 débutant, avec toutefois la bienveillance nécessaire liée aux différents noyaux familiaux qui, de nos jours, se juxtaposent à la cellule familiale traditionnelle. Les niveaux suivants introduiront par paliers les différentes institutions où se déclarent les événements de la vie de la famille, mairie, préfecture, centre d’impôts, écoles, bourses d’études, centre CAF (Caisse d’allocations familiales) avec les aides au logement et à la famille, inscrivant ainsi une dimension civique de droits et de devoirs des membres de la famille dans la vie sociale. L’expérience des apprenants rencontrera forcément des occasions d’entrer en résonance avec l’un des sujets, ce qui donnera lieu à diverses narrations, à de simples dialogues ou à des discussions argumentées :
- parler des événements familiaux : anniversaire, naissance, deuil, mariage, divorce, fête de Noël et autres fêtes de famille ;
- décrire des vacances en famille, un voyage familial en France ou à l’étranger ;
- parler d’une famille célèbre et construire sa biographie ;
- expliquer et analyser les relations intergénérationnelles dans un groupe social ;
- expliquer, argumenter et débattre du rôle des institutions et de la vie sociale de la famille par des mises en situation actionnelles.
2. Conceptualisation du lexique
13Cette partie est une illustration de la partie théorique, mais elle a aussi comme objectif, sur le plan pédagogique, d’apporter un point de comparaison entre le français et la lsf, et de sensibiliser les apprenants à changer de logique dans l’apprentissage en passant de la linéarité de la langue française à la structure visuo-spatiale et gestuelle de la lsf.
14Les exemples qui suivent portent sur des verbes qui, dans le premier cas, transforment la construction interne du signe neutre du fait de l’objet impliqué par le verbe. Le signe intégrera alors la configuration contrainte iconiquement par l’objet. C’est le principe de « saillance perceptive ». Dans le second cas, cette même « saillance perceptive » implique que les signes traduisent gestuellement l’action effectivement réalisée et non une traduction littérale à partir du français.
Exemple 1 : [couper]
15Le concept /couper/ est la notion de séparation. En lsf, [couper] va se décliner en plusieurs signes différents selon ce qui est coupé. Le signe le plus neutre du point de vue du contexte et qui peut être donné en forme de citation s’appuie sur l’iconicité liée aux ciseaux.
Exemple 2 : [ouvrir]/[fermer]
16Le concept /ouvrir/-/fermer/ est la notion d’ouverture/fermeture de quelque chose. En lsf, la configuration va influencer la construction du signe en fonction de ce à quoi elle réfère. De même, le mouvement d’ouverture/fermeture s’inspirera du réel :
Exemple 3 : [prendre]
17Le concept /prendre/ est la notion de saisir quelque chose. En lsf, le sens va influencer la construction du signe par la configuration de l’objet pris ou par le sens plus général de l’expression.
D’une part, la configuration de l’objet saisi transforme le signe neutre [prendre] avec un mouvement de préhension :
[prendre] verbe avec son sens plein
18Ces formes du verbe [prendre] sont liées au contexte. Dans une phrase, le signe objet de /prendre/ sera signé, puis le verbe reprendra la configuration du signe objet du verbe. Il s’agit typiquement de « proformes manuelles » incluses dans un verbe pour référer à l’objet du verbe.
19Par ailleurs, l’utilisation du signe [prendre] nécessite qu’il y ait un véritable sens impliquant une préhension. Si, en français, le verbe « prendre » est vidé de ce sens originel et devient un simple « verbe support », la lsf propose un autre signe qui s’éloigne du concept et qui se construit au sens figuré. On en donne ici quelques exemples. Comme il s’agit de traductions, on précise que d’autres sont possibles.
Quand « prendre » ne se traduit pas par [prendre]
Exemple 4 : [faire]
20Le concept /faire/, comme on l’a vu dans la partie linguistique, existe en lsf, mais pas le verbe support « faire » ; la valeur verbale sera exprimée par un mouvement ample et/ou un investissement corporel figurant l’action effectivement réalisée.
21Passer de la logique linéaire syllabique du français à une logique visuo-spatiale et gestuelle n’est pas spontané et c’est en effet en plongeant l’apprenant dans un bain de langue que le professeur pose d’emblée la réalité des concepts de cette nouvelle logique. Sur le plan pédagogique, le professeur va alors demander au locuteur apprenant d’accepter dès le début de son apprentissage de ne pas être dans une traduction littérale de mot à mot, mais d’appréhender tout de suite le fonctionnement iconique de la lsf dans sa dimension visuo-spatiale et gestuelle. L’apprenant puise dans ses propres ressources gestuelles pour faire des propositions lexicales iconiques. Il va ainsi devoir passer par des phases d’expérimentations et de répétitions pour s’exercer et s’imprégner de la logique de la langue. Il s’agira ensuite, pour lui, de rendre cette nouvelle logique systématique pour se l’approprier. Ce travail est certes difficile, mais, quand l’apprenant se rend compte qu’il en est capable, il en tire une véritable satisfaction et prend confiance en lui. Cela renforce son envie d’apprendre et entraîne une évolution fructueuse dans sa pratique.
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