Chapitre 3 : Reprises et représentations du discours de l’élève dans le discours de l’enseignant : un « triple jeu discursif » pendant les discussions à visée philosophique
p. 89-102
Texte intégral
1. Introduction
1Le travail présenté ici se trouve pris dans un contexte de recherche dont la finalité est de caractériser, du point de vue énonciatif, le discours des élèves ainsi que celui de l’enseignant-animateur lors des séances de discussions philosophiques qui se déroulent en milieu scolaire. Nous situant dans le cadre de l’analyse du discours et des études sur le dialogisme (Bakhtine, 1970, 1984), nous voulons plus particulièrement caractériser la présence d’autres discours dans le discours de l’enseignant ainsi que les mouvements discursifs que génère cette présence. Pour effectuer ce travail, nous nous sommes appuyés sur le cadre théorique de la « Représentation du Discours Autre » (Authier-Revuz, 2004, 2020) qui donne une place essentielle à la langue comme système et qui nous a permis de repérer les traces de discours autres dans les discours de l’enseignante-animatrice de la discussion. Nous pensons que les éléments descriptifs qui peuvent voir le jour lors de ces travaux de recherche, peuvent aussi être de bons leviers à la formation des animateurs à de telles pratiques et ceci, quel que soit le cadre dans lequel s’effectuent ces animations (scolaire ou autre). En effet, les postures énonciatives sont, selon nous, directement liées aux types d’activités menées et aux pratiques cognitives en jeu lors de ses séances.
2Le corpus A(p)prendre composé de 6 discussions était une très belle occasion pour nous de confronter cette approche et les questions qu’elle soulève à de nouvelles transcriptions de séances de « philosophie pour enfants ». En effet, nous avions auparavant travaillé sur des corpus de transcriptions de séances qui suivaient des protocoles sensiblement différents et moins ancrés dans la tradition lipmanienne. De plus, la qualité du corpus et les informations qui en émanent ainsi que le fait qu’il porte sur l’école élémentaire et le collège en font un corpus riche qui méritait d’être investi.
3Pour notre part, nous avons choisi de travailler plus spécifiquement sur des séances « Pixie » et « Pourquoi on se pose des questions ? » Nous avons centré notre travail sur les deux premières séances du corpus pour deux raisons : tout d’abord, elles concernaient le premier degré, cadre de nos recherches précédentes et ensuite, et surtout, parce qu’elles étaient orientées explicitement sur des activités intellectuelles différentes avec une première séance axée sur le recueil de questions et une seconde qui part d’une question explicitement formulée « Pourquoi on se pose des questions ? » et à laquelle les élèves étaient confrontés. Ainsi, avions-nous le corpus idéal pour caractériser des séances aux contenus explicitement différents quant aux pratiques intellectuelles en jeu. Pour définir ces pratiques, nous nous sommes appuyés sur les distinctions faites par Tozzi dans son article inaugural de 1993. Il s’agit donc des pratiques de problématisation, de conceptualisation et d’argumentation. Et même si ces pratiques ne peuvent être radicalement séparées, nous avons pu identifier la première séance comme relevant principalement de la problématisation et la seconde comme faisant appel aux autres pratiques cognitives. Ce corpus nous a ainsi permis de travailler simultanément sur deux types de séances aux contenus différents, nous permettant ainsi d’établir une cartographie des énonciations de l’enseignante et plus particulièrement de la présence des « discours autres » dans son discours.
2. Cadre théorique convoqué
4Dans un premier temps, il nous faut circonscrire ce que nous entendons par « discours autre ». Lors de notre travail de thèse (Roiné, 2016), nous avions identifié la présence de trois « autres » au sein des ateliers philosophiques que nous avions analysés : « l’autre en soi », « l’autre du face-à-face » et « l’autre de la médiation sémiotico-culturelle ». La présente recherche ne focalisera son attention que sur l’un de ces « trois autres » : l’« autre du face-à-face ». Cet « autre du face-à-face » dont nous voudrions caractériser la trace dans le discours enseignant est, dans le cadre qui est le nôtre, constitué de tous les participants à la discussion, aussi bien celui à qui s’adresse le locuteur que celui qui entend ce que dit ce même locuteur. Nous n’aborderons donc pas la présence des deux « autres » que nous avions précédemment définis : « l’autre en soi », lorsque le locuteur discute avec lui-même (en représentant son propre discours ou bien en s’y arrêtant pour le commenter) et « l’autre de la médiation sémiotico-culturelle » lorsque le locuteur prend en charge un discours venu explicitement de la sphère culturelle, quels que soient les limites et les contours de cette sphère.
5Nous nous attachons donc au discours enseignant et à la présence en son sein des discours des élèves participant à la discussion. L’objectif d’un tel travail consiste à faire émerger des faits de langue récurrents au sein des discussions et à montrer leur articulation avec d’autres faits de langue de façon à caractériser les discours émis lors des ateliers philosophiques dans le cadre scolaire.
6Pour montrer cette articulation, nous proposons maintenant de définir trois mouvements discursifs à partir des trois acceptions du mot « jeu » : le jeu-ludique, le jeu-déplacement et le jeu-accumulation (Roiné, 2020).
7Le jeu-ludique est bien sûr à entendre au sens que donne Aristote de la praxis dans l’Éthique à Nicomaque. Il s’agit ici d’une activité qui ne vise que son propre accomplissement par opposition à la poiesis qui est une action qui tend vers un but qui lui est extérieur. La praxis caractérise selon nous l’ensemble des pratiques philosophiques à destination des enfants pour lesquelles l’activité, comme exercice d’une pensée mise en mouvement, se suffit à elle-même et ne vise rien d’autre que son déploiement. Ce jeu-ludique se trouve inscrit dans la dimension processuelle de l’atelier philosophique et dans l’absence de clôture de celle-ci. En effet, chaque séance peut en entrainer une autre et ceci sans qu’à un moment, ou à un autre, qui que ce soit puisse dire « voilà la réponse définitive à la question soulevée ». Nous sommes ainsi dans une dynamique qui évite ce que Castoriadis appelle « la clôture du sens » (Castoriadis, 2008). Pour ce qui est de notre étude actuelle, nous laisserons de côté cet aspect du « triple jeu ».
8Le deuxième « jeu » est le jeu-déplacement qui fait appel à une autre acception du mot « jeu » : celle du jeu dans un système qui entraine un déplacement d’une ou plusieurs pièces. Cet aspect du jeu nous apparait essentiel, en ce sens où nous y voyons ce qui permet la mise en œuvre de mouvement de penser à travers les mouvements discursifs qu’il engendre. Nous reviendrons ici dans les exemples analysés sur ces déplacements, mais nous verrons aussi que, parfois, ces déplacements peuvent s’apparenter à de véritables « coups de force lexico-sémantiques » de la part de l’enseignante.
9Le troisième jeu, le jeu-accumulation, fait quant à lui appel à une troisième acception du mot « jeu » : celle d’un « assortiment d’objets destinés à un usage unique » (CNRTL), comme le jeu de clés. Cet aspect nous parait être aussi un élément important de l’animation d’un atelier philosophique dans le sens où, par moments, les différents éléments énoncés sont répertoriés de façon à pouvoir être analysés, spécifiés ou relativisés les uns par rapport aux autres. Ce jeu-accumulation est essentiellement produit par l’enseignant-animateur de la discussion qui par là même effectue des liens et résume ce qui a été découvert au préalable par la communauté de discussion.
10Ainsi, ce que nous avons appelé « le triple jeu discursif » présent lors des ateliers philosophiques sera notre deuxième cadre d’analyse.
11Enfin, nous intéressant à la présence d’autres discours dans le discours de l’enseignant nous ne pouvions que rencontrer le vaste champ du dialogisme issu des travaux pionniers de Bakhtine (1970 & 1984) et Voloshinov (2010). Mais la pluralité des approches au sein de ce kaléidoscope nous oblige à nous positionner sur une question essentielle. Il s’agit de la question de la place dévolue à la langue comme système et à la distinction saussurienne entre langue et parole. Dans l’approche énonciative qui est la nôtre, la place de la langue comme système est essentielle. En effet, dans un ancrage saussurien puis dans la perspective de Benveniste, nous pouvons affirmer que c’est par la langue et son système que prennent place les dialogues effectifs entre des locuteurs. L’étude de faits de langue peut ainsi permettre une étude des faits de discours et, pour ce qui nous concerne, permettre de caractériser un genre émergeant, celui de la pratique philosophique en situation scolaire. En effet, nous pensons que la discussion en atelier philosophique avec des élèves peut être décrite en tant que genre discursif au sens que donne Bakhtine à ce mot, c’est-à-dire l’établissement de règles (« de routines ») relatives à des sphères d’échange (Bakhtine, 1984). Ceci n’est bien entendu pas à entendre comme un enfermement de la pratique philosophique dans un cadre unique et clos. La pratique philosophique est protéiforme et ne saurait être circonscrite à un genre. Mais nous entendons ici le genre de la même manière que Gérard Auguet dans sa thèse comme « un format de communication acquis permettant, au sein d’une communauté, de communiquer sans avoir à réinventer à chaque fois les conditions et les formes de l’échange » (2003, cité par Galichet, 2005, p. 51). Ainsi les éléments de discours que nous mettons au jour s’inscrivent dans cette perspective d’une description d’un genre discursif : la discussion en atelier philosophique dans le cadre scolaire.
12Une fois ces premiers éléments de cadrage posés, il nous faut voir maintenant comment peut être repérée la présence de discours autres à l’aide d’éléments indiciels en langue. Pour cela, nous voulons nous appuyer sur le cadre théorique de la « Représentation du Discours Autre » (RDA, maintenant) issu des travaux d’Authier-Revuz (2004, 2020). Ce cadre théorique nous permet de partir d’une étude des éléments indiciels en langue montrant la présence des « Discours Autres » au sein des énoncés des élèves et d’effectuer un va-et-vient continuel entre analyse linguistique et analyse du discours. L’autre intérêt, selon nous, des travaux d’Authier-Revuz est d’envisager la présence du « discours autre » dans le discours au-delà des formes classiques de discours rapporté à savoir « discours direct », « discours indirect » et « discours indirect libre ». En effet, les travaux d’Authier-Revuz montrent des formes de « Représentation du Discours Autre » beaucoup plus variées en envisageant les formes de modalisation. Ainsi, nous distinguons dans notre recherche :
- le discours direct (P dit « X ») ;
- le discours indirect (P dit que X) ;
- la Modalisation Autonymique d’Emprunt (« X » comme dit P, etc.) ;
- la Modalisation en Assertion Seconde (selon P, X).
13Mais pour cette étude et devant les richesses des corpus sur lesquels nous travaillons, nous voulons aussi aborder un autre phénomène dans un autre cadre, celui des reprises. Pour cela nous nous appuyons sur les travaux de Vion (2006) et distinguons les éléments relevant de l’autoreprise ou de l’hétéroreprise et les éléments relevant soit de la répétition soit de la reformulation.
3. Questions de recherche
14Une fois ce cadrage clarifié, nous pouvons répondre aux trois questions qui nous intéressent ici :
- Quelles traces énonciatives pouvons-nous observer de la présence des discours des élèves dans les discours de l’enseignant-animateur de la discussion à visée philosophique ?
- Peut-on déterminer des postures énonciatives différentes en fonction des pratiques intellectuelles en jeu (problématisation / conceptualisation / argumentation) ?
- Quel « jeu discursif » est permis par la présence du discours de l’élève dans le discours de l’enseignant ?
15Ces trois questions et les éléments de réponses que nous pourrons fournir doivent nous permettre dans un premier temps de décrire les pratiques discursives de l’animateur et dans un second temps peuvent servir de points d’appui à une formation à cette pratique. Nous reviendrons sur cet aspect en conclusion.
4. Méthodologie
16Pour répondre à ces questions, nous avons procédé tout d’abord à une analyse quantitative du corpus qui nous est soumis. Ainsi avons-nous pu montrer le nombre d’occurrences de chacune des formes de « Représentation du Discours Autre » sur chacune des deux discussions analysées. Ensuite, nous avons mené une analyse qualitative de 7 saynètes extraites de ce même corpus. Ces analyses devant nous permettre de voir plus précisément ce qui se joue avec la place prise par la reprise et la représentation du discours des élèves dans le discours de l’enseignante. C’est ici que nous pourrons donner « une valeur » au jeu occasionné par l’énonciation de l’animatrice de la discussion. Ainsi, pourrons-nous montrer les jeux-déplacements et jeux-accumulations occasionnés par la présence de RDA et en donner une interprétation qui nous permettra de caractériser chacune des saynètes analysées.
5. Résultats
17Dans un premier temps donc, les données quantitatives issues de notre recherche montrent une différence très marquée des postures énonciatives de l’enseignante lors de la première séance qui consiste en un recueil de questions : « Pixie » et lors de la seconde séance qui mobilise davantage les pratiques intellectuelles énoncées par Tozzi : « Pourquoi pose-t-on des questions ? »
Tableau 1 – Postures énonciatives de l’enseignante dans les séances analysées.
Formes de présence du discours des élèves dans le discours enseignant | « Pixie » : recueil de questions (240 tours de parole) | « Pourquoi se pose-t-on des questions ? » (171 tours de parole) |
RDA : DD | 1 | 13 |
RDA : DI | 4 | 12 |
RDA : MAE/MAS | 2 | 6 |
Hétéroreprises immédiates (répétition / reformulation) | 51 | 22 |
18On peut noter pour la première séance une très faible représentation du discours de l’élève dans le discours de l’enseignante (alors que d’autres discours sont représentés). Autre point remarquable pour cette première discussion et toujours dans le discours de l’enseignante-animatrice de la discussion, on observe de nombreuses reprises immédiates avec ou sans reformulation (mais la plupart du temps avec reformulation).
19En ce qui concerne la séance « Pourquoi se pose-t-on des questions ? », dont le nombre de tours de parole était sensiblement moindre que pour la discussion précédente, nous avons pu noter une forte présence de la représentation du discours de l’élève dans le discours enseignant essentiellement en discours indirect et narrativisé et en discours direct, mais nous avons aussi observé un nombre certain de reprises. On peut émettre l’hypothèse que cette posture énonciative est due aux attentes de l’enseignante dans cette seconde discussion qui sont davantage liées aux activités de problématisation, conceptualisation et argumentation et qui donc s’attachent davantage aux discours des élèves, à leurs mots et au sens qu’ils produisent. Ce travail sur les mots des élèves et leur sens nécessite que l’enseignante les re-présente à la communauté de recherche de façon à ce que celle-ci puisse s’en emparer… ou non.
20Pour affiner ces premiers constats et vérifier nos hypothèses, nous allons effectuer une analyse de certaines saynètes des deux discussions. Pour commencer, nous analyserons cinq saynètes issues de la séance « Pixie » qui, nous le rappelons, avait pour objectif un recueil de questions puis nous analyserons deux saynètes de la séance qui partait de la question explicitement donnée « Pourquoi se pose-t-on des questions ? »
5.1. Analyse de la séance de questionnement « Pixie » (CE2-CM1)
21Pour commencer l’analyse de cette discussion, voici un premier échange :
Extrait 1 – Jeu-déplacement (Reprise immédiate).
59 | Jacques | bah pourquoi Bruno ne veut plus parler |
60 | Enseign. | okay // pourquoi Bruno ne veut-il plus parler // d’accord {Enseign. écrit la question au tableau} // okay euh Théo |
22Ici, par une hétéroreprise, l’enseignante reformule la question de Jacques. Il est à noter les deux commentaires en ouverture « okay » et en clôture à nouveau « okay » qui formalisent une approbation. C’est ce type d’hétéroreprise avec reformulation et jeu-déplacement que l’on retrouve essentiellement dans cette discussion.
23Pour expliquer cette présence remarquable des hétéroreprises ici, on peut associer cette posture énonciative de l’enseignante lors de cette phase de travail à ses objectifs propres : faire formuler clairement, correctement, conventionnellement des questions aux élèves en s’appuyant sur le texte lu. C’est exactement ce qui se passe dans l’extrait ci-dessus avec une formulation « experte » de la question effectuée par l’enseignante-animatrice.
24Voici un deuxième extrait qui mérite aussi d’être analysé plus finement.
Extrait 2 – Jeu-déplacement (reprise-reformulation).
174 | Mathéo | bah on écrit euh : // parce qu’on va peut-être écrire euh c’est quand on a que // est-ce qu’on a le droit euh : quand on est grand euh de changer son prénom |
175 | Léa | est-ce que nous on a le droit de changer son prénom |
176 | Enseign. | est-ce qu’on a le droit de choisir son prénom// ça vous va ? |
25On observe ici une reprise-reformulation de l’enseignante avec deux déplacements :
- le passage de la dislocation à gauche « nous on » à « on » ;
- le passage de « changer » à « choisir ».
26On peut aussi noter la validation qui est demandée par l’enseignante « ça vous va ? » Nous pouvons interpréter cette reformulation de la part de l’enseignante comme une volonté d’avoir une question formulée conventionnellement pour pouvoir être institutionnalisée (au sens de validable par l’enseignant).
27Maintenant se pose la question de la portée de cette reformulation surtout avec la suppression de la dislocation à gauche « nous/on » et son remplacement par « on ». Lorsque l’élève dit « nous/on » de qui parle-t-il ? À la lecture du tour de parole précédent, on peut émettre l’hypothèse qu’il s’agit des enfants. Or, l’enseignante substitue à cette dislocation un « on » beaucoup plus générique. À travers ce jeu-déplacement, on peut ici parler de « coup de force lexico-sémantique » de la part de l’enseignante, car la reformulation n’est qu’une interprétation possible du discours de l’élève et cette interprétation n’est pas montrée en tant que telle à la communauté de recherche.
28D’autre part, le passage de « on a le droit de changer son prénom » à « on a le droit de choisir son prénom » est aussi une substitution qui peut avoir une portée significative différente. Néanmoins, ici on peut imaginer que la reformulation de l’enseignante soit plus proche du sens que voulait donner l’élève à son propos que lors de la suppression de la dislocation à gauche que nous venons d’évoquer. En effet, on peut interpréter « changer son prénom » de l’élève comme voulant dire « choisir son prénom ».
29Les deux reprises de l’enseignant relèvent donc de la reformulation et au sein du triple jeu discursif qui est le nôtre, relève du jeu-déplacement. Mais le premier jeu-déplacement a une portée interprétative beaucoup plus forte que le second.
30Voici maintenant une autre forme récurrente avec une reprise de la part de l’enseignant suivie d’une reformulation.
Extrait 3 – jeu-déplacement (Reprise puis reformulation).
31 | Alice | bah : c’est intéressant et j’aimerais bien savoir euh // et comprendre euh bah euh comment c’est arrivé euh ça |
32 | Enseign. | comment c’est arrivé // comment c’est possible |
33 | Alice | comment c’est possible |
34 | Enseign. | comment c’est possible d’avoir son bras endormi {Alice : oui} // d’accord okay // euh :: est-ce que quelqu’un veut dire quelque chose par rapport à ce que Alice vient de dire // oui Jacques |
31Là aussi on peut interpréter cette forme qui distingue reprise et reformulation, comme une volonté d’avoir une question syntaxiquement correcte. L’absence d’intonation montante sur « comment c’est possible » nous incite, en effet, à dire qu’il s’agit ici d’une simple reformulation de l’enseignante. L’enseignante laisse l’élève valider cette reformulation pour ensuite la compléter pour la rendre explicite de façon à institutionnaliser la question.
32Pour terminer cette analyse de la séance « Pixie », nous voudrions porter notre regard sur les rares présences de RDA. Pour commencer, voici l’une des rares « Représentation du Discours » sous la forme d’une Modalisation Autonymique d’Emprunt (MAE) qui concerne une représentation du discours de l’élève dans le discours de l’enseignante :
Extrait 4 – Jeu-accumulation (RDA, Modalisation Autonymique d’emprunt).
469 | Enseign. | qui a déjà eu une crampe ? {les enfants lèvent le doigt ; un enfant : moi} // comme vous dites des fourmis // à tel point que // on a soit le bras soit la jambe // complètement // on le sens plus du tout // on voudrait bien la bouger pour avancer // mais // {plusieurs commentaires} on peut plus la faire bouger |
33On peut noter que ce segment discursif ne relève pas du questionnement (pratique principale de la séance), mais participe du processus de conceptualisation. En effet, il s’agit pour l’enseignante de faire un lien entre « avoir des crampes » et « avoir des fourmis » et donc de travailler sur les synonymes. Ici il y a jeu-accumulation et non pas jeu-déplacement par l’utilisation de la Modalisation Autonymique d’Emprunt. Il est à noter que ce mouvement discursif est explicite, et ceci, contrairement aux déplacements précédents. En effet, en utilisant le commentaire méta-discursif « comme vous dites », l’animatrice montre explicitement aux élèves qu’il existe deux dénominations : l’une qu’elle prend en charge, « avoir des crampes » et l’autre qu’elle énonce sans la prendre en charge « avoir des fourmis » et qu’elle renvoie aux élèves. Cet exemple nous montre bien la portée de telles postures énonciatives et leur inscription dans des pratiques cognitives précises (ici le processus de conceptualisation et l’utilisation d’une forme de RDA).
34Les pratiques cognitives spécifiques de la séance (se poser des questions et les formuler) entrainent ainsi peu de représentations du discours de l’élève quel que soit le type de représentation (discours direct, indirect, ou les formes de modalisation). Par contre, on peut noter, sous cette forme, la présence du discours des personnages de l’histoire (« autre de la médiation sémiotico-culturelle ») :
Extrait 5 – Jeu-déplacement (RDA – Discours Indirect).
150 | Enseign. | {rires de plusieurs enfants} alors elle se fait appelée Pixie // elle a choisi d’être appelée Pixie // elle voulait s’appeler Pixie // mais si ça se trouve elle s’appelle vraiment Pixie // mais est-ce qu’elle / est-ce qu’elle dit pas que ça soit un différent |
151 | Élèves | oui oui |
152 | Enseign. | hein ?// elle dit // qu’est-ce qu’elle dit {commentaires des enfants} // ce n’est pas mon vrai nom // donc elle-même elle dit que ce n’est pas son vrai nom |
35Cette représentation du discours d’un personnage de l’histoire permet à la communauté de recherche de se mettre d’accord sur l’interprétation qu’il y a à faire d’un passage qui pose souci. Ici l’enseignant effectue une RDA en discours direct « elle dit […] ce n’est pas mon vrai nom » puis une glose explicative utilisant une RDA (discours indirect) « donc elle-même elle dit que ce n’est pas son vrai nom » qui permet cet accord de tous sur l’interprétation du discours représenté.
5.2. Analyse de la séance « Pourquoi on se pose des questions ? » (CE2-CM1)
36Maintenant, nous voudrions effectuer deux extractions de la séance « Pourquoi on se pose des questions ? » et voir ce que la représentation du discours de l’élève dans le discours de l’enseignante permet de montrer.
37Ce premier extrait nous permet d’observer une RDA en discours direct :
Extrait 6 – Jeu-déplacement (RDA – discours direct).
116 | Alice | bah oui mais en fait vous vous imaginez si on pose pas de questions on se poserait quand même une question pourquoi on est là // euh mais par exemple si on (ne) se posait jamais de questions de notre vie on parlerait jamais et ben :: quand tes parents ils te mettent à l’école et tu (ne) leur parles pas et ben :: tu sais pas ce que c’est une école et tu sais pas ce que tu fais là tu sais pas comment te/ pourquoi t’es là comment t’es là tu sais pas comment tu vis tu sais pas |
117 | Enseign. | c’est intéressant ce que tu dis parce que tu dis // si on se posait pas de questions on parlerait pas |
38L’enseignante commence par un commentaire métadiscursif « c’est intéressant ce que tu dis » puis une RDA en discours direct. Mais ce qui est particulièrement notable, c’est le mouvement discursif engendré par la dyade : Alice commence par une généralisation en utilisant « on » (« si on ne se posait jamais de questions de notre vie on parlerait jamais ») pour ensuite exemplifier et c’est l’enseignante qui revient sur la généralisation avec un léger déplacement (suppression de « jamais » et passage de « on parlerait jamais » à « on parlerait pas »). Par le commentaire métadiscursif et par la représentation du discours de l’élève en DD, l’enseignant institutionnalise la proposition d’Alice (relevant de la pratique cognitive de l’argumentation) et en fait un objet de discussion. On retrouve ici la posture énonciative de l’enseignant-animateur d’une pratique philosophique avec les élèves qui arrive à extraire un segment discursif d’un discours d’un élève pour en faire un objet de discussion à destination de la communauté de recherche. Tout cela en valorisant l’élève qui a donné un point de vue.
39D’autre part, dans cette séance, on remarque l’utilisation assez fréquente par l’enseignant du syntagme « vouloir dire », avec neuf occurrences au présent (« tu veux dire X » / « X, c’est ce que tu veux dire ») et deux occurrences à l’imparfait (« X c’est ce que tu voulais dire »). Cela montre explicitement, selon nous, la dimension interprétative de la représentation du discours de l’élève dans le discours enseignant et par là même la possibilité qu’ont les élèves de revenir sur cette interprétation. Pour terminer donc un autre exemple d’utilisant de la RDA chez l’enseignante avec une formulation en « vouloir dire » :
Extrait 7 – jeu déplacement et jeu-accumulation (RDA – discours direct).
25 | Anna | ben en fait / en fait genre si on s’était pas posé des questions comment communiquer euh comment est fait / comment on est fait euh comment est-ce que les enfants peuvent apprendre là on serait pas à l’école quoi {Enseign. : non} on aurait été comme ça beh beh |
26 | Enseign. | donc // donc ce que tu veux dire / ce que tu veux dire Anna c’est que les êtres humains // on aurait pas évolué si on ne s’était pas posé de questions {Anna : bah oui} et ça rejoint un petit peu la question de / d’Emma hein ? Emma ? ta question c’était {Anna : elle est là Emma} pourquoi hein / pourquoi on évolue pourquoi on n’est plus comme euh des hommes préhistoriques // okay ? Emma |
40Dans le discours de l’enseignant, on retrouve les deux dimensions du triple jeu discursif que nous évoquions plus haut. Tout d’abord, le jeu-déplacement (« on » /« les êtres humains »). Ici, il est à noter que la dislocation à gauche effectuée par l’enseignante « les êtres humains // on », permet de rendre explicite ce « on » générique utilisé par Anna, et ainsi d’éviter le « coup de force lexico-sémantique » que nous évoquions plus haut, car l’élève peut alors revenir sur le passage de « on » à « êtres humains ». D’autant plus qu’à deux reprises l’enseignant renvoie aux élèves son interprétation à l’aide de l’interjection « hein ? ».
41Ensuite, on trouve la dimension accumulative du triple jeu discursif, avec la mise en relation avec le discours d’Anna et la question qu’elle posait (« ta question c’était {Anna : elle est là Emma} pourquoi hein / pourquoi on évolue pourquoi on n’est plus comme euh des hommes préhistoriques »).
6. Conclusion et préconisations
42En conclusion, l’analyse de ce corpus très riche nous a permis de montrer les changements de place pris par la « Représentation du Discours Autre » et les reprises en fonction des pratiques intellectuelles en jeu. D’une part les pratiques explicitement liées au processus de conceptualisation ou à l’argumentation montrent une forte présence de RDA au sein des deux jeux discursifs que sont le jeu-accumulation et le jeu-déplacement. D’autre part, la séance de recueil de questions montre une surreprésentation de l’hétéroreprise en reformulation avec cette fois un jeu ancré dans le déplacement. Ainsi nous pouvons caractériser les pratiques cognitives en jeu à travers les postures énonciatives de l’enseignant-animateur de la discussion et voir apparaitre la genèse des mouvements discursifs qui permettent à la discussion de se poursuivre et aux participants de maintenir une posture réflexive sur les mots utilisés et le sens produit par ceux-ci.
43Ces éléments nous semblent intéressants du point de vue de la caractérisation des dialogues philosophiques avec les enfants, comme genre discursif. Mais il nous apparait aussi important dans le cadre de la formation des enseignants à cette pratique. En effet, attirer l’attention des animateurs et animatrices de discussions sur ces postures qui permettent d’opérer des échanges sur ce qui a été dit et sur le sens produit par ce qui a été formulé nous semble au cœur du rôle d’animateur d’atelier philosophique à destination des enfants. Ainsi, un travail sur corpus permettant d’isoler les différentes postures énonciatives de l’enseignant-animateur nous semble être un outil de formation très riche. Ce travail permettrait de montrer divers gestes professionnels langagiers indispensables à l’animation de la discussion, et parmi ceux-ci, ceux que nous avons isolés dans cet article :
- L’extraction-focalisation d’un segment discursif venant de l’élève afin d’en faire un objet à interpréter-discuter. Ceci peut se faire à l’aide de reprises immédiates du discours de l’élève ou bien à l’aide de sa représentation dans le discours de l’enseignant.
- La validation du discours de l’élève par la reprise immédiate avec, éventuellement reformulation-déplacement afin de respecter les règles conventionnelles de la langue.
- L’accumulation de plusieurs reprises ou représentations du discours des élèves afin de montrer la multiplicité des points de vue et de problématiser ceux-ci.
- Enfin, l’explicitation de ces mouvements afin d’éviter ce que nous avons appelé les « coups de force lexico-sémantiques » de la part de l’enseignant.
44Ces éléments sont des points d’appui à l’animation d’une discussion qui peut permettre à celle-ci de voir le jour et de progresser dans le respect des participants et la valorisation de leurs discours.
7. Bibliographie
45Auguet Gérard, 2003, La discussion à visée philosophique aux cycles 2 et 3 : un genre scolaire nouveau en voie d’institution ?, thèse de doctorat, Université Montpellier III.
46Authier-Revuz Jacqueline, 2020, Représentation du Discours Autre, principes pour une description, Berlin, De Gruyter.
47Authier-Revuz Jacqueline, 2004, « La représentation du discours autre : un champ multiplement hétérogène », dans J.-M. Lopez-Munoz, S. Marnette & L. Rosier (dir.), Le discours rapporté dans tous ses états, Paris, L’Harmattan, p. 35-53.
48Bakhtine Mikhaïl, 1970, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil.
49Bakhtine Mikhaïl, 1984, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard.
50Castoriadis Cornelius, 2008, Ce qui fait la Grèce. La cité et les Lois, Paris, Seuil.
51Galichet François, 2005, « La discussion à visée philosophique : un genre scolaire impossible ? », Spirale. Revue de recherches en éducation, vol. 35, p. 49-57, disponible en ligne sur https://www.persee.fr/doc/spira_0994-3722_2005_num_35_1_1338.
52Roiné Philippe, 2016, Étude des éléments dialogiques présents dans les processus de conceptualisation lors des Discussions à Visée Philosophique en cycle 3 de l’école élémentaire, thèse de doctorat, Université de Cergy-Pontoise.
53Roiné Philippe, 2019, « Les représentations du discours de l'élève dans le discours enseignant » dans A. Fournel, J.-P. Simon, S. Lagrange-Lanaspre, J.-M. Colletta, & E. Auriac-Slusarczyk (dir.), Philosopher avec les enfants. Fabrique de l’apprendre, fabrique du savoir ?, Clermont Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, p. 367-381.
54Tozzi Michel, 1993, « Contribution à l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopher », Revue française de pédagogie, no 103, p. 19-31, disponible en ligne sur http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfp_0556-7807_1993_num_103_1_1294.
55Vion Robert, 2006, « Reprise et mode d’implication énonciative », La linguistique, vol. 42, no 2, p. 11-28.
56Voloshinov Valentin N., 2010, Marxisme et Philosophie du Langage, Limoges, Lambert-Lucas.
Auteur
Laboratoire EMA, Université de Cergy-Pontoise
Philippe Roiné est professeur certifié de lettres modernes après avoir été instituteur et professeur des écoles pendant plus de vingt ans. Philippe Roiné enseigne à l’INSPE de Versailles depuis 2014. Docteur en sciences du langage après avoir soutenu une thèse portant sur « Les processus de conceptualisation lors des discussions à visée philosophique », il est actuellement chercheur associé au sein du laboratoire EMA-CY, Cergy Paris Université. Il exerce aussi les fonctions de directeur des études pour le master 2 MEEF-PE du site de Gennevilliers de l’INSPE de Versailles ainsi que la coresponsabilité du département de Philosophie-Sciences humaines et sociales (INSPE Versailles).
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