Pour aller plus loin
p. 57-64
Texte intégral
Développements et approfondissements linguistiques
Multimodalité de la communication humaine
1Le langage utilisé dans une interaction en face-à-face se déploie au moyen des deux canaux de communication les plus importants : le canal audio-vocal et le canal visuo-corporel. Dans le message, les modalités vocales et gestuelles se complètent en combinant éléments linguistiques et éléments non verbaux. Il convient de noter que, selon que l’on est en contexte Sourd ou en contexte entendant, cette multimodalité de la communication se distribue de façon différente. En français, les deux modalités sont clairement spécifiées : le linguistique est exprimé par la modalité vocale, tandis que le non linguistique s’exprime par la modalité gestuelle. En lsf, la modalité vocale est non linguistique, tandis que la modalité gestuelle supporte essentiellement le linguistique et, marginalement, le non linguistique. On notera en outre que, dans des situations de communication bilingues, dans lesquelles les deux langues sont en présence, comme ce peut spécialement être le cas dans des situations d’apprentissage, les deux canaux peuvent être utilisés pour du linguistique et du non linguistique, les deux langues pouvant être utilisées dans un message unique. Toutes ces possibilités sont résumées dans le tableau suivant et se combinent dans les messages en se superposant ou en alternant.
Contours sémiotiques de la lsf
2La lsf n’est pas isolée de tous les systèmes linguistiques et sémiologiques qui l’entourent, à savoir, la langue française – essentiellement dans ses dimensions écrites –, le dessin, le mime et la gestualité entendante. Elle en subit les influences et s’approprie, quand c’est compatible avec l’économie de la langue, différents signes issus de ces sphères sémiologiques.
3On peut schématiser toutes ces interactions entre systèmes de communications par la figure suivante :
On illustre ci-après les signes liés à « écrire » :
Opérations de bases en linguistique : segmenter et commuter pour découvrir les unités linguistiques pertinentes
4La pertinence linguistique est une notion fondamentale. Par exemple en lsf, si l’on exécute la lettre de l’alphabet dactylologique [C] où la main imite la forme de la lettre « C » de l’alphabet, l’ouverture plus ou moins grande de l’élément dactylologique n’est pas pertinente. L’important est que la main ne soit pas complètement fermée sinon on aboutirait à [O]. Dans ce cas, l’opposition pertinente est ouverture/fermeture, peu importe le degré d’ouverture.
5D’une façon générale, pour délimiter les unités pertinentes d’une langue, il convient d’essayer de substituer un élément à un autre et de voir si le sens est changé ou non. Cette opération fondamentale se nomme « commutation » ou « substitution ».
6Pour découvrir les unités de sens d’une langue, on segmente les phrases en commutant les unités de sens pour les découvrir et comprendre leur agencement. Il s’agit de découper le flux de la parole (qu’il soit vocal ou gestuel) pour bien analyser quelles sont ces unités de sens et où elles se situent.
En français
7Pour le français, il s’agit de substituer un élément par un autre dans la chaîne sonore, comme on l’explique au travers des exemples ci-dessous. En français, la chaine sonore se donne comme un flux sonore continu. Voici comment on peut le segmenter en commutant les éléments.
Exemple de segmentation dans le flux sonore, en Alphabet phonétique international (API) et, à l’écrit, en français
[ʒəmɑ̃ʒdepɔmdətɛʁ] | Je mange des pommes de terre |
[ty|mɑ̃ʒdepɔmdətɛʁ] | tu|manges des pommes de terre |
[ʒə|pɛl|depɔmdətɛʁ] | je|pèle|des pommes de terre |
[ʒəmɑ̃ʒ|yn|pɔmdətɛʁ] | je mange|une|pomme de terre |
[ʒəmɑ̃ʒde|kaʁɔt] | je mange des|carottes| |
La phrase de départ est segmentée en quatre unités de sens. À chacune des unités de départ on peut en substituer une autre, comme on le voit : je/tu ; mange/pèle ; des/une ; pomme de terre/carotte. La segmentation de la phrase en unités de sens est donc :
[ʒə|mɑ̃ʒ|de|pɔmdətɛʁ] | |je|mange|des|pommes de terre| |
En lsf
8L’image visuelle qu’on peut percevoir globalement pour la lsf peut aussi donner l’impression que l’on est en présence d’un signe unique. Or, on peut aussi mettre en évidence en lsf différents types de « signes », correspondant à des unités linguistiques précises, qui peuvent être exécutées simultanément : signes manuels, espaces, mimiques, mouvements des épaules entre autres. Dans l’exemple suivant, on voit comment les espaces sont des unités linguistiques pertinentes qu’il faut isoler dans le flux gestuel globalisant.
9Dans ces exemples en lsf, la première phrase est composée de trois unités, ce qui est nécessairement visible dans la transcription ainsi que dans la traduction en français. Les unités qui se substituent les unes aux autres sont : eps3a-b/eps1 (il-lui/je-me) ; [donner]/[prêter]. Les espaces ainsi que la trajectoire du mouvement du verbe sont donc pertinents. Les exemples 1 et 3 nous montrent que les espaces 3a et 3b sont dépendants de la trajectoire du verbe pour leur interprétation grammaticale (traduits donc par « il » ou « lui »).
10Ensuite on recherche des unités plus petites, dépourvues de sens. Par exemple, en français, si je change le [p]-« p » de [pa]-« pas » en [b]-« b », l’unité change de sens et devient [ba]-« bas ». La commutation faite entre [p] et [b] permet de conclure que, en français, l’opposition [p]/[b] est pertinente. Même si les sons [p] et [b] n’ont aucun sens en eux-mêmes, ils contribuent à la constitution des unités de sens. À ce niveau-là, la commutation met en évidence les unités minimales de la langue qui permettent la construction des unités de sens – unités que l’on nomme, y compris pour la description de la lsf, « unité phonologique » ou « phonème ». Autrement dit, la commutation permet de segmenter une unité de sens en unités plus petites. C’est ce que l’on nomme « double articulation du langage » : à un niveau d’articulation (ou de combinaison) on met en évidence des unités de sens, puis, pour chaque unité de sens, on regarde les éléments plus petits qui la composent. Ce phénomène de « double articulation du langage » sera développé pour la lsf dans le chapitre 3.
11On note qu’il ne peut y avoir d’écriture ou de transcription sans un travail préalable sur les unités pertinentes d’une langue.
Bibliographie
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