Pour aller plus loin
p. 91-94
Texte intégral
Développements et approfondissements linguistiques
Statut linguistique des paramètres du signe : inventaire et double articulation
1Nous avons présenté les quatre paramètres du signe. Précisons cependant qu’il fut un temps où les chercheurs n’en dénombraient que trois. En effet, en 1960, au tout début des recherches sur l’asl développées par W. Stokoe, l’orientation n’était pas considérée comme un paramètre à part entière, mais était intégrée au paramètre ‘mouvement’. Actuellement, tous les linguistes travaillant sur des langues gestuelles dans le monde considèrent l’orientation comme un paramètre. Cependant, il est clair que ce paramètre, sans doute parce qu’il est fortement dépendant des contraintes articulatoires, n’offre pas les mêmes possibilités que les autres – spécialement celle de changer de statut linguistique comme on le verra au chapitre 4.
2Par ailleurs, certains, spécialement en France depuis la première grammaire proposée par B. Moody en 1984, considèrent que la mimique est un paramètre du signe. Nous n’adoptons pas cette position, car, selon nos analyses, la mimique, si elle est indispensable à la syntaxe et à l’expression individuelle du signeur, n’est pas pertinente au niveau lexical dans le système de la langue. Autrement dit, le sens du signe lexical, en forme de citation, c’est-à-dire hors contexte, ne subit pas de modification en fonction d’une différence de mimique, qui, à ce strict niveau lexical, est normalement neutre.
3Enfin, le statut linguistique de ces paramètres est très discuté : sont-ils porteurs de sens ou non ? Certains, comme C. Cuxac par exemple, pensent qu’ils sont porteurs d’« atomes de sens ». On considère ici qu’ils ne sont pas porteurs de sens et qu’ils sont donc en quelque sorte des unités de type « phonologique » de la langue. Une unité phonologique, dans une langue vocale, est un élément minimal qui entre dans la composition d’un « mot ». Quand le mot est prononcé, il s’agit d’un son. Ainsi, « table » est composé de quatre sons [t] [a] [b] [l]. On sait que ces sons sont des phonèmes en français, car on peut le prouver avec ce que l’on nomme des paires minimales. Par exemple [tabl]-« table » n’a pas le même sens que [kabl]-« câble », on peut donc en déduire que [t] et [k] sont la figure sonore de deux phonèmes du français – /t/ et /p/. Le phonème est une unité relativement abstraite et relativement indépendante de la façon dont elle est prononcée. Alors qu’on note le son entre crochets, on note le phonème entre barres obliques. À notre sens, les différentes unités entrant dans les classes de paramètres du signe sont, tout comme les phonèmes des langues vocales, des unités distinctives non significatives.
4Le fait que les unités de sens se décomposent en unités plus petites est ce que l’on nomme la double articulation du langage. Cette double articulation est le moteur essentiel de l’économie linguistique des langues vocales : avec relativement peu de phonèmes (un peu plus d’une trentaine pour la langue française) on peut créer tous les mots et donc toutes les phrases dont on a besoin. En lsf, compte tenu du grand nombre d’unités minimales non significatives (tous les emplacements, toutes les configurations, tous les mouvements), l’économie linguistique de la langue s’appuie aussi sur l’iconicité, comme on le verra dans nos derniers chapitres.
Paires minimales et commutation
5Les paires minimales sont des couples de mots qui ne s’opposent que par une seule unité abstraite sonore non significative mettant en évidence ces unités. Ainsi en français [pɛ̃]-« pain » ; [mɛ̃]-« main » ; [vɛ̃]-« vin » ; [bɛ̃]-« bain » sont quatre unités porteuses chacune d’un sens différent. Elles sont toutes composées de deux unités non porteuses de sens. L’unité phonologique /ɛ̃/ est commune aux quatre mots, on peut donc en déduire qu’en français /p/, /m/, /v/, /b/ sont des phonèmes, c’est-à-dire qu’ils sont des unités marquant des oppositions pertinentes pour la langue. En espagnol, par exemple, on n’observe pas d’opposition pertinente entre /v/ et /b/, les deux sons étant réalisés de façon moyenne dans une unité minimale que l’on note phonétiquement [β].
6De même, en lsf, comme cela a été illustré dans la partie pédagogique, on peut faire varier l’un des paramètres pour montrer que ces paramètres sont des unités de type phonologique. Par exemple [critiquer] et [moquer] ne s’opposent que par la configuration manuelle, tous les autres paramètres étant identiques.
Précisions terminologiques sur la dénomination des paramètres du signe
7On peut faire des descriptions purement formelles (que nous nommons « neutres ») des paramètres, c’est-à-dire en ne se préoccupant pas du rôle linguistique de ces éléments qui appartiennent à toute forme de gestualité. Cependant, les paramètres du signe, tels qu’on les envisage, sont au contraire des éléments utiles pour la description fonctionnelle de la langue et en premier lieu pour la formation du lexique. C’est pourquoi, à ce niveau fonctionnel, il serait préférable d’utiliser une autre terminologie ou de la préciser. Nos propositions terminologiques pour distinguer le niveau fonctionnel du niveau purement formel sont données dans le tableau suivant.
Bibliographie
Baumié B., 2015, Les mains fertiles –50 poètes en langue des signes, Paris : Bruno Doucey. [poésies en lsf et leur traduction en français, avec DVD]
Baumié B. (dir.), 2020, « Poésies sourdes – Les enjeux des traductions en lsf », Revue GPS, no 11, Plaine Page. [poésies en lsf, analyses, liens internet dans l’ouvrage pour accès vidéo]
Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 2020, bulletin officiel no 44 du 19/11/2020. Annexe 2 « programmes de langue des signes française, langue seconde (lsf L2) de seconde, première et terminale des voies générale et technologique, enseignement optionnel ».
Cuxac C., 2000, « Compositionnalité sublexicale morphémique-iconique en lsf », Langage et Surdité, Recherches linguistiques de Vincennes, no 29, Presses universitaires de Vincennes, p. 55-72. [sur la question du sens des paramètres]
Martinet A., 1985, Syntaxe générale, Collection U, Paris : Armand Colin. [sur les notions de pertinence et de double articulation]
Moody B., 1983, La langue des signes, tome 1, I.V.T., seconde édition, 1997. [description des paramètres, paires minimales, formes de main]
Stokoe W., 1960, « Sign Language Structure: an outline of the visual communication », Studies in linguistics, Occasional Papers, 8 (réédité dans Journal of Deaf Studies and Deaf Education, vol. 10, no 1) [premières descriptions des paramètres du signe pour l’asl]
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