Introduction
p. 5-18
Texte intégral
1. Cadre général, finalités et public visés
1La plupart des travaux de recherche sur les dialogues philosophiques avec les enfants se font aujourd’hui en prenant pour cadre de référence le courant éducatif Philosophy for Children (Philosophie pour enfants), initié par Matthew Lipman et Ann Margareth Sharp aux États-Unis, dans les années 1970. Dans ce cadre, de nombreux travaux de recherche ont analysé ces pratiques pour montrer leur impact sur les apprentissages, en termes de développement d’habiletés cognitives, sociales ou affectives1.
2Le présent ouvrage s’inscrit clairement dans une perspective de recherche, rassemblant des travaux élaborés dans des cadres disciplinaires variés (sciences du langage, philosophie, psychologie, ergonomie, sciences de l’éducation, communication, etc.). Les chercheurs contributeurs se sont mobilisés autour d’un objectif commun, celui d’éclairer un même corpus – corpus A(p)prendre –, de mettre au jour les implicites présents dans les pratiques étudiées, dans le champ de la Philosophie pour enfants, et de le faire avec finesse et subtilité même si cela demanderait de sortir du confort disciplinaire de chacun. L’objectif de cet ouvrage n’est donc pas de proposer de nouvelles preuves de l’apport de ces pratiques, pas plus que de proposer des pistes pour les praticiens pour mieux les mettre en œuvre, comme nous l’avions fait dans Paroles de philosophes en herbe, le précédent volume2 publié dans cette même collection.
3C’est, à notre connaissance, le premier ouvrage de ce type. Sa visée est le renouvellement et l’enrichissement des connaissances et des questionnements dans les domaines de recherche convoqués. S’il permet de mieux comprendre ce qui se joue dans ces pratiques, dans la parole et la pensée des enfants ou des adolescents, et dans l’accompagnement que l’adulte leur réserve, ce n’est pas là son but premier. Le public visé est donc avant tout celui des chercheur·e·s, notamment celles et ceux qui s’intéressent au dialogue.
4C’est un ouvrage que l’on peut qualifier de « méthodologie par l’exemple » dans la mesure où il analyse une activité empirique, telle qu’elle se réalise et non pas telle qu’on voudrait qu’elle se réalise. En cela, il pourra être utile également aux doctorants et étudiants en master, leur montrant que des approches et méthodes d’analyse différentes peuvent être appliquées à un même corpus.
2. Ouverture et pluridisciplinarité autour d’un corpus commun
5Nous avons fait le pari que le corpus que nous avons recueilli dans le cadre du travail de thèse d’Anda Fournel (2018)3 peut intéresser plus largement des chercheur·euse·s en sciences humaines et sociales qui sauraient en tirer profit pour le compte de leur(s) propre(s) discipline(s).
6Afin de vérifier cela, nous avons lancé un large appel à contribution auprès de cette communauté de chercheurs travaillant sur les interactions et le dialogue. Nous leur avons proposé d’analyser, avec les perspectives et les outils qui sont les leurs, un ensemble de discussions philosophiques menées avec des enfants et des adolescents4. Il s’agit du corpus A(p)prendre, au centre du présent ouvrage, et qui a fait l’objet d’abord d’un colloque organisé en novembre 2019, à Grenoble5. Le corpus que nous avons proposé a intéressé plusieurs disciplines de recherche autour des thématiques comme le raisonnement, l’argumentation, le langage, la pensée, le développement, le corps et les émotions. Les analyses qui en ont été faites soulèvent également des questionnements dans les domaines disciplinaires respectifs. L’originalité de notre ouvrage, qui prolonge le dialogue entamé lors du colloque, est donc de réunir ces travaux dans une approche pluridisciplinaire.
7Ce qui caractérise la démarche de cet ouvrage est l’ouverture de chacun.e à d’autres domaines de recherche. Le regard des autres conduit chaque coauteur·e·s à se réinterroger dans le champ qui est le sien. L’unité de l’ouvrage est essentiellement portée par le corpus et si les champs théoriques se recoupent et se recouvrent parfois, nous n’avons pas visé une conceptualisation unifiée et unificatrice des analyses. Nous avons convoqué des approches variées mettant en œuvre des critères d’analyse spécifiques à chacun des champs disciplinaires. En cela, harmoniser des notions n’aurait eu aucun sens, car elles renvoient et appartiennent à des champs disciplinaires différents. Nous n’avons pas procédé non plus à une harmonisation des appellations des pratiques étudiées : communauté de recherche philosophique (CRP), discussion philosophique, discussion à visée philosophique (DVP) ou discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP), atelier philosophique, etc. Le faire revenait à gommer les différences, les implicites et les cadres spécifiques à chacune des approches convoquées. Cela pourra dérouter le lecteur, mais c’est aussi une richesse, car chaque cadre théorique apporte une pierre, une dimension spécifique, à l’analyse d’un même corpus. Il est donc impossible, avec un tel objectif d’avoir une terminologie unifiée. Chaque co-auteur·e a fait le choix de sortir du « confort » de sa discipline pour aller à la rencontre des autres. Cela permet de gagner en complémentarité, il nous semble qu’ainsi l’ouvrage propose une analyse globale subtile de ce corpus.
3. Le corpus A(p)prendre
8Nous avons proposé aux chercheur·euse·s un corpus constitué à partir de situations empiriques, non expérimentales. Recueillis en « situation réelle », les dialogues enregistrés n’avaient pas pour objectif initial de fournir des corpus à des chercheur·euse·s, mais de permettre la mise en œuvre de pratiques éducatives destinées à des enfants de classes primaires ou des jeunes élèves de collège. C’est la raison pour laquelle le corpus ne peut pas être cadré au millimètre et laisse place à des défis pour les chercheurs qui doivent composer avec des situations hétérogènes.
9Le corpus est constitué de transcriptions orthographiques de discussions philosophiques conduites entre 2014 et 2016 dans un collège de la ville de Grenoble, établissement situé en zone d’éducation prioritaire (le collège Vercors, partenaire d’un projet de recherche-action6) et dans une classe d’école primaire en milieu rural (niveau CE2-CM1), située à une trentaine de kilomètres de Grenoble, dans un environnement socioculturel aisé. Il s’agit de séances de discussions philosophiques menées avec des enfants (âgés de 8-10 ans) et des adolescents (âgés de 11-14 ans). En mettant en place ces discussions avec leurs élèves, sur le temps scolaire (au collège, sur les heures de français ou d’histoire-géographie7) ou en dehors des cours, sous la forme d’un « club philo » (au collège), les enseignants impliqués ont souhaité s’inscrire dans une pratique de dialogue dont l’objectif est d’apprendre aux jeunes à penser et raisonner ensemble.
10Cette pratique trouve son origine dans le courant de philosophie pragmatiste dont J. Dewey, créateur d’une « école laboratoire », est un des fondateurs. Sa conception éducative rejoint les idées et projets de M. Montessori, C.B. Freinet, J. Korczak et bien d’autres. M. Lipman et ses proches collaborateurs, dont A. M. Sharp, ont formalisé la démarche de « communauté de recherche philosophique » aux États-Unis, dans les années 1970. En France, depuis les années 1990-2000, ces pratiques ne cessent de se développer sous de multiples formes : la Discussion à Visée Démocratique et Philosophique (désormais DVDP), proposée par M. Tozzi, l’atelier de philosophie de J. Lévine, etc. Ce qui caractérise les échanges langagiers à l’œuvre dans ces activités réflexives, c’est la mobilisation de différentes formes de pensée : critique ou logique, créative, et soucieuse des autres. Lorsqu’il y a argumentation, c’est moins pour convaincre l’autre de la véracité d’un point de vue que pour s’interroger collectivement sur ce qui le fonde, sur ses limites et implications.
11Les enseignants qui animent les séances dans ces établissements ont suivi une formation axée sur la démarche lipmanienne et le dispositif de « communauté de recherche philosophique ». Dans cette approche Philosophy for children développée par les initiateurs (cf. Lipman, Sharp & Oscanyan, 1980)8, les enseignants sont invités à mobiliser une pédagogie du questionnement, à prêter attention au processus avec le souci d’aider les élèves à aller plus loin dans la réflexion, à interagir et collaborer. Pour aider les enseignants dans ces missions, le programme lipmanien prévoit un matériel pédagogique composé de romans philosophiques et des guides contenant différentes ressources (plans de discussion, exercices) ainsi qu’un ensemble d’outils (appelés par Lipman « habiletés de pensée ») permettant de travailler la dimension intellectuelle (par exemple : formuler des hypothèses, chercher des exemples et des contre-exemples, problématiser, définir les termes, distinguer, envisager plusieurs angles d’approche, plusieurs réponses possibles, les justifier, envisager les conséquences, identifier les mauvais arguments, etc.) et la dimension sociale du processus de penser (s’écouter, s’entraider, élaborer à partir des idées des autres, etc.), en d’autres termes, l’aspect « communauté ». Ces outils sont à la fois des ressources pour les élèves, afin de développer leur réflexion, et des éléments didactiques pour l’enseignant. Dans l’approche de Lipman et Sharp, il y a trois étapes principales dans le déroulement de la séance : la lecture collective d’une histoire philosophique ; un recueil de questions ; et le dialogue proprement dit.
12Dans la réalité de leur pratique, telle que nous l’avons captée à travers le corpus, les enseignants utilisent les outils et le matériel pédagogique lipmanien, tout en faisant appel à d’autres ressources issues d’autres approches (par exemple, partir non pas des romans philosophiques écrits par Lipman, mais de mythes, de la littérature jeunesse, d’une phrase célèbre, etc.). Nous pouvons dire que les enseignants, notamment au collège, ont pris la liberté de construire une démarche « locale » qui associe l’esprit de pédagogie lipmanienne, mais aussi des éléments de pédagogie institutionnelle qui est intégrée également dans le projet du collège Vercors.
13Le corpus A(p)prendre proposé aux coauteurs de cet ouvrage est constitué de 6 séances, sous forme de transcriptions réalisées à partir des enregistrements vidéo9. Les caractéristiques de ces séances sont présentées dans le tableau ci-après :
14Les deux séances recueillies en classe primaire, en milieu rural, l’ont été chez une enseignante qui faisait alors son mémoire professionnel sur la pratique du dialogue philosophique avec les enfants10, en se demandant plus précisément en quoi celle-ci leur permettrait de mieux penser ensemble et par eux-mêmes. Cette enseignante a par ailleurs une expérience d’enseignement du français langue étrangère, cadre dans lequel elle a animé de nombreuses discussions autour de thèmes propices à la controverse.
15La classe est constituée de 25 élèves (13 filles et 12 garçons, 6 en CE2 et 19 en CM1), le climat scolaire est bon et les élèves sont issus d’un milieu plutôt favorisé. La première séance (S1 dans le Tableau 1) avait pour but d’éveiller la curiosité des élèves. Pour cela les élèves ont lu le premier chapitre du roman philosophique Pixie écrit par Matthew Lipman. À l’issue de cette lecture le groupe d’élèves était invité à dire ce qui les étonnait dans l’histoire en formulant sous forme de questions les choses qu’ils avaient envie d’approfondir. Les questions ont été triées selon qu’elles renvoient à des questions de compréhension, d’interprétation, et selon qu’elles demandent de mobiliser des connaissances ou permettent d’engager une réflexion philosophique. C’est de cette séance qu’est issue la question qui est discutée dans la séance suivante (S2), une semaine plus tard : « Pourquoi on se pose des questions ? » Cette délibération a conduit les élèves à exercer des habiletés de pensée telles qu’apporter un contre-exemple, formuler des hypothèses, etc.
16Les quatre autres séances ont été enregistrées au collège Vercors par un collectif d’enseignants très impliqués pédagogiquement dans divers projets comme : une classe sans note, formations à la pédagogie « Freinet », etc. Ainsi, à la rentrée 2014, une équipe de 8 enseignants a mis en place un projet pédagogique d’« Initiation à la pensée philosophique »11 dont l’objectif était de permettre aux élèves de donner du sens à leurs apprentissages, de structurer et développer leur pensée. Ils ont ainsi mis en place un programme d’ateliers philosophiques, à raison d’une heure par quinzaine, sur le temps scolaire, pour les élèves de 6e et 5e. Pour cela ils ont été accompagnés par des chercheurs du laboratoire LiDiLEM, sous la forme de temps de formations, d’observations et d’échanges sur les pratiques. Cela a permis à cette équipe initiale, qui s’est étoffée par la suite, de développer des compétences professionnelles d’animation et de conduite de dialogues philosophiques. Cet établissement a été le lieu de recueil de données vidéo d’un grand nombre de séances, dans deux types de contexte : sur le temps scolaire et en club philo.
17Il y a donc deux types de public : un public « contraint » par les activités de classe et un autre qui participe volontairement au club philo. Les enseignants qui animent les séances du club philo animent également les séances conduites en classe. Malgré le changement de contexte, les rôles scolaires ont du mal à s’effacer : les adultes restent des enseignants et les adolescents restent des élèves. Cela n’est pas sans impact sur les pratiques, comme certains chercheurs ont pu le constater dans leurs analyses.
18Nous avons donc quatre situations filmées au collège Vercors. Deux séances ont été filmées en contexte de classe : « Qu’est-ce que le destin ? », en 6e, et « Je est un autre », en 5e, avec des effectifs restreints.
19Deux autres séances ont été enregistrées lors de la première année de mise en place d’un club philo : « Je est un autre » et « Croire et savoir ». Six jeunes de 5e participent à chacun de ces ateliers, accompagnés par plusieurs adultes. Ils sont cinq dans la séance « Je est un autre », trois sont les animateurs principaux, les deux autres interviennent plus ponctuellement et ont un rôle d’observateur. Pour la séance « Croire et savoir », ils sont deux à guider ensemble la discussion.
20Ce corpus de six séances permet de comprendre l’activité à l’œuvre dans ces séances, telle qu’elle se déroule : une activité processuelle ouverte, créative, imprévisible. Le corpus est donc une trace qui constitue la base commune pour l’ensemble des recherches présentées dans cet ouvrage. Les pratiques empiriques observées en tant qu’activités situées scolairement sont porteuses d’intentions et de buts, elles peuvent donc être en décalage par rapport à ce qui a été proposé dans la démarche de la communauté de recherche philosophique (CRP). Un second niveau de décalage peut se situer entre l’intention pédagogique des enseignants et la réalisation effective de l’activité. Les chercheurs interrogent tous ces décalages ou dysfonctionnements, en s’engageant dans leurs analyses avec prudence et finesse.
4. Quelques extraits commentés
21La présentation des deux extraits suivants permettra aux lecteurs de mieux comprendre les situations que nous avons offertes à l’analyse des chercheur·e·s qui ont contribué à cet ouvrage. Le premier extrait (Extrait 1) est constitué de quelques échanges en classe primaire. Ils font suite à la lecture, par l’enseignante, du début du chapitre 1, du roman philosophique Pixie écrit par M. Lipman à destination des enfants âgés de 8-9 ans.
Extrait 1 – Recueil de questions – CE2-CM1.
16 | Enseign. | ah tu n’étais pas là // alors les questions hein // c’était qu’est-ce que vous avez trouvé intéressant dans l’histoire // qu’est-ce qui nous a étonnés dans cette histoire |
17 | Hélène | qu’est-ce que vous voulez savoir ou comprendre |
18 | Enseign. | qu’est-ce que vous voulez savoir ou comprendre // alors Laurent |
19 | Laurent | que le bonhomme il peut / que Pixie peut se tordre // qu’elle peut se tordre |
20 | Enseign. | alors Pixie peut se tordre // c’est ce que tu trou {Laurent : (xxx)} / trouves< intéressant > ?// d’accord |
[…] | ||
24 | Enseign. | c’est il ou c’est elle ? |
25 | élève | c’est elle |
26 | Enseign. | c’est elle hein ? // et on avait vérifié dans le texte c’est bien une fille / c’est bien une fille d’accord euh ALICE |
27 | Alice | j’aimerais bien savoir // comment il bah son bras il peut être endormi et comment une personne qui s’est endormie ne puisse pas le bouger // alors qu’elle peut bouger sauf son bras |
28 | Enseign. | alors // tu peux répéter s’il te plait |
29 | Alice | bah euh elle dit qu’il était endormi qu’elle ne pouvait plus le bouger |
30 | Enseign. | mmh |
31 | Alice | bah : c’est intéressant et j’aimerais bien savoir euh // et comprendre euh bah euh comment c’est arrivé euh ça |
32 | Enseign. | comment c’est arrivé // comment c’est possible |
33 | Alice | comment c’est possible |
34 | Enseign. | comment c’est possible d’avoir son bras endormi {Alice : oui} // d’accord okay // euh :: est-ce que quelqu’un veut dire quelque chose par rapport à ce que Alice vient de dire // oui Jacques |
22Les trois premières interventions illustrent la démarche lipmanienne qui consiste, à partir d’un support (ici un texte) à inviter les participants à formuler les questions qui leur viennent à l’esprit, leurs étonnements, leurs doutes, etc. L’intervention (TdP no 17) de l’élève Hélène qui poursuit celle de l’enseignant montre que cette démarche est intégrée et comprise par les élèves. Plusieurs motifs d’étonnement sont mentionnés pas les élèves : Laurent se demande pourquoi Pixie peut se tordre (TdP no 19), plusieurs élèves se demandent si Pixie est une fille ou un garçon (TdP no 24-26), Alice s’interroge sur la manière dont une partie du corps peut être endormie et l’autre éveillée (TdP no 27 à 34). Il s’agit donc d’un recueil de questions parmi lesquelles une sera choisie comme objet commun de discussion.
23Le deuxième extrait illustre l’entrée en matière d’une séance de discussion ou de délibération autour de la question choisie.
Extrait 2 – Début de discussion – Collège 6e « qu’est-ce que le destin ».
12 | Enseign.1 | suite à la / à l’histoire d’Œdipe que :: je vous avais racontée // vous aviez // posé un certain nombre de questions // Abelle peux-tu lire les questions que vous aviez posées |
13 | Abelle | pouvons-nous fuir / éviter notre destin // peut-il vraiment essayer de fuir son destin // peut-on vraiment échapper à son destin // avons-nous tous un destin // est-il possible de connaitre son destin // qu’est-ce que le destin // y a-t-il quelque chose qui commande nos actions |
14 | Enseign.2 | alors quel est le mot qui revient tout le temps |
15 | Abelle | destin |
16 | Enseign.2 | destin // qui sait // alors qu’est-ce qu’on va devoir faire maintenant |
17 | Abelle | bah : trouver euh ::: celles qui sont générales |
18 | Enseign.2 | oui mais avant ? |
19 | Enseign.1 | non non on a fait ça |
20 | Yann | trouver la définition de destin |
21 | Enseign.2 | et oui Yann tu as raison |
22 | Enseign.1 | alors // qu’est-ce que c’est que le destin |
23 | Shade | Ramon |
24 | Ramon | bah :: le destin c’est ce qui va se passer dans euh ::: // dans un avenir futur |
24On retrouve dans l’intervention de l’enseignant 1 (TdP no 12) la démarche évoquée plus haut : les élèves formulent et choisissent une question qui sera discutée. L’intérêt de cet extrait est qu’il montre comment les élèves sont guidés dans leur réflexion. Il ne s’agit pas de répondre de but en blanc à la question mais de s’entendre tout d’abord sur le sens des mots. Ainsi en 14 l’enseignant 2 attire l’attention sur le mot « qui revient tout le temps » et sollicite une habileté de pensée : donner une définition.
5. La structure de l’ouvrage
25L’ouvrage est structuré en deux parties : Partie 1 : Raisonnement, conceptualisation et argumentation ; Partie 2 : Interactions, construction de sens et signification. Chaque partie est précédée d’un chapitre introductif, proposant au lecteur un cadre de réflexion construit à partir de la lecture des différents chapitres.
26La première partie est consacrée à des contributions qui explorent et approfondissent les processus cognitifs et langagiers à l’œuvre dans les interactions étudiées dans ce volume, sous l’angle du raisonnement, de la conceptualisation et de l’argumentation, ainsi que des méthodes qui permettent de les analyser. Dans son chapitre introductif intitulé : « Les pédagogies dialogiques : raisonnement, conceptualisation et argumentation », Michael Baker construit un canevas autour de trois axes permettant de mieux comprendre et définir les types d’apprentissages à l’œuvre dans les pédagogies fondées sur le dialogue (qui incluent également l’éducation dialogique et l’apprentissage collaboratif), comme celle proposée en Philosophie pour enfants : les objectifs pédagogiques, le processus à l’œuvre dans les interactions et la mise en scène des situations éducatives. Il examine, à lumière de ce cadre, les cinq contributions de cette première partie, pour en souligner leur originalité. D’abord, l’étude des connecteurs discursifs contribuant à mieux cerner la structuration hiérarchique des discussions (proposée par Gaëlle Ferré), ainsi que pour repérer, plus loin, des mouvements discursifs et psychologiques – le « déplacement » et le « déploiement » de la pensée – permettant de caractériser la « pensée en acte » des élèves (dans le chapitre d’Emmanuèle Auriac-Slusarczyk & Hélène Maire). Du côté de l’enseignement également, sont identifiés et décrits dans les processus de conceptualisation et d’argumentation les mouvements discursifs, de type « accumulation » et « déplacement », qui permettent à la discussion de se poursuivre et aux participants de maintenir leur implication réflexive. Ces mouvements permettent, comme le souligne Philippe Roiné, outre la caractérisation du genre discursif, de fournir des outils en termes de postures énonciatives à l’activité d’animation. La compréhension de l’activité de « guidage » mise en œuvre par l’enseignant est au cœur aussi de l’approche proposée par Yasmina Kebir Yasmina Kebir, Vincent Boutet, Antonietta Specogna et Valérie Saint-Dizier de Almeida qui croise deux méthodologies : l’analyse interactionnelle et l’entretien de confrontation, dans le but de mieux prendre en compte le défi de l’enseignant de poursuivre les objectifs pédagogiques définis au préalable tout en préservant un espace de dialogue ouvert, sans exclure le passage en force d’un guidage réfléchi a priori. Enfin, la nécessité de prendre en compte la circulation des affects dans le travail argumentatif au sein de la discussion débouche, dans la proposition de Claire Polo, sur un travail conjoint enseignant-élèves dans la régulation des émotions, processus nécessaire pour construire un climat de discussion sécurisant et propice pour philosopher ensemble.
27La seconde partie porte sur la dynamique des interactions à l’œuvre dans les séances analysées avec pour objectif de rendre compte de la construction collective du sens. Dans son chapitre introductif intitulé « Du dialogue à la dynamique discursive, un point de repère pour l’animation des CRP », Jean-Pascal Simon propose lui aussi une grille d’analyse autour de l’élaboration discursive d’un ou des objets de discours dans les pratiques analysées. Il cherche à identifier dans chacune des propositions des contributeurs de cette seconde partie de l’ouvrage, les objets discursifs élaborés dans l’interaction. Leur identification permet à l’auteur de regrouper dans un modèle théorique des types différents de dynamique discursive (épistémique, performative, problématisante, éthique, interprétative, émotionnelle, etc.) faisant état de la complexité de la pensée qui se construit dans le dialogue. Ainsi, la proposition de Anda Fournel et Anne-Nelly Perret-Clermont autour de l’émergence d’un « problème commun » donne une place centrale à l’objet de discours partagé dans le dispositif de Philosophie pour enfants. Elles montrent que ce qui est un problème pour les uns ne l’est pas pour les autres, ou que le problème de l’animateur n’est pas forcément celui de l’élève. Denis Vernant invite à nous interroger sur la distinction entre vocable, notion et concept. Alaric Kholer mobilise les outils d’analyse de la logique naturelle montrant qu’ils permettent de voir justement le passage, par exemple, du vocable à la notion et de la notion au concept. Ces deux contributions illustrent le fait que dans le dialogue, on passe de l’un à l’autre et que les cheminements suivis par les protagonistes sont parfois divergents. Valérie Tartas et Sören Frappart étudient la construction dialogique d’une discussion dont l’objet est la compréhension de l’énoncé « Je est un autre ». Elles cherchent à voir si les ateliers sont des espaces de pensée et comment celle-ci se développe. Enfin, Christophe Point s’intéresse à la CRP comme outil pour une éducation démocratique. Pour cela, il propose quatre types de manifestations démocratiques : l’hospitalité épistémique, l’expérimentalisme, le faillibilisme collectif et le méliorisme qu’il utilise comme outils d’analyse des CRP.
28Cet ouvrage s’inscrit dans la complexité de ces pratiques empiriques qui ne peuvent s’aborder qu’à travers un prisme de points de vue, d’outils, d’analyses, etc. différents. C’est dans ce but que nous avons invité ces auteur·e·s à nous proposer leur regard sur ce corpus. Nous sortons ainsi du confort de nos disciplines respectives pour emprunter des chemins de traverse et tenter de dresser une cartographie nouvelle de ces pratiques éducatives.
Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet la revue de la littérature récente proposée par E. Auriac-Slusarczyk, & H. Maire, (2020), « Sur les pas de Lipman, philosopher à l’école. Une histoire scientifique à connaître », dans A. Fournel, J.-P. Simon, S. Lagrange-Lanaspre & J.-M. Colletta (dir.), Philosopher avec les enfants. Fabrique de l’apprendre, fabrique du savoir, Presses universitaires Blaise Pascal, p. 21-57.
2 J.-P. Simon & M. Tozzi (2017), Paroles de philosophes en herbe. Regards croisés de chercheurs sur une discussion sur la justice en CM2, Grenoble, UGA Éditions.
3 A. Fournel, Analyse pragmatique et actionnelle de l'acte de questionner. Le questionnement chez des élèves de primaire et de collège pratiquant la philosophie à l'école (Thèse de doctorat), Grenoble, Université Grenoble Alpes, 2018, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01841459/document
4 Les chercheurs qui souhaitent analyser le corpus A(p)prendre pourront trouver sur le site Ortolang toutes les informations nécessaires ainsi que les conditions de son exploitation. Lien pérenne : https://0-hdl-handle-net.catalogue.libraries.london.ac.uk/11403/corpus-phileduc
5 Lien vers le site du colloque : https://corpusapprendre.sciencesconf.org/ ; voir aussi les pages du projet "Philéduc" sur le site du Laboratoire LiDiLEM : https://lidilem.univ-grenoble-alpes.fr/thematiques-recherche/actions-recherche/phileduc
6 Dans le cadre de l’expérimentation Institut Carnot de l’Éducation,
Auvergne-Rhône-Alpes, 2016-2019, http://ife.ens-lyon.fr/ife/ressources-et-services/institut-carnot-de-leducation/le-reseau-1/copy_of_pr-liste
7 Actuellement au collège Vercors, les élèves continuent à avoir des discussions philosophiques, menées par une équipe d’enseignants, à raison d’une heure toutes les deux semaines dans toutes les classes de 6e, 5e et 3e du collège.
8 M. Lipman, A. M Sharp, & F. S. Oscanyan, 1980, Philosophy in the classroom, Philadelphia, Temple University Press.
9 Lorsqu’il a été nécessaire et à la demande des chercheur·euse·s, les enregistrements vidéo ont été mis à leur disposition.
10 Mémoire disponible en ligne : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01417990/document
11 Ce projet a reçu le Prix de l’éducation prioritaire, parmi les Prix de l’innovation 2016 décernées par le ministère de l’Éducation nationale.
Auteurs
Laboratoire LiDiLEM, Université Grenoble Alpes
Anda Fournel est docteure en sciences du langage et diplômée en philosophie et en sciences de l’éducation. Ses recherches menées au sein du laboratoire LiDiLEM de l’Université Grenoble Alpes portent sur le questionnement, le doute, le désir du savoir, la place du corps en philosophie pour enfants, dans une approche interdisciplinaire. Elle coorganise depuis 2013 au LiDiLEM, en collaboration avec Jean-Pascal Simon, le séminaire Philéduc. Elle anime également le réseau PhiloPolis regroupant des partenaires autour du dialogue philosophique dans le bassin grenoblois, au sein duquel a été créé le diplôme d’université PhiloPolis : pratiques du dialogue philosophique dans la cité, en collaboration avec le département de philosophie de l’UGA.
Laboratoire LiDiLEM, Université Grenoble Alpes
Jean-Pascal Simon est maitre de conférences en sciences du langage, au laboratoire LiDiLEM, Université Grenoble Alpes. Ses travaux de recherche portent sur les interactions verbales en situations didactiques. Dans ce cadre, ses travaux ont porté successivement sur la compréhension de texte, les conduites explicatives en classe maternelle et les discussions à visée philosophiques.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le patois et la vie traditionnelle aux Contamines-Montjoie. Vol. 1
La nature, les activités agro-pastorales et forestières
Hubert Bessat
2010
Paroles de philosophes en herbe
Regards croisés de chercheurs sur une discussion sur la justice en CM2
Jean-Pascal Simon et Michel Tozzi (dir.)
2017
Multimodalité du langage dans les interactions et l’acquisition
Audrey Mazur-Palandre et Isabel Colón de Carvajal
2019
Sociolinguistique des pratiques langagières de jeunes
Faire genre, faire style, faire groupe autour de la Méditerranée
Cyril Trimaille, Christophe Pereira, Karima Ziamari et al. (dir.)
2020
Grammaire descriptive de la langue des signes française
Dynamiques iconiques et linguistique générale
Agnès Millet
2019
Des corpus numériques à l’analyse linguistique en langues de spécialité
Cécile Frérot et Mojca Pecman (dir.)
2021
Les routines discursives dans le discours scientifique oral et écrit
Milla Luodonpää-Manni, Francis Grossmann et Agnès Tutin (dir.)
2022
Enfants et adolescents en discussion philosophique
Analyse pluridisciplinaire du corpus A(p)prendre
Anda Fournel et Jean-Pascal Simon (dir.)
2023