Cicéron, Orationes
p. 343-358
Texte intégral
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1– achevé d’imprimer du Io mai 1684 (pour les trois volumes de l’édition consultée à Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, cote OE v 4° 750-752 inv. 1480-1482 ; ainsi qu’à la BM de Grenoble, cote F. 6052)1 ; privilège du roi accordé à Simon Benard à Paris pour vingt ans, donné à Versailles le 30 octobre 1683, registré le 25 novembre 1683.
2– lieu d’édition : Paris
3– imprimeur : Denys Thierry et Veuve Simon Benard. Le privilège dit à la fin : « Ledit Benard a cedé moitié dudit Privilege à Denys Thierry Imprimeur-Libraire, & ancien Consul des Marchands à Paris »
4– commentateur : Charles de Mérouville, s.j.
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5Charles de Hallot de Mérouville est né à Mérouville (Eure-et-Loir) en 1625. Entré au noviciat en 1643, « il enseigna 7 ans la grammaire et les humanités, 5 ans la rhétorique, fut 40 ans préfet des classes et mourut, le 9 avril 1705, au collège de Paris2 ». L’édition des discours dans la collection Ad usum Delphini est sa seule publication.
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PRINCIPALES ÉDITIONS ANTÉRIEURES
6– 1471, double édition princeps à Rome (par Giovanni Andrea Bussi) et à Venise (L. Carbo)
7– 1473, Brescia, Ferando (éd. Guarini, de Vérone, 1370-1460)
8– 1498, Milan (éd. Minuziano, professeur et imprimeur, 1450-1522)
9– 1499, Bologne (éd. de Filippo Beroaldo l’ancien, 145 3-1515)
10– 1519, Venise, Alde et Andr. Socerus (éd. Andreas Naugerius)
11– 1527, Paris, Josse Bade
12– 1534, Bâle, éd. J. Hervager (J. Camerarius)
13– 1538, Paris, Robert Estienne (qui utilise les travaux de P. Vettori)
14– 1540-1546, Venise, Alde (avec corrections de Paul Manuce)
15– 1560-1562, Lyon, J. Frellonius (P. Vettori, Paul Manuce, Joachim Camerarius, Girolamo Ferrari)
16– 1566, Paris (D. Lambin, R. Boemaraeus)
17– 1581, Lyon, Séb. Gryphe (avec notes d’Asconius Pedianus, P. Vettori, Paul Manuce, Gabriele Faerno, François Hotman, Denis Lambin)
18– 1584, Genève (D. Lambin, Fulvio Orsini)
19– 1588, Lyon, sumpt. Sybillae a Porta (D. Godefroy, d’après D. Lambin)
20– 1617, Leyde, P. Van der Aa (J. Gulielmus et J. Gruterus, éd. revue par Jacobus Gronovius)
21– 1618-1619 : Hambourg, Froben (Jan Gruter et Jan Gulielmius), avec un double privilège, de l’empereur de Germanie et du roi de France et de Navarre, daté du 9 novembre 1612
22– 1661 : Amsterdam, Elzevier (C. Schrevelius, qui reprend l’édition de Gruter)
23– 1684-1699 : Amsterdam (J. Graevius ou Greff, avec corrections de Jacques Ménard et de Jean Passerat).
ÉDITIONS ULTÉRIEURES DES ORATIONES DE L’AD USUM DELPHINI
24La Bibliographie de Sommervogel donne quelques rééditions apparemment complètes et un certain nombre d’orationes selectae. En recoupant avec le catalogue de la British Museum Library3 on parvient à la liste suivante.
Éditions complètes
25– 1725, Venise, ap. Joannem Malachinum
26– 1729 et 1794, Patavii, Jo. Manfré
27– 1819, Venise (revue et récrite par M.-A. Ferratti).
Éditions partielles
28– 1692 et 1698 : Cambridge, Jo. Hayes (Brit. Mus. : « 1699, 8°, cote 11397.a.6. », mais cet ouvrage est sauf erreur absent de l’entrée « Cicero - Orations - Two or more Orations »)
29– 1706, 1714, 1722 : Londres (le Brit. Mus. précise pour 1722 : Londres, J. Knapton, avec le De senectute et le De amicitia, donnée comme « editio quarta »)
30– 1739, 1758, 1761 : Londres (avec le De senectute et le De amicitia)
31– 1768 et 1812 : Dublin
32– 1780, 1789, 1793, 1813 : Londres
33– 1817 (Brit. Mus.) : Londres, F. C. & J. Rivington (donnée comme « editio decima sexta » ; le catalogue ajoute : « Previous edition 1722 »)
34– 1822 (Sommervogel) : Londres
35– 1830 (Brit. Mus.) : même édition que 1817, donnée comme « editio decima nona ».
36Les indications de Sommervogel sont certes à prendre avec circonspection – Étienne Wolff nous signale que celui-ci « gonfle » souvent ses bibliographies, ad majorent gloriam Societatis. Mais à seulement confronter sa liste avec celle de la British Museum Library, on voit que, pour les selectae, 1830 est la 19e édition d’un texte dont 1817 est la 17e et 1722 la 4e. La date de 1692 a donc quelques chances d’être celle de l’originale d’une édition partielle anglaise, indéfiniment reprise, et nommément rattachée, au titre, à l’édition de Mérouville. Pour l’édition complète des Orationes, on notera de même que celle de 1819 à Venise est dite par Sommervogel revue et récrite par M.-A. Ferratti. Dans tous les cas, s’il y a bien reprise du travail de Mérouville, on a le sentiment que c’est une reprise assez nominale : une façon d’annoncer la dimension scolaire de la publication.
37En tout état de cause, nous avons vu une édition postérieure des Orationes complètes, par un tout autre éditeur scientifique, Joseph Olivet : 1740-1746, Genève, Cramer et Philibert. Elle a un texte corrigé et est beaucoup plus complète que celle de Mérouville, puisqu’elle intègre les annotations et les variantes des commentateurs antérieurs. Pour notre propos, le point est qu’Olivet ne parle même pas de l’édition de Mérouville, ce qui montre assurément le peu de crédit de cette dernière auprès des savants.
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TITRE
Tome I
38M. T. CICERONIS | | ORATIONES | | Interpretatione & Notis illustravit | | P. CAROLUS DE MEROUVILLE, | | Societatis JESU ; | | JUSSU | | CHRISTIANISSIMI REGIS, | | AD USUM | | SERENISSIMI DELPHINI. | | [Marque d’imprimeur] | | PARISIIS, | | Apud DIONYSIUM THIERRY, viâ Jacobeâ ; sub signo | | Urbis Lutetiae. | | ET | | Viduam SlMONIS BERNARD, viâ Jacobeâ, è regione | | Collegii LUDOVICI MAGNI. | | [filet] | | M.DC.LXXXIV. | | CUM PRIVILEGIO REGIS.
Tome II
39Page de titre identique, sauf l’ajout, après la ligne SERENISSIMI DELPHINI., d’une ligne : TOMUS II.
Tome III
40Page de titre identique, sauf l’ajout, après la ligne SERENISSIMI DELPHINI., d’une ligne : TOMUS 111.
FORMAT
41In-4°, pièces liminaires non paginées mais feuillets signés alphabétiquement, puis texte des discours et indices paginés en chiffres arabes.
CONTENU
42Le tome I comprend :
- dédicace (a ij r° - a iij v°) et préface (une feuille non paginée) : éloge de Montausier, de Bossuet et de Huet
- Vita de Cicéron (p. i-xxix)
- table des discours (xxix v°). La table numérote de I à XIII les discours qui vont du Pro Quinctio au Pro lege Manilia, en comptant pour sept discours les diverses Verrines : Divinatio in Verrem, Proemium in Caium Verrem, In Caium Verrem lib. 1, 2, 3, 4, 5.
- privilège (une feuille non paginée)
- texte : 590 pages (texte et notes des discours ; index rerum, p. 575-583,index amplificationum..p. 584-590)
- errata (une page non paginée).
43Le tome II comprend :
- page de titre
- Breviarium vitae de Cicéron, tirée d’Aurelius Victor, et, au verso, la table des discours (une feuille non paginée). La table numérote de XIV à XXXI les discours qui vont du Pro Cluentio au Pro Plancio, dont les trois De lege agraria et les quatre Catilinaires
- texte : 595 pages (texte et notes des discours ; index rerum, p. 576-586, index amplificationum..., p. 587-595). Sont ajoutés après le discours numéroté XXXI deux fragments, le Pro Cornelio et le Pro Scauro (tirés du commentaire d’Asconius Pedianus, et présentés au texte comme les autres discours)
- errata (à la fin de la p. 595)
- privilège (p. 595 v° et débordant sur une feuille non paginée).
44Le tome III comprend :
- page de titre
- la table des discours (a ij r°-v°). La table numérote de XXXII à LVII les discours qui vont du Pro Sestio au De pace, dont les quatorze Philippiques
- texte : 683 pages (texte et notes des discours ; index rerum, p. 665-675, index amplificationum..., p. 676-683). Le De pace est tiré de Dion Cassius et attribué à Cicéron « sans aucun doute, ut quin illius sit, nemo plane dubitet », p. 626). Sont ajoutés ensuite l’invective contre Cicéron attribuée à Salluste, la réponse à celui-ci « faussement attribuée à Cicéron, Ciceroni falso ascripta », le fragment Ad populum et equites romanos antequam iret in exilium (tous présentés au texte comme les autres discours). Suivent encore, traités en un paragraphe chacun, les sujets des discours perdus (p. 657-660), et les fragments de ces discours qui subsistent (p. 661-664)
- errata (au verso de la p. 683)
- privilège (une feuille non paginée).
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45L’édition de Cicéron est une affaire qui, par excellence, relève des Jésuites. Le privilège des Orationes précise : « Et dans la distribution qui a esté faite de ce travail [la collection Ad usum D.], Nous avons chargé plusieurs Peres de la Compagnie de JESUS de travailler à l’explication des Oeuvres de Ciceron, dont ils se sont acquittez à nostre satisfaction. » Mais pourquoi, dans la Compagnie, Charles de Mérouville ? C’est d’autant plus la question que, comme nous allons le voir, celui-ci a repris une bonne partie du travail d’un autre Jésuite. Il y a là comme un soupçon de plagiat. Pour instruire l’affaire, nous donnerons d’abord une première description des trois volumes ; nous regarderons ensuite le dossier de l’accusation ; enfin nous examinerons ce qu’on peut dire pour la défense de Mérouville. On aura ainsi, à la mode jésuite, un petit exercice de contra suivi de son pro.
46Pour l’établissement du texte, Mérouville semble avoir suivi le texte de l’édition de Denis Lambin. Les quelques variantes cependant prouvent qu’il a eu entre les mains d’autres éditions. Nous n’avons pu repérer lesquelles ; en tout cas il ne suit pas celle de Gruter. Mérouville, pas plus que Jacques Proust pour les Opera rhetorica, ne tient compte des variae lectiones des commentateurs précédents. Ce n’est pas une édition aux prétentions savantes.
47Ce qui l’intéresse en effet n’est pas tant l’établissement du texte que l’usage qui en sera fait. De ce point de vue, sa présentation typographique est éloquente. Le but est, sans surprise avec les Jésuites, la classe de rhétorique.
48Les lecteurs désormais habitués aux principes de présentation des ouvrages Ad usum reconnaîtront d’abord les éléments habituels. Le texte même de Cicéron, en romain, est accompagné en bas de la page par
49– une interpretatio, centrée, qui se réduit le plus souvent à quelques mots du texte glosés par un autre
50– puis les notae, sur deux colonnes, et bien plus copieuses, qui mêlent comme c’était l’usage informations historiques et remarques stylistiques.
51Par exemple, l’interpretatio du Pro Ligario compte au total trente-deux mots glosés (avec appel de note alphabétique) : necessarius Pansa au § I est glosé par amicissimus, ejus animum au début du § 28 par Pompeii, etc. Autre élément habihabituel : au bout de chaque volume, l’index rerum. Il donne deux nombres, le premier renvoyant à la page, le second au numéro de la note dans la page, présentés ainsi « 15. not. 30 », « 257. not. 27 ». Cet index mêle noms propres avec thèmes et mots méritant d’être relevés.
52Tout cela est la norme de la collection. Ce qui est plus spécifique est la façon dont chaque discours est introduit, ainsi qu’un second index.
53Le dictionnaire de Moreri en donne une vision assez claire : « MEROU-VILLE (Charles de) Jesuite, mort l’an 1704 [sic], a publié vers l’an 1682 [sic], une nouvelle édition des Oraisons de Cicéron, à laquelle il a ajoûté un Commentaire dans lequel il donne une explication courte, mais bonne, des endroits difficiles ; & une Analyse exacte de chaque Harangue de Ciceron ; des Sommaires de ce qu’elles contiennent, & tout ce que l’on peut souhaiter pour rendre un Ouvrage de cette espece accompli, & utile à tous ceux qui veulent lire les Oraisons de Ciceron. *Merouville, Praef. in Orat. Ciceron. Baillet, Jugem. des Sçav. Sur les Crit. Gramm4 »
54En effet, chaque discours est précédé d’une sorte de sommaire, en italique. Il commence par le sujet ou argumentum. Sont précisés ensuite
- les personnages impliqués, personae
- le temps et le lieu, tempus, locus
- l’état de la cause, genus causae (ou status causae) remplacé parfois par la quaestio
- le Stylus (à partir du Pro domo sua, soit au milieu du tome 11)
- les parties du discours, exorde, narration, etc., partes
- l’issue du procès, eventus.
55Cette longue liste est d’ailleurs loin d’être toujours suivie complètement. Le Stylus en particulier est noté pour assez peu de discours. Il renvoie à la théorie des trois styles par quelques adjectifs, subtilis pour le Pro domo ou le Pro Ligario, « elegans est, ornatus, & aureo quodam orationis flumine temperatus » pour le Pro Marcello, tennis pour la première Philippique, et pour la huitième « temperatus est & tennis initia quidem, dum deliberat ; at cum invebitur, sublimior ».
56Prenons de nouveau pour exemple le Pro Ligario. L’argumentum développe le sujet sur quinze lignes. Les personae énumèrent Ligarius l’accusé, Tubéron l’accusateur, Cicéron l’avocat, César le juge. Le tempus donne la date de 701 ab urbe condita, sous le troisième consulat de César, et avec un Cicéron âgé de 61 ans. Le genus causae « est dans le genre judicialis ». Le Stylus est « fin et subtil, et dans le genre médiocre. Ce discours est assaisonné de douceur, et de ces figures qui lui apportent la suavité5 ». Les partes sont au nombre de quatre : exorde, narration, discussion (contentio) et péroraison. L’eventus est repris du célèbre passage de Plutarque dans sa Vie de Cicéron : saisi par l’éloquence tullienne, César lâche les tablettes où étaient inscrites l’acte d’accusation, et Ligarius n’est pas condamné à l’exil.
57Après ce « chapeau » d’ensemble en italique, le texte, en romain, est découpé selon les parties annoncées, exorde, etc. Chaque partie est de nouveau précédée, en italique, d’une analyse ou analysis plus ou moins longue qui énumère et même le plus souvent numérote les arguments de la partie.
58L’index spécifique porte de même la marque des Jésuites. Il est rhétorique, selon le titre complet que voici : « Miter index amplificationum, figurarum, et illustriorum locorum. » Dans les tomes I et II, les renvois se font aux numéros des paragraphes (eux-mêmes à peu près conformes au paragraphage actuel).
59Dans le tome III, s’y ajoute un renvoi à la ligne de la page. L’index lui-même est organisé alphabétiquement, mêlant
60– noms de figure (de pensée, pour l’essentiel) : collatio, commonitio, commoratio, cornparatio...
61– grands moments ou tirades de rhétorique, amplificatio, descriptio, laus, locus communis...
62À l’intérieur de chaque entrée, des précisions sont encore données : Amplificatio per comparationem exemplorum, per admirationem, per interrogationem & contentionem, per frequentationem... Exordium ab adjunctis, à sua & rei persona, ab ironia, ab abrupto per indignationem, à commiseratione...
63On mesure le travail considérable que représente une telle somme d’analyses. Mais c’est ici que l’affaire se corse, et qu’intervient l’accusation de plagiat.
64En effet, le Jésuite Charles de Mérouville s’est appuyé pour l’essentiel sur le travail d’un autre Jésuite, Martin du Cygne. Il s’agit de l’Analysis rbetorica omnium orationum M. T. Ciceronis, qui a selon Sommervogel pour première édition 16616. Elle a eu trois rééditions séparées avant 1684, date des volumes de Mérouville : 1665,1670 et 1677, toutes à Cologne7.
65Situons d’abord la fraternité entre Jésuites.
66Martin du Cygne est né à Saint-Omer en 1619, où il meurt à cinquante ans, en 1669, après y avoir longtemps été professeur de rhétorique puis préfet des études. Sa production littéraire se divise très classiquement en pièces de théâtre et enseignement. D’un côté huit tragédies en français. De l’autre, et en latin, un art poétique, des Elegantiae latinae linguae, une Ars historica, et pour ce qui nous concerne, une Ars rbetorica, une Fons eloquentiae et l’Analysis rhetorica8. La Fons est l’édition de l’ensemble des discours de Cicéron, avec les corrections de ses prédécesseurs et des notes : Leodii [Liège], ap. J. Math. Hovium, 1675. Dans cette première édition, elle est publiée avec l’Analysis rbetorica. N’ayant pu la voir, nous ignorons si Mérouville a aussi repris là son texte des discours de Cicéron : mais ce serait envisageable, tout comme est logique que Du Cygne se soit fondé plutôt sur Lambin que sur Gruter. Notons en tout cas les lieux successifs de publication de l’Analysis : d’abord Douai, puis Liège, enfin Cologne. Voilà qui ne rapproche pas de Paris.
67Charles de Hallot de Mérouville, lui, n’est pas aussi provincial, et il ne publie pas en Allemagne. Né en 1625, il est de six ans le cadet de Du Cygne. Il entre au noviciat en 1643, soit cinq ans après celui-ci. Préfet des classes à Louis-le-Grand pendant quarante ans, il meurt le 9 avril 1705. L’édition des discours dans la collection Ad usum Delphini est sa seule publication, à près de soixante ans, et quinze ans après la mort de Du Cygne. On voit le contraste d’ensemble. Préfet des études à Saint-Omer contre préfet des classes à Louis-le-Grand. Du Cygne publie beaucoup et se fait piller ; Mérouville pille et ne publie rien d’autre. Le Parisien a une surface sociale visiblement suffisante pour que l’on songe à lui dans la Compagnie - à moins de supposer qu’il ait fait le Cicéron par devoir, parce qu’aucun autre Jésuite ne voulait accepter un fardeau pareil.
68Le plagiat est massif, s’il n’est pas complet. L’édition de Mérouville reprend à Du Cygne des formulations entières. On peut prendre le Parisien la main dans le sac, de façon presque amusante. L’entrée Descriptio de l’index de Du Cygne compte seize exemples, pour la totalité des discours de Cicéron. Dans son volume I, Mérouville reprend d’un bloc les dix premiers exemples de Du Cygne, avec leur formulation. Il va ainsi, comme Du Cygne, du Pro Roscio Amerino au Pro Caecinna. Mais le Parisien ajoute alors dix autres exemples de descriptions, et il a oublié – lui ou peut-être la petite main qui a fait l’index – de les ventiler à l’intérieur des autres. La trace du larcin est là : un premier bloc de dix exemples suivi d’un second, chacun recommençant à partir du Pro Roscio Amerino pour continuer par les Verrines. Mais cet exemple montre aussi d’emblée la position de Mérouville : moins plagiat à ses yeux qu’amélioration d’une base de données préexistante.
69Tenons-nous en pour l’instant à l’accusation. Le plagiat est signalé avec indignation par une nouvelle édition de l’Analysis rhetorica. Sa date même est intéressante : 1704. C’est exactement un an avant la mort d’un Mérouville alors âgé de soixante-dix-neuf ans9 ; c’est aussi trente-cinq ans après la mort de Du Cygne. Le lieu de publication, de même, est intéressant : Paris, et chez Jean Boudot, « Regis & Regiae Scientiarum Academiae Typographum10 ». L’Académie royale des sciences répond à la désormais ancienne collection du Dauphin. Tout cela sent déjà réparation et amende honorable. Adressée à l’abbé Roger de La Rochefoucauld, la lettre-dédicace par Jean Boudot ne cesse de faire l’éloge de Louis-le-Grand - où, précisément, a régné le préfet des études Mérouville... La préface, elle, parle explicitement de plagiat, même si elle ne l’attribue pas nommément à Mérouville, qui n’est pas mort (nous soulignons) : « [Pour montrer Cicéron en prince de l’art oratoire, cet art que tous désirent expliquer aux élèves] il n’a pas manqué jusqu’ici d’auteurs qui [...] ont soit emprunté largement à son œuvre < théorique >, soit exécuté ce qu’ils souhaitaient si fort réaliser. Mais quels sont les résultats ? Ils ont produit des volumes entiers remplis de petites remarques futiles, ou alors au contraire, obscurcies par la fumée de leur lampe allumée jour et nuit, de longues réflexions à la science trop profonde. Sous un tel fouillis ils n’ont fait qu’écraser les esprits des jeunes gens, en n’apportant rien d’utile ni d’éclairant pour la compréhension de la technique rhétorique, laquelle aurait dû être leur visée prioritaire. À tout prendre, mieux vaut ces professeurs de rhétorique, si du moins il en existe (j’ai peine à croire là-dessus les médisances de leurs détracteurs), ces professeurs, dis-je, qui ont donné cette Analysis de Cicéron à leurs élèves comme un trésor par eux-mêmes amassé. Mieux vaut donc ces professeurs ornés des plumes élégantes de Martin du Cygne, qui ont vanté pour leurs les siennes, et qui, s’élevant grâce au bien d’autrui, se sont fait une réputation certaine parmi leurs distingués collègues : de fait, s’ils ont eu le bonheur de pouvoir tromper leur monde, c’est que les exemplaires de ce livre, malgré une édition souvent réimprimée, ont presque tous disparu. Mais bref : Martin du Cygne est de nouveau publié ; indigné, il reprend les plumes qui lui appartiennent. Le but n’est pas de punir, d’ailleurs mal, ses voleurs, et de les forcer à lui rendre son bien, la mine basse. Le but est que le fruit de ses veilles, à l’époque destiné à un cercle restreint, puisse désormais profiter à tous les jeunes gens qui aiment et l’éloquence et Cicéron11. »
70L’accusation de plagiat est assez nette, même si Mérouville n’est pas nommé. Le Journal de Trévoux va reprendre l’accusation, tout en l’édulcorant de façon astucieuse. Son compte rendu de l’Analysis mérite d’être cité en entier12. Il permet en effet de préciser, par ricochets, et la réception de l’édition Mérouville, et surtout les attendus pédagogiques des deux entreprises (nous soulignons) : « Les Oraisons de Ciceron sont le modele de la veritable eloquence ; la force des raisons, la Majesté du style, la delicatesse des tours, s’y fait sentir, même aux personnes d’un esprit mediocre. Mais la finesse de ces Oraisons, n’est pas quelquefois assez connue des personnes même d’un esprit excellent. Elles sont frapées de la justesse de toute la piece, sans pouvoir démeler les proportions des parties qui la composent. Elles sont touchées, enlevées par les rapides mouvemens de l’Orateur, sans apercevoir l’artifice des ressorts qu’il fait joüer. Cependant, sans une exacte connoissance de cet artifice, on ne sent qu’à demi la beauté de ces chef-d’œuvre, & la lecture en est inutile pour former des Orateurs. C’est dans cette vûë que tant d’habiles Rheteurs, tant de fameux Critiques ont entrepris de publier des Analyses des Oraisons de Ciceron ; lesquelles, comme par une espece d’Anatomie reduisent ces Oraisons à leurs principes : & après les avoir dégagées des ornemens qui cachent la forme & l’enchainement des Propositions, les laissent voir telles que le jugement les a disposées, avant que l’imagination s’emploiât à les embellir. C’est dans ces Analyses qu’on peut examiner de sang froid la force de chaque preuve : c’est elles qui montrent l’usage que Ciceron a fait des figures, pour cacher le faible de la cause qu’il soûtenoit. Enfin elles enseignent le fin de la Rhetorique avec plus de brieveté & d’agrement que ne font ces longues & seches deductions de preceptes.
71On a recüeilly en trois Volumes in folio les Analyses composées par des Auteurs celebres du seizieme siecle. Freigius en a donné de plus courtes en trois petits tomes13. Le Pere de Merouville Jesuite en a joint de fort estimées à l’édition des Oraisons de Ciceron qu’il a faite en trois tomes in 4° pour Monseigneur le Dauphin.
72Le P. Martin du Cygne mort à Ypres en M. DCLXIX. fit imprimer en M. DCLXI. les Analyses qu’on vient de réimprimer. On en a fait un grand nombre dedirions [sic], & les connoisseurs conviennent que la brieveté ne leur ôte rien, & qu’elles donnent une entiere connoissance de l’oeconomie des Oraisons de Ciceron. Le P. du Cygne a passé pour le plus fameux Rheteur de son tems. Outre ces Analyses il a laissé une Poétique, un art historique & une Rhetorique, qu’un Professeur celebre ajugée si parfaite qu’il l’a dictée à ses Ecoliers comme son ouvrage. On lotie son bon goût, mais des censeurs chagrins le traiteront peut-être sur cela de plagiaire.
73La nouvelle edition des Analyses est dediée à M. l’Abbé de la Rochefoucault pensionnaire au College de Loüis le Grand ; elle contient un éloge de ce jeune Abbé, à la verité duquel nous rendons témoignage avec plaisir. Elle contient aussi des particularitez curieuses de la vie du Cardinal De la Rochefoucaut de Sainte & Illustre memoire.
74La Table qu’on a mise à la fin de l’ouvrage, fournit aux Lecteurs un moyen aisé de trouver dans Ciceron des modelles de toutes les especes de compositions de Rhetorique, de toutes les parties d’un discours, de chaque figure & de la maniere de traiter chaque passion. »
75On voit l’effet d’écho :
- Journal de Trévoux : « Outre ces Analyses il a laissé [...] une Rhetorique, qu’un Professeur celebre a jugée si parfaite qu’il l’a dictée à ses Ecoliers comme son ouvrage. On lotie son bon goût, mais des censeurs chagrins le traiteront peut-être sur cela de plagiaire »
- préface de l’Analysis en 1704, traduite maintenant de façon plus littérale : « Ces professeurs de rhétorique, si du moins il en existe (j’ai peine à croire là-dessus les propos médisants de leurs détracteurs), ces professeurs, dis-je, qui ont enrichi, ditavêre, leurs propres élèves par le trésor de ces Analysis de Cicéron, comme si véritablement elles avaient été amassées par leurs propres moyens. »
76Le compte rendu de Trévoux esquive donc poliment l’accusation, tout en tirant une bonne part de son information de la préface du livre dont il rend compte. Ce ne serait pas l’Analysis de Du Cygne qui aurait été plagiée, mais sa Rhétorique. Autre déplacement : tout se passe comme si le ditare de la préface (« enrichir ») avait été lu dictare, « dicter », ce qui permet de renvoyer l’opération au huis clos de la classe - un plagiat, mais sans publication.
77Ainsi les convenances sont-elles respectées. Mérouville, encore vivant, n’est pas visé directement. Mais la mise en regard de son éloge et de celui de son confrère est en soi assez éloquente. Mérouville a joint des analyses « fort estimées » à son édition des Orationes. Du Cygne, lui, « a passé pour le plus fameux Rheteur de son tems ». Des deux ce ne serait donc pas Mérouville le plus célèbre, même si, pour reprendre le texte de la préface, il a su se faire une certaine réputation, un nom non ignobile parmi ses collègues professeurs de rhétorique.
78Que dire maintenant pour la défense de Mérouville ?
79Si l’on compare rapidement l’Analysis rhetorica de Du Cygne et l’édition de Mérouville, on sera sensible aux ressemblances massives, et on parlera de plagiat. Tout ce qui fait a priori l’originalité de Mérouville vient de l’Analysis : la présentation générale avec ses genus causae, Stylus, etc. ; les analyses qui précèdent chaque partie d’un discours donné ; l’index des amplifications et des figures.
80Si maintenant on affine cette impression d’ensemble à partir de quelques sondages, on parlera plutôt de correction. Il semble en effet que dans le détail Mérouville ait souvent retouché le texte de son prédécesseur, et qu’il s’en serve comme d’une matière première pour sa propre réflexion. En 1684, nous sommes quinze ans après la mort de Du Cygne et vingt-trois ans après la première édition de son Analysis. Ce que Mérouville propose alors, c’est en somme une édition revue et corrigée, mise au goût du jour, et probablement, à ses yeux du moins, améliorée, passée au crible d’un œil critique. En termes jésuites, justement, c’est la fameuse « correction fraternelle ». Non pas plagiat mais amélioration d’une oeuvre commune, chère à la Compagnie, à savoir l’enseignement de la rhétorique. Les volumes Ad usum Delphini pérennisent au fond l’œuvre de Du Cygne, ce que laisse d’ailleurs entendre son éditeur de 1704 : à tout prendre, mieux vaut cela que les fatras précédant l’Analysis, d’autant plus que celle-ci n’est plus disponible14. Du point de vue des partisans de Du Cygne, l’édition Mérouville est un pis-aller. Du point de vue de Mérouville, la même édition est une version supérieure.
81Pour aller plus loin dans l’analyse, il faudrait évidemment une lecture de tout Du Cygne et de tout Mérouville, ce qui déborde le travail propre à l’établissement de cette fiche15. Nous nous en tiendrons ici à une lecture comparée de l’index rhétorique, ce qui est pour être plus facile n’est pas moins parlant. L’index donne en effet une vision de la « grille » que chacun des deux a en tête.
82Le premier fait frappant est que Du Cygne donne un index raisonné, et Mérouville un index purement alphabétique. L’index raisonné suit l’ordre de présentation de tout traité de rhétorique : exacta ad Rhetoricae Praecepta serie. Il commence par les lieux de l’invention. Lieux intrinsèques, dans l’ordre : definitio, descriptif), enumeratiopartium, notatio seu etymologia... Lieux extrinsèques :praeiudicia, fama, tabulae, tormentum, testes. Puis les types d’arguments : syllogismes, dilemmes, etc. Les figures de pensée sont donc indexées bien plus loin. Mérouville, lui, « aplatit » tout par son ordre alphabétique, en mettant sur le même plan des amplifications, des lieux comme la description et des figures comme l’ironie.
83Le second élément qui frappe est la longueur très variable des diverses entrées. Nous avons vu le cas de la descriptio. Du Cygne en donne, pour tous les discours, 16 exemples ou occurrences. Mérouville, lui, en a 5 4 : 20 pour son volume I, 13 pour le II, 21 pour le III. Inversement, pour la comparatif), Du Cygne donne 143 exemples, et Mérouville, 39 :15 pour son volume I, 18 pour le II, 6 pour le III. La liste même des entrées très longues chez Mérouville est significative : amplificatio, descriptio, exordium, laus, locus communis, narratio. Du Cygne et Mérouville sont d’accord pour relever très largement les amplificationes et les narrationes. L’amplification est comme il se doit le point commun de ces deux Jésuites cicéroniens, tous deux fervents de la copia. Mais Du Cygne n’accorde pas autant d’importance à la descriptio, nous l’avons vu, et il n’a pas les trois entrées exordium, laus, locus communis16 Tout cela fait sens. Mérouville aime relever les « grands moments », qui se signalent par leur longueur « copieuse », tirades qui sont aussi des morceaux de bravoure. De même, Jacques Proust, éditeur jésuite des Opera rhetorica de Cicéron, relève surtout, parmi ses rares notes, des exemples longs de lieux communs, chez Cicéron lui-même ou chez Tite-Live.
84Ce goût pour le long se double chez Mérouville d’un mépris de toute une série de catégories intermédiaires. À côté de ce qu’il ajoute à Du Cygne, il y a en effet ce qu’il supprime. La liste est la suivante :
- les lieux extrinsèques
- les passions suscitées, ou affectus, amor, desiderium, odium, ira...
- les genres de cause
- les narrations et des réfutations
- enfin les divers « Stylus ».
85Cela fait tout de même beaucoup. Ce qui reste de Du Cygne chez Mérouville, ce sont essentiellement les figures, de mots et surtout de pensée, réduites telle la comparatio à la portion congrue. Mérouville est ample pour l’amplificatio et équivalents, et sec ailleurs. Il a d’un côté des entrées renvoyant à des tirades longues, entrées elles-mêmes copieuses ; de l’autre côté des entrées pour des phénomènes relativement plus brefs, traitées elles-mêmes de façon brève. Son index est une sorte de traité à la Dumarsais ou Fontanier, agrémenté en plus par ces exceptions que sont les morceaux de bravoure. Mais on se trouve déjà face à une sorte de rhétorique restreinte, ce qu’accentue l’ordre alphabétique qui uniformise tout. Son lecteur pressé dispose ainsi d’une sorte de digest, l’essentiel du savoir rhétorique de l’honnête étudiant sorti de chez les Jésuites, voire de l’honnête homme. Pour avoir une vision synoptique de la rhétorique non restreinte, il faut aller voir l’index de Du Cygne, autrement plus complet, mais qui s’adresse aussi à des étudiants plus sérieux.
86Terminons la lecture comparée des deux index par une remarque sur l’ordre interne de chaque entrée. Du Cygne classe, là encore ; et Mérouville, fort peu.
87Du Cygne a non seulement un ordre raisonné pour toutes ses entrées mais aussi, très logiquement, pour chacune de celles qui sont un peu copieuses. Par exemple, s.v. Amplification il distingue d’abord les amplifications qui recourent à un seul « lieu » de celles qui recourent à plusieurs (per congeriem locorum), c’est-à-dire en fait à un lieu qui se démultiplie, par exemple en plusieurs causes et effets pour le lieu de la cause. Le premier type d’amplification est réparti en trois sous-entrées, correspondant chacune à un lieu :
- per incrementum (9 exemples)
- per comparationem (19 exemples)
- per ratiocinationem (3 exemples).
88Le second type d’amplification est de nouveau réparti en cinq sous-entrées :
- a consequentium frequentatione (7 exemples)
- a contrariarum rerum conflictione (6 exemples)
- a causis et effectis conglobatis (8 exemples)
- ab adjunctis conglobatis (10 exemples)
- ab enumerationepartium (2 exemples).
89Cela permet d’avoir des sous-ensembles de taille raisonnable, d’une dizaine en moyenne. On notera du reste par ce biais la réapparition d’une entrée importante intitulée comparatio. Or précisément, la première entrée comparatio de Du Cygne, dans les lieux intrinsèques, est elle aussi distribuée en quatre sous-entrées :
- majorum (du plus au moins : 25 exemples)
- minorum (du moins au plus : 28 exemples)
- parium (du même au même : 20 exemples)
- disparium (entre éléments dissemblables : 70 exemples).
90Si cela fait encore des ensembles imposants, au moins n’est-ce pas un fourre-tout de 143 exemples.
91Mérouville, lui, se rend la tâche plus facile. Il a seulement un ordre alphabétique pour toutes ses entrées, et donc, là encore très logiquement, aucun à l’intérieur de chaque entrée. Le seul ordre qui organise une entrée est celui des discours mêmes de Cicéron, du Pro Quinctio des débuts aux Philippiques de la fin. Cela est d’ailleurs conforme à la présence d’un index à la fin de chaque volume, au lieu d’un seul complet à la fin du troisième et dernier – alors que le principe d’un ordre raisonné impose un index unique. La reprise des items de Du Cygne passe donc par une mise à plat des catégories de son ordre raisonné.
92Néanmoins, on perçoit chez Mérouville quelques velléités d’organisation plus fine, en particulier d’un volume à l’autre. Prenons pour finir trois exemples, ceux de l’amplification de la comparatio et du locus communis.
93L’entrée Amplificationes du volume I de Mérouville se présente en effet ainsi, en allant à chaque fois à la ligne :
- A consequentium frequentatione Ver. 7 (etc. : 1 exemple)
- A contrariarum rerum conflictione pro Quinct. (etc. : 4 exemples)
- A causis & effectis conglobatis, num. 49 (etc. : 5 exemples)
- Ab adjunctis conglobatis, pro Rosc. Am. (etc. : 3 exemples)
- Pro lege Man. num. I. è rostris primum dicere ait
- Ab enumeratione partium, Ver. 2 (etc. : 1 exemple)
- Per incrementum, pro Rosc. Am. (etc. : 5 exemples)
- Per ratiocinationem, Ver. 4 (etc. : 2 exemples)
- Per comparationem, pro Quinct. (etc. : 8 exemples)
- Amplificatio seu conquestio gradatim ascendens similium & dissimilium, & pugnantium conflictione, pro Quinct. num. 95
- Amplificatione à multitudine criminum, 6. Ver. num. 88
- Amplificatio de crimine Majestatis, ex causis & dissimili exemplo, 7. Ver. num. 76.
94Le début de la liste est clairement une reprise à partir de l’index de Du Cygne. Les catégories de celui-ci réapparaissent, mais dans un ordre différent. Mérouville inverse les deux blocs de Du Cygne, en mettant d’abord les cinq per congeriem locorum, introduits par A ou Ab, puis les trois par lieu seul, qui commencent par Per. À cela il ajoute son apport personnel, trois catégories de son cru, dont celle à multitudine criminum est assez peu technique. Le résultat d’ensemble est qu’il n’obéit plus à l’ordre même des discours. Chassez l’ordre raisonné par la porte, dans l’organisation d’ensemble, il revient par la fenêtre, dans les sous-entrées. Mais cela, c’est pour le seul volume I. Peut-être soucieux de gommer l’évidence du larcin, les entrées Amplificatio des volumes II et III s’organisent encore différemment. Le volume II suit un ordre alphabétique des sous-entrées, à peu de choses près :
- Per adjuncta, Sassiae...
- Per collationem exemplorum. 3. Agr.
- Per comparationem beneficia Ciceroni...
- Per causas & effecta...
- Per consequentis...
- Per exempla ex minore...
- Per fictionem ex minore & dissimilibus exemplis...
- Per frequentationem & indignationem...
- Per hyperbolem...
- Per indignationem & commiserationem...
- Per interrogationem...
- Per locum communem...
- Poësis à causis efficientibus...
- Perrepugnantia...
- Per signa...
- Amplificationes diversae (8 exemples).
95L’index du volume III, lui, ne suit ni l’ordre de Du Cygne comme au volume I, ni même l’ordre alphabétique du volume II :
- Amplificatio per comparationem exemplorum...
- Amplificatio per admirationem...
- Amplificatio de vita Catilinae per interrogationem...
- Amplificatio perfrequentationem...
- Amplificatio per distributionem...
- Amplificatio ab adjunctis conglobatis...
- Amplificatio à multitudine & magnitudine negotiorum...
- Amplificatio à frequentatione adjunctorum...
- Amplificatio à loco & exclamatione [etc.].
96Les deux items perfrequentationem et à frequentatione ne sont même pas rapprochés. Le lecteur, en pratique, n’a plus qu’à lire la liste de bout en bout – et elle est longue –, sans même avoir pour guide l’ordre des discours de Cicéron, que défait le passage par des sous-entrées.
97L’entrée comparatio amène au même genre de conclusions. L’index du volume I a trois entrées distinctes :
- Comparatio majorum (5 exemples)
- Comparatio minorum (5 exemples)
- Comparatioparium & disparium (5 exemples).
98L’index du volume II a 18 exemples, alignés sous la seule entrée Comparatio. Mais on y retrouve vite la tripartition, quoique pas au début :
- Comparatio eximia à diis sumpta, post red. in senatu, nu. 29. Servium inter & Muraenam, pro Mur. num. 19
- Comparatio majorum, pro Mur. nu. 11. pro Flacco, nu. 77. pro Planc, nu. 27
- Comparatio minorum, pro Flac. nu. 29 pro Arch. nu. 1. 16 & 19. post red. ad Quir. [etc. : 8 exemples]
- Comparatio parium, pro Mur. nu. 2
- Comparatio disparium,pro Mur. nu. 19 pro Flac. nu. 10 & 62 [etc. : 8 exemples].
99On voit que le retour au paragraphe permet au lecteur de retrouver des sousentrées. Mais quid alors de la sous-entrée qui regroupe les deux premiers exemples ? Le premier des deux exemples est inconnu apparemment de Du Cygne ; le second, celui du Pro Murena §19, était chez Du Cygne rangé parmi les disparium. Chez Mérouville, ils sont pour ainsi dire hors catégorie. Cette bizarrerie devient enfin la norme dans l’index du volume III. Les six exemples de l’entrée Comparatio ne mentionnent même plus les catégories classiques de majorum, minorum, etc., sauf, comme un ultime remords, pour l’avant-dernier : « Comparatio poëtica ex minore, 13. Phil. num. 10. l.17 ».
100Enfin, l’entrée Locus communis témoigne encore de la même absence de continuité. Celle des volumes I et III suit l’ordre des discours. Celle du volume II passe par des sous-entrées rangées en ordre alphabétique (nous soulignons l’initiale) :
- Locus communis de administratione provinciarum...
- Locus benevolentiae ex Oratoris modestia...
- Locus communis de Comitiorum inconstantia, etc.
101Ces sous-entrées, cette fois, ne sont pas rhétoriques : on reconnaît là aisément les titres ou rubriques d’un ouvrage de lieux communs. Mais l’effet pour l’ordre – ou le désordre – est le même. En tout cas, l’ordre habituel, celui des discours, n’est plus suivi.
102Au total, toutes ces hésitations ne témoignent pas chez Mérouville d’une rigueur très grande, ou si l’on préfère d’un très grand soin porté à l’index. Il n’y a pas d’unité dans ses index, que ce soit à l’intérieur d’un même volume ou d’un volume à l’autre. La rédaction même des entrées n’est pas uniformisée, pas plus que les renvois, tantôt aux seuls paragraphes, tantôt aux paragraphes et aux lignes. On a le sentiment que Mérouville n’a pas suivi de méthode bien fixe. Il a dû travailler – ou fait travailler – séparément à l’index de chaque volume, alors même que les trois sont publiés simultanément. De plus, le faiseur d’index a dû apporter chemin faisant ce qui lui paraissait des améliorations à son système, détruisant du coup toute régularité. Cette absence de méthode est au fond cohérente avec la facilité que représente l’ordre alphabétique. Pour Du Cygne, l’index est une façon de poursuivre et son cours et sa pensée. Pour Mérouville, ce n’est guère qu’une commodité pour retrouver, vaille que vaille, un passage donné. Retrouver : l’index est pour lui un répertoire, au sens du latin reperire, avec ce que cela suppose de bricolage et d’approximations dès que submerge la masse des données à indexer.
6
103En conclusion, l’édition des Orationes est sans aucun doute un témoin intéressant de la lecture de Cicéron au xviie siècle, même s’il n’est pas le plus original. Elle associe fermement l’orateur romain à la classe de rhétorique. En témoigne l’ajout d’un index spécialisé en la matière, cas unique, nous semble-t-il, dans les éditions Ad usum Delphini. En témoigne aussi ce cas unique de reprise d’un travail antérieur, qu’on l’appelle au choix pur plagiat ou échange d’informations. C’est ici le monde des collèges qui commande, ou, en termes modernes, la vision que chaque Jésuite a du marché scolaire. Les Orationes de Cicéron sont au programme, elles sont même en un sens le programme de la classe de rhétorique, au moins dans la Ratio studioruml17 A ce niveau, les éditer relève de la Compagnie de Jésus en tant que telle. De ce point de vue, Mérouville a peut-être eu le sentiment de se dévouer à une tâche de commande - sa seule publication, et à un âge avancé. Pour s’en acquitter il a puisé de façon à ses yeux légitime dans le fonds de la Compagnie, régi par une sorte de propriété intellectuelle indivise. Certes, il aurait pu avoir la politesse et l’honnêteté de nommer Du Cygne quelque part, ce Du Cygne absent aussi bien du Moreri que de Baillet, deux ouvrages où le nom de Mérouville figure non ignobile. Mais cet oubli même est cohérent avec l’absence délibérée de toute bibliographie : la préface cite Bossuet, Montausier et Huet, pas Lambin, Gruter ou Schrevel. Le Cicéron de Mérouville est comme délivré de « l’entassement » d’une pesante érudition, ce qui a produit, à en croire Baillet, un effet comparable à ces éditions actuelles dégraissées de toutes notes. Enfin lire Cicéron ou Proust sans apparat critique, voilà qui donne, par simple contraste avec les éditions savantes, un sentiment de fraîcheur et de nouveauté. La contrepartie est que de telles publications ne peuvent prétendre à une grande postérité auprès des savants.
104En d’autres termes, ce Cicéron est éminemment jésuite : agréable, bien en cour, bien de son temps, bien parisien. Il ne vise pas nécessairement à être mémorable. Il remplit son contrat : plaire à l’honnête homme du règne de Louis XIV, qui goûte la rhétorique plus que les rhéteurs purs et durs.
Notes de bas de page
1 L’exemplaire de la BM de Grenoble a sur la page de titre « Ex libris Joannis Baptistae Barbier I.U.D. ».
2 Sommer vogel, t. V, col. 981.
3 À l’entrée « Hallot de Merouville » puis à « Cicero », vol. XXXVIII, p. 195.
4 Moreri, t. IV. Voici le passage d’Adrien Baillet (sont de lui crochets et italique), p. 516 de Jugemens des savans [...] revus, corrigés, & augmentés par M. de la Monnoye, Paris, Charles Moette et al, 1722, tome second, « Des principaux recueils, ou corps de critique, 4. Les interpretes ou scholiastes dauphins », § 605, p. 514-517 : « Le Pere de MEROUVILLE (Charles) Jesuite, a donné les Oraisons de Ciceron. [3. vol. 1684] Ce Pere est loué par l’Auteur des Nouvelles de la Republique des Lettres, d’y avoir expliqué les Points d’érudition sans entassement de passages, sans de vaines digressions de Mythologie ou d’Histoire, & sans tout cet attirail pompeux qui accable & ensevelit les Auteurs & les Lecteurs plutôt qu’il ne les éclaire, & une analyse éxacte de chaque Harangue de Ciceron, des sommaires de ce qu’elles contiennent, & tout ce que l’on peut souhaiter pour rendre un Ouvrage de cette espece accompli & utile à tous ceux qui veulent lire les Oraisons de Ciceron. »
5 Acutus & subtilis, & in mediocri dicendi genere. suavitate enim condita est haec Oratio, & iis figuris quae suavitatem afferunt.
6 Duaci [Douai], typis Balt. Belleri, [12] + 675 p. + [30] (pagination d’après Claude Loutsch, qui cite ponctuellement ses analyses : L’Exorde dans les discours de Ciceron, Bruxelles, Latomus, 1994, p. 564 ; exemplaire à la USt-Bibliothek de Cologne : Wallraf A V 47, d’après la n. 65 de Joseph S. Freedman, « Cicero in Sixteenth-and Seventeenth-Century Rhetoric Instruction », Rhetorica, IV, 3, été 1986, p. 227-254 : article très documenté sur Cicéron dans la culture scolaire de l’époque).
7 La BNF a celle de 1670, Explanatio rhetoricae, accomodata candidatis rhetoricae, cui adjicitur analysis rhetorica omnium orationum M. T. Ciceronis, Coloniae Agrippinae [Cologne], viduae J. Widenfeit, 360 p. [sic pour 460] et index, X 17563.
8 « The works on rhetoric by Martinus Du Cygne [...] were widely used during the 17th and 18th centuries. » (Freedman, p. 229, n. 12)
9 Le privilège est du 2 avril 1704, l’approbation par le Provincial du 6 avril.
10 BNF X 17569 ; BM de Grenoble E 2970.
11 «Non defuêre hactenùs qui ad asserendam hanc Ciceroni laudem, operam suam plurimam adhibuerint, neque id, quo optabant adeo, praestitêre; Quid enim illi? Referta futilibus observadunculis Volumina, aut fusas ad lampadis diurnae nocturnaeque fuliginem sat prolixas reconditioris doctrinae lucubradones edidere, atque ita multâ farragine adolescendum animos obruentes nihil ad artem oratoriam, quae his potissimùm spectanda esset, opis & adjumenti contulêre. Meliùs profectò Rhetores illi, si qui sunt tamen (quod maledicis obtrectatorum sermonibus adduci vix possum ut credam). Meliùs illi qui suos alumnos Ciceronianarum harumce Analiseôn, tanquam proprio suo marte ad amussim redactarum thesauro ditavêre? Meliùs illi qui elegandbus Martini du Cigne pennis exornati, has pro suis jactitavêre, & alienis bonis elati Rhetorum in formoso grege nomen sibi fecerunt non ignobile: hinc quippe in errore vulgi felices, quod hujusce Libri Exemplaria ad muldplicem Editionem cusa propè omnia periissent; prodit ergô rursum Martinus du Cigne; pennasque suas indignabundus reposcit non ut malè mulctad illi sui praedones redire moesti cogantur ad proprium genus; sed ut, qui suarum vigiliarum fructus ad paucos pertinebat, nunc ad omnes derivetur eloquentiae ac Ciceronis studiosos adolescentes; ut causarum ipsarum quas Oratorum Latinorum Princeps Tullius peroravit, ordo, series ac Methodus, ut momenta omnia, ac velut cardines quibus quaeque machina vertitur primo ictu oculi innotescant.»
12 Memoires pour l’histoire des sciences et des beaux arts, Trévoux, Etienne Ganeau, juillet 1704, p. 1084-1087, article XCV.
13 J. Thomas Freige : voir son édition de 1592 des Orationes (Francfort, haered. A. Wechel), plusieurs fois rééditée au xviie (1603, 1614, 1624, 1653).
14 Les livres scolaires de l’époque sont, on le sait, vite menacés de disparition, usés à force d’être ouverts. Un in-quarto de la collection Ad usum Delphini a plus de chances de survie dans les bibliothèques, privées et publiques. C’est l’opposition actuelle entre livres de poche et Pléiade.
15 L’équipe « Rare » de Grenoble (Rhétorique et Ancien Régime) a lu dans l’année 1999-2000 le commentaire de Du Cygne au Pro Ligario. Sur un point précis, nous avons pu noter une correction importante : les trois arguments que Du Cygne dit « a minori » sont pour Mérouville « a maiori », ce qui paraît en effet plus raisonnable (.Pro Ug., § 14-16).
16 L’absence de l’exorde dans l’index de Du Cygne va de soi, vu sa perspective d’un ordre raisonné. Pour retrouver les exordes, il suffît de toute façon, par hypothèse, de se reporter au début de chaque discours !
17 Voir la Ratio studiorum du père de Jouvency.
Auteur
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2003
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2021