Descriptions linguistiques
p. 64-77
Texte intégral
1On s’attache dans ce chapitre au vocabulaire de la lsf. Les signes constituant le vocabulaire sont nommés « signes lexicaux ». Ceux de la lsf répondent à des impératifs articulatoires qui concernent les agencements iconiques entre les mains, le corps et l’espace. On reconnaît quatre unités qui composent le signe lexical et que l’on nomme, de façon générale, « paramètres » du signe – ou parfois également « paramètres manuels ».
1. Quels sont les paramètres du signe ?
Présentation des paramètres
2Les signes peuvent être décomposés en quatre éléments, qui sont sélectionnés par la nécessité iconique de la langue. Pour le dire autrement, une unité linguistique du vocabulaire de la lsf porteuse de sens, c’est-à-dire un signe lexical, se décompose en quatre unités minimales dépourvues de sens. Ces unités sont dites « minimales », car on ne trouvera pas d’unités plus petites intéressant la description linguistique, c’est-à-dire la description du système de la langue. Ces unités sont nommées « unités phonologiques » pour les langues vocales. Par analogie et par commodité, ces mêmes types d’unités minimales présentes dans les langues gestuelles sont nommés « phonèmes » et leur étude constitue les « descriptions phonologiques » de ces langues. Voici comment se décompose le signe [maison]. On note que la forme de main du signe maison peut subir des variations. Elle peut être véritablement ‘main plate’ ou exécutée avec une légère pliure de la main, comme c’est le cas dans le dessin ci-après. Il s’agit de variantes non significatives, c’est-à-dire n’ayant aucune incidence sur le sens.
3Il est à noter que les paramètres du signe sont en fait des classes d’unités minimales que l’on va combiner pour créer un signe de la lsf. Chacune de ces classes contient un nombre fini d’éléments pertinents.
Comment mettre en évidence les paramètres ?
4Suivant la méthode de la linguistique, pour mettre en évidence la pertinence linguistique de ces paramètres, on va essayer de les substituer les uns aux autres, pour voir si, quand on en change un et un seul, le sens du signe change lui aussi.
5On va donc chercher ce que l’on nomme des « paires minimales » [voir la rubrique pour aller plus loin]. Il s’agit donc de trouver des signes qui ne s’opposent que par l’un des paramètres. C’est par exemple le cas du couple de signes [parler] et [sentir] qui ne se distinguent que par l’emplacement : sur la bouche pour [parler], sur le nez pour [sentir], comme on peut le voir dans la troisième illustration du paragraphe suivant.
6À partir de divers exemples, on explicite et on décrit l’ensemble de ces classes de paramètres, en essayant d’inventorier au mieux les éléments de ces quatre classes : configuration manuelle, emplacement, mouvement, orientation.
2. Configuration manuelle
7Les configurations manuelles sont des formes de mains qui acquièrent, dans le lexique, un statut de paramètre. Pour le dire autrement, une forme de main est une expression gestuelle manuelle sans statut linguistique, tandis que les « configurations manuelles » ont le statut linguistique de paramètre. On dresse ici un inventaire des formes de mains qui acquièrent ce statut linguistique et qui, donc, relèvent des paramètres du signe.
Dans la présentation faite ci-après sous forme de deux tableaux, on distingue :
- les formes de mains centrales, c’est-à-dire celles qui sont les plus employées ;
- les formes de main marginales, qui sont issues de la dactylologie (ou alphabet manuel) et utilisées essentiellement dans quelques signes empruntant pour partie au français écrit, ce que l’on nomme « les signes initialisés », dont nous reparlerons au chapitre suivant.
Dans ces tableaux, chaque configuration manuelle est associée à un signe dans lequel elle est présente.
Les formes de main centrales sont nommées selon trois procédés différents :
- la description plus ou moins imagée de la forme à laquelle la configuration renvoie ‘main plate’ ou ‘bec d’oiseau ’ ;
- la lettre à laquelle la configuration renvoie lorsqu’elle est aussi une lettre de l’alphabet manuel (U, V, X, K, A, S, L, O, C, I) ;
- le chiffre qu’elle peut éventuellement par ailleurs signifier (2, 5, 1, 3, 4).
8Précisons que cet inventaire n’est pas nécessairement exhaustif et que certaines formes de mains peuvent varier d’un locuteur à l’autre ou d’une région à l’autre. Ainsi, [chef] peut être réalisé avec une configuration ‘U’ ou ‘V’. On notera par ailleurs que quelques configurations manuelles fonctionnent comme des couples liés dans les mouvements internes des signes. C’est le cas de ‘bec de canard’ ou de ‘bec d’oiseau’ qui sont par exemple ‘ouvert’ en début de signe et ‘fermé’ en fin de signe comme dans [loup] ou [partir]. On donne ci-après quelques exemples dessinés, dont les premiers illustrent ce phénomène, en distinguant entre configuration centrale et configuration marginale.
3. Emplacement
9Les emplacements sont, d’une manière générale, les espaces où les signes vont s’articuler, c’est-à-dire là où les mains vont se placer dans l’espace soit sur le corps du signeur soit dans l’espace entourant le signeur.
10L’emplacement d’un signe, dans ce sens général, peut avoir des significations syntaxiques ; c’est pourquoi, concernant le lexique, on préfèrerait parler d’« ancrage ». Cependant, le terme « emplacement » s’est jusqu’ici, en France, imposé comme paramètre, dans la description du lexique.
11On parlera donc de trois types différents d’emplacements :
- l’emplacement neutre ;
- les emplacements sur le haut du corps ;
- les emplacements sur la tête.
12On notera que s’agissant des emplacements dits « neutres », il s’agit bien ici des emplacements liés aux signes lexicaux sous leur forme de citation, c’est-à-dire hors contexte. En contexte, ces emplacements peuvent être modifiés pour des raisons syntaxiques, comme on le verra amplement par la suite. Les illustrations suivantes exemplifient tous ces emplacements lexicaux.
Emplacement neutre
13L’emplacement neutre est de façon très majoritaire, devant le signeur, comme pour le signe [travailler] et, parfois, légèrement au-dessus du visage pour quelques signes dont l’iconicité impose un emplacement en hauteur (les signes référant au ciel ou à des phénomènes météorologiques par exemple [nuage], [pluie] ou [neige]).
Emplacement sur le haut du corps
14Les emplacements sur le haut du corps se font sur le buste, le ventre, les épaules et les bras, comme le montrent les exemples suivants.
On notera que, à quelques très rares exceptions près, il n’y a pas de signes en dessous de la taille. En effet, il serait très coûteux pour la fluidité du message de devoir sortir du cadre de ce que l’on nomme l’« espace de signation ». Cet « espace de signation » correspond, en gros, à ce que l’on nomme « plan américain » dans le langage cinématographique. Nous y reviendrons au chapitre 6.
Emplacement sur la tête
15Les emplacements sur la tête se situent sur le crâne, les oreilles, les joues, la bouche, le menton, le nez et les tempes, comme on le voit sur l’illustration ci-après.
16Pour montrer que l’emplacement est bien un paramètre pertinent, on peut trouver des « paires minimales », c’est-à-dire des signes dont le seul paramètre qui les différencie est justement l’emplacement. C’est le cas de [sentir] et [parler], déjà mentionnés, ou de [chapeau] et [appeler] présents dans les deux illustrations précédentes. Nous en donnons ci-après un autre exemple, même si, comme c’est le cas pour [chef], l’orientation en fin de signe (en noir dans le dessin) est différente de l’orientation de départ :
4. Mouvement
17C’est, d’une manière générale, le mouvement qui permet au flux de la parole en lsf de se déployer et d’inscrire le discours dans la dimension temporelle. Cela étant, le mouvement est également nécessaire à la formation des signes lexicaux. Sans ce mouvement propre aux signes, il n’y aurait que des postures. C’est en ce sens que l’on peut dire que le mouvement, en tant que paramètre du signe, permet d’articuler entre eux les trois autres paramètres, favorisant ainsi l’émergence et la perception du sens linguistique. Sans le mouvement on n’aurait qu’une posture et le mouvement intervient pour transformer cette posture en signe lexical. C’est ce que l’on nomme « l’articulation geste/sens ».
18Il serait très fastidieux de répertorier tous les mouvements observés dans la réalisation des signes de la lsf. D’une manière générale, les mouvements sont décrits :
- selon leurs trajectoires : gauche/droite, haut/bas, s’éloignant/se rapprochant du corps du signeur, par exemple ;
- selon le tracé qu’ils « dessinent » dans l’espace : en zigzag, circulaire, sinusoïdal, bref, toutes formes possibles de tracés ;
- selon le fait qu’ils sont répétés ou non.
On peut distinguer, au niveau lexical, trois types de mouvements, selon qu’ils sont ou non porteurs d’iconicité et selon qu’ils aboutissent ou non, dans la réalisation même du signe, à un changement de configuration manuelle.
Mouvement articulateur simple
19Les mouvements articulateurs simples, c’est-à-dire non porteurs d’iconicité, assument pleinement la fonction première que l’on a énoncée plus haut : articuler le geste et le sens. En général, il s’agit de mouvements brefs, répétés une fois, comme dans [pourquoi] ou [maison], vus plus haut, ou de mouvements uniques un peu plus amples, qui impliquent un tracé comme dans [dangereux] ou [table].
Mouvement articulateur iconique
20Les mouvements articulateurs iconiques ont une double fonction. Pour la fonction première, il s’agit toujours d’articuler le geste et le sens, mais l’iconicité du mouvement se laisse interpréter et permet de structurer des familles lexicales, comme on le verra dans le chapitre 5. Par exemple, dans le signe [mer] le mouvement sinusoïdal caractérise iconiquement le mouvement des vagues et se retrouve dans le mouvement iconique du signe [bateau]… qui vogue sur la mer. Ainsi en lsf les deux signes [mer] et [bateau] sont sémantiquement reliés dans la langue par le même paramètre ‘mouvement’.
Mouvement manuel interne
21Les mouvements manuels internes font que, à l’intérieur même du signe, la configuration manuelle initiale va se transformer comme c’est le cas dans [fleur], cette transformation pouvant induire un tracé, comme c’est le cas dans [loup].
22Comme avec tous les autres paramètres du signe, on peut mettre en évidence des paires minimales, c’est-à-dire des signes qui ne s’opposent que par le mouvement. C’est le cas dans l’opposition [maison]/[villa] où le mouvement articulateur simple de [maison] consiste en mouvement bref répété une fois, tandis que celui de [villa] est plus ample et implique un tracé.
23Parfois, cette opposition de mouvement, en inversant la trajectoire par exemple, porte en elle une forte part d’iconicité comme dans l’opposition des signes [prêter] et [emprunter], l’inversion de la trajectoire impliquant nécessairement une inversion de l’orientation de la paume de la main.
24[pour plus d’approfondissements sur ces quatre paramètres et la terminologie adoptée, voir la rubrique pour aller plus loin]
5. Orientation
25L’orientation est un paramètre très contraint par les trois autres. Il s’agit de la façon dont la paume de la main va s’orienter, dans l’espace, par rapport au corps du signeur. Si l’on prend la forme de main ‘plate’ par exemple, la paume de la main peut être orientée :
- vers le haut ;
- vers le bas ;
- vers l’extérieur de l’espace ;
- vers le corps du signeur, horizontalement, en diagonale vers le haut ou vers le bas ;
- vers l’intérieur de l’espace, horizontalement, verticalement, en diagonale.
26Les possibilités d’orientation de la paume de la main sont donc nombreuses. Mais il faut souligner qu’elles sont contraintes articulatoirement et que, par exemple, elles peuvent changer durant l’exécution d’un signe en fonction du mouvement, sans que ce changement soit pertinent. C’est le cas par exemple pour le signe [musulman] où l’orientation est vers l’extérieur en début de signe et vers le bas en fin de signe.
Néanmoins, on a pu observer des paires minimales autour de ce paramètre orientation. Celle qui est le plus souvent citée est l’opposition entre [demander] et [maison].
6. Les paramètres du signe : des unités investies par la poésie
27La segmentation linguistique des signes en paramètres se trouve totalement justifiée par les formes poétiques créées en lsf qui ont été particulièrement étudiées cette dernière décennie. On a pu ainsi observer que de nombreux procédés stylistiques exploités par la poésie s’appuyaient sur ces unités minimales paramétriques et spécialement sur la configuration manuelle et le mouvement.
28On a par exemple noté, dans bon nombre de poèmes en lsf, le maintien d’une configuration manuelle qui crée une figure très proche de l’allitération observée dans les poésies en langues vocales. Par exemple, le poète Levent Beskardès, dans un poème intitulé « V », joue avec la configuration ‘V’ qui sature le poème. Pour rendre compte de cette allitération continue, les traducteurs ont pris le parti d’inventer des mots en français, tels « valcille », pour une danse ; « voltevire » opposé à « virevolte » pour exprimer les mouvements inversés de la configuration en ‘V’ ou encore « doucevolant » pour une configuration semblant voler doucement.
29Les jeux sur le paramètre ‘mouvement’ permettent, quant à eux, de créer des sens inédits, par des modifications iconiques, ou de jouer sur le débit (lenteur/accélération) ou encore d’amplifier les signes pour leur imprimer une certaine forme d’emphase. C’est le cas dans un autre poème de Levent Beskardès intitulé « La mer », où le mouvement sinusoïdal lié au signe [mer] subit de nombreuses variations inédites.
30Ces variations poétiques s’expliquent par le fait que les paramètres du signe associés aux dynamiques iconiques participent de l’économie linguistique des langues gestuelles [voir la rubrique pour aller plus loin].
31Ainsi, les paramètres du signe subissent, dans le cadre de l’économie linguistique de la langue, des manipulations opérées par les signeurs eux-mêmes, ce qui atteste de leur statut linguistique. Certaines théories, autres que celle présentée ici, envisageant d’autres types de paramètres, on notera que ces quatre paramètres sont nommés « paramètres manuels » dans le Bulletin officiel, comme nous allons le voir ci-après dans la partie pédagogique.
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