Descriptions linguistiques
p. 32-46
Texte intégral
1. Diversité des pratiques de la communication humaine
1Communiquer est le cœur de l’essence humaine. Cette communication passe par de nombreux canaux (oral, visuel) et supports (oraux ou écrits : papier ou numérique, audio ou vidéo) et de nombreux moyens (mime, musique, dessin, langue). La communication linguistique est la plus précise, car les langues constituent de véritables systèmes de communication, organisés dans un lexique et une grammaire propres à chacune. La lsf est l’une de ces langues. Elle est née de la nécessité de communiquer ancrée dans tout être humain. À ce titre, elle fait partie du patrimoine linguistique de l’humanité. Mais communiquer se fait aussi par de nombreux moyens autres que les langues.
La communication humaine : utiliser son corps
2Lorsque l’on communique en face-à-face, le linguistique (la langue que l’on parle) et le non linguistique (que l’on appelle aussi « non verbal ») sont utilisés simultanément. La communication linguistique se fait au moyen d’une langue, de son vocabulaire et de ses règles morphologiques et syntaxiques. La communication non linguistique est l’expression libre de l’individu qui communique. Elle se fait par des gestes, des mimiques, des sons, qui ne sont pas intégrés à la langue, mais qui passent par le corps, pour exprimer des émotions : de l’ironie ou de l’impatience, par exemple.
3On admet d’ailleurs aujourd’hui que le langage est composé de cette complémentarité entre linguistique et non linguistique. Le langage est défini comme cette faculté humaine à communiquer. Il s’exprime au moyen de deux modalités fondamentales : la modalité vocale (utilisation de la voix) et la modalité gestuelle (utilisation du corps). C’est ce que l’on nomme « multimodalité » de la communication.
4Dans une conversation en langue vocale, en français par exemple, la langue sera accompagnée par des gestes et des mimiques qui n’appartiennent pas à la langue, mais qui font partie intégrante du message. On sait que la simple phrase « C’est bien. », suivant la mimique et l’intonation qui l’accompagnent peut vouloir dire le contraire, « Ce n’est vraiment pas terrible !! ».
5Dans une conversation en langue gestuelle, il en ira de même. Par exemple, dans le discours en lsf, on observe des onomatopées, des bruits, des sons, certaines mimiques, qui sont aussi des éléments de la communication mais non linguistiques, c’est-à-dire n’appartenant pas à la lsf. Tous ces éléments non linguistiques participent de l’activité de langage et sont utiles, dans l’interaction, à la compréhension du message.
6Dans tous les cas, c’est le corps qui s’investit dans la communication [voir la rubrique pour aller plus loin].
Du geste au signe
7Le geste est utilisé par les entendants en complément du message linguistique vocal. Le signe, élément codifié, est utilisé dans une communication dans une langue gestuelle, la lsf par exemple.
8Ce continuum geste/signe est souvent exploité dans une interaction entre sourds et entendants pour une meilleure compréhension mutuelle lorsque l’entendant ne maitrise pas complètement (voire pas du tout) la lsf. Pour se comprendre, un sourd ou un entendant peuvent par exemple sortir du vocabulaire de la lsf, qui est linguistique, et passer au mime, qui n’est pas linguistique.
Oral et écrit
9Pour les langues qui se sont dotées d’une écriture, il existe une autre modalité : la modalité écrite. La communication écrite intègre aussi des éléments linguistiques et non linguistiques. Dans un texte en français, par exemple, aux côtés des mots écrits qui représentent graphiquement la langue, on peut trouver des dessins, des icônes, des éléments de mise en relief du texte, bref des éléments introduisant dans le lisible, les éléments d’un visible non linguistique. Cela étant, l’écriture permet de transcrire la langue, mais ne la représente pas dans son intégralité et, de fait, la majorité des langues n’a pas d’écriture.
10Les langues sans écriture sont inscrites dans l’oralité. L’oralité est une forme de communication qui s’inscrit fondamentalement dans l’interaction entre individus (sauf rares monologues). La lsf n’a pas d’écriture et, en ce sens, elle est une langue de l’oralité. La langue française est bien sûr, elle aussi, déployée dans l’oralité. Ainsi, lsf et français sont des « langues orales ». Pour la langue française, une écriture a été inventée et mise en place de longue date. La langue française est une langue avec une véritable tradition écrite. En ce sens, elle s’inscrit aussi dans la « scripturalité » qui constitue l’expérience d’interactions différées. Cette « scripturalité » amène à utiliser la langue dans des conditions éloignées de celles d’une interaction orale. Face au français oral, il existe un français écrit.
11Pour la lsf, comme pour bien d’autres langues, cette dimension de scripturalité est absente. La vidéo-lsf peut, comme on le verra plus loin, servir de trace. Néanmoins, parce que l’on a besoin, dans certains cas et spécialement lorsque l’on étudie la langue, d’avoir des traces écrites stables, de nombreux systèmes de transcription de la lsf ont été mis au point. Celui que nous utilisons ici a été explicité dans la première partie.
12De façon générale, on peut dire que l’être humain communique avec tous les moyens dont il dispose, gestes, signes, onomatopées, mots, ce que l’on nomme donc la multimodalité de la communication qui tire parti du continuum geste/signe. L’être humain communique aussi dans une économie de la trace, il inscrit des messages sur des supports : mots écrits, dessins, ou encore symboles.
13Ce cadre général de la communication étant posé, il apparaît essentiel d’apprécier, pour ce qui est de leur dimension orale, les différences fondamentales entre langue gestuelle et langue vocale.
2. Langue gestuelle et langue vocale : différences fondamentales
14Notons d’entrée de jeu que deux appellations se font concurrence : « langue signée » et « langue gestuelle ». Nous utilisons les deux et ne chargeons ni l’une ni l’autre de connotations positives ou négatives. Il nous paraît cependant plus précis d’opposer, dans une comparaison généraliste, « langues gestuelles » et « langues vocales », car il est alors fait mention, partiellement, du canal utilisé. Le terme « langue signée » est plus utilisé lorsqu’il s’agit de se focaliser sur la caractérisation d’une langue utilisant des « signes ».
15Pour bien appréhender une langue gestuelle comme la lsf, il faut tout d’abord comprendre que l’économie et les dynamiques des langues gestuelles sont radicalement différentes de celles des langues vocales. Il ne faut donc pas s’attendre à retrouver des correspondances strictes entre français et lsf. Ceci est vrai pour toute comparaison entre les langues, mais encore davantage lorsque l’on découvre une langue gestuelle si l’on ne connaît que des langues vocales. Ces différences fondamentales entre ces deux catégories de langues s’expliquent en premier lieu parce qu’elles n’utilisent pas le même canal de communication.
Canal visuo-corporel – Canal audio-vocal
16Les langues gestuelles passent par le canal visuo-corporel – un terme plus généraliste que « visuo-gestuel » utilisé dans les premiers travaux –, tandis que les langues vocales passent par le canal audio-vocal. « Visuo-corporel » renvoie donc à la vue et au corps, tandis que « audio-vocal » renvoie à l’ouïe et à la voix. Or, du point de vue de la réception, les sens de la vue et de l’audition n’ont pas les mêmes propriétés : la vue permet une saisie de l’information visuelle beaucoup plus globale que l’oreille qui est vite saturée si trop de sons se superposent. De même, du point de vue de l’émission, le corps peut émettre un grand nombre de signaux en en utilisant simultanément les différentes parties alors que la voix ne peut, quant à elle, produire qu’un seul son à la fois.
17Cette différence de canal et de leurs propriétés entraine des spécificités propres à chacun des types de langues.
Simultanéité/Globalité – Linéarité
18Du fait des caractéristiques différentes des canaux, du point de vue de l’émission, les langues gestuelles s’ancrent plus dans la simultanéité – appelée parfois aussi « multilinéarité » – et les langues vocales dans la linéarité. Pour les langues vocales, on parle d’ailleurs de « chaîne sonore », les sons s’enchainant les uns aux autres. Pour les langues gestuelles, on parlera de simultanéité car plusieurs éléments peuvent être transmis en même temps par les différentes parties du corps et l’utilisation de l’espace, comme on le voit dans l’exemple suivant, où la mimique marque linguistiquement la surprise, où la main gauche pointe un espace pour signifier « il » et où la main droite exécute, sur la joue droite du signeur, le signe [mignon].
19La simultanéité de l’expression des éléments de la phrase en lsf se donne alors, du point de vue de la perception, comme une globalité.
Spatialité – Temporalité
20Du fait de l’utilisation du corps qui s’inscrit nécessairement dans l’espace, l’une des logiques des langues gestuelles est une logique spatiale. Les éléments linguistiques – les noms, les verbes, les pronoms, par exemple – s’ancrent dans l’espace. L’espace est alors dit « pertinent », car il acquiert un sens. La spatialité est un des principes fondamentaux de la syntaxe des langues gestuelles. Au contraire, les langues vocales, parce qu’elles sont davantage linéaires, relèvent plus du temporel : c’est dans le temps que s’enchainent les sons les uns aux autres pour former des mots et que les mots s’enchainent, selon la syntaxe de la langue, pour faire des phrases.
21Dans les faits, les langues gestuelles se déroulent aussi dans le temps, puisqu’on ne peut pas tout exprimer dans un instant unique. Pour cette raison, elles sont parfois dites « quadridimensionnelle », c’est-à-dire incluant les trois dimensions de l’espace – hauteur, profondeur, largeur – et la dimension temporelle.
Iconicité – Arbitrarité
22Toujours du fait de la différence de canal, les signes linguistiques de chacune des langues sont différents dans leur essence. Ils n’instaurent pas le même rapport au réel. En effet, l’une des propriétés du corps, dans le processus communicatif, est de pouvoir imiter le réel. Il est donc logique que les éléments linguistiques des langues gestuelles s’appuient fortement sur cette possibilité. Ainsi, le signe [arbre] renvoie à l’image d’un arbre, le signe [pleurer] trace avec l’index des larmes s’échappant de l’œil, le signe [fusée] reproduit manuellement la forme de la fusée et le mouvement lié à son décollage, le signe [bouteille] tracera la forme d’une bouteille.
23Le fait de pouvoir imiter le réel fonde ce que l’on nomme l’« iconicité » et les signes des langues gestuelles sont dits « iconiques » – ou « motivés ». L’iconicité définit le fait que les signes, la plupart du temps, ressemblent à ce qu’ils nomment.
24Avec la voix, on ne peut guère imiter que des sons : ce sont les fameuses onomatopées, par exemple « floc » renvoie au bruit de la pluie ou « toc-toc » évoque le fait de frapper à une porte. Pour le vocabulaire, il n’est pas possible d’imiter le réel avec sa voix. Le mot [tabl]-« table » n’a aucun lien avec ce qu’il signifie, il ne ressemble pas à une table, il ne peut pas être motivé par la forme d’une table. On dit que le signe est « arbitraire ». Ce principe d’arbitrarité fonde les langues vocales.
25L’ensemble de ces réflexions sur les différences fondamentales entre langue gestuelle et langue vocale peut se résumer dans la figure suivante.
Il s’agit dans ce tableau de mettre en évidence les grandes différences entre les deux types de langues. Cependant, on ne saurait nier qu’il existe en lsf, d’une part, des signes arbitraires et, d’autre part, des éléments de linéarité temporelle nécessaires à la production d’un discours. Par ailleurs, il existe, dans les langues vocales, des éléments de multilinéarité, par exemple : la structure des phonèmes décrite aujourd’hui par la phonologie ou encore les tons dans un certain nombre de langues comme le chinois ou le vietnamien.
3. Caractéristiques de la lsf : combattre les idées reçues
26La lsf, comme bien des langues gestuelles dans le monde, a été négligée, ostracisée et de ce fait largement minorisée socialement durant des siècles. Cela perdure, d’ailleurs, jusqu’à nos jours, même si les textes législatifs lui reconnaissent, depuis 2008, le statut de « langue de France ». Pour le dire très vite, en reprenant quelques éléments d’histoire donnés dans l’introduction, la lsf fut longtemps dévalorisée, puis interdite en France – comme en Europe et outre-Atlantique d’ailleurs. Certes, au 18e siècle, on a pu voir des figures, telles celles de l’abbé de L’Épée ou de Diderot, lui accorder un certain crédit, et lui faire, dirait-on aujourd’hui, une forme de publicité. Cependant, plus près de nous, et jusqu’aux années 1970, elle a été combattue au nom d’une éducation dite « oraliste » des jeunes sourds, dans laquelle la lsf était bannie. Cette relégation, qui a spécialement sévi au 19e siècle en France, a pu imprimer un certain nombre d’idées reçues encore vivaces aujourd’hui, malgré les avancées de la recherche et de la législation. Ces idées reçues ont été mises en évidence par les premiers travaux de chercheurs comme H. Markowicz ou H. Lane, diffusés en France (et en français) dans le numéro 56 de la revue Langage, en 1979. La lsf ne serait pas une langue, elle nuirait à l’éducation des sourds, elle serait pauvre… et au bout du compte ne serait qu’un… pauvre langage fait de quelques éléments de vocabulaire sans grammaire. Ce serait du mime en quelque sorte – encore que l’on oubliait sans doute, dans cette invective, que le mime peut s’ériger en art. Mais même si, comme toute langue, la lsf est un art à sa façon, elle n’est pas du mime.
La lsf est une langue : ce n’est pas du mime
27La lsf, en tant que langue, est un système de communication linguistique qui repose sur des conventions sociales partagées par des groupes de locuteurs-signeurs. De ce fait, la lsf s’utilise, se transmet et se transforme au sein de ce que l’on nomme en général la « communauté Sourde signante ». Le mime, quant à lui, est une création plus ou moins individuelle et plus ou moins artistique qui se donne comme un langage universel dans la mesure où, justement, même s’il a ses règles, différentes selon les cultures, il ne fait pas l’objet d’une codification socialement partagée. Le mime vise ce qu’on appelle « la transparence » : il doit être compris de tous, sans jamais avoir été appris.
28Deux personnes ne partageant aucune langue en commun passeront par le mime pour essayer de se comprendre, dans une forme d’universalité de la gestualité. Car c’est l’une des caractéristiques humaines que de pouvoir imiter le réel avec son corps.
29Cette faculté d’imitation a été systématisée dans les langues gestuelles et le corps s’est fait porteur de significations partagées socialement.
30Dans le mime, l’utilisation du corps est entière : l’ensemble du corps est investi pour transmettre une signification générale. Par exemple, si l’on veut exprimer en mime le fait de marcher, on va se mettre à marcher, entrainant tout son corps dans l’expression, comme le montre l’illustration suivante.
Les jambes qui, pour des raisons de place, ne sont pas dessinées ici sont aussi en mouvement, car dans le mime, c’est bien tout le corps qui s’exprime, y compris donc les jambes.
31On comprend bien que ce mime est trop coûteux, trop long, trop « lourd », pour qu’il puisse être un signe linguistique. Il n’est pas « économique ». De fait, la lsf a recours, pour exprimer /marcher/, à une forme de « stylisation » n’utilisant que les mains, comme le montre l’illustration ci-dessous.
De plus, dans la lsf – comme dans toute langue gestuelle – le corps est investi linguistiquement à différents niveaux. Différentes parties du corps, les « articulateurs », vont porter simultanément des significations différentes. Dans l’exemple suivant, la mimique va nous dire que la phrase est impérative, le regard adressé à l’interlocuteur marque la seconde personne (le /tu/), la main droite exécute le signe [gentil].
Différentes parties du haut du corps (tête, épaules, buste) expriment, linguistiquement, des éléments de la phrase : c’est ce que l’on nomme « la segmentation du corps ». Le mime utilise le corps comme un tout. En lsf, le corps est segmenté, chaque partie du corps utilisée portant une signification différente des autres.
La lsf est une langue à part entière : elle n’est pas universelle, elle n’est pas pauvre
32Une idée reçue largement partagée voudrait qu’il n’existe qu’une langue des signes qui serait universelle. Comme il s’agit d’une langue partagée par une communauté et socialement construite, ce ne peut pas être le cas.
33En général, on délimite des langues des signes selon les pays ou les provinces dans lesquels elles sont parlées : lsf (Langue des signes française) pour la langue gestuelle utilisée en France, asl (American Sign Language) pour celle des États-Unis, bsl (British Sign Language) pour celle du Royaume-Uni, lsq (Langue des signes québécoise) pour celle du Québec, par exemple.
34Il faut souligner cependant que bien des langues gestuelles dans le monde partagent les bases d’une syntaxe spatiale. En effet, la grammaire de ces langues repose sur des bases iconiques et les procédés qui la sous-tendent ne sont pas illimités. Néanmoins, le vocabulaire, tout aussi iconique, est différent – et parfois même très différent – d’une langue des signes à l’autre, comme le montre la réalisation de /chien/ en lsf, asl et bsl.
On voit que pour ces trois signes le choix pour figurer un chien s’appuie sur différentes expériences visuelles ou sociales : la queue du chien pour la lsf, la façon d’appeler un chien pour l’asl et la posture du chien les pattes en avant pour la bsl.
35On notera par ailleurs que non seulement il n’y a pas de langue des signes universelle, mais ces langues, comme toutes les langues, évoluent. Ainsi en lsf, des signes et des significations nouvelles apparaissent, des signes vieillissent et finissent par tomber dans l’oubli. D’autres signes sont créés selon les besoins des locuteurs et évoluent aussi au contact des langues environnantes – pour la lsf, le français bien sûr, mais aussi l’anglais, comme dans l’exemple suivant.
Ce signe est intéressant, car il est emprunté à la modalité écrite dans la langue anglaise : la forme de main utilisée (extrêmement marginale) permet de figurer simultanément les trois lettres initiales I L Y de la phrase « I love you . » que l’on a traduit par « Je kiffe. » pour rendre compte de l’emprunt d’une part et de l’utilisation sociale du signe d’autre part.
36Contact de langues, expériences culturelles différentes, évolutions sociales : on est donc loin d’une uniformité universelle. D’ailleurs, à l’intérieur même de la lsf, des régionalismes existent comme le montre l’illustration suivante.
On notera que le second signe est utilisé lorsque l’on veut référer au grade universitaire « docteur ». Il sera autant utilisé pour référer à un médecin, comme on dit en français « Je vais chez le docteur. » que pour parler d’un docteur en psychologie, par exemple.
37Il s’agit donc bien d’une langue à part entière, c’est-à-dire une langue vivante, avec un lexique dynamique (le vocabulaire) et une syntaxe (la grammaire) tous deux inscrits dans des dimensions visuelles et spatiales. Ce vocabulaire et cette grammaire ne sont ni plus pauvres, ni plus riches que dans d’autres langues. Ils sont en adéquation avec les besoins des locuteurs. Ils se créent grâce à des ressources linguistiques spécifiques qui se déploient dans ce qu’on appelle ici des « dynamiques iconiques » et qui seront explicitées dans les chapitres suivants.
La lsf est une langue naturelle : elle n’a pas été inventée par un pédagogue entendant
38Les langues qui sont nées de la communication entre individus d’une même communauté sont dites « langues naturelles ». Les langues gestuelles sont des langues naturelles nées du besoin de communiquer au moyen d’un système linguistique visuo-corporel puisque le canal auditif n’est pas disponible pour des raisons physiologiques.
39On oppose les « langues naturelles » aux « langues artificielles » qui sont des langues inventées de toute pièce – en général pour répondre au désir d’une langue universelle. La plus célèbre de ces langues artificielles est l’Espéranto créé par L.-L. Zamenhof à la fin du 19e siècle à partir de diverses langues européennes.
40On pourrait comparer à l’Espéranto, ce que l’on nomme lsi (Langue des signes internationale). Cette lsi est, de notre point de vue, une langue artificielle, c’est-à-dire qu’elle n’est pas née d’interactions sociales quotidiennes et ordinaires entre des individus, mais de la volonté de quelques-uns dans le but de favoriser la communication signée internationale. Tout comme l’Espéranto emprunte à plusieurs langues vocales, la lsi emprunte à différentes langues des signes de divers pays. Elle est utilisée dans les colloques, les réunions et les conférences où des Sourds de différents horizons linguistiques se rencontrent. C’est le cas par exemple dans les camps internationaux pour les jeunes sourds (EUDY – European Union of the Deaf Youth ; WFDYS – World Federation of the Deaf Youth Section), les congrès mondiaux de la FMS (Fédération mondiale des Sourds) et le festival Clin d’œil, festival culturel international des arts en langue des signes, qui a lieu tous les deux ans à Reims, depuis 2003.
41Par ailleurs, l’idée reçue qui consiste à penser que la lsf aurait été inventée par des pédagogues peut provenir du fait qu’il existe, à la marge de toutes les langues signées, des alphabets manuels qui, eux, furent effectivement conçus, dès le 16e siècle, par des pédagogues espagnols, tels Ponce de Léon ou Bonet. Il s’agissait pour eux de pouvoir tisser des liens visuels entre langue vocale et langue gestuelle en épelant visuellement les mots de la langue vocale environnante. Ces alphabets manuels, différents d’un pays à l’autre, sont nommés « dactylologie ». On les utilise en général pour épeler des noms propres – voire des mots dont on ne connaît pas encore le signe – de la langue vocale environnante. L’alphabet manuel lié à la lsf est reproduit dans la section pédagogique du chapitre 4.
42Cet alphabet manuel fait partie de l’environnement de la lsf et permet le contact entre lsf et français. D’autres éléments issus de l’écriture, du dessin ou du mime par exemple peuvent également avoir des influences dans la formation des signes de la lsf [voir la rubrique pour aller plus loin].
4. Le signe : une notion aux vastes contours
43L’appellation « Langue des signes française » (lsf) est une appellation qui s’est imposée au fil de la reconnaissance sociale et institutionnelle de la langue. Elle est préférée à l’expression « langage des signes », parfois utilisée dans les médias, et jugée péjorative, car déniant le statut de langue à la lsf. Cette dénomination « Langue des signes » est calquée sur l’anglais « Sign Language » et mérite qu’on s’y arrête, car elle peut prêter à confusion. Pour bien la comprendre, il nous faut revenir sur la définition même de ce qu’est un « signe ».
Qu’est-ce qu’un signe ?
44La sémiologie, qui est la science qui s’intéresse à la description de tous les signes, donne une acception la plus large possible au concept de « signe ». Dans ce cadre, comme son nom l’indique, le « signe » est un élément de l’environnement humain qui signifie, dit quelque chose, transmet une volonté, une intention, une injonction ou une émotion par exemple. On peut dire, de façon encore plus large, que se constitue en « signe » ce qui est susceptible d’être interprété. Mais pour qu’il y ait un signe, il faut une intention de communication.
45Dans la communication humaine, le signe passe par différents canaux sensoriels, dont les deux principaux sont les canaux visuel et auditif :
- auditif : les mots d’une langue vocale, le hurlement d’une sirène, un cri de détresse… ;
- visuel : le vocabulaire d’une langue gestuelle (les « signes »), les panneaux du Code de la route, les gestes de bienvenue, tous les signes graphiques (écritures ou dessins par exemple)…
Cependant les autres canaux, même s’ils sont de façon générale plus minoritaires, ne sont pas à négliger, spécialement le canal tactile : le braille ainsi que tous les aménagements en relief proposés pour les aveugles y ont en effet recours ou encore les « langues des signes tactiles », développées pour être perçues tactilement par les sourds-aveugles.
46Ainsi, le signe fait le lien, dans la communication humaine, entre celui qui émet le signe (l’émetteur), celui qui le reçoit et l’interprète (le récepteur) et le monde, réel ou imaginaire, partagé par les interlocuteurs (la référence).
Les deux faces du signe
47Comme tous les signes, le signe linguistique est composé d’une face sensible, celle que l’on perçoit, nommée « signifiant » et d’une face qui renvoie à son sens, nommée « signifié ».
48Pour les langues vocales, le signifiant est soit sonore (le mot prononcé), soit graphique (le mot écrit). Il est donc perçu soit par le canal auditif (communication orale), soit par le canal visuel (communication écrite). Pour les langues gestuelles, le signifiant est gestuel et corporel, il est donc perçu uniquement par le canal visuel [voir la rubrique pour aller plus loin].
49Le signifié est la signification sur laquelle les communautés linguistiques se sont mises d’accord. D’une langue à l’autre, ces significations peuvent être communes ou non. Ainsi le sens /table/ est largement commun au français et à la lsf :
50[tabl]-« table » ; [table] renvoient tous au concept de /table/ et le sens général est donc complètement partagé puisque sourds pratiquant la lsf et entendants pratiquant le français dans l’espace culturel français ont la même expérience des objets dits « tables ». Cependant, des expressions, en français, comme « table de la loi » ou « table des matières » ne se traduiront pas avec le signe [table] de la lsf.
51D’une langue à l’autre, il y a des zones communes et des zones de différenciation. Par exemple, les signifiants [po]-« peau » ; [peau] renvoient certes au concept /peau/ dans les deux langues, mais le signe de la lsf [peau] peut aussi signifier /raciste/ ou /face-à-face/, ce qui n’est pas le cas en français.
52Le fait de transcrire, par commodité, les signes par leur traduction centrale ne doit pas faire oublier qu’il n’y a pas de correspondance stricte entre signe de la lsf et mot de la langue française. Les notions de « mot » pour la langue française et de « signe » pour la lsf sont d’ailleurs toutes deux assez imprécises du point de vue linguistique.
Le mot « mot », c’est vague…
53Concernant les langues vocales, la notion de « signe linguistique » n’est pas tout à fait identique à la notion de « mot ». En effet, la notion de « mot » est liée à l’expérience de l’écriture. À l’écrit, un mot se définit en général, assez intuitivement, par ce qui est séparé par deux blancs graphiques. Ainsi on pourra dire que « découper » est un mot et que « pomme de terre » s’écrit en trois mots. Or, pour être précis dans la description et la compréhension de la langue, du point de vue strictement linguistique, [deplase]-« déplacer » est composé de trois unités linguistiques : la base [plas]-« plac- » qui renvoie au sens général de /place/, le préfixe [de]-« dé- » qui signifie ici l’éloignement, et la terminaison [e]-« -er » qui renvoie à la notion grammaticale de verbe. La suite d’éléments « pomme de terre », quant à elle, ne constitue qu’une seule unité linguistique, dans la mesure où l’ensemble se comporte comme un « mot » unique. Dans n’importe quelle phrase, l’ensemble « pomme de terre » peut être remplacé par « carotte » ou « navet », ce qui atteste bien qu’il se comporte comme une unité unique. Ainsi en segmentant les énoncés on peut mettre en évidence des unités linguistiques qui ne correspondent pas nécessairement à la notion de mot, ni à celle de « signe » d’ailleurs [voir la rubrique pour aller plus loin].
Le mot « signe », c’est vague…
54En effet, la même difficulté se retrouve dans la description de la lsf lorsque l’on parle de « signe ». En effet, intuitivement là encore, un signe de la lsf est compris comme ce que l’on perçoit globalement dans un instant du discours. En général, il s’agit d’un élément de vocabulaire, mais il peut aussi s’agir de structures de phrase très globalisées, puisque le corps peut émettre plusieurs signifiants en même temps, qui seront saisis simultanément par l’œil.
55Ainsi [vache] est un « signe » qui correspond à un élément du vocabulaire de la lsf renvoyant à /vache/ tandis que [manger] accompagné d’une mimique intensive peut être perçu comme « un signe » alors qu’il s’agit de la composition de deux unités, que l’on peut traduire par « manger beaucoup ». C’est bien parce qu’il s’agit en lsf de deux unités émises simultanément, que la traduction en langue française nécessite une séquence de deux unités, comme c’est le cas dans l’exemple suivant. Après un pointage sur une personne 3 (en grisé dans le dessin) (traduit par « lui »), le signeur revient plus précisément sur l’interlocuteur pour donner son commentaire qui représente deux unités, données par trois « articulateurs » différents : la mimique et l’accélération du mouvement d’une part (« vite/goulument ») et le signe manuel [manger] d’autre part, l’ensemble peut se traduire en français par « Il mange beaucoup/goulument. ».
56Les « mots » d’une langue vocale sont des signes et les « signes » de la lsf sont… des signes. Mais, comme on vient de le voir, la notion d’« unité linguistique » est plus juste, car elle est plus précise, un « mot » ou un « signe » pouvant comporter plusieurs unités linguistiques [voir la rubrique pour aller plus loin].
57Ainsi, la communication par le langage est une des grandes capacités partagées par l’humanité. Les mécanismes fondamentaux de la communication linguistique sont universels. Cependant, l’enseignant de lsf n’aura pas à expliciter ces mécanismes, mais leur connaissance lui permettra sans doute d’interpréter plus sûrement les éventuelles erreurs des apprenants. Le Bulletin officiel (bo), comme on va le voir dans la partie pédagogique, insiste, pour sa part, sur la nécessité pour l’apprenant de lsf d’entrer dans la communication visuelle gestuelle qui sous-tend la lsf. Nous allons donc maintenant voir comment pédagogiquement « entrer en langue des signes », sachant que les éléments du triangle « lsf/histoire des Sourds/culture Sourde » ont été et restent indissociables.
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