Chapitre 7 : Qui donne la parole ? Est-ce un problème ? Le problème supposé commun dans un atelier philosophique avec des collégiens
p. 175-200
Texte intégral
1. Notre programme de recherche
1Parler de « communauté de recherche philosophique » (CRP)1, « dialogue » en contexte scolaire, « raisonnement collectif », « problème commun » à traiter collectivement, etc., c’est évoquer quelques-unes des principales notions qui forment le cadre conceptuel sur lequel s’appuient les pratiques de la Philosophie pour enfants (PPE)2 (Lipman & Sharp, 1978 ; Lipman, 1991 ; voir aussi Daniel, 2005 ; Sasseville & Gagnon, 2007). Examiner à quelles réalités ces notions correspondent nous semble utile afin de permettre une meilleure compréhension de ce qui se produit effectivement dans ces pratiques collectives éducatives. Seraient-elles des projections de ce qu’on voudrait qu’elles soient, comme si l’utopie s’emparait de l’action pédagogique en oubliant la complexité rocailleuse de la réalité ? Si l’on considère, par exemple, la forte asymétrie dans la relation enseignant-élève, il ne va pas de soi qu’il puisse y avoir véritable « dialogue » ou « coconstruction d’idées », dans des interactions au sein desquelles des enjeux relationnels et des phénomènes de préservation de face sont susceptibles de faire irruption. Reconstituer les cheminements de la pensée dans les échanges enseignant-élève, élève-élève peut donner d’abord, à ceux qui sont en charge de guider la discussion, une vision de la complexité de ces dialogues. Ce travail peut également fournir des outils d’analyse pour aborder les obstacles que l’ambition pédagogique de développer une construction conjointe de sens, au sein de ces pratiques, est susceptible de rencontrer.
2Notre intérêt porte sur l’un des concepts qui est régulièrement évoqué lorsqu’on parle de la démarche lipmanienne : celui de « problème commun » identifié et traité par les participants à une CRP. La présence d’un « problème commun » témoigne d’une activité de problématisation à l’œuvre lorsque les participants s’engagent à réfléchir ensemble. En tant que chercheuses, nous avons accès à et travaillons sur des enregistrements audio-vidéo de ces pratiques, et mobilisons des outils issus des approches sociopragmatiques et constructivistes. Notre programme de recherche, dont cet article constitue un premier pas, va donc consister à décrire et examiner si les participants (jeunes et adultes) explorent le même problème durant la séance (ou partie de la séance). Parlent-ils de la même chose lorsqu’ils élaborent des échanges autour d’un problème initialement identifié ? Comment peut-on définir le problème, et à quoi correspond, dans la réalité de l’interaction, un « problème commun » ? Dans cette démarche, par principe méthodologique, en tant qu’observatrices, nous ne présupposerons pas savoir ce qu’est (ou devrait être) le « problème », et encore moins un « problème philosophique ». Nous nous contenterons d’observer comment nait un « problème commun » reconnu comme tel par la « communauté de recherche » (au sens de Lipman) que forment les participants.
1.1. Cadre conceptuel autour du « problème »
3Puisque notre programme de recherche est de décrire les « problèmes communs », que font émerger les participants à cet atelier, nous allons commencer par explorer la polysémie du mot « problème ». Dans le langage courant, on utilise le mot « problème » pour désigner une difficulté, un ennui. La difficulté peut être sur un plan pratique, personnel ou social (difficultés matérielles, psychologiques, problèmes d’éducation, etc.), ou sur un plan théorique ou spéculatif (problème de physique ou de métaphysique) ; elle appelle à une résolution, mais la solution reste incertaine, souvent sujette à la complexité (problème philosophique, dilemme moral, controverse scientifique…). Parfois c’est la nature même du problème qui est difficile à identifier, expliquer ou concevoir (énigme, mystère). Comme l’atteste son étymologie, le terme emprunté au latin problema signifie « question à résoudre ». En grec, le terme πρόβλημα révèle « ce qui est jeté devant nous » et nous empêche d’avancer, donc un obstacle. Cet obstacle devient, dans un contexte de débat, sujet de controverse, question ou argument (équivalent du latin quaestio ou de l’anglais issue)3.
4Ce n’est donc pas de la même manière que l’on entend ce terme, selon que l’on est psychologue, sociologue, philosophe, pédagogue, physicien, mathématicien, etc. Ce qui peut poser « problème », notamment lors de la réception de notre analyse4. D’où une vigilance terminologique que nous souhaitons avoir, mais qui peut difficilement se passer de l’usage de termes techniques déjà consacrés dans la littérature (comme quaestio ou issue5). Pour tenter de faciliter la distinction entre un « problème » au sens courant du terme, et un « problème » au sens plus technique d’objet en discussion, nous mettrons dorénavant ici le second en italiques.
5Dans la tradition philosophique et argumentative, au moins deux théorisations du « problème » peuvent être retenues. La première met l’accent sur le désaccord entre des points de vue opposés, vision développée par Aristote dans les Topiques, et reprise dans les théories de l’argumentation (Toulmin, 1958 ; Plantin, 2005 ; Goodwin, 2002). La seconde est axée sur la contradiction interne se manifestant sous la forme d’un inconfort (logique ou existentiel) poussant à la recherche6, vision proposée par Platon dans les dialogues socratiques, et qui est devenue le ressort de tout exercice philosophique (Fabre, 2009, analysant les approches de Dewey, Bachelard, Deleuze, Meyer).
6Dans les études sur les questions argumentatives, il a été souligné que le problème peut être plus ou moins déterminé, voire confus, et que les participants au dialogue s’efforcent parfois de comprendre le problème qu’ils sont en train de résoudre (Goodwin, 2003 ; Schär & Greco, 2018 ; Iannaccone, Perret-Clermont & Convertini, 2019). Cela peut arriver notamment lorsque les participants sont des jeunes enfants, ou dans des situations informelles quand le problème en discussion n’est pas défini. Cette indétermination du problème peut être aussi liée à la complexité d’un exercice philosophique : il rend perplexe, interpelle, provoque un étonnement, un inconfort et reste difficile à formuler. C’est parfois la tâche des participants aux discussions philosophiques d’élaborer progressivement le problème pour qu’il soit philosophique7.
7Encore faut-il que l’on puisse identifier clairement les problèmes dans les pratiques analysées. D’une part, le « problème » peut être un phénomène imprévu dans un contexte interactionnel. Parfois surgissent des malentendus qui créent des problèmes et ces problèmes ne sont pas nécessairement identifiés, chacun se fiant à son interprétation de ce qui a été dit sans conscience que l’interlocuteur peut penser à autre chose, ces problèmes ne deviennent alors pas objet de discussion. Dans un débat, les interlocuteurs peuvent conduire en parallèle des raisonnements différents portant sur un problème nouveau, différent de celui qui était en discussion, voire élaborer des sous-problèmes. Le problème doit donc être envisagé en lien avec les processus d’intercompréhension et de transaction intersubjective dans lesquels s’engagent les participants (émotions, gestion de face, stratégies visant à maintenir l’interaction, etc.). D’autre part, le traitement philosophique d’un problème est trop souvent réduit (y compris en PPE) à la confrontation intellectuelle de visions sur un sujet en discussion (transaction intramondaine8), abstraction faite de toute transaction relationnelle entre les participants.
8C’est pourquoi nous postulons que, dans une discussion, il peut y avoir une pluralité de problèmes qu’il s’agit d’identifier et de décrire dans le contexte des mouvements discursifs au sein desquels elle se manifeste.
1.2. Les présupposés du « problème commun »
9Selon un des principes constitutifs de la PPE, inscrit également dans le protocole d’une CRP, « il revient aux participants9 de formuler le problème qu’ils tenteront de résoudre » (Sasseville & Gagnon, 2007, p. 152). En effet, comme le souligne également Daniel (2005), les participants commencent proprement dit à former une communauté de recherche « lorsqu’ils construisent leurs interventions à partir de celles des pairs et qu’ils s’investissent dans la réflexion en étant motivés par un problème commun à résoudre » (p. 8). Par conséquent, « le problème » ne serait pas un point de départ, mais le résultat d’un processus de recherche « itératif » conduisant à la construction d’une « représentation commune » (Sasseville & Gagnon, ibid.). Autrement dit, la problématisation philosophique coïnciderait avec le processus de formulation du problème qui est constamment à refaire, à la lumière de nouveaux éléments et de nouvelles perspectives apportées par les participants dans la discussion. Cette dynamique est entre autres assurée par l’exercice du questionnement, la question étant à la fois un moyen et une raison pour discuter ensemble des problèmes (Fournel, 2018, p. 39), pour « relever des problèmes sous-jacents » (Lipman, 2006, p. 162) ou, comme le précisait Jacques (1981), pour transformer le problème d’autrui en l’incluant dans un monde commun (l’intermonde).
10Cependant, il nous semble qu’au moins trois présupposés présents dans cette proposition pourraient être questionnés. Un premier présupposé serait d’affirmer que « le·s problème·s émerge·nt des participants », autrement dit des élèves engagés dans le processus de recherche. En effet, les élèves qui participent à une communauté de recherche vivent ensemble une situation nouvelle qui peut les conduire vers la formulation d’un problème qui sera examiné dans la discussion. Cependant, nous pouvons nous interroger sur le rôle des adultes (enseignants) qui animent la discussion dans l’émergence d’un problème10, dans la mesure où ils choisissent un support et une thématique, donnent des consignes sur le type d’activités intellectuelles à mobiliser, rebondissent sur les propos des élèves, etc. Il nous semble intéressant d’examiner si néanmoins les élèves parviennent effectivement – et alors comment – à faire eux-mêmes émerger un ou des problème·s dans ce cadre particulier de la PPE. En effet, des observations des démarches argumentatives de jeunes enfants ont montré qu’ils savent soulever des problèmes (issues) (Schär & Greco, 2018 ; Schär, sous presse), mais que les réactions des adultes (même lorsque ceux-ci sont désireux d’entendre leurs élèves argumenter) ne leur permettent pas toujours de les faire entendre (Greco, Mehmeti, & Perret-Clermont, 2017).
11Un deuxième présupposé questionnable est celui selon lequel « les participants s’engagent dans un processus de problématisation et de traitement du problème ». Pour s’engager dans un processus de problématisation et de résolution / traitement d’un problème, les participants doivent s’assurer qu’ils discutent du « même » problème, comme dans un processus argumentatif où le traitement se fait autour de « ce dont il est question » en tant qu’objet d’interrogation partagé (Plantin, 2005).
12Enfin, un troisième présupposé se profile autour du « problème comme résultat d’un processus de recherche qui peut, dans certains cas, conduire à la construction d’une « “représentation commune” » comme le précisent Sasseville et Gagnon (2007). La notion de « représentation commune » pose question : faut-il l’entendre dans le sens d’une représentation partagée (élaborée par un participant et admise par les autres, dans un monde social/culturel donné11) ou d’une représentation collective (coélaborée et utilisée collectivement, dans un monde social donné, grâce à la coopération) ?
13Nous souhaitons donc partir des questions que soulève la présence de ces présupposés pour tenter une démarche de reconstitution de la pensée déployée dans le dialogue.
14Notre approche est empirique et elle consiste à décrire, par un examen précis de la discussion et de son déroulement, ce que les locuteurs produisent comme efforts (notamment intellectuels et émotionnels) dans une discussion, et d’examiner comment ces efforts se rejoignent pour contribuer au processus de problématisation. La rencontre avec le corpus A(p)prendre nous donne cette opportunité que nous saisissons en proposant une étude de cas12.
1.3. Choix et contextualisation d’une étude de cas
15Notre étude empirique porte sur les données d’une discussion proposée dans le corpus A(p)prendre : « Croire et savoir ». À cette interaction participent 6 jeunes, âgé·e·s de 12 à 14 ans, accompagnés de deux adultes animateurs (enseignants), dans le contexte d’un club philo (dispositif de pratique philosophique auquel les jeunes participent volontairement, sur un temps de présence à l’école, mais en dehors des cours). La discussion a lieu à la fin de la première année de pratique, les jeunes ont pris l’habitude de s’engager dans un processus qui prévoit une phase de questionnement et une enquête menée collectivement (le dispositif CRP selon Lipman, auquel les enseignants ont été familiarisés).
16Dans la séance « Croire et savoir » les jeunes sont invités d’abord à visionner une courte vidéo (environ 8 minutes) présentant l’allégorie de la caverne d’après Platon13. Par la suite, les enseignants donnent comme consigne d’examiner le rapport entre croire et savoir à partir du support vidéo14. « Croire et savoir », en tout cas dans l’esprit des animateurs, invite les élèves à problématiser le lien entre deux concepts. C’est une tâche probablement difficile et observer le déroulement de la discussion devrait nous permettre de voir comment les jeunes s’y prennent pour le faire.
17C’est pourquoi, notre programme de recherche vise à différencier, dès l’initialisation de l’activité, chaque fois que cela est possible, ce que disent les enseignants et à quoi ils semblent se référer, ce que dit chaque participant et à quoi il semble faire référence, et enfin ce qu’en tant qu’observatrices nous voyons et évaluons. Cela peut nécessiter de faire des hypothèses (les plus prudentes possibles) quant aux implicites, et de ne pas traiter a priori comme « hors propos » les interventions des participants qui ne correspondraient pas aux attentes des uns et des autres. Nous verrons que cette démarche est exigeante et que le premier problème surgi dans cet atelier, avant même de parler de « croire savoir », occupera toutes les pages de ce chapitre. Les problèmes suivants feront l’objet de recherches et publications ultérieures.
1.4. Démarche d’analyse
18L’objectif de ce travail est d’identifier et décrire la diversité de processus impliqués dans le traitement d’un problème, soulevé et/ou traité par les participants à l’interaction. Pour cela, nous procédons à un découpage de la séquence (discussion) analysée selon l’activité dans laquelle s’inscrit la production langagière des protagonistes, en poursuivant un but que ceux-ci explicitent ou non. En nous appuyant notamment sur l’analyse interactionnelle qui postule une organisation de la communication selon des unités dialogiques minimales, tel l’échange (Roulet et coll., 1985), nous tentons de décrire la nature, la source et le degré de partage du problème au sein de ce que Vernant (2011) décrit comme étant la finalité de toute activité dialogique : les transactions interrelationnelles (gestion des places, des faces, etc.) ou intramondaines (argumenter un point de vue, prendre une décision, résoudre une difficulté intellectuelle, etc.).
19Fera également l’objet de nos descriptions la prise en charge des problèmes par les interlocuteurs. Étudier la/les manière/s d’appréhender l’obstacle, du côté des locuteurs, peut nous renseigner sur les stratégies mobilisées individuellement ou collectivement dans le dialogue. Il s’agit donc de mettre en exergue les apports de l’analyse des interactions et de voir comment le contexte dialogique contribue à la définition des conditions de possibilité du partage d’un problème. Avec Nonnon (2015), chez des enfants en apprentissage, nous nous attendons à ce qu’il soit particulièrement intéressant d’observer comment un problème peut devenir problème.
20La démarche de suivre dans le fil de la discussion à quel moment un problème émerge, et comment il est traité, est laborieuse et elle ne pourra pas être appliquée à l’ensemble de la discussion dans l’espace de ce chapitre. Nous commencerons par préciser les questions qui ont guidé notre analyse, puis nous exposerons les résultats d’une première situation analysée en trois phases : la première s’attache à décrire ce qui se passe autour de l’émergence d’un problème, à partir de ce que les protagonistes verbalisent et explicitent dans l’interaction ; la seconde propose des hypothèses sur le sens que nous semblent avoir ces conduites langagières et non langagières des interactants ; et la troisième tente d’identifier les processus en jeu. Pour finir, nous présenterons une discussion de ces observations auxquelles notre exploration nous a conduites.
1.5. Questions pour l’analyse
21L’analyse est guidée par quatre principales questions de recherche. Elles scénarisent les éléments qui nous ont semblé nécessaires pour circonscrire le/s problème/s et pour déterminer dans quelle mesure il s’agit d’un problème commun :
- Q1 – Quel est le problème supposé commun ? Autrement dit, sur quoi porte le problème, que cela soit explicitement verbalisé ou implicite, reconnu ou non comme tel par les participants au cours de la discussion ?
- Q2 – Quelle est la nature du problème ? À savoir, est-il lié à la transaction autour d’un objet de raisonnement/discours, ou à une transaction interpersonnelle ?
- Q3 – Qui est à l’origine du problème ? Nous souhaitons pouvoir identifier comment il émerge dans la discussion : est-il apporté par un/des élève/s ou par le/les enseignant/s, est-il développé à partir d’un autre problème en tant que sous-problème, etc. ?
- Q4 – Comment le problème est-il traité ? Autrement dit : qui y répond ? Est-ce que les protagonistes reformulent, recadrent, ouvrent des sous-problèmes, enterrent la question et/ou considèrent avoir atteint une solution ?
Si les réponses aux deux premières questions nous permettent de décrire la nature du problème, les deux dernières nous seront utiles pour évaluer dans quelle mesure le problème peut être considéré comme « commun ».
2. Analyse du premier « problème commun » du corpus
22Après avoir exposé notre programme de recherche, et identifié la démarche d’analyse nous permettant d’avancer dans le traitement de nos questions de recherche, nous avons fait le choix de suivre le déroulé dans le temps de la discussion et tenté de comprendre comment émergent les problèmes, les uns après les autres.
2.1. Notre intrigue
23Nous avons donc commencé par considérer le premier objet en discussion qui émergeait. Comment bien cerner le problème en jeu ? Nous avons remarqué que nous comprenions parfois l’une et l’autre différemment le sens des propos tenus et que cela ne semblait pas être dû seulement (comme nous l’avions peut-être cru au début) à nos différences disciplinaires (psychologue, philosophe et linguiste, toutes les deux intéressées par des questions éducatives). Nous avons remarqué que parfois, inconsciemment, nous nous identifions plus à l’un·e ou l’autre des interlocuteurs (enfant ou enseignant) et que cela nous incitait à interpréter différemment ce qui se passait, voire à percevoir certains détails que l’autre ne percevait pas.
24Afin de surmonter ces biais et examiner ces différences d’interprétation nécessaires à notre projet, nous avons dû parfaire très minutieusement les transcriptions, pour ensuite essayer de décrire ce qui se passait en distinguant, chaque fois, les différents points de vue : ceux des élèves et des professeurs, mais aussi les nôtres en tant que chercheuses. Pour cela il a fallu d’abord décrire les faits et les gestes observés en veillant à les interpréter le moins possible, et ensuite chercher les indices du sens qu’ils avaient du point de vue des interactants. Il s’est alors dessiné sous nos yeux, un peu comme si le brouillard se dissipait peu à peu (sans qu’il ne disparaisse complètement), un paysage particulièrement intéressant, dès le premier problème discuté : les élèves prennent des initiatives ; ils problématisent, comme appris au cours des précédentes discussions philosophiques, mais cela est susceptible de créer une situation que les enseignants n’ont pas l’habitude de gérer. En effet, forts de l’incitation à exprimer leur pensée, en ce début de séance, les élèves soulèvent un problème qui ne porte pas d’emblée sur la question philosophique telle que mise à l’ordre du jour par l’enseignant. L’analyse permettra d’observer comment se constitue une communauté de recherche, les obstacles qu’elle rencontre à la fois sur le plan du contenu en discussion et des relations entre les participants. Nous allons tenter de le montrer ici au lecteur, au prix de la patience à nous suivre dans le pas à pas d’une démarche de déchiffrement.
2.2. Premier problème
25Dans le déroulement de la séance, le premier moment que nous avons identifié comme présentant un « problème commun » correspond à l’échange compris entre les tours de parole 24 et 4615, au tout début de la discussion. L’enseignante vient de lancer la discussion (sur « croire savoir » en lien avec le film proposé aux élèves sur l’allégorie de la caverne de Platon) et en conséquence quatre enfants ont levé la main. En réponse à l’enseignante un des enfants a lu les termes à haute voix : « croire savoir ».
26Voici la transcription de cet échange16 qui porte sur un problème d’ordre organisationnel à résoudre : qui distribuera la parole pendant la discussion ?
Extrait 1 – « Qui distribue la parole ? »
TP17 | Locuteur | Parole |
17 | Mme Duval | {à la fin de la vidéo, Mme Duval se lève et va au tableau} du coup euh :: // on va mettre au tableau // {pause} heum // {pause} deux mots {« croire » « savoir »} // et pis on va discuter à partir de ::: / bah de :: / du thème qu’on va :: / qui va être au tableau et de ce que vous venez de voir // donc les mettre en relation // {pour elle} donc du coup je vais écrire comme ça c’est plus simple {elle écrit CROIRE et en dessous SAVOIR} // {pause, le temps que Mme Duval tape à l’ordinateur} qui est-ce qui peut relire c(e) qui est au tableau ici {à ce moment 4 élèves lèvent la main ; Jean-Luc, Clément, Nizam et Nourra} // (xx) {inaudible} Nizam↑ |
18 | M. Borel | {en regardant Nizam, geste de la tête pour l’inviter à répondre} Nizam vas-y |
19 | Nizam | croire savoir |
20 | Mme Duval | d’accord // croire {petite pause pour séparer les deux termes} savoir {Jean-Luc lève la main} // donc on vous laisse réfléchir un p(e)tit peu // et heum : {Clément lève la main lui aussi} // dire quel lien vous faites entre / entre ces deux verbes {Mme Duval se lève pour aller au tableau} et puis l’histoire qu’on a vue// vous réfléchissez un tout p’tit peu // peut-être trente / trente petites secondes ↑ // pour penser ↑ {Clément baisse la main} |
21 | M. Borel | {regarde vers la personne qui filme puis s’adresse à Nizam} Nizam tu te replaces {Léonie lève la main et s’adresse à Mme Duval} euh comme tu étais < tout à l’heure> |
22 | chercheur | <peut-être juste retourner> la chaise {vient poser les mains sur la chaise de Nizam qui se lève avec la chaise est se repositionne} |
23 | M. Borel | {s’adressant à la personne} (xxx) comme tu veux |
24 | Léonie | {regarde Mme Duval qui est au tableau} <madame je pourrais euh donner euh > / je pourrais donner la parole ? {Clément lève à nouveau sa main} |
25 | Mme Duval | du coup qui donne la parole ? {Medhi et Nourra lèvent la main, alors que les 3 autres élèves – Jean-Luc, Clément et Léonie avaient déjà la main levée} |
26 | Léonie | je pourrais donner la parole ↑ {en regardant M. Borel} |
27 | M. Borel | euh ::: {soupir} c’est la (xx) {inaudible, regarde Mme Duval} |
28 | Léonie | ça fait longtemps que j’ai pas donné la parole |
29 | M. Borel | {rires} [t’es pas la seule / c’est pas la réponse/la question ?]// euh :: |
30 | Léonie | tout l’ monde l’a donnée sauf moi-même // Mehdi l’avait donnée |
31 | M. Borel | non Mehdi l’a donnée // <XX l’a donnée aussi euh :: > |
32 | Léonie | <il l’avait donnée deux fois Mehdi> // moi une seule fois |
{Mme Duval revient à sa place dans le cercle} | ||
33 | M. Borel | moi je sais jamais comment on prend une décision (xxx) [pour ce genre de choses ?]{inaudible} |
34 | Mme Duval | {lève la main en direction de M. Borel} [bah tu te débrouilles] {rire} |
35 | M. Borel | {regarde Mme Duval} ah je me débrouille ↑ |
36 | Mme Duval | qui l’a donnée la dernière fois {les élèves baissent les mains}//<c’était euh : > {pointe le doigt d’une façon interrogative vers Clément ou Nourra} |
37 | Mehdi | personne |
38 | Léonie | si c’était euh / non mais (il) y a / personne n’était là // (il) y avait que <Jean-Luc et moi> |
39 | Mehdi | <c’était Clément> {pointe Clément tout en regardant Mme Duval}// Clément |
40 | Léonie | la dernière fois c’était Clément |
41 | Mme Duval | {regarde M. Borel} (xxx) {inaudible, montre avec le bras droit, stylo à la main, vers Léonie qui lève à nouveau la main} |
42 | M. Borel | ouais |
43 | Mme Duval | {s’adresse à M. Borel à voix basse} (xxx) {inaudible} |
44 | M. Borel | ouais (xx) {inaudible} Léonie |
45 | Mme Duval | Léonie {la désigne de la main puis regarde M. Borel} (xxx) {inaudible} |
46 | Léonie | ouais {regard vers ses camarades situés à gauche}// okay {regard à nouveau dans la même direction} |
2.3. Une démarche en trois étapes
27Comme annoncé plus haut, nous allons procéder en 3 étapes.
2.3.1. Description de ce qui se passe
28L’extrait rapporté dans le Tableau 1 se situe juste après le visionnage de la vidéo sur l’allégorie de la caverne. Mme Duval s’est rendue près du tableau pour éteindre l’appareil et écrire au tableau les deux mots « croire savoir ». Elle a lancé l’activité en invitant les élèves à discuter, à mettre ces mots en relation, et elle a posé une question : « qui est-ce qui peut relire c(e) qui est au tableau ici // (xx) Nizam↑ ». Des mains se sont levées tandis que Nizam lit : « croire savoir ». Au tour de parole 20, Mme Duval répète ces mots « croire savoir » (avec une petite pause pour séparer les deux termes) et reformule l’objet de la réflexion puis invite les élèves à prendre « trente petites secondes » pour réfléchir. Jean-Luc et, pendant quelques instants Clément aussi, ont levé la main pendant qu’elle parlait. Maintenant Clément à nouveau et Léonie lèvent la main. En regardant Mme Duval, Léonie fait une demande : « je pourrais donner la parole ? » qu’elle répète aussitôt après. L’enseignante ne lui répond pas directement, mais demande à son tour : « du coup qui donne la parole ? » D’autres élèves lèvent aussi la main en regardant le tableau. Léonie, en regardant cette fois-ci M. Borel, répète sa demande. « Euh… » et soupir de M. Borel qui commence une phrase : « c’est la » (suivi de quelques mots inaudibles). Léonie avance alors un argument en faveur de sa demande : « ça fait longtemps que j’ai pas donné la parole », auquel M. Borel répond par des rires et quelques mots inaudibles parmi lesquels on distingue une négation : « pas ». Léonie formule alors un deuxième argument : « tout le monde l’a donnée sauf moi-même » suivi d’un exemple : « Mehdi l’avait donnée ». M. Borel réfute cette dernière affirmation de Léonie : « non Mehdi l’a donnée // XX l’a donnée aussi euh :: ». Il s’ensuit que Léonie à son tour réfute le propos de M. Borel en reprenant et précisant son exemple : « il l’avait donnée deux fois Mehdi // moi une seule fois ». Il s’ensuit un échange en partie inaudible entre les deux enseignants qui débute par M. Borel qui regarde Mme Duval en lui disant : « moi je sais jamais comment on prend une décision [pour ce genre de chose] ». Suite à quoi, Mme Duval demande alors au groupe qui a donné la parole la dernière fois. Mehdi répond à la question de l’enseignante : « personne » (la dernière fois personne n’a donné la parole). Léonie rappelle qu’à la dernière séance « personne n’était là // [il] y avait que Jean-Luc et moi ». Mehdi reprend alors la parole pour répondre à Mme Duval : « Clément » (en se référant vraisemblablement à l’avant-dernière séance). Léonie confirme la déclaration de Mehdi. S’ensuit un échange verbal (partiellement inaudible) et non verbal entre les deux enseignants qui se ponctue par un « ouais » de M. Borel. Mme Duval se tourne alors vers Léonie et prononce son nom, suivi de quelques commentaires inaudibles adressés à M. Borel. Léonie répond : « ouais // okay » tout en regardant ses camarades Mehdi, Clément et Nourra situés à sa gauche.
2.3.2. Hypothèses sur le sens des échanges des interactants
29Lorsqu’après avoir écrit les mots « croire savoir » au tableau, Mme Duval invite les jeunes à réfléchir quelques secondes au lien entre ces deux verbes et l’histoire visionnée (TP20), des mains se lèvent. D’abord celles de Jean-Luc et Clément, qui nous laissent croire qu’ils ont déjà d’emblée des choses à dire à ce sujet, mais Mme Duval souhaite qu’ils prennent d’abord un temps de réflexion. Si Léonie lève elle aussi la main c’est pour interpeller Mme Duval à un autre sujet : elle souhaite donner la parole. Cette demande de permission – « madame je pourrais euh donner euh / je pourrais donner la parole ? » (TP24) – rappelle en réalité une règle présente dans le déroulement formalisé d’une CRP, telle qu’elle est pratiquée dans le collège, à savoir celle de désigner en début de séance une personne chargée de distribuer la parole. Cet implicite est normalement partagé par le groupe d’élèves qui sont habitués à l’exercice d’une discussion philosophique (ils ne sont pas à leur première séance au club philo), ainsi que par les deux enseignants animateurs de la séance. La demande de permission que fait Léonie peut être donc interprétée comme une proposition : « je pourrais donner la parole », sous-entendu pour cette séance. Bien que l’attribution de ce rôle apparaisse comme un oubli de la part des animateurs, et l’intervention de Léonie comme à la fois un rappel du protocole et une expression de son propre désir, la proposition de l’élève n’est pas prise en compte, en tout cas pas tout de suite. En effet, dans le tour de parole suivant (TP25), Mme Duval ne répond pas à Léonie, mais lance une question au groupe : « du coup qui donne la parole ? », substituant ainsi à la demande de Léonie une question plus générale à traiter.
30À partir de ce moment, on voit donc se développer une autre discussion qui vient s’enchâsser dans celle ouverte auparavant par l’enseignante autour de la relation entre « croire savoir ». Il y a donc d’une part, la discussion ouverte par Mme Duval qui invite les jeunes à problématiser le rapport entre le thème abordé dans la séance – « croire savoir » et le support visionné (le film sur l’Allégorie de la caverne) – ; et d’autre part une discussion qui nait de la demande de Léonie de prendre en charge la présidence de la séance. L’objet de la première discussion est censé porter sur le contenu à visée philosophique, alors que le second concerne l’organisation sociale de la rencontre. En effet, lorsque l’élève s’est portée volontaire pour donner la parole, Mme Duval ne lui a pas répondu directement (par exemple dans un aparté pour l’y autoriser, ce qui aurait sans doute réglé la question), mais a choisi d’interrompre le processus de problématisation autour du thème croire savoir pour adresser, à partir de la demande de l’élève, une demande à l’ensemble du groupe : « du coup qui donne la parole ? » (TP25).
31Cette conversation comprend également des échanges, en bonne partie inaudibles, qui ont lieu exclusivement entre les enseignants : ils communiquent à voix basse et par des mimiques. Il semble qu’il s’agisse d’une troisième discussion, ou plus exactement d’une discussion qui s’imbrique dans la deuxième discussion. À ce stade, il semble que tous, enseignants et élèves, sont d’accord : il faut désigner une présidence (décider « qui donne la parole »). Mais, bien que cette nécessité soit admise, il semble que confier cette tâche à Léonie fait problème pour les enseignants : Mme Duval n’a pas répondu à Léonie ; lorsque M. Borel est interpelé par Léonie, il soupire et formule une phrase difficile à déchiffrer qui contient une négation et dénote une réticence (approximativement : « t’es pas la seule / c’est pas la réponse / la question ») ; les deux enseignants semblent chercher à se refiler le rôle de traiter cette demande. Ce sera pour finir Mme Duval qui conclura leur échange en attribuant le rôle à Léonie.
32Léonie n’acceptera qu’après avoir regardé ses camarades, vérifiant par là même que la deuxième discussion a abouti à une conclusion acceptable par tous. La première discussion va alors reprendre autour de « croire savoir », le thème annoncé par l’enseignante.
2.3.3. Essai d’identifier les processus en jeu
33Nous proposons, lors de cette troisième étape, une interprétation de ce qui se passe dans l’extrait, guidées par les hypothèses formulées ci-dessus, à savoir qu’une discussion distincte nait suite à l’intervention de Léonie et que celle-ci fait l’objet d’échange à mi-voix entre les enseignants. Nous nous intéressons à la réception de la proposition de l’élève et à la manière dont le problème sous-jacent à cette proposition sera traité par les interactants. C’est au terme de ces trois étapes que, revenant à nos questions initiales de recherche, nous dirons pourquoi cet échange nous semble particulièrement intéressant du point de vue pédagogique.
34Au début de cet extrait, on voit les protagonistes agir et réagir. Mme Duval donne une consigne et propose au groupe de traiter de la relation entre « croire savoir ». Léonie a envie de distribuer la parole, alors elle demande la permission de le faire d’abord auprès de Mme Duval, sans réponse, elle s’adresse également, poliment, à M. Borel. Nous avons vu que, à la lumière d’un implicite partagé par le groupe – on désigne en début de séance une personne qui distribue la parole – la demande de Léonie peut être comprise comme une postulation à ce rôle. Cependant, les adultes ne répondent pas favorablement à sa demande, ni ne choisissent de la mettre en discussion. Mme Duval en fait tout de suite une affaire générale et interpelle le groupe entier : « du coup qui donne la parole » (TP25), en vertu de la même règle implicite selon laquelle dans une CRP quelqu’un est chargé de donner la parole.
35L’observateur peut se demander, puisqu’il y a déjà une proposition, pourquoi ne pas la prendre en compte ? Mme Duval aurait pu relever cette proposition et, en vertu d’une règle d’équité, la soumettre à la concurrence. Ou bien elle aurait pu expliquer pourquoi elle ne souhaite pas prendre en compte la suggestion de Léonie. Une autre possibilité encore aurait été celle de mettre en perspective la demande de Léonie parmi d’autres éléments à envisager. Mais en substituant à la demande de Léonie une autre question, Mme Duval ne procède selon aucune de ces alternatives. Elle ne problématise donc pas un problème et semble en rester au rôle « traditionnel » de l’enseignant qui ne met pas en débat ni ne doit rendre des comptes.
36Lorsque Léonie s’adresse à M. Borel, l’hésitation et le soupir de celui-ci (en TP27) dévoilent une réticence, voire une certaine crispation, qui laisse penser que la proposition de l’élève lui poserait problème. Alors que l’interpellation de Léonie fait visiblement problème aux deux enseignants, ceux-ci ne parviennent pas à s’en saisir comme d’un problème (le jeter devant comme une difficulté à résoudre). Il se passe alors un fait remarquable : ce sera l’élève elle-même, Léonie, qui se charge de problématiser l’objet de l’échange lorsqu’elle avance son premier argument : « ça fait longtemps que je n’ai pas donné la parole » (TP28). Pour que cet argument soit recevable, il faut que le groupe partage un implicite, à savoir que c’est à « chacun son tour » de distribuer la parole, et cela semble bien être le cas. M. Borel réagit avec quelques mots inaudibles parmi lesquels on distingue une négation « pas », ce qui est perçu par Léonie comme une réfutation et l’incite à apporter un deuxième argument : « tout le monde l’a donnée sauf moi » (TP30). Mais son argument est réfuté d’emblée par M. Borel, en TP31 : « non Mehdi l’a donnée // <XX l’a donnée aussi euh :: », mais qui, en dépit de la présence d’un « non », ne porte pas sur le fond de l’argument de l’élève, mais sur un détail (TP30-31). En fait, M. Borel ne contredit pas Léonie, au contraire, il confirme que Medhi et un autre élève ont donné la parole sans affirmer que Léonie l’a donnée aussi. Il ne problématise donc toujours pas. En TP33, M. Borel avoue à sa collègue ne pas savoir comment faire : « moi je sais jamais comment on prend une décision [pour ce genre de choses ?] ». Cette affirmation semble renvoyer à une tension entre le rôle « classique » de l’enseignant (généralement autorisé à prendre des décisions et à les imposer sans devoir en exposer les motifs et donc sans en faire des problèmes débattables) et le style d’interactions souhaité par la méthode de Lipman (l’enseignant ne sait pas tout et ne décide pas de tout). Tandis que l’élève Léonie se place dans le rôle de participant codifié par Lipman en s’investissant dans une argumentation18 de sa proposition afin d’aboutir à une prise de décision collective raisonnable.
37Mme Duval prend alors les choses en main et entre dans la matière du problème posé par Léonie lorsqu’elle demande : « qui l’a donnée la dernière fois ? » (TP36). Les élèves baissent aussitôt les mains, ce qui témoigne d’une attention portée au problème à résoudre. Ils rentrent à leur tour dans le problème. Ils ne se déclarent pas candidats et semblent d’accord pour trouver qui a donné la parole la dernière fois : « personne » n’a donné la parole, dit Medhi ; Léonie rappelle qu’à la dernière séance « [(il]) y avait que Jean-Luc et moi » (TP38) ; Medhi se rappelle que c’était Clément qui a distribué la dernière fois la parole. Léonie confirme « la dernière fois c’était Clément ». Les jeunes coopèrent, entrent dans le jeu argumentatif initié par Léonie, argumentent et semblent soucieux de résoudre le problème en groupe. Les enseignants concluent cet épisode, après un échange de regards et quelques mots inaudibles, en donnant le rôle de distributeur de parole à Léonie. Léonie aurait pu se considérer comme ayant eu gain de cause par rapport aux enseignants, mais, loin d’être triomphante, c’est en regardant ses camarades situés à sa gauche (les mêmes qui se sont investis dans l’argumentation et ont ainsi participé à la résolution du problème), et en prenant acte qu’ils étaient consentants que, visiblement satisfaite, elle reçoit la décision des enseignants avec un « ouais // okay » prononcé avec retenue.
2.4. Retour aux questions de recherche
38Arrivées au terme de l’analyse de cet extrait (TP17-46), faisons un retour à nos questions de recherche initiales :
2.4.1. Q1 – Un problème commun ?
39L’analyse de l’échange montre que la discussion du thème lancée initialement par Mme Duval est assez rapidement interrompue par ce qui deviendra une seconde discussion qui finira par être traitée par les élèves et les enseignants comme un problème commun (identifier la personne qui va distribuer la parole), et ceci dans l’esprit de la pédagogie lipmanienne (une délibération collective, horizontale, avec écoute réciproque des propos et arguments). Mais nous avons vu que cela n’a pas été le cas d’emblée. Ce fut une construction progressive, fruit d’efforts coordonnés.
40En effet, initialement le problème semblait n’appartenir qu’aux enseignants qui, par ailleurs, ne le formulaient pas : ils avaient visiblement des réticences à accepter la candidature de Léonie à laquelle ils tentent de s’opposer par différents stratagèmes (déplacement de la question, réfutation inadéquate de l’argument avancé par l’élève, discussion incompréhensible entre eux), mais ne disent en fait pas pourquoi. L’élève ne l’admet pas et, aussi poliment que fermement, s’engage dans un combat argumentatif en faveur de sa proposition. En jouant le jeu (conforme à la pédagogie lipmanienne) de l’argumentation, elle parvient alors à engager les enseignants dans une discussion explicite avec les élèves. Ses camarades apportent des faits qui étayent ses arguments. Les enseignants écoutent avec respect les propos des enfants. À partir de ce moment-là, ils traitent tous d’un même problème : décider qui va présider ; et d’un même sous-problème : cela peut-il être Léonie ? La discussion aboutit à la décision des enseignants d’octroyer à Léonie le rôle qu’elle avait proposé de prendre. Mais Léonie, jouant le jeu lipmanien de la discussion horizontale jusqu’au bout, recherche du regard l’approbation de ses camarades pour accepter et donc confirmer la décision comme collective.
2.4.2. Q2 – Quelle est la nature du problème ?
41Si Mme Duval avait accepté d’emblée la demande de Léonie de distribuer la parole, il n’y aurait pas eu de problème. Mais tel ne fut pas le cas. Les enseignants avaient des réticences à prendre cette décision, ce qui a d’emblée posé le problème d’établir qui présiderait. Au lieu de poser cela justement comme un problème à régler, Mme Duval lance un appel « du coup qui donne la parole ? » et M. Borel dit son malaise devant la décision à prendre. Mais c’est Léonie, par son argumentation, qui contribue à en faire un problème qui peut être réglé en s’appuyant sur les règles (implicitées dans ses propos) des discussions à visée philosophique. Ceci est alors accepté par Mme Duval, ainsi que par les élèves qui viennent renforcer l’argumentation en faveur de la position de Léonie.
42Quelle est la nature de ce problème : transaction autour d’un objet de raisonnement ou transaction interpersonnelle ? Pour Léonie et ses camarades, il s’agit d’une décision à prendre, voire à fonder. Pour les enseignants, on peut supposer qu’il s’agit d’une transaction interpersonnelle qui les embarrasse, mais on ne le saura pas vu qu’ils n’explicitent pas leurs réticences. Il est alors intéressant de remarquer que c’est en proposant une argumentation (une conduite cultivée par la pédagogie lipmanienne) que Léonie va faire de cette impasse une question de raisonnement, un problème. Les enseignants décideront alors à mi-voix entre eux de prendre cette direction et, dans la discussion qui s’ensuit, ne formuleront aucun argument recevable en défaveur de la position de Léonie. La conclusion s’imposera comme une décision collective fondée sur des règles partagées. On notera que les réticences personnelles des enseignants soit ne font (effectivement) pas partie des règles, soit ont été levées par la discussion.
2.4.3. Q3 – Qui est à l’origine du problème ?
43Probablement qu’un observateur qui s’identifierait aux enseignants pourrait penser, dans un premier temps, que Léonie est à l’origine du problème, car elle souhaite être en charge de donner la parole. Un observateur qui s’identifierait à Léonie pourrait, au contraire, penser que c’est Mme Duval qui est à l’origine du problème par un refus d’accepter la proposition de Léonie. En fait, en se décentrant un peu des positions des protagonistes, l’observateur peut voir que, par sa demande, Léonie met en évidence un problème : la discussion du thème « croire savoir » commence sans qu’on ait préalablement désigné, comme le requièrent les règles de cette pédagogie, la personne qui préside. Ce problème peine à être problématisé, sans doute parce que les enseignants semblent embourbés dans un sous-problème : accepter que ce soit Léonie qui assume ce rôle. Il y a chez eux une personnalisation du problème en Léonie – un problème de personne donc, ce qui rend le problème indiscutable (Greco Morasso, 2011, p. 98-101).
2.4.4. Q4 – Comment le problème est-il traité ?
44Dans un premier temps, Mme Duval enterre la demande de Léonie en lui en substituant une autre. Léonie recadre sa demande en faisant appel à des règles qu’il faut respecter, mais le problème peine à être reconnu comme tel, car les enseignants semblent traiter en aparté un sous-problème (autour de la personne de Léonie). C’est cependant en reprenant les règles en main, c’est-à-dire en ouvrant un débat sur l’application de celles-ci que la question se réglera lorsque Mme Duval y consentira avec l’acquiescement de son collègue.
3. Discussion générale
45Notre programme de recherche est d’examiner la notion de « problème commun », une notion centrale dans la démarche de dialogue en communauté de recherche. Nous rappelons qu’en PPE il est attendu que les participants eux-mêmes formulent le problème à traiter pour tenter de le résoudre. En adoptant une approche empirique, et par une reconstitution de la pensée déployée dans le dialogue, nous souhaitons suivre le déroulement du dialogue dans la séance sélectionnée (Croire et savoir), à la recherche de ces moments et nous sommes concentrées sur le premier « problème commun » survenu. Nous avons revu l’enregistrement de la séance des dizaines de fois pour rendre plus précise la transcription et inclure le plus possible les comportements non verbaux qui livrent des renseignements précieux sur le déroulement de l’interaction.
46Ce premier moment d’effort conjoint de problématisation, que nous avons analysé et présenté plus haut, s’est avéré porter sur « qui distribue la parole ». Ce problème ne porte pas sur le thème de la séance – croire savoir – et on pourrait même le considérer comme « hors sujet ». Cependant il apparait, à la lumière de nos efforts d’observation, plutôt comme une condition pour la construction d’une communauté de recherche ; il permet de s’interroger sur comment on pense au sein d’une collectivité qui doit se construire.
47En analysant une première situation posant la question du « problème commun », nous avons essayé d’abord d’établir avec précaution, pas par pas, les faits. Puis, nous avons tenté d’en dégager le sens en formulant des hypothèses sur les processus en jeu. Au terme de cette analyse, nous constatons que nous sommes face à une transaction très intéressante que permet la pédagogie lipmanienne : un problème, à peine perçu comme tel, et qui aurait pu se voir réduit par l’autorité à une question de personne (Léonie et ses désirs), aurait pu, en situation d’enseignement « classique », être réglé de façon autoritaire par les enseignants comme relevant de leur pouvoir de « discipline » via un décret. Ce ne fut pas le cas. Avec le concours de tous, et grâce au recours que les élèves ont fait aux savoir-faire enseignés par cette pédagogie (s’exprimer respectueusement, étayer ses positions en recourant à l’argumentation, écouter les autres, appliquer des règles avec équité, rechercher collectivement une résolution), il s’est mis en place un jeu argumentatif qui contribue à préparer le terrain pour la suite de la discussion – le traitement du thème « croire savoir ».
48Était-ce hors sujet ? Possiblement par rapport au thème de la séance mais pas eu égard à la méthode de dialogue lipmanienne. Pourquoi cela nous a-t-il tant intéressées ? Il nous semble que le mérite du traitement finalement opéré par les enseignants d’un problème distinct, lié au processus social de prise de parole dans le groupe, est de permettre l’instauration de ce climat de confiance et d’esprit de dialogue nécessaire pour gérer par la suite les choses collectivement19. Si les enseignants avaient agi de façon « classique », en prenant seuls cette décision qu’ils auraient pu « classiquement » considérer n’être qu’un détail de « discipline », les jeunes concernés, tout particulièrement Léonie, auraient pu se sentir exclus ou démobilisés. Au contraire, ce que notre analyse met en évidence de façon frappante, c’est la mobilisation des jeunes participants qui ont su pallier une absence d’orchestration de la discussion de la part des enseignants, d’explicitation des règles du jeu nécessaires à l’exercice démocratique, mais aussi contribuer à une problématisation de ce qui était en jeu dans la discussion. Nous sommes tentées de penser que le cadre offert par la pédagogie lipmanienne a, sinon permis, du moins soutenu ces efforts tant du côté des élèves que du côté des enseignants.
49Nous avons tenté de décrire méticuleusement ce qui se passe dans l’échange du point de vue du sens que prennent propos et conduites pour les différentes personnes en présence. Nous sommes néanmoins conscientes (Grossen, 1998 ; Kohler, 2020) que cette entreprise exige de rester prudentes. Nous ne pouvons faire des hypothèses sur le sens qu’en examinant ce que les paroles et conduites qui s’enchainent donnent à en voir, mais nous n’avons pas directement interrogé les personnes à ce propos. Nous n’en sommes qu’à une première analyse du premier évènement de cette séance sous l’angle des efforts de problématisation des participants. Cela ne nous permet, pour l’heure, aucune généralisation ni à l’ensemble de la séance ni – encore moins – au dispositif lipmanien en général. D’ailleurs, dans d’autres contextes pédagogiques, des processus analogues pourraient être observés. Mais, puisque nous souhaitions examiner si vraiment, dans la tentative pédagogique des CRP en PPE, les problèmes étaient susceptibles de naitre des participants eux-mêmes, alors nous pouvons dire que oui, nous avons déjà observé un premier cas de ce type, et son analyse révèle qu’il s’agit d’un processus délicat, fragile, qui a mobilisé des qualités de fair-play et des savoir-faire, de la part tant des adultes que des enfants. Notre travail d’analyse débouche aussi sur l’hypothèse selon laquelle pouvoir résoudre un conflit reste une expérience positive pour la suite de l’échange, mais il s’agit là, pour l’instant, seulement d’une supposition, née d’une étude pionnière qui n’a pas d’autre prétention que d’ouvrir la voie à d’autres recherches possibles.
4. Conclusion
50L’extrait analysé nous semble donc un bel exemple de succès des efforts accomplis par les participants pour quitter l’asymétrie liée au contexte interactionnel et s’ouvrir à la discussion de groupe. Les participants ont réussi à réaliser ce qui est attendu d’une telle discussion, non pas encore sur le plan du contenu (« croire savoir »), mais sur celui de l’instauration d’un climat propice pour la discussion. Outre l’aspect démocratique, la présence de l’argumentation et la mise en œuvre des habiletés à problématiser font de ce moment de discussion, autour de la gestion de la prise de parole, un acte fondateur pour la suite : l’engagement des participants dans une recherche commune. Les arguments de Léonie sont finalement au cœur de la démarche lipmanienne. La gestion de la parole apparait comme la mise en acte d’un des principes fondamentaux de la démocratie et des valeurs lipmaniennes de la CRP. Organiser la gestion des débats, décider de leur présidence, ne peut pas être un point mineur, « hors-sujet » philosophique, mais probablement le test même de l’engagement sincère dans une relation de débat démocratique. Tant pour les enseignants que pour les élèves, il ne s’agit pas d’un allant-de-soi mais d’une conquête qu’il faut probablement régulièrement renégocier, rétablir. Elle demande un certain degré d’autocontrôle (on pense à la politesse dont fait preuve Léonie, à la suspension des gestes autoritaires de la part des enseignants) et de décentration pour pouvoir accueillir la parole de l’autre et ce qu’elle reflète de pensée et de désir et, à partir de là, problématiser et gérer en communauté.
51Un problème d’ordre organisationnel qui, à première vue, pourrait paraitre peu significatif (par rapport à l’identification d’un problème théorique, par exemple, philosophique), peut être révélateur de quelque chose d’important dans une pratique dialogique. La difficulté rencontrée dans la situation, survenue au tout début de la discussion, a pu contribuer à la construction d’une architecture relationnelle entre les protagonistes. Avant de discuter sur le contenu (la mise en relation entre croire et savoir), il semble important que les participants puissent savoir comment ils vont le faire. On assiste donc à une mise en scène du statut des autres. Il n’est pas nécessairement approprié d’aller directement sur les idées, sur une transaction intramondaine, tant que la transaction intersubjective n’est pas prise en considération.
5. Bibliographie
52Daniel Marie-France, 2005, Pour l’apprentissage d’une pensée critique au primaire (vol. 15), Montréal, Presses de l’université du Québec.
53Dewey John, 1938, Logic. The Theory of Inquiry, Henry Holt and Company, Inc., disponible en ligne sur https://academiaanalitica.files.wordpress.com/2016/10/john-dewey-logic-the-theory-of-inquiry.pdf
54Fabre Michel, 2009, Philosophie et pédagogie du problème, Paris, Vrin.
55Fournel Anda, 2018, Analyse pragmatique et actionnelle de l’acte de questionner. Le questionnement chez des élèves de primaire et de collège pratiquant la philosophie à l’école, thèse de doctorat, Grenoble, Université Grenoble Alpes, disponible en ligne sur https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01841459/document
56Goodwin Jean, 2002, « Designing issues », dans Dialectic and Rhetoric, Springer, Dordrecht, p. 81-96.
57Greco Morasso Sara, 2011, Argumentation in dispute mediation. A reasonable way to handle conflict, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company.
58Greco Sara, Mehmeti Teuta, & Perret-Clermont Anne-Nelly, 2017, « Do adult-children dialogical interactions leave space for a full development of argumentation? A case study », Journal of Argumentation in Context, vol. 6, no 2, p. 193-219.
59Grossen Michèle, 1998, « Where is the dilemma? The definition of the task in the joint problem solving situation », Paper presented at workshop on ‘Language and Conversation II’, Paris, May 1998.
60Kohler Alaric, 2020, Approches psychologiques de situations de malentendu dans des activités de didactique des sciences, thèse de doctorat, Neuchâtel, Université de Neuchâtel, disponible en ligne sur https://libra.unine.ch/handle/123456789/29044
61Markova Iavana, Linell Per, Grossen Michèle & Salazar Orvig Anne, 2007, Dialogue in focus groups: Exploring socially shared knowledge, Londres, Equinox.
62Iannaccone Antonio, Perret-Clermont Anne-Nelly & Convertini Josephine, 2019. « Children as investigators of Brunerian “Possible worlds”. The role of narrative scenarios in children’s argumentative thinking », Integrative Psychological and Behiavioral Science, vol. 53, no 4, p. 679-693, disponible en ligne sur http://doc.rero.ch/record/327830
63Jacques Francis, 1981, « L’interrogation, force illocutoire et interaction verbale », Langue française, vol. 52, no 1, p. 70‑79.
64Kitchener Karen S., 1983, « Cognition, metacognition, and epistemic cognition, a three-level model of cognitive processing », Human Development, vol. 4, no 26, p. 222-232.
65Lipman Matthew, 1991, Thinking in Education, 1re éd., Cambridge, Cambridge University Press.
66Lipman Matthew, 2006, À l’école de la pensée, 2e éd., trad. fr. N. Decostre, Bruxelles, Éditions de Boeck Université.
67Lipman Matthew & Sharp Ann Margareth, 1978, « Some educational presuppositions of Philosophy for children », Oxford Review of Education, vol. 4, no 1, p. 85-90.
68Meyer Michel, 1982, Logique, langage et argumentation, Paris, Classiques Hachette.
69Nonnon Élisabeth, 2015, Préface « L’argumentation dans les contextes de l’éducation », dans N. Muller Mirza & C. Buty (dir.), L’argumentation dans les contextes de l’éducation, Berne, Peter Lang, p. 1-11.
70Perret-Clermont Anne-Nelly, Schär Rebecca, Greco Sara, Convertini Josephine, Iannaccone Antonio & Rocci Andrea, 2019, « Shifting from a monological to a dialogical perspective on children’s argumentation. Lessons learned », Argumentation in actual practice. Topical studies about argumentative discourse in context, p. 211-236.
71Plantin Christian, 2005, L’argumentation : histoire, théorie et perspectives, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? »
72Platon, 2006, La République, Flammarion, GF, no 653.
73Sasseville Michel & Gagnon Matthieu, 2007, Penser ensemble à l’école, Québec, Presses de l’Université Laval.
74Schär Rebecca & Greco Sara, 2018, « The emergence of issues in everyday discussions between adults and children », International Journal of Semiotics and Visual Rhetoric, vol. 2, no 1, p. 29-43.
75Schär Rebecca, 2021, Argumentative analysis of the emergence of issues in adult-children discussions, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company.
76TLFi (Trésor de la langue française informatisé) art. « problème » [consulté le 20 novembre 2020 sur http://stella.atilf.fr/
77Toulmin Stephen E., 2003, The uses of argument, Cambridge, Cambridge University Press.
78Vernant Denis, 2011, Introduction à la philosophie contemporaine du langage. Du langage à l’action, Paris, Armand Colin.
Notes de bas de page
1 En version originale : community of philosophical inquiry (CPI)
2 C’est sous cette appellation qu’a été consacré dans l’espace francophone le courant éducatif Philosophy for Children, créé dans les années 1960, aux États-Unis, par M. Lipman et A. M. Sharp.
3 TLFi : Trésor de la langue française informatisé, art. « problème » consulté à l’adresse : http://stella.atilf.fr/
4 Les termes (question, problème, désaccord, etc.) peuvent avoir un sens technique mais aussi des sens parfois différents dans la langue naturelle/courante. Dans un contexte pédagogique, il pourrait être utile d'examiner comment recourir à une terminologie qui distingue les différents sens.
5 Issue pouvant être compris comme the question at issue (le problème dont il est question).
6 Par exemple pour J. Dewey (1938) le problème nait d’une situation indéterminée ouverte à l’enquête (inquiry), lorsque l’individu prend conscience de la présence d’un déséquilibre qui ne peut pas être immédiatement résolu.
7 Une manière de définir le problème philosophique, mais qui n’est sans doute pas la seule, est de le rapprocher d’un « problème complexe ». Kitchener propose une distinction intéressante entre « problèmes complexes » ou « mal formulés », qui peuvent faire coexister plusieurs points de vue avec un degré de validité égal, et problèmes « bien-structurés » ou « problèmes-puzzle » qui ont une seule réponse, bonne ou mauvaise, pouvant être déterminée à l’instant présent en utilisant une procédure particulière de prise de décision (1983, p. 224).
8 Terminologie utilisée par D. Vernant (2010, chap. 4) dans la définition du dialogue comme « interaction langagière à finalité transactionnelle » : agir avec les autres (« transaction intersubjective ») sur une image du monde (« transaction intramondaine »).
9 Il faut entendre ici par « participants » tous celles et ceux qui prennent part à la discussion et s’engagent dans le processus de recherche. L’animateur peut devenir lui-même un cochercheur notamment lorsque le groupe est suffisamment mature pour s’autogérer. Si l’on se réfère à des CRP en contexte scolaire, le plus souvent l’enseignant a le rôle d’animateur qui guide les élèves, et les élèves celui de participants.
10 Question traitée également par D. Vernant dans son chapitre du présent ouvrage, mettant en avant les efforts de conceptualisation et de problématisation réalisés par les élèves, la (non-)exploitation de ces pistes faites par les enseignants.
11 Si « partagée » est entendu au sens d’une compréhension et/ou une décision prise à la suite, sous la forme d’un accord. Une décision d'accord ne suppose pas forcément une représentation commune, c’est le cas notamment du malentendu, ou lorsqu’une concession est faite afin d’avancer, etc. « Représentation partagée » peut s’entendre aussi comme pensée partagée étant donné un contexte social commun, ou sous l’influence d’une culture partagée.
12 Notre étude développe ces problématiques en parallèle d’autres analyses proposées dans cet ouvrage. Par exemple, C. Polo montre l’importance de la prise en compte des émotions et d’un travail conjoint dans la régulation de celles-ci, afin de construire un climat propice à la discussion et au développement de la pensée. D. Vernant analyse le travail de problématisation philosophique, dans la même discussion que celle choisie par notre étude de cas (« Croire savoir »), en soulignant le rôle central et délicat de l’étayage des enseignants qui devraient éviter toute projection ou résultat programmé à l’avance. Enfin, méthodologiquement, nous rejoignons la démarche de V. Tartas et S. Frappart qui étudient les mouvements de pensée et d’intercompréhension de soi et d’autrui (l’analyse du « je est un autre ») soulignant l’intérêt de la perspective dialogique pour saisir « les mouvements d’intercompréhension et de tensions ou les changements conceptuels au cours même des échanges » chapitre 9.
13 L’allégorie de la Caverne est décrite par Platon (2016) dans le livre 7 de la République, qui y dévoile sa théorie de la connaissance autour des oppositions : sensible/intelligible, opinion/connaissance, ignorance/savoir. La vidéo passée aux élèves est disponible sur Internet à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=3vss9bi3YfA
14 Nous pouvons d’emblée remarquer que l’allégorie platonicienne invitait à bien plus, car d’autres thématiques y sont abordées, par exemple la question de la responsabilité de celui qui parvient à sortir de la caverne et voit les « vraies » choses, la question des dangers qu'il court, etc.
15 Nous avons, au sujet de l’identification des échanges, une démarche similaire à celle proposée par Tartas et Frappart : définir des épisodes ou des unités de sens en découpant les interventions en fonction du but fixé par l’enseignant et les élèves, et définir si possible les thématiques discutées (chapitre 9 du présent ouvrage).
16 La transcription de cet échange est reprise de la thèse d’A. Fournel (2018) mais nous l’avons retravaillée notamment pour la prise en compte des conduites non verbales. Dans le souci de préserver l’identité des participants, la transcription contient les noms fictifs des élèves (comme dans le corpus cité) ; nous appellerons l’enseignante et l’enseignant Mme Duval et M. Borel.
17 Abréviation pour tour de parole.
18 Il s'agit d'un cas d'argumentation visant la décision (et non pas d'argumentation visant la connaissance).
19 En cela nous rejoignons les conclusions d’une autre contribution à cet ouvrage, celle de C. Polo, qui argumente que le travail d’expression et régulation des émotions par les participants permet de comprendre « comment se construit un climat de discussion sécurisant et propice à la réflexion critique » (dans le présent ouvrage).
Auteurs
Laboratoire LiDiLEM, Université Grenoble Alpes
Anda Fournel est docteure en sciences du langage et diplômée en philosophie et en sciences de l’éducation. Ses recherches menées au sein du laboratoire LiDiLEM de l’Université Grenoble Alpes portent sur le questionnement, le doute, le désir du savoir, la place du corps en philosophie pour enfants, dans une approche interdisciplinaire. Elle coorganise depuis 2013 au LiDiLEM, en collaboration avec Jean-Pascal Simon, le séminaire Philéduc. Elle anime également le réseau PhiloPolis regroupant des partenaires autour du dialogue philosophique dans le bassin grenoblois, au sein duquel a été créé le diplôme d’université PhiloPolis : pratiques du dialogue philosophique dans la cité, en collaboration avec le département de philosophie de l’UGA.
Anne-Nelly Perret-Clermont est professeure émérite de l'Université de Neuchâtel, après des études de psychologie et sciences de l'éducation à Genève, Lausanne et Londres, elle s'intéresse à la dimension argumentative de la pensée et aux enjeux sociocognitifs et identitaires de la communication entre la personne adulte (parent, enseignante, formatrice, chercheure) et les jeunes (bambins, enfants, élèves ou apprentis). Elle approche le raisonnement et l'apprentissage comme des activités individuelles et collectives dont les contextes (informels ou institutionnels) offrent (ou non) des espaces à leur développement. Un détour du chemin hors du champ éducatif la conduit actuellement à préparer avec des collègues « Cultures et guérisons », l'édition des écrits d’Éric de Rosny.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le patois et la vie traditionnelle aux Contamines-Montjoie. Vol. 1
La nature, les activités agro-pastorales et forestières
Hubert Bessat
2010
Paroles de philosophes en herbe
Regards croisés de chercheurs sur une discussion sur la justice en CM2
Jean-Pascal Simon et Michel Tozzi (dir.)
2017
Multimodalité du langage dans les interactions et l’acquisition
Audrey Mazur-Palandre et Isabel Colón de Carvajal
2019
Sociolinguistique des pratiques langagières de jeunes
Faire genre, faire style, faire groupe autour de la Méditerranée
Cyril Trimaille, Christophe Pereira, Karima Ziamari et al. (dir.)
2020
Grammaire descriptive de la langue des signes française
Dynamiques iconiques et linguistique générale
Agnès Millet
2019
Des corpus numériques à l’analyse linguistique en langues de spécialité
Cécile Frérot et Mojca Pecman (dir.)
2021
Les routines discursives dans le discours scientifique oral et écrit
Milla Luodonpää-Manni, Francis Grossmann et Agnès Tutin (dir.)
2022
Enfants et adolescents en discussion philosophique
Analyse pluridisciplinaire du corpus A(p)prendre
Anda Fournel et Jean-Pascal Simon (dir.)
2023