Descriptions linguistiques
p. 96-110
Texte intégral
1. Classer les signes
1Découvrir les paramètres d’un signe permet de le décrire d’une façon linguistique précise. En se centrant sur le paramètre ‘configuration’, on peut alors faire un classement des signes de type « alphabétique ». On classe alors les signes avec configuration A, D, L, ‘bec de canard’, etc.
2D’un point de vue plus global, on peut aussi classer l’ensemble du lexique selon que les signes nécessitent l’usage d’une seule main ou des deux mains.
3Si le signe est exécuté avec une seule main, il est dit « unimanuel », c’est le cas par exemple de [aimer]. Si le signe est exécuté à deux mains, il est dit « bimanuel », c’est le cas par exemple de [amour].
4La structure des signes bimanuels demande à être précisée. On distingue dans un premier temps entre les bimanuels symétriques et bimanuels asymétriques.
Signes bimanuels asymétriques
5Les signes bimanuels asymétriques sont caractérisés par le fait que les deux mains n’ont pas la même configuration. Bon nombre de signes comme [lire] ont une main statique que l’on appelle la « main dominée », l’autre main active est dite « main dominante ». Le plus souvent, la main dominée figure un support de l’action ou de l’objet. Dans le cas de [lire], la main dominée figure la surface qu’on lit – une feuille de papier par exemple. Dans le cas de [arbre], la main dominée, évoquant un sol quelconque, supporte l’objet arbre, figuré iconiquement par la main dominante.
6Il est à noter que la main dominante est la main droite pour un droitier et la main gauche pour un gaucher. Cette sorte d’« échange des mains » n’a donc aucune pertinence linguistique et ne gêne en aucun cas la compréhension.
7Pour d’autres signes asymétriques, les deux mains de configurations différentes sont en mouvement en même temps. C’est le cas par exemple du signe [héritage], où les deux mains bougent ensemble, même si la main gauche (pour un signeur droitier) est une main dominée.
Signes bimanuels symétriques
8Les signes bimanuels symétriques sont réalisés avec deux mains ayant les mêmes configurations. Ces signes sont assez nombreux et on peut les distinguer selon la dynamique que prend le mouvement qui leur est nécessaire :
- Le mouvement peut être parallèle, c’est-à-dire que les deux mains exécutent le même mouvement en même temps. C’est le cas, par exemple du signe [jouer].
- Le mouvement peut être alterné : les deux mains exécutent le même mouvement, mais dans des trajectoires opposées, et ce alternativement. C’est le cas du signe [communiquer]. Ce mouvement alterné figure souvent iconiquement la notion d’échange.
- Le mouvement peut être convergent. Il s’agit alors pour le mouvement de faire se rejoindre les deux mains. Les mouvements de chacune des mains ont donc des trajectoires opposées, mais sont exécutés simultanément. Il peut s’agir d’un mouvement bref comme dans [maison], mais il peut aussi s’agir d’un mouvement plus ample comme dans [accident].
- Le mouvement peut être digital, ce sont les doigts qui vont assurer le paramètre ‘mouvement’ du signe, très souvent de façon symétrique. C’est le cas dans le signe [lapin] où les deux mains sont posées sur les tempes et figurent iconiquement les oreilles du lapin qui bougent.
- Le mouvement peut être comme arrêté, il s’agit alors de plaquer les mains sur une partie du corps dans un mouvement unique, c’est-à-dire non répété, et assez tendu. C’est par exemple le cas du signe [vache] où les deux mains en configuration ‘Y’ vont se poser à droite et à gauche sur le haut du crâne.
On peut résumer tout ce que l’on vient de décrire sous la forme d’un tableau, présentant de façon synthétique cette typologie.
2. Des signes iconiques : symboliser le réel dans ce qu’il a de plus représentatif
9Comme on l’a vu au chapitre 2, l’expression gestuelle est par essence iconique. Ainsi les signes gestuels, ceux de la gestualité entendante, comme les signes des langues gestuelles, sont dits iconiques quand la forme du signe (le signifié) ressemble à ce à quoi il renvoie dans le réel (le référent). Tous les signes de la lsf ne sont pas iconiques, mais beaucoup le sont. Ainsi les signes [table], [ballon] évoquent les objets table et ballon et [balai] imite l’action que l’on peut faire avec un balai.
10Avec la faculté de langage, c’est l’une des facultés humaines fondamentales que d’imiter le réel avec son corps. Pour ce faire, on s’appuie sur des codes de reconnaissance visuelle. On choisit de rendre avec son corps ce qui nous paraît le plus important, le plus spécifique, autrement dit, le plus saillant. On parle alors de « saillance perceptive ». Ainsi ce qui est saillant pour le zèbre, ce sont ses rayures, par rapport à un âne ou un cheval qui n’en ont pas. On trouvera une figuration de ces rayures dans le signe de la lsf, qui se trouve être justement un signe composé de [cheval] et [rayures]. De même, pour un hélicoptère, ce qui est saillant ce sont ses pales qui tournent dans l’air. Là encore le signe de la lsf rendra compte de ces deux éléments : les pales et le mouvement rotatif.
11Ces signes iconiques sont dits « motivés », car il y a un lien évident entre le signe perçu et le réel [voir la rubrique pour aller plus loin]. Les liens de motivation peuvent cependant être différents. On observe ici six cas pouvant être à la base de la création du signe.
Représentation iconique intégrale
12Il s’agit de signes qui figurent à la fois la forme et le mouvement de ce à quoi on veut référer. C’est le cas du signe [hélicoptère] vu plus haut. C’est aussi le cas par exemple de [fusée] où les doigts modèlent la forme de la fusée et le mouvement son décollage ou de [papillon] où les mains figurent les ailes du papillon et le mouvement le vol du papillon.
Représentation iconique partielle
13Dans ce cas, l’iconicité du signe s’appuiera sur la saillance de forme ou sur celle du mouvement. Ainsi pour le signe [ballon], illustré plus haut, seule la forme est représentée. Pour le signe [balai] illustré également plus haut, seul le mouvement fait avec un balai est représenté, la forme du balai n’est que vaguement suggérée par les configurations manuelles qui peuvent évoquer le fait de tenir un balai.
Métonymie
14La métonymie est une figure de style qui consiste le plus généralement à désigner le tout par une partie de ce tout ou le contenu par le contenant. C’est le cas par exemple dans l’expression française « boire un verre », où bien évidemment ce que l’on boit n’est pas le verre, mais son contenu. La métonymie consistant à désigner le tout par la partie est assez fréquemment utilisée en lsf pour créer des signes. Par exemple, un très grand nombre de signes renvoyant aux animaux sont créés par métonymie : on figurera les cornes ou les oreilles des animaux pour les nommer, comme c’est le cas pour [vache] ou [lapin], illustrés plus haut. C’est aussi le cas pour nommer la profession /avocat/. En effet le signe [avocat] évoque la bavette sur la robe de l’avocat.
Métaphore
15Un autre procédé de création des signes du lexique de la lsf est la métaphore. La métaphore est un procédé qui consiste à employer un terme dans un domaine abstrait alors qu’il est au départ concret. On dirait, dans le langage courant, que c’est une image. Par exemple, en français, le mot « ouvert » est concret lorsque l’on dit « La porte est ouverte. », dans un contexte où une porte est effectivement ouverte ; il devient métaphorique lorsque l’on parle « d’un esprit ouvert ». Cet exemple est intéressant, car en lsf aussi le signe [ouvert] a ce même emploi métaphorique. Mais en lsf, la métaphore est rendue aussi iconiquement. En effet, le signe de base [ouvert] a un emplacement neutre, tandis que le signe [ouvert-esprit] trouve son emplacement sur les tempes.
Symboles culturels
16Quelques fois, la création du signe se fonde sur un symbole culturel partagé. C’est le cas du signe [justice] par exemple qui évoque la balance qui est, dans le contexte français, son symbole.
Emprunts à la graphie
17Quelques autres signes empruntent à la graphie. C’est le cas du signe [question] qui trace un point d’interrogation dans l’espace, ou du signe [annuler] qui y trace une croix. Quelques emprunts sont également faits à l’alphabet grec. C’est le cas du signe [psychologue] dont les configurations manuelles visent à représenter visuellement la lettre grecque ψ ou du signe [philosophie] dont le mouvement, démarrant près de la tempe, imite le tracé de la lettre j. On notera également que quelques signes référant à des enseignes ou des marques s’appuient sur leurs logos, comme c’est le cas pour [McDo].
18Ainsi, tous les signes lexicaux de la lsf sont plus ou moins iconiques et l’interprétation de leur iconicité dépend du contexte culturel et des locuteurs [voir la rubrique pour aller plus loin].
3. Quelques signes particuliers
19On vient de parler des signes dont l’iconicité repose sur un emprunt direct à la graphie : signes de ponctuation, dessins, logo. Deux types de signes particuliers s’apparentent à ce type d’iconicité renvoyant aux lettres et aux dessins : les signes initialisés et les tracés.
Signes initialisés
20Les signes initialisés de la lsf sont des signes dont la forme de main réfère à la première lettre, la lettre initiale donc, du mot français correspondant. Toutes les langues gestuelles possèdent, à leur marge, un alphabet manuel qu’on appelle « dactylologie » ou « alphabet dactylologique ». La lsf est ainsi accompagnée d’une dactylologie venue des premiers alphabets créés par des pédagogues espagnols au 16e siècle. Par rapport à ces premiers alphabets, la dactylologie de la lsf n’a que très peu évolué. L’alphabet dactylologique accompagné de nombreux exemples de signes initialisés est donné dans la partie « pistes pédagogiques ». On donne ici deux exemples. Il s’agit des signes [vacances] et [repos] qui sont exécutés respectivement avec les configurations ‘V’ et ‘R’.
Tracés
21Les tracés sont des signes dont le mouvement vise à dessiner le référent dans l’espace. C’est le tracé qui supporte l’iconicité du signe. La perception du signe nécessite donc une trace mémorielle du dessin pour le comprendre. C’est le cas du signe [ballon], comme on l’a vu, c’est aussi le cas des signes [sapin] [montagne] et [bouteille] par exemple.
Index : montrer des parties du corps
22Il existe enfin un dernier type de signes tout à fait spécifiques, car ils reposent sur le pointage de l’index, montrer du doigt en quelque sorte. Le pointage, d’une manière générale, est un élément fondamental de la gestualité humaine. Il est très utile, sous différentes formes, pour la construction syntaxique des phrases de la lsf. Mais ici, il s’agit bien de quelques signes lexicaux, du vocabulaire donc, qui se réalisent par un pointage. C’est le cas de nombreuses parties du corps que l’on se contente de montrer pour les nommer. Ce procédé est conforme à l’économie générale de la gestualité. Ainsi pour dire /nez/, on montre son nez, pour dire
/bouche/, on montre sa bouche. Mais attention, on ne montre pas ses pieds pour dire pied, ce serait trop compliqué et ce ne serait donc pas économique ! Parfois, ce pointage peut inclure un tracé, c’est le cas pour le signe [visage] où l’index tourne autour du… visage.
Chiffres et lettres
23Les chiffres font bien sûr partie intégrante de la lsf. Dans leur forme de citation, ils sont signés dans une petite fenêtre d’espace à la hauteur du bas du visage. Il s’agit donc d’un espace spécifique. Il n’y a par ailleurs pas vraiment de mouvement, sinon pour articuler les doigts. Ils sont comme posés dans cette fenêtre dédiée. On peut les caractériser en disant que pour cet ensemble de signes, le paramètre ‘configuration’ est surdominant. Les chiffres et les nombres de deux chiffres sont présentés dans la partie « pistes pédagogiques » de ce chapitre, § 2.
24Les lettres sont des représentations visuelles des lettres de l’alphabet français. Cet alphabet ne fait pas partie intégrante de la lsf, il est plutôt à sa périphérie. Néanmoins, ces lettres de l’alphabet sont des configurations manuelles usuelles et servent, comme on l’a vu, à la création des signes initialisés. L’alphabet manuel (ou dactylologie) est présenté dans la partie pédagogique.
4. Le foisonnement lexical
25Le vocabulaire de la lsf, comme celui de toutes les langues, fluctue, varie avec le temps historique et l’espace géographique. Le sens des mots évolue, se restreint ou s’élargit, se diversifie. Certains signes tombent dans l’oubli, quand d’autres nécessaires à la communication du moment s’inventent. Ainsi, on peut dire que le lexique de la lsf foisonne. On en propose ici quelques dimensions.
Un signe unique a plusieurs sens : la polysémie
26La polysémie se caractérise par le fait qu’un signe linguistique présente une variété de sens dérivés tous reliés entre eux par un élément commun. On considère donc, dans le cas de la polysémie, qu’il s’agit d’un signe unique qui peut avoir plusieurs sens reliés sémantiquement. Par exemple, le signe que l’on glosera par [banque] peut être traduit en français, selon les contextes, par « banque », « impôt », « faire des courses ou acheter » ou « trésorier ». L’élément de sens reliant toutes ces significations étant le concept /argent/, ce qu’illustre le dessin ci-dessous.
Des signes différents selon les époques et les régions : les variantes
27Comme toutes les langues, la lsf est sujette à des variations. Les plus répertoriées sont les variations géographiques et historiques. On dispose actuellement de recherches sur d’anciens dictionnaires qui permettent de comparer les signes actuels et les signes du passé. Pour ce qui est des variantes régionales, elles sont assez nombreuses. Ceci s’explique par le fait que la lsf ayant été interdite pendant plus de cent ans, elle s’est dialectalisée. C’est-à-dire que, dans les instituts accueillant les jeunes sourds, des signes se sont créés indépendamment les uns des autres. Ainsi, il existe, comme on l’a vu au chapitre 1, plusieurs signes équivalents sémantiquement pour dire [médecin] mais aussi pour [maman] et bien d’autres signes encore.
Créer le vocabulaire dont on a besoin : la néologie
28Par ailleurs, cette interdiction a également ralenti l’évolution de la langue en marquant un retard dans son vocabulaire existant. Comme dans toute langue vivante, le locuteur Sourd parle du monde qui l’entoure et il nomme les choses. Confrontée aux diverses sphères de la vie, et pour répondre à ses propres besoins, la communauté Sourde crée en permanence les nouveaux signes nécessaires aux locuteurs. Les néologismes nécessaires à la communication se développent dans tous les secteurs : santé, vie quotidienne et loisirs, secteurs professionnels et spécifiques comme celui de l’informatique. La crise sanitaire récente en est un exemple direct avec, par exemple, la création et/ou la diffusion des signes [confinement], [COVID], [pandémie], [test PCR], [virus] [réunion à distance].
29On remarque que l’iconicité préside à la formation de tous ces signes. Dans les processus de néologie, les locuteurs sont en effet attachés au fait que les signes soient intégrés à l’iconicité de la langue, évitant, lorsque c’est possible les signes initialisés. Ainsi, dans ces exemples, la dactylologie est bien sûr utilisée pour « PCR » dans le signe [test-PCR], mais aucun autre de ces signes n’est initialisé.
Nommer les lieux et les personnes : création des noms propres
30Les noms propres sont assez souvent initialisés, mais pas systématiquement, tant s’en faut. Pour les noms de lieux référant à des villes, on s’attache par exemple à des caractéristiques architecturales : la tour Eiffel pour Paris ou les bulles du téléférique pour Grenoble par exemple. On note cependant que ces deux signes iconiques sont concurrencés par des variantes initialisées, le ‘P’ frappant une main support paume vers le haut pour Paris ; le ‘G’ frappant contre les commissures des lèvres pour Grenoble. La partie pédagogique propose un ensemble vaste de noms de pays et de continents.
31Pour les noms propres de personnes, on retient en général une caractéristique physique ou morale de l’individu à nommer. On pourra s’appeler [barbu], [grand], [nez en trompette], [patient] ou [élégant]. Pour les deux auteures et le dessinateur de cet ouvrage, ce sont des caractéristiques physiques qui ont été retenues, comme le montrent les illustrations ci-dessous.
32L’iconicité est un support primordial de l’enseignement de la lsf. Des descriptions linguistiques données ici, on retiendra pour la partie pédagogique spécialement les notions de « saillance perceptive » et de « métonymie » d’une part, et les notions d’« iconique » et d’« arbitraire » d’autre part.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le patois et la vie traditionnelle aux Contamines-Montjoie. Vol. 1
La nature, les activités agro-pastorales et forestières
Hubert Bessat
2010
Paroles de philosophes en herbe
Regards croisés de chercheurs sur une discussion sur la justice en CM2
Jean-Pascal Simon et Michel Tozzi (dir.)
2017
Multimodalité du langage dans les interactions et l’acquisition
Audrey Mazur-Palandre et Isabel Colón de Carvajal
2019
Sociolinguistique des pratiques langagières de jeunes
Faire genre, faire style, faire groupe autour de la Méditerranée
Cyril Trimaille, Christophe Pereira, Karima Ziamari et al. (dir.)
2020
Grammaire descriptive de la langue des signes française
Dynamiques iconiques et linguistique générale
Agnès Millet
2019
Des corpus numériques à l’analyse linguistique en langues de spécialité
Cécile Frérot et Mojca Pecman (dir.)
2021
Les routines discursives dans le discours scientifique oral et écrit
Milla Luodonpää-Manni, Francis Grossmann et Agnès Tutin (dir.)
2022
Enfants et adolescents en discussion philosophique
Analyse pluridisciplinaire du corpus A(p)prendre
Anda Fournel et Jean-Pascal Simon (dir.)
2023