Chapitre 9 : « Est-ce qu’on est capable de se connaitre soi-même ? Ben non vu qu’on ne sait pas ce qu’on va devenir… » La discussion à visée philosophique peut-elle être une expérience compréhensive de soi à travers les échanges avec autrui ?
p. 225-248
Texte intégral
1. Introduction
1Différentes approches de la pratique philosophique à l’école montrent que la discussion entre les enfants et l’enseignant·e peut conduire à une prise en compte de la pluralité des idées d’autrui et, parfois même, de ses propres manières de raisonner, penser, écouter, argumenter, définir et comprendre (Simon & Tozzi, 2017). Nous avons choisi le corpus « Je est un autre » recueilli auprès des élèves de 5e issu de la thèse de Fournel (2018) pour deux raisons principales : d’une part, il offre de nouvelles possibilités d’étudier le développement des connaissances sur autrui/soi à l’adolescence lors de situations de dialogues pour apprendre (ce qui est peu fréquent en psychologie du développement), ce qui est tout à fait intéressant, mais encore peu souvent exploré. Et, d’autre part, il permet de discuter plus largement des liens entre littérature et psychologie (en particulier le développement de la pensée) à l’adolescence – période tout à fait propice pour l’étude de la construction identitaire, les mouvements de pensée et d’intercompréhension de soi/autrui qui découlent de la lecture d’œuvres littéraires. La littérature a été définie comme permettant de faire l’expérience de la réalité et d’autrui et, en ce sens, elle est une expérience tout à fait pertinente pour apprendre à se connaitre et à connaitre autrui.
2La perspective située du développement des connaissances (Giglio & Arcidiacono, 2017) est retenue ici comme cadre théorique général : en effet, l’objectif est d’étudier en situation d’échanges, de discussions philosophiques entre élèves et enseignant de 5e en classe de français et en club philo comment les élèves se saisissent de la citation de Rimbaud « Je est un autre » pour aborder la question de l’identité, du soi, en développement ou fixiste ; la place d’autrui dans cette interrogation sur le soi, et, enfin, comment des jeunes collégiens de 12 ans s’emparent-ils de cette question ? En effet, la thématique discutée dans ces ateliers est précisément ce dont les adolescents font eux-mêmes l’expérience. Ils prennent pour objet : l’expérience vécue de Rimbaud qui elle-même devient la leur… Interagir avec autrui pour comprendre que « je est un autre » signifie ouvrir le dialogue vers le futur et des perspectives non encore connues que seule l’interaction avec autrui peut permettre (Glaveanu, 2019). C’est précisément en développant une approche dialogique de la construction des significations et du raisonnement au cours d’échanges en classes guidés par l’enseignant que nous proposons de saisir les significations ou actes de comprendre en train de s’élaborer dans le cours des conversations lors des ateliers de discussions à visée philosophique. Plusieurs questions de recherche nous guident : ces ateliers sont-ils réellement des espaces de pensée pour les collégiens ? Comment discutent-ils d’eux-mêmes, d’autrui en cours de français versus dans un club philo ? Quelles places occupent les enseignants dans ces deux contextes (la classe de français vs. le club philo) ? Qu’est-ce qui se développe au cours des ateliers ?
3Pour répondre à ces questions, nous présentons tout d’abord les principales approches théoriques relatives aux connaissances sur soi/autrui tout autant que les processus à l’œuvre pour y parvenir en examinant le rôle du dialogue, du social et du cognitif dans l’apprentissage. Des éléments d’analyse sont ensuite brièvement présentés ainsi que quelques résultats permettant de mettre en tension différentes significations qui émergent lors des discussions dans ces deux contextes. En guise de conclusion, quelques points clés sont discutés à la lumière d’une approche socioculturelle et dialogique du développement de la pensée.
2. Cadre théorique
4Le cadre théorique de ce travail s’appuie sur une approche développementale et située de l’activité de pensée telle qu’elle peut se déployer lors de conversations en classe ou en club entre élèves et enseignant. Notre intérêt est, d’une part, d’éclairer les processus d’intercompréhension entre les élèves et l’enseignant à propos de la formule de Rimbaud « Je est un autre », c’est-à-dire de décrire et montrer comment celle-ci est définie, comprise, discutée : à la fois de s’interroger sur l’évolution des significations au cours des échanges tout autant que d’identifier des processus à l’œuvre pouvant entrainer des changements interprétatifs au cours des échanges. En d’autres termes, il y a différentes manières, pour tout un chacun (chercheur en sciences sociales ou enseignant ou élève) de concevoir comment se développe une personne, comment elle prend conscience d’elle-même et, en particulier, ce qu’est le soi/identité. Trois types de représentations ont été identifiées dans la littérature : les représentations centrées sur le sujet, les représentations dites « pragmatiques » mettant l’accent sur la simultanéité des positions moi-autrui et celles, dites dialogiques des connaissances de soi/autrui. La recherche récente en psychologie de l’éducation a montré combien l’approche dialogique ouvre à de nouvelles compréhensions utiles pour qui veut favoriser l’apprentissage et la compréhension mutuelle. Il est dès lors intéressant de voir quelles représentations les élèves et les enseignants ont du soi / de l’identité et comment ils les mobilisent. Il apparait alors pertinent de voir comment ces représentations, d’une part, régulent leurs échanges, mais aussi comment leurs échanges les affectent en retour selon que les enseignants les régulent en fonction de représentations plutôt monologiques ou plutôt dialogiques. Nous présentons dans cette partie conjointement ce type de représentations de soi/autrui à l’œuvre et leurs incidences sur la façon de concevoir l’apprentissage.
2.1. Les connaissances sur soi/autrui (ou théorie de l’esprit) à l’épreuve des dialogues à visée philosophique en classe
5Du point de vue des contenus, la formule de Rimbaud peut apparaitre comme paradoxale, voire contradictoire, puisqu’elle convoque le sujet, son identité et son contraire, indéfini, l’autre. Les notions en jeu sont celles relatives au soi, à autrui, à l’identité (qui suis-je au fond ?) que l’on retrouve en psychologie sous l’appellation de théorie de l’esprit. Glaveanu (2019) s’interroge sur les apports possibles qu’offre l’expérience de la différence, l’expérience d’être autre et/ou de l’autre. Selon cet auteur, seule une approche allocentrique de l’intersubjectivité (définie comme une approche élaborée à partir d’autrui et non du self) permet d’apporter une contribution à notre propre compréhension (Glaveanu, 2019, p. 2). Différentes approches ont tenté d’éclairer la théorie de l’esprit (ou TOM Theory of Mind) ou la capacité qu’ont les personnes à pouvoir attribuer à autrui des états mentaux, des croyances et, en particulier, des fausses croyances qui les orientent pour agir ou prendre des décisions : trois peuvent être proposées si l’on suit cet auteur. Il est intéressant de voir que les différents soubassements de ces théories sur les connaissances de soi/autrui trouvent un parallèle avec ceux proposés dans les approches qui envisagent les rapports entre le social et le cognitif pour l’étude des apprentissages.
2.1.1. Centration sur l’individu pour comprendre autrui et étudier l’apprentissage
6Ainsi, certaines approches sont plutôt centrées sur une unité : l’individu envisagé comme un agent rationnel. Autrui est envisagé comme une entité extérieure en même temps qu’il est identique au soi (au travers de différents processus selon les auteurs tels que la simulation, l’ancrage égocentrique, etc.). C’est uniquement au travers de la position de l’agent acteur rationnel que l’on peut comprendre la position d’autrui et le monde environnant dans les conceptions cognitivistes de la TOM. Être soi, c’est ainsi le plus souvent être seul pour comprendre le monde et le social.
7Cette centration sur l’individu se retrouve dans les travaux concernant le développement de la pensée issus des travaux piagétiens. Ainsi, certaines approches centrées sur l’individu considèrent le social comme un ensemble de variables (par exemple, le rôle et/ou le statut, la situation d’interaction présentée comme évaluation ou comme jeu, le lieu de passation des épreuves… ; Grossen, 2001, 2010). La particularité de ces approches est de proposer une psychologie de l’individu, le social étant extérieur et défini comme ayant un effet sur l’individu. Le sujet et le social sont envisagés comme deux entités séparées, clairement définies. Les dialogues sont alors considérés comme variables selon leurs structurations (dialogue ayant un effet sur la cognition ou compréhension que le sujet peut avoir du problème à résoudre ou à discuter). Par exemple, les premiers travaux sur l’Exploratory Talk de Mercer (Mercer, Wegerif & Dawes, 1999) ont montré que le fait de pratiquer des dialogues tels que des discours exploratoires avait une incidence sur la façon de raisonner (évaluée avec les matrices de Raven). Ce travail est intéressant pour montrer comment un programme basé sur un certain usage du dialogue a des répercussions sur le raisonnement. Leleux (2009) montre dans cette même perspective que la pratique de l’atelier philosophique améliore le développement moral.
2.1.2. Apports des approches pragmatiques pour comprendre autrui et étudier l’apprentissage
8En ouvrant la boite noire de l’interaction sociale, les approches pragmatiques permettent de comprendre à la fois « les positions interchangeables du locuteur et de son interlocuteur, mais aussi la simultanéité des positions soi-autrui (quand on parle et quand on écoute l’autre) » (Glaveanu, 2019, p. 8). Ceci a des conséquences sur la façon dont on définit l’intersubjectivité : elle n’est plus unitaire et fixe pour le soi, mais double : on est à la fois observé et observateur. Le positionnement est mobile (on peut échanger les rôles pour parvenir à une action conjointe). Le soi n’existe pas uniquement comme une entité en elle-même, mais comme une possibilité de devenir un autre que lui-même. Ainsi, au cours de la conversation, il est possible de prendre le point de vue de son interlocuteur et d’adopter la perspective d’autrui. Ces approches pragmatiques lancées par Mead (1934) ont l’avantage également de considérer les éléments sociaux et institutionnels pour discuter de l’intersubjectivité. Le soi a accès non seulement à ses propres constructions mentales, mais également au monde social et matériel d’autrui par l’intermédiaire des artefacts et des institutions.
9Sur le plan des relations entre le social et le cognitif, les travaux portant sur l’analyse de l’intersubjectivité depuis une approche pragmatique ont permis de considérer « l’interaction comme matrice des cognitions » (cf. par ex. les travaux de Trognon, 1991, p. 20). Les travaux de Saint-Dizier De Almeida, Specogna & Luxembourger (2016) ont dans cette même perspective pu mettre en évidence différents styles d’animation chez les enseignants animant des ateliers de philosophie.
2.1.3. Approches dialogiques de la théorie de l’esprit/du social et de l’apprentissage
10L’approche dialogique met l’accent sur les tensions et les différences alors que l’approche pragmatique met davantage l’accent sur le common ground et la coordination toujours selon Glaveanu (2019). Ainsi, pour certains auteurs du dialogisme, le soi n’existe pas en dehors des relations intersubjectives. L’approche dialogique est caractérisée par une compréhension du soi comme multiple (engagé avec une multiplicité d’interlocuteurs) et mobile (plusieurs voix durant le dialogue) (Grossen & Salazar Orvig, 2011). C’est la diversité des « autrui » qui amène à une diversité du soi. Une des questions peut être : comment devient-on soi-même au travers du dialogue ? Le dialogisme se propose non pas d’étudier des perspectives d’autrui déjà là, à disposition, mais comment celles-ci émergent du dialogue et à quelles conditions. Glaveanu propose de dépasser ces perspectives dialogiques et pragmatiques pour aller vers une perspective allocentrée qui mettrait l’accent sur la perspective de l’autre sans se centrer sur le soi avec l’idée que l’émergence de nouvelles perspectives n’est pas connue d’avance, mais émerge bien de la rencontre entre deux interlocuteurs ou plus.
11Il nous semble que ce qu’apportent les perspectives dialogiques à la compréhension de soi/autrui et aux situations d’apprentissage, ce sont à la fois des soubassements épistémologiques et théoriques pour comprendre le soi/autrui et des outils d’analyse pour saisir les mouvements d’intercompréhension et de tensions ou les changements conceptuels au cours même des échanges et non pas uniquement comme conséquences des dialogues ou intervenant dans l’après coup. Ainsi, Zittoun & Grossen (2017) ont mis en évidence l’hétérogénéité constitutive des interactions sociales en classe de philosophie et la mise en lien entre objets scolaires et éléments non scolaires (issus de la culture, de la vie privée de l’élève ou de l’enseignant), ou encore de la vie sociale (normes /valeurs) pour penser ensemble.
12Selon une approche dialogique des apprentissages, les ateliers de discussion à visée philosophique pourraient donc être définis comme des espaces propices à ce qu’émergent des nouvelles compréhensions de ce que peut signifier « je est un autre » rendues possibles à partir des échanges basés sur les conceptions de chacun de ce qu’est le soi, autrui, des connaissances pour parvenir à se connaitre, etc. et de leurs explorations au cours de la discussion guidée par l’enseignant.
2.2. L’atelier de discussion à visée philosophique comme un espace de pensée : vers des approches dialogiques situées de l’activité de penser
13Perret-Clermont (2001) propose de discuter la notion d’espace de pensée afin de s’interroger sur le « champ relationnel qui permet de penser » (p. 66). Trois éléments centraux constituent cet espace : (1) le cadre (il faut un cadre pour penser) ; (2) un garant du cadre, en quelque sorte, quelqu’un qui joue ce rôle de respect du cadre et du rappel de ce dernier ; (3) le cadre du cadre (le contexte dans lequel s’inscrit l’activité). Ici, il s’agit d’un cadre contraint d’un côté : un atelier de discussion à visée philosophique en classe imposé par l’enseignant et, de l’autre, un atelier de discussion à visée philosophique de collégiens de même niveau scolaire (5e) qui choisissent d’y participer (le club), le cadre est donc « plus » libre, car choisi par les élèves. On peut s’attendre à ce que ce cadre du cadre n’ait pas la même incidence sur la façon dont les élèves vont participer à l’atelier. Nous pouvons également nous attendre à ce que les enseignants de la classe ou du club ne régulent pas de la même façon les discussions. C’est plus particulièrement en comparant le rôle des enseignants dans les deux contextes que nous allons suivre les significations élaborées par les élèves. Leurs connaissances autour du soi/autrui renvoient-elles plutôt à des modèles fixes de ce qu’est le soi (approche monologique) ou bien à une approche plus pragmatique ou encore dialogique ? C’est ce que nous proposons d’examiner dans la suite du chapitre.
3. Analyse et résultats
14Les sous-corpus « Je est un autre » de la classe de 5e et du club de 5e font l’objet des analyses que nous présentons ci-après. Dans un premier temps, nous présentons des résultats généraux concernant la répartition des tours de parole entre enseignants et élèves dans chaque contexte d’atelier (la classe vs. le club), les différents épisodes constitutifs de ces deux sous-corpus et les principaux points de tension qui ont fait l’objet d’échanges spécifiques pour élaborer des significations communes et partagées lors des échanges. Nous avons donc défini des épisodes (Schneuwly, 2000 ; Tiberghien & Venturini, 2015) ou unités de sens (regrouper les interventions en fonction du but fixé par l’enseignant et les élèves et définir les thématiques discutées, cf. tableaux no 1 et 2). Cela nous a permis de dégager le travail de construction des significations (signification, enchâssement d’une signification dans une autre, etc.) autour de la formule « je est un autre ».
3.1. Les interventions des enseignants et des élèves en classe versus en club : une différence de cadres
15Si l’on compare le nombre d’interventions des élèves et de l’enseignante en classe avec celles des élèves et des trois enseignants du club philo, il n’y a aucune différence. On a une répartition 2/3 pour les élèves (61 % en classe soit 377 interventions des élèves et 62 % en club soit 137 interventions des élèves) et 1/3 pour l’enseignante en classe (39 % soit 242 interventions) tout comme pour les enseignants en club (38 % soit 87 interventions). Par contre, le nombre total d’interventions diffère de façon nette entre la classe (N = 619 interventions) et le club (N = 224). De plus, alors qu’il n’y a qu’un enseignant en classe de Français, ils sont trois à y participer au club philo1.
16Dans les extraits suivants, les enseignants précisent le cadre en lançant la discussion.
17L’enseignant en classe introduit ainsi l’atelier : « Alors est-ce que quelqu’un veut intervenir// pour dire si euh ::: // ce qu’il en pense// si pour lui ça signifie quelque chose si pour lui ça signifie pas quelque chose ».
18L’enseignante du club introduit différemment la même citation : « Donc en fait on va vous proposer de regarder ce qui apparait au tableau // et vous aller voir il y a quelque chose qui est écrit alors regarder pendant une minute// p(u)is après on va voir un p(e)tit peu on va discuter ensemble//// on va voir ce que vous pouvez imaginer comme question// comme réflexion ».
19Dans ce premier extrait, en classe, l’enseignant invite les élèves à partir de la citation à trouver ce que cela signifie ou pas pour eux alors que dans le club, les élèves sont plutôt invités à imaginer, à questionner, à réfléchir… On peut supposer que cette différence s’appuie sur des habitudes, des routines, des attentes et objectifs différents propres à la classe et au club. Le cadre général proposé n’est pas le même et les façons d’intervenir des enseignants sont différentes. Elles sont très variées en classe de français : proposer une nouvelle problématique, ou établir de nouveaux liens entre certaines idées apportées par les élèves, questionner, remettre en question, définir, approfondir, etc. Dans le club, les interventions visent plutôt à reformuler, questionner les propos de l’élève afin de s’assurer d’avoir bien compris ce qu’il exprime. Dans chacun des deux contextes, élèves et enseignants ont l’habitude de converser puisqu’il s’agit du 9e atelier en Français et du 7e en club. Par exemple, l’enseignant de la classe de Français poursuit ce que vient de dire un élève en allant bien au-delà de ce qui a été dit pour amener les élèves à s’engager dans une nouvelle problématique que, finalement, l’enseignant seul élabore et qui reste sans réelle reprise par les élèves (cf. épisode 4, Tableau no 1 : « pour se connaitre il faut faire quelque chose qu’on ne sait pas faire », ou encore, intervention 355 : « pour bien se connaitre on est obligé de penser »). Il arrive également qu’il évalue une proposition, une idée d’un élève. Par exemple, Maalik (109) précise suite à une question formulée par l’enseignant (s’il parle de quelqu’un d’autre pourquoi il met « je ») : « ça peut être une partie de soi », l’enseignant va alors évaluer cette proposition positivement (110) : « très bon // tiens ça c’est vachement intéressant // quand il dit je est un autre ça veut dire qu’il parle de lui uniquement de lui // mais que c’est une partie de soi ».
20Ce type d’interventions évaluative ou problématisante ne se produit pas dans le club dans lequel les interventions des enseignants, même s’ils sont plus nombreux à y participer, interviennent de façon précise et brève pour inviter à reformuler ou à bien définir ce que vient de proposer un élève. À certains moments, notamment lors du premier et du deuxième épisode, les enseignants se parlent entre eux, soit pour se compléter ou se corriger (35, 36 et 37 ; 73-74 ; 82 et 83 ; 87 à 91) ou encore pour faire un commentaire plus méta « on peut peut-être généraliser » (enseignant 1, 96). Ensuite, leurs interventions sont essentiellement tournées vers des relances (enseignant 1, 34 ; enseignant 2, 46), des reformulations ou des demandes de précisions aux élèves (enseignant 1, 24 ; 48 ; 49 ; 53 ; enseignant 2, 82 ; enseignant 6, 83). Par exemple, l’enseignant 1 demande « qui est-il// est-ce qu’il est vraiment lui (113) » et l’enseignant 2 complète « et vous voyez une différence entre la question qui est-il et qui suis-je ? bah je /ça se ressemble beaucoup donc » (114).
*
21Cette première analyse comparative des deux cadres (la classe vs. le club) nous permet d’identifier une conception plus monologique, d’un côté, chez l’enseignant en classe de Français qui semble inviter les élèves à trouver une signification à la formule de Rimbaud comme s’il y en avait une ou pas alors que la discussion vise à ouvrir le champ des possibles via les discussions côté club : les élèves sont invités à imaginer, réfléchir, leurs interventions ne sont pas évaluées, l’approche y est plutôt dialogique.
3.2. Développement des significations/interprétations de « Je est un autre » en classe
22Neuf épisodes ont pu être identifiés au regard de ce que les élèves et l’enseignant poursuivent ou essaient de poursuivre comme but en classe (cf. Tableau no 1). Nous n’allons pas les décrire ni les analyser tous, mais, nous proposons ici d’identifier, au travers de quelques-uns de ces épisodes, quelques mises en tension de significations particulières émergeant dans les discussions entre les élèves et l’enseignant.
Tableau 1 – Les différents épisodes de l’atelier philosophique en classe autour de « Je est un autre ».

3.2.1. Les premières tensions autour des significations du soi-autrui : soi fixe versus mobile, soi unique versus pluriel, accessible ou non accessible complètement…
23Après la synthèse sur Arthur Rimbaud, les élèves évoquent : le fait de pouvoir être quelqu’un d’autre, la dimension temporelle du soi (je suis et j’étais), le fait de pouvoir être deux personnes en même temps ou encore d’avoir un sosie pour conclure sur l’idée partagée que cette citation a plusieurs significations. Ce premier épisode s’achève sur le fait qu’un élève, Elias, soulève une incompréhension et une difficulté à s’engager dans ce jeu (chercher ce que cela veut dire) : « moi je pense que cette phrase n’a aucun sens » (118), « j’arrive pas à comprendre la phrase » (125). L’enseignante reformule et complète alors « à comprendre ce qu’il a voulu dire » (126), puis elle ajoute « et quand tu entends les autres ils disent toutes ces choses-là // sauf que ce qu’ils disent ça a du sens » (130) et, elle précise « et du coup ça / ça est-ce que pour toi ça donne du sens à la phrase ou c’est juste ce que eux ils disent qui a du sens ? » (132). Elias conclut « c’est eux ce qu’ils ont dit qui a du sens » (133).
24Si l’on s’arrête un moment sur ce qui a été proposé dans ce premier épisode, les élèves ont majoritairement essayé d’expliquer ce que l’expression de Rimbaud signifie en se centrant sur le soi : ce dernier peut être « autre » sans plus de précision. Cet autre pourrait renvoyer au soi temporel, en particulier au soi présent et au soi passé (se sentir autre maintenant par rapport à ce qu’on a été). Une tension semble apparaitre alors dans la façon même de concevoir le soi et cet autre comme en soi (mobile dans le temps notamment, conception pragmatique ou dialogique) ou comme fixe à l’extérieur de soi notamment avec la question du sosie (conception plus fixiste du soi). Une autre tension apparait également à travers l’idée qu’une partie de soi seulement pourrait être moins bien connue par l’auteur : le soi serait donc unitaire (conception fixiste) versus pluriel et pas toujours accessible (conception pragmatique ou dialogique). Dans la discussion, les propos oscillent entre une conception dite cognitive centrée sur l’individu versus une conception pragmatique du soi, plus mobile et dynamique. L’enseignant, en répondant à Elias qui ne comprend pas ce qui est à discuter dans la citation, propose que, grâce au dialogue, à ce que disent les autres camarades, les significations puissent se construire. En d’autres termes, l’enseignant invite les élèves à interpréter ce qui est proposé par l’auteur, et, ainsi, débute une démarche basée sur le dialogue pour parvenir à comprendre/interpréter ensemble cette citation.
3.2.2. Étonnement et changement de significations de/pour « se connaitre soi-même »
25L’extrait suivant (issu de l’épisode 2) permet d’identifier un changement dans les significations en lien avec la connaissance de soi chez une même élève, Saphia :
Extrait 1.
215 | Saphia | qu’il ne se connait pas |
216 | Enseignant | ça veut dire qu’il les connait pas// c’est ça// ça a l’air de te surprendre// tu peux expliquer ? |
217 | Saphia | tout le monde se connait |
218 | Enseignant | alors pour toi tu dis que tout le monde se connait |
219 | Saphia | à part si t’as des problèmes |
(…) | ||
222 | Yann | bah non on ne connait pas tout le monde |
(…) | ||
226 | Iacob | y a des gens <qui se connaissent pas> |
227 | Enseignant | est-ce qu’on est capable de se connaitre soi-même ? |
228 | Maalik | mais on ne sait pas ce qu’on va devenir// bah non vu qu’on ne sait pas ce qu’on va devenir |
229 | Enseignant | donc toi tu changes de temps finalement tu parles du futur// mais là maintenant // est-ce que tu sais qui tu es// est-ce que tu peux te connaitre toi-même |
(…) | ||
232 | Maalik | bah oui je suis Maalik (non sans humour), vous voulez que je sois qui |
233 | Enseignant | t’as l’impression que tu réponds la même chose que Saphia et que de toute façon on se connait soi-même ? |
234 | Maalik | je connais mon nom mais pas// mais pas spécialement tout de mon corps » |
26Evan va préciser cette idée, qu’au fond on ne se connait pas vraiment ou complètement, par un exemple pris dans le sport. Grâce à celui-ci, il montre qu’une manière de s’approprier la question est de partir d’exemples quotidiens pour explorer la connaissance de soi et ce que l’on peut faire/réaliser alors que l’on ne s’en croyait pas capable (241 et 245).
Extrait 2.
253 | Saphia | en fait on ne se connait pas |
27Cette transformation d’une interprétation de la « connaissance de soi » comme fixiste, établie (Saphia, 215, 217 ; Maalik, 232, enseignant, 233), vers une conception plus dynamique, temporelle du soi tournée vers l’inconnu (Maalik, 228 ; Evan 241, 245 ; Saphia, 253) s’appuie sur un double étonnement de la jeune fille. Au départ, elle s’étonne que l’auteur puisse ne pas se connaitre tant il est évident pour elle qu’on se connait nous-mêmes (témoignant là d’un accès direct à soi possible, conception de soi/autrui centrée sur l’individu) puis, elle s’étonne à nouveau, mais à propos de son propre constat qu’il est finalement impossible de se connaitre : elle s’étonne d’elle-même et non plus de l’auteur (qu’elle jugeait initialement incapable de se connaitre). L’enseignant souligne ce changement chez Saphia en pointant le fait qu’elle dise le contraire de ce qu’elle a précédemment dit, mais sans insister sur les processus qui ont pu amener à ce changement. Notamment, l’enseignant ne pointe pas l’importance des aspects discutés, ni les différents points de vue sur le soi évoqués par différents élèves qui ont pu amener Saphia à considérer d’autres points de vue et ainsi construire un sens de la citation différent. On trouve ici un écho au changement d’opinion dont parle Baker (cet ouvrage) qui peut intervenir au cours des dialogues argumentatifs.
3.2.3. Tension non résolue dans la signification même de l’inconscient
28Un élève, Ulrick, fait référence, au cours de l’épisode 3, à la notion d’inconscient pour essayer d’aller plus loin sur cette part « autre » non connue de la part de l’auteur.
29L’enseignant (329) reprend ce que dit Ulrick et Yann (330 et 339) fait une proposition :
Extrait 3.
329 | Enseignant | quand tu dis je est un autre ça peut être l’inconscient//qui est euh :: à l’intérieur de toi et qui euh :: // que tu connais pas finalement parce que par définition c’est l’inconscient et euh ::: // du coup c’est quoi l’inconscient ? |
330 | Yann | euh :: bah : en fait c’est comme si |
(…) | ||
339 | Yann | c’est comme si l’inconscient c’est comme si ::::: tu sautais par exemple d’un parachute et t’atterrissais sur un camion // t’es inconscient tu peux mourir |
(…) | ||
341 | Ulrick | c’est pas le sens que je voulais dire et |
(…) | ||
347 | Ulrick | je parle de quelque chose ou tu ::: //que tu ne maitrises pas |
348 | Maalik | comme quand t’es somnambule |
(…) | ||
350 | Ulrick | ou les rêves justement |
30La seule référence à un élément de connaissance à propos du soi – le recours à l’inconscient – pour rendre compte de cette part inconnue de soi en soi est proposée, mais ne sera approfondie ni par l’enseignant ni par les élèves alors que, suite à la définition proposée par Yann, qui renvoie au sens plus familier de cette notion il serait important d’éclaircir cette notion pour permettre de comprendre ce qu’elle signifie et comment elle permet d’éclairer une possible part d’autre inconnu en soi. Une conception centrée sur l’individu, sur le soi et sur l’inconscient (sans que l’on sache précisément si cette notion est comprise par les élèves) qui pourrait renvoyer à cette autre part de soi non accessible est ainsi proposée. Seul Ulrick essaie de clarifier, mais sans que cela ne soit repris ici par l’enseignant.
31Comme nous l’avons souligné dans l’atelier philo en classe de français, beaucoup de significations sont proposées, mais restent peu approfondies (cf. autre comme extérieur ou en soi, inconscient…) et s’enchainent les unes aux autres sans que les liens entre elles ne soient toujours explicites. On peut donc se demander si les élèves ont pu percevoir la complexité des notions en jeu : en effet, les termes d’identité, se connaitre / connaitre autrui, se percevoir comme un autre, les dimensions temporelles et dynamiques du soi relatif au « qui suis-je » n’ont pas été mobilisées clairement dans ces échanges. Les propos restent centrés sur le soi, le sujet, l’individu et le rapport à autrui est très peu mentionné.
3.3. Développement des significations/interprétations de « je est un autre » au club-philo
32Quatre épisodes ont pu être identifiés dans le club philo (cf. Tableau no 2) : trois sont similaires à ceux abordés en classe : l’exploration de la citation où chacun est invité par les enseignants à donner son avis (épisode 1), la question que pose cette citation (épisode 2) et la question de l’autre (épisode 4). Dans l’épisode 3, l’enseignant invite les élèves à approfondir leur compréhension de l’usage de la 3e personne à partir de l’exemple de Jules César qui parlait de lui à la 3e personne, proposé par un élève (Jean-Luc, 127).
Tableau 2 – Synthèse des différents épisodes dans le club philo autour de « je est un autre ».

3.3.1. Tensions entre : se comprendre depuis la 3e personne ou être à la 3e personne
33Dès le premier épisode, l’examen de soi depuis une perspective allocentrée (Glaveanu, 2019) est présent. Cette perspective d’extériorité sur le soi est proposée comme une signification possible de « je est un autre » par différents élèves, Léonie (13, 15,17) et Jean-Luc (23), avec au moins deux significations différentes au début de leurs échanges :
Extrait 4.
13 | Léonie | je suis pareil que l’autre, je pense // je dirais je / je est un autre parce que est e s t c’est être//à la troisième personne du singulier |
L’enseignante demande à Léonie de préciser ses propos et les reformule : | ||
14 | Enseignant | euh comme si la personne qui parle disait qu’il est la même personne// celle qui a été désignée je suis pareil que l’autre, c’est ça ? |
(…) | ||
21 | Léonie | c’est être à la troisième personne, c’est le xxx de un autre |
(…) | ||
23 | Jean-Luc | heum : moi je dis qu’au contraire//je est un autre ça veut dire que // euh en parlant d’Arthur Rimbaud il se définit // comme euh quand il parle de lui // il fait comme s’il parlait de quelqu’un d’autre// donc du coup il n’a jamais l’impression de parler vraiment de lui, car lui-même est une autre personne pour lui |
(…) | ||
56 | Jean-Luc | en reprenant les deuxième et troisième personnes de Léonie// je il parle bien de lui à la première personne// mais pour dire à la troisième personne// euh il c’est quelqu’un qu’il désigne// c’est-à-dire que lui-même il peut pas// disons que quand il parle de lui-même c’est comme si cette personne s’appelait je// qu’elle lui ressemblait énormément mais que pour lui c’est pas lui-même |
(…) | ||
58 | Léonie | moi je pense comme Jean-Luc sur ce point-là mais ::: je le dirai pas de cette manière-là // Arthur Rimbaud il pense que lui en fait c’est comme si il ne se connaissait pas, que c’était lui c’était une autre personne qu’il ne définissait pas |
(…) | ||
61 | Jean-Luc | je dirai c’est un peu comme si il ne se connaissait pas lui-même c’est un peu comme si il y avait deux personnes dans sa tête// et que se connaissait pas l’une l’autre// on a l’impression que sa personne est étranger {…} c’est un étranger à lui-même |
34Ces extraits donnent à voir que les deux élèves finissent par être d’accord (56 et 58) sur le fait que Rimbaud est un autre pour lui-même après avoir discuté de cette compréhension de soi à la troisième personne voire, depuis la 3e personne, sans que ce point de vue extérieur ne soit complètement clarifié.
3.3.2. Tensions autour de ce qu’est une vraie question philosophique
35Dans l’extrait suivant, différentes conceptions de soi sont proposées et mises en tension par Jean-Luc, mais également la façon même de poser le problème en philosophie est distinguée de la façon dont se posent les questions au quotidien.
Extrait 5.
157 | Enseignant | j’avais une question à poser à Jean-Luc// quand tu dis heu : est-ce que l’on reste :::// donc est-ce qu’on change au fil du temps ou est-ce qu’on reste soi-même// tu voulais vraiment dire soi-même ou tu voulais dire le même// et est-ce que tu vois une différence dans rester soi-même et rester le même |
158 | Jean-Luc | en fait ce que je voulais dire c’est qu’on a beau changé au fil du temps// est-ce qu’on sera toujours heum le même/ le même qui heu/ la même personne au dé/qu’au départ ? // ou alors qu’on sera une autre personne avec une personnalité différente |
159 | Chercheur | je me permets du coup heu la question/la question est plutôt est-ce que l’on reste euh ::: |
160 | Enseignant | le même |
161 | Chercheur | le même// il me semble que c’est plus proche de ce que tu dis// ça te va comme ça ? |
162 | Jean-Luc | Oui |
36Ce questionnement précise la question du point de vue philosophique et renvoie au travail précédemment assuré par l’élève Jean-Luc qui précisait :
Extrait 6.
116 | Jean-Luc | heum// moi je dirais qui est-il// on parle vraiment de quelqu’un d’autre à part// heum : qui suis-je par contre on parle vraiment de nous// je dirais vraiment que qui est-il c’est pas une vraie question philosophique// heum ::: parce que // qui est-il bah c’est une pers/ c’est quelque chose qu’on peut poser dans la vie courante de tous les jours tout l (e) temps se dire qui est cette personne etc. mais par contre// qui suis-je vraiment bah ::// ça soulève la question du // heum : est-ce que chuis moi-même. |
37Cet élève fait ici la distinction entre une question triviale à propos de la connaissance de soi et une question philosophique. Il propose de les distinguer et de véritablement réfléchir à la question philosophique. Ce qui n’est pas sans lien avec la question du « problème commun » traitée dans le chapitre de Fournel et Perret-Clermont (cet ouvrage). En effet, les auteures soulignent que la distinction entre « problème du quotidien » et « problème au sens philosophique » ouvre un espace nouveau pour penser et approfondir le questionnement.
3.3.3. Tensions entre soi « état » et soi « dynamique »
38À plusieurs reprises, Jean-Luc approfondit ce qui vient d’être dit en soulevant de nouvelles problématiques :
Extrait 7.
149 | Jean-Luc | euh en revenant sur Nizam// la personne que j’étais et est-ce que je le suis encore// bah par exemple, on peut se dire// est-ce qu’on peut// est-ce qu’on peut changer sa propre personnalité au fil du temps// ou est-ce qu’on restera toujours soi-même |
39Ou encore après la référence à Jules César et le fait de parler de soi à la troisième personne, il précise :
Extrait 8.
187 | Jean-Luc | heum par contre ce que je veux dire il y a une nuance dans être le même //on va jamais vraiment être TOUJOURS le même// par contre être soi-même bah est-ce qu’on arrive vraiment à être soi-même au fil du temps//ou alors est-ce qu’on va devenir quelqu’un d’autre// que du coup il pourrait parler // et que du coup on pourrait parler de cette personne à la troisième personne // ou alors heum :: bah est-ce qu’on // ou alors est-ce qu’on va toujours rester le même// mais que selon les postes ou selon les avancées bah ::: changer de personnalité ? |
40Les élèves vont ensuite approfondir cette problématique de la continuité de l’être tout en étant en évolution, en changement en abordant la question de la pluralité du soi.
Extrait 9.
205 | Léonie | il y a plusieurs personnes en soi mais c’est pas une personne différente / c’est une sorte de caractère différent euh |
206 | Nourra | un état |
207 | Léonie | ouais un état un caractère euh:// une sorte de personnalité mais pas une personne visuelle comme ça euh// après dans not(r)e tête que à certains moments quand on est énervé on est quelque chose/ enfin on peut être /on peut être d’une certaine manière euh |
(…) | ||
208 | Enseignant | (…) quelque part il n’y aurait pas de autre en euh soi-même ? |
Léonie dira (213) qu’en soi-même, non, mais qu’en parlant de l’autre il s’agit d’un autre caractère, d’un autre état, d’une autre personnalité qui est en nous. Et Jean-Luc poursuit : | ||
223 | Jean-Luc | pour revenir à ce qu’elle disait je pense que // en fait par exemple heum des fois // heum on n’a pas envie de faire quelque chose mais on est obligé d’essayer de s’arranger avec soi-même qu’on soit d’accord pour qu’on fasse un marché avec nous-mêmes pour qu’on soit d’accord avec ce qu’on fait/ donc euh :: mais je pense que dans sa tête un peu c’est //disons heu :: il y a plusieurs personnes différentes mais qu’elles font toutes partie heum de la même personne un peu comme un arbre est composé de plein (de) branches différentes qui vont évoluer de différentes façons etc. // et que au final c’est toujours le même arbre ! |
41Deux conceptions sont ici énoncées et mises en dialogue : une conception d’un soi état/caractère et une conception plus polyphonique du soi chez Jean-Luc. Cet élève rend compte des multiples voix dans le même sujet et de la diversité des sois en nous-même ainsi que de la singularité du sujet. La métaphore de l’arbre et de ses branches offre une synthèse intéressante proposée par un élève pour rendre compte de sa conception que l’on peut qualifier de conception dialogique du soi et du rapport à autrui.
4. En guise de conclusion
42À partir d’une perspective dialogique, nous avons proposé de comprendre ce que « je est un autre » veut dire pour les élèves de 5e observés ici selon qu’ils pratiquent la philosophie en classe ou en club. Nous posions quatre questions au début de la recherche : ces ateliers sont-ils réellement des espaces de pensée pour les collégiens ? Quelles places occupent les enseignants dans ces deux contextes (la classe de français vs. le club philo) ? Comment discutent-ils d’eux-mêmes, d’autrui en cours de français versus dans un club philo ? Qu’est-ce qui se développe au cours des ateliers ?
43Pour répondre aux deux premières, nous avons comparé les deux ateliers (en classe vs. en club) pour essayer de saisir comment le contexte social (cadre du cadre) intervient dans les discussions. Les élèves ne sont pas placés ni dans les mêmes conditions (le groupe entier pour la classe de français vs. un groupe réduit d’élèves pour le club) ni n’ont choisi d’y participer de la même façon (obligation pour la classe vs. choix pour le club). Les dialogues des élèves font preuve pour certains de compréhension d’autrui à la 3e personne et développent une conception dialogique de la compréhension d’autrui (ils interprètent la formule de Rimbaud en empruntant plusieurs voix et prenant la perspective d’autrui, en définissant le soi comme pluriel et mobile dans le temps), principalement dans le club, alors que pour d’autres, il n’est pas facile de s’engager dans ce travail de discuter, d’examiner, d’interpréter ce que l’auteur a voulu dire, en classe notamment. Pour d’autres encore, en classe, la question « qui suis-je » renvoie à un travail essentiellement centré sur soi dans lequel autrui ou le rapport à autrui n’est pas envisagé. Dans le club, en revanche, le mouvement est inverse, c’est précisément en cherchant à préciser cet « autre » que les différentes conceptions du soi sont mises en tensions. Les élèves du club envisagent les multiples facettes du soi en lien avec les fonctions sociales ou les positionnements sociaux des personnes. Ils s’emparent plus que ne le font les élèves en cours de français des idées des autres pour les mettre en lien et approfondir les perspectives proposées. Ce rôle-là est pris en charge par l’enseignant en classe de français. Ainsi, dans le club, les élèves semblent au cours de certaines interventions confronter leurs conceptions du soi et en avoir distingué au moins deux : une conception individuelle vs. une conception plurielle dynamique du soi et du rapport à autrui (conception dialogique du soi). Dans la classe, au cours de la discussion, une élève change de point de vue sur le sujet en passant d’une représentation fixiste du soi à une conception dialogique du soi sans que cela ne soit plus approfondi par l’enseignante qui intervient comme pour valider ce changement sans mettre en évidence les conditions qui l’ont amené. Il semble donc qu’un développement des représentations ou théories de soi soit possible dans la classe au moins. C’est bien dans ce contexte qu’une élève montre au cours même de ses interventions un changement de point de vue sur le sujet en s’appropriant les points de vue des autres pour y parvenir. Un développement des représentations de soi est donc possible au sein de la classe. Nous avons ainsi pu répondre aux 3e et 4e questions : comment les élèves s’emparent-ils de cette question ? et quel(s) développement(s) ?
44Pour aller plus loin quant à la question du développement, les éléments choisis par les élèves pour mettre en lien leurs propositions avec la citation semblent se différencier. Dans le club, ils utilisent des exemples en histoire, en littérature. Il est intéressant de souligner que ce qui fait ressource pour penser autrui ou l’usage de la 3e personne c’est Shakespeare pour une élève ou encore, Jules César en tant que conquérant et occupant de multiples rôles. Ces ressources historiques et littéraires sont mobilisées pour éclairer les différentes facettes du « je est un autre » en lien avec l’environnement social. Dans la classe de français, ce sont de façon plus fréquente des exemples de la vie des élèves qui sont mobilisés, excepté la notion d’inconscient qui constitue le principal (?) élément issu des connaissances théoriques sur le soi mobilisé en classe sans être pour autant clarifié. Notons qu’en classe de français, l’enseignant conserve son rôle d’enseignant à la fois comme « source de savoir » et comme ayant sans doute des objectifs à atteindre contrairement aux enseignants du club.
45Il serait intéressant de pouvoir identifier les routines conversationnelles en classe : les exemples de la vie personnelle des élèves sont-ils mobilisés dès lors qu’il s’agit de débattre ou d’essayer d’examiner ce qu’a voulu dire un auteur et comment l’enseignant les considère ? Ici, nous n’avons fait le choix que d’examiner un atelier de discussion en classe versus en club, donc, il serait intéressant de pouvoir comparer aussi sur les autres ateliers philosophiques comment l’enseignant et les élèves interagissent à propos d’une question philosophique et comment les enseignants du club le font-ils ? De plus dans le club, il y a trois enseignants, mais quelles sont leurs disciplines ? Celles-ci sont-elles celles (français et histoire notamment) que mobilisent les élèves pour construire le sens de cette citation ? Par ailleurs, il y a également moins d’élèves dans le club que dans la classe, ceci n’est sans doute pas à négliger non plus dans l’espace qui leur est proposé pour penser ensemble.
46L’approche dialogique retenue ici permet non seulement d’étudier les tensions autour des significations qui émergent des discussions entre élèves et entre élèves et enseignants ainsi que les éléments dont se saisissent les élèves pour interpréter une citation littéraire, convoquant d’autres dialogues que ceux des ateliers. Elle permet également de montrer que ces dialogues ont de multiples fonctions pour les élèves, les enseignants et pour chacun d’eux (comme dialogue avec soi-même). Une piste intéressante à creuser dans de futurs travaux pourrait être autour des relations entre émotions (les étonnements notamment les « heums », les « euh… », les silences entre les mots, etc.) et changements interprétatifs au cours des échanges.
47Dans ce contexte d’échanges avec autrui autant qu’avec soi-même, la littérature offre un cadre propice aux multiples expériences de soi-autrui en conversation et amène à réfléchir aux conditions qui les permettent : parce qu’elle résiste à la compréhension immédiate, parce qu’elle offre des pistes imaginatives ou encore problématiques… En d’autres termes, parce qu’elle peut conduire à partager des expériences de pensée.
5. Bibliographie
48Fournel Anda, 2018, Analyse pragmatique et actionnelle de l'acte de questionner. Le questionnement chez des élèves de primaire et de collège pratiquant la philosophie à l'école, thèse de doctorat, Grenoble, Université Grenoble Alpes, disponible en ligne sur https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01841459/document
49Giglio Marcelo & Arcidiacono Francesco (dir.), 2017, Les interactions sociales en classe : réflexions et perspectives, Berne, Peter Lang.
50Glaveanu Vlad P., 2019, « Being other: intersubjectivity, allocentrism and the possible », Journal for the Theory of Social Behavior, vol. 49, no 4, p. 1-17.
51Grossen Michèle & Salazar Orvig Anne, 2011, « Dialogism and dialogicality in the study of the self », Culture & Psychology, vol. 17, no 4, p. 491-509.
52Grossen Michèle, 2010, « Interaction analysis and psychology: a dialogical perspective », Integrative Psychological and Behavioral Science, vol. 44, p. 1-22.
53Grossen, Michèle, 2001, « La notion de contexte : quelle définition pour quelle psychologie ? », dans J.-P. Bernié (dir.) Apprentissage, développement et significations, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, p. 59-76.
54Mercer Neil, Wegerif Rupert & Dawes Lyn, 1999, « Children’s Talk and the Development of Reasoning in the Classroom », British Educational Research Journal, vol. 25, p. 95-111.
55Perret-Clermont Anne-Nelly, 2001, « Psychologie sociale de la construction de l’espace de pensée », Perspectives, revue trimestrielel d’éducation comparée, vol. XXXI, no 2 (actes du colloque Constructivisme : usages et perspectives en éducation, sous la dir. de J.-J. Ducret), p. 65-82.
56Saint-Dizier De Almeida Valérie, Specogna Antonietta & Luxembourger Christophe, 2016, « L’activité communicationnelle enseignante lors des discussions à visée philosophique », Recherches en éducation, p. 54-64.
57Schneuwly Bernard, 2000, « Les outils de l’enseignant. Un essai didactique », Repères, p. 19-38.
58Simon Jean-Pascal & Tozzi Michel, 2017, Paroles de philosophes en herbe. Regards croisés de chercheurs sur une discussion sur la justice en CM2, Grenoble, UGA Éditions.
59Tiberghien Andrée & Venturini Patrice, 2015, « Articulation des niveaux microscopiques et mésoscopiques dans les analyses de pratiques de classe à partir de vidéos », RDST – Recherches en didactique des sciences et des technologies, p. 53-78.
60Trognon Alain, 1991, « L’interaction en général : sujets, groupes, cognitions, représentations sociales », Connexions, vol. 1, no 57, p. 9-27.
61Zittoun Tania & Grossen Michèle, 2017, « Dialogue et hétérogénéité des interactions en classe : le cas d’une leçon de philosophie au secondaire II », dans M. Giglio & F. Arcidiacono (dir.), Les interactions sociales en classe : réflexions et perspectives, Berne, Peter Lang, p. 70-93.
Notes de bas de page
1 Voir l’introduction pour une présentation plus détaillée de ces séances.
Auteurs
Laboratoire UMR CNRS 5263 - CLLE (Cognition Langues Langage Ergonomie), Université de Toulouse Jean Jaurès
Valérie Tartas est professeure de psychologie du développement à l’Université de Toulouse Jean Jaurès dans le laboratoire Cognition langues langage ergonomie (CLLE). Ses recherches se situent dans une perspective culturelle du développement qui insiste sur la nature intersubjective, sémiotique et située de la cognition humaine. Elle étudie le développement des connaissances chez l’enfant d’âge scolaire lors d’interactions sociales (en classe avec l’enseignant·e ou lors d’interactions entre pairs) tout en tenant compte des outils culturels (cartes, plans, systèmes d’écrit, dispositifs numériques, etc.).
Laboratoire UMR CNRS 5263 - CLLE (Cognition Langues Langage Ergonomie), Université de Toulouse Jean Jaurès
Sören Frappart est maitre de conférences au sein de l’unité mixte de recherche 5263 – le CLLE de l’université Jean Jaurès. Elle a longtemps travaillé sur le développement conceptuel en sciences chez l’enfant en France et ailleurs. Actuellement, elle s’intéresse à l’évolution de la relation aux êtres vivants chez l’enfant.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le patois et la vie traditionnelle aux Contamines-Montjoie. Vol. 1
La nature, les activités agro-pastorales et forestières
Hubert Bessat
2010
Paroles de philosophes en herbe
Regards croisés de chercheurs sur une discussion sur la justice en CM2
Jean-Pascal Simon et Michel Tozzi (dir.)
2017
Multimodalité du langage dans les interactions et l’acquisition
Audrey Mazur-Palandre et Isabel Colón de Carvajal
2019
Sociolinguistique des pratiques langagières de jeunes
Faire genre, faire style, faire groupe autour de la Méditerranée
Cyril Trimaille, Christophe Pereira, Karima Ziamari et al. (dir.)
2020
Grammaire descriptive de la langue des signes française
Dynamiques iconiques et linguistique générale
Agnès Millet
2019
Des corpus numériques à l’analyse linguistique en langues de spécialité
Cécile Frérot et Mojca Pecman (dir.)
2021
Les routines discursives dans le discours scientifique oral et écrit
Milla Luodonpää-Manni, Francis Grossmann et Agnès Tutin (dir.)
2022
Enfants et adolescents en discussion philosophique
Analyse pluridisciplinaire du corpus A(p)prendre
Anda Fournel et Jean-Pascal Simon (dir.)
2023