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Chapitre 3

Prémices des comportements sociaux

p. 77-106


Texte intégral

1Les personnes autistes sont identifiées en grande partie par leur manière atypique d’aborder leurs relations aux autres. Il existe des particularités dans l’attention et dans la motivation sociale, ainsi que des difficultés à initier et maintenir les interactions. Ces caractéristiques sociales sont si centrales qu’elles ont donné lieu à plusieurs théories de l’autisme, dont la plupart sont néanmoins contestées. Ainsi, il a été suggéré que l’autisme résulterait d’une absence de motivation sociale (Chevallier et coll., 2012) ou que cela viendrait de difficultés en « théorie de l’esprit », c’est-à-dire de difficultés à comprendre l’esprit des autres (Baron-Cohen et coll., 1985), ou encore, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, que cela pourrait être un variant extrême du « cerveau masculin » (Baron-Cohen, 2002).

2Cette dernière théorie est controversée du fait qu’elle repose sur des stéréotypes de genre. Elle suggère que les femmes seraient plus performantes que les hommes dans la compréhension des émotions des autres, alors que les hommes seraient plus performants dans la compréhension de systèmes (mécanique, informatique, etc.). Ces hypothèses sont débattues au sein de la communauté scientifique, à la fois en termes de validité, et au sujet de l’origine de ces différences, entre processus environnementaux (sociaux), évolutionnistes et biologiques (hormonaux notamment). Toutefois, une revue systématique de 2019 (Archer, 2019), qui comprend donc une analyse des études menées sur le sujet, réaffirme l’existence de ces différences.

3Selon Simon Baron-Cohen, les hommes et les femmes autistes se situeraient à l’extrême des comportements masculins en termes d’empathie et de systématisation, et les différences liées au sexe observées en population générale seraient atténuées dans l’autisme (Baron-Cohen et coll., 2014). En accord avec cette hypothèse, pendant longtemps les études n’ont relevé aucune différence entre filles et garçons autistes d’un point de vue social. Ces études se basaient souvent sur les résultats à l’ADOS-2 et à l’ADI-R, qui, pour rappel, sont les outils de référence pour le diagnostic de l’autisme. Chacun d’eux permet notamment d’avoir des scores d’« interaction » et de « communication », selon un algorithme de cotation, après observation de différentes situations (pour l’ADOS-2), ou après entretien avec les parents (pour l’ADI-R). Bien qu’un score global soit pertinent, il ne permet pas une analyse fine des différences socio-communicationnelles. Ainsi, l’existence de différences pourrait être masquée par l’établissement d’une moyenne (Wood-Downie et coll., 2021). Par ailleurs, il est raisonnable de se demander si les études datant de plus de dix ans prenaient en considération l’ensemble de la population de femmes autistes. Avec la mise en avant d’un possible sous-diagnostic des femmes autistes, cette question doit être soulevée. Nous pouvons même nous interroger sur le fait que ce sous-diagnostic puisse être en partie lié à de meilleures aptitudes sociales chez les femmes autistes. Est-ce le cas ? Ce chapitre interroge l’existence de spécificités chez les femmes autistes dans les comportements qui servent de base aux interactions sociales.

Attention sociale

4Prenons l’exemple d’un bébé qui vient de naître et que nous baptiserons Noa. Dès la naissance, Noa est déjà très attentif à son environnement. Il ne voit pas encore très bien, mais réagit à l’odeur et à la voix de sa mère. À vrai dire, il reconnaissait la voix de sa mère avant même d’être né (Carvalho et coll., 2019). Le développement de sa vision se fait progressivement sur les premiers mois de vie, mais il discrimine dès les premiers jours le visage de sa mère par rapport à des visages étrangers (Field et coll., 1984). Cette attention qu’il porte à autrui de manière innée se trouve à l’origine de ses comportements sociaux. Elle contribue au développement de son lien à l’autre, à commencer par ses parents et sert de base aux partages émotionnels. Les premiers sourires et premiers jeux de regards vont perdurer et s’élargir aux autres personnes. Cette attention visuelle peut être étudiée grâce à un eye-tracker, dispositif permettant de mesurer les fixations, les poursuites et les saccades oculaires, qui caractérisent le regard.

5Prenons maintenant l’exemple d’un autre bébé baptisé Yaël. Yaël est aussi un bébé souriant. Il perçoit les stimuli autour de lui, mais ses parents ne semblent pas capter davantage son attention que d’autres objets. Les jeux de regard ne sont pas présents et Yaël semble avoir du mal à se laisser aller lorsqu’il est porté. Ses parents sentent tout de suite qu’il est différent et se demandent s’il ne serait pas sourd. Mais les examens réalisés sont normaux, et les professionnels suggèrent alors que le souci puisse plutôt venir des parents. Ce n’est que plus tard qu’il sera diagnostiqué autiste.

6Chez les enfants autistes, on observe une attention sociale atypique, souvent dès les premiers mois, mais qui se poursuit ensuite, et qui se caractérise par un temps de fixation des visages réduit comparativement aux enfants non autistes Chita-Tegmark, 2016). Cette caractéristique est souvent l’un des premiers signes spécifiques remarqué par les parents. Les parents de Yaël l’avaient constaté, mais en France, encore trop peu de professionnels sont suffisamment formés à l’autisme pour pouvoir observer ces signes d’alerte précoces, même lorsqu’ils sont évidents. Or, ils ne sont pas flagrants chez tous les enfants autistes. Notamment, cette réduction d’attention vers les visages pourrait être moins marquée chez les filles autistes, qui porteraient davantage d’attention à autrui. Que savons-nous précisément de l’attention sociale des femmes autistes ?

 

7Clare Harrop, psychologue du développement et chercheuse à l’école de médecine de l’université de Caroline du Nord, s’est intéressée à ce sujet avec ses collaborateurs. Au cours d’une première étude menée auprès de 77 enfants de 6 à 10 ans, les chercheurs ont présenté simultanément des photographies d’objets et de visages sur un écran, tout en enregistrant les mouvements oculaires par eye-tracker (Harrop et coll., 2018). Les objets étaient de type trains, cubes, etc., car ils constituent souvent des intérêts pour les enfants autistes, en tout cas de sexe masculin, ou ne présentaient pas d’intérêt particulier (figure 9).

Figure 9 : Exemple de stimuli présentés, adapté de Harrop et coll., 2018 (représentation du protocole avec images modifiées)

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À gauche : visage et objet relatif aux intérêts. À droite, objet non relatif aux intérêts et visage.

Les résultats montrent que les petites filles autistes comme non autistes, orientent leur attention plus rapidement et davantage vers les visages que vers les objets relatifs aux intérêts, contrairement aux garçons autistes. Toutefois, le fait que les objets présentés fassent partie des intérêts retrouvés surtout chez les garçons génère un biais qui est une des limites de l’étude. En effet, les résultats pourraient être différents avec d’autres types d’objets.

8Dans une seconde étude, menée cette fois auprès de 74 enfants, les chercheurs ont présenté de petits films de situations sociales, toujours en enregistrant l’activité oculaire en eye-tracking (Harrop et coll., 2019). Deux situations ont été proposées : la situation socialement riche au cours de laquelle deux personnes jouaient en interagissant, et la situation socialement pauvre où deux personnes jouaient de façon parallèle, sans interagir. Les résultats mettent en avant une attention sociale réduite chez les enfants autistes, mais surtout chez les garçons autistes. En effet, lorsque la scène est socialement pauvre, l’attention sociale des jeunes filles autistes ne diffère pas des enfants non autistes et est plus importante que celle des garçons autistes. À l’inverse, dans la scène socialement riche, l’attention sociale des filles autistes ne diffère pas des garçons autistes mais diffère des filles contrôles. En somme, il pourrait exister chez les filles autistes une attention sociale accrue par rapport aux garçons autistes, mais qui serait plus difficile à mettre en œuvre lors d’une augmentation de la complexité sociale. Bien sûr, d’autres études sont nécessaires pour confirmer ces résultats.

 

9Du fait du développement très précoce de l’attention sociale chez les enfants non autistes, l’étude de nourrissons autistes serait pertinente pour discerner le moment à partir duquel des différences émergent. Cependant, malgré l’existence de signes précoces, le diagnostic peut rarement être posé avant la deuxième année (dans le meilleur des cas) et cela complique ce type d’étude. Une solution pourrait être de réaliser des études rétrospectives (a posteriori) ou longitudinales (sur plusieurs années), mais cela pose des difficultés méthodologiques (biais de mémoire, difficultés à conserver les participants sur plusieurs années). Une autre solution pourrait être d’étudier les différences entre enfants à « haute probabilité » ou « basse probabilité » d’être autistes. Du fait de son origine en grande partie génétique, il est fréquent que plusieurs cas d’autisme se retrouvent dans une même fratrie, parfois avec des formes différentes. Ainsi, des nouveau-nés ayant déjà un frère ou une sœur autiste peuvent être considérés comme étant eux-mêmes plus prédisposés à être autistes, alors que ceux qui n’ont aucun membre de leur famille autiste sont plutôt moins prédisposés. En réalisant cette distinction, Katarzyna Chawarska et ses collaborateurs ont étudié les différences d’attention sociale selon le sexe chez de jeunes enfants qui ont été vus aux âges de 6, 9, 12, 24 et 36 mois (Chawarska et coll., 2016), les premiers mois étant ceux pendant lesquels l’interaction dyadique (à deux) se met en place. Les filles à haute probabilité d’être autiste regardaient davantage les scènes sociales et les visages par rapport aux garçons à haute probabilité d’être autistes, alors même qu’aucune différence liée au sexe n’a été observée dans le groupe d’enfants à basse probabilité d’être autistes. Étonnamment, au sein même du groupe des filles, les nourrissons étant le plus prédisposés à être autistes présentaient davantage d’attention aux stimuli sociaux que ceux étant moins prédisposés, comme si la présence d’une prédisposition à l’autisme était compensée par une augmentation de l’attention sociale chez les filles. Par ailleurs, parmi le groupe de filles à haute probabilité d’être autistes, celles qui portaient davantage d’attention aux cibles sociales au plus jeune âge sont ensuite celles qui avaient le moins de caractéristiques de l’autisme à l’âge de 2 ans. Les chercheurs suggèrent qu’il existerait une attention sociale accrue chez les nourrissons féminins les plus prédisposés à l’autisme et que cette attention pourrait atténuer certains symptômes sociaux, puisqu’elle permettrait un accès à des expériences sociales plus nombreuses. Bien que ces résultats nécessiteraient d’être reproduits, l’hypothèse est intéressante et fait écho aux récits de femmes autistes :

Je pense avoir toujours été intéressée par les autres. J’ai des souvenirs précis en classe de maternelle où j’observais comment faisaient les autres enfants de ma classe. Je pense que je les étudiais déjà. Adolescente, j’aimais bien voir des séries avec des jeunes : j’essayais de comprendre la mode, les codes entre eux, je faisais des rapprochements avec ceux que je connaissais, je m’imaginais à leur place en les imitant, mais je me paraissais ridicule. (Maryline)

Je porte beaucoup d’intérêt à la manière dont mes collègues proches gèrent des situations humaines que je juge complexes, comme un décès, un conflit, une urgence. Avant je prenais des notes, quand j’ai débuté dans le monde du travail, maintenant j’arrive à retenir juste en regardant. (Natacha)

Je suis et j’ai toujours été intéressée par les autres. J’ai toujours voulu m’intégrer au sein de la société et je le veux toujours. Pour apprendre, j’ai toujours eu mes parents pour me guider, mais j’ai aussi développé des stratégies, en observant les autres, en regardant des séries. (Mélina)

Au départ Nessa n’était pas intéressée par les autres enfants, mais petit à petit, à force de l’emmener au parc, elle s’est intéressée de plus en plus à eux. J’ai remarqué qu’elle les observait beaucoup. Et dans ses jeux, elle imite aussi beaucoup les adultes. (Samia)

10Ces témoignages sont représentatifs de témoignages de nombreuses femmes autistes (Tierney et coll., 2016). Ces dernières se transforment parfois en de véritables anthropologues, pouvant même aller jusqu’à faire des interactions leur intérêt spécifique, mais dans l’observation plus que dans la pratique. L’intérêt pour la psychologie est fréquent à l’âge adulte. L’autre devient un objet d’étude. À partir de l’observation de camarades, de collègues ou encore de séries télévisées, les jeunes filles autistes puis les femmes se construisent un répertoire de situations sociales, de scripts, qui les aideront ensuite à naviguer dans les eaux imprévisibles des relations sociales. Elles observent, apprennent et tentent parfois d’imiter. Ces stratégies peuvent d’ailleurs être un point d’appui pour l’accompagnement aux apprentissages sociaux. Néanmoins, ce processus n’est pas conscientisé chez toutes :

Je ne me rends pas compte des stratégies que j’ai pu mettre en place, mais je pense que j’observais et reproduisais ensuite. (Pauline)

11De plus, l’observation ne permet pas toujours l’imitation, soit parce que l’imitation ne se met pas en place : « Je les observais mais je n’avais pas le réflexe de les imiter. » (Magali), soit parce que celle-ci ne se fait pas correctement et aboutit à des échecs (Kanfiszer et coll., 2017). Ainsi, comme nous le verrons au chapitre suivant, l’attention sociale n’est pas nécessairement garante d’une bonne intégration.

Regard de professionnel

L’attention sociale

L’attention sociale est une dimension observée finement lors de la démarche diagnostique, par les professionnels qui interviennent dans le bilan pluridisciplinaire.

L’entretien anamnestique auprès des aidants familiaux (bien souvent les parents) retraçant la trajectoire neurodéveloppementale est une étape de la procédure diagnostique (ADI-R). Cet entretien permet de recueillir chez les femmes autistes un fonctionnement souvent plus prototypique de l’autisme dans l’enfance qu’à l’âge adulte. Cependant, dès les premières années, peuvent être notés des marqueurs en faveur d’une certaine attention sociale chez les femmes autistes. On retrouve par exemple l’absence d’un isolement franc au cours de la scolarité. Ainsi, les parents des jeunes filles autistes se souviennent souvent de relations réduites à une amitié unique, servant d’inspiration pour imiter et apprendre les comportements sociaux, et d’intermédiaire pour s’introduire dans un groupe de pairs.

Lorsque nous proposons des outils d’observation directe tels que l’ADOS-2, nous pouvons être amenés à obtenir des résultats au-dessous des seuils du TSA chez les femmes autistes, c’est-à-dire en défaveur du diagnostic, et ce malgré le caractère standardisé de ces outils. Nous pouvons par exemple observer des ouvertures sociales nombreuses, pouvant témoigner de cette dimension d’attention sociale chez les profils féminins, ou encore une préoccupation de la personne pour l’examinateur au cours du bilan, l’incitant à déployer des stratégies et beaucoup d’énergie pour maintenir l’interaction sociale. Il est toujours précieux de prendre un temps d’échange à l’issue de la passation de ce type d’outil, afin d’évaluer la manière dont les interactions ont été vécues par la personne elle-même. Par exemple, en cours d’observation, il arrive que nous ayons ostensiblement laissé un temps de latence avant de relancer une conversation, afin d’évaluer les compétences en termes d’ouvertures sociales de la personne évaluée. Les femmes autistes peuvent parvenir alors à réinitier l’échange, mais lorsqu’on les interroge a posteriori, elles expriment bien souvent avoir vécu le moment avec une anxiété intense et au prix d’une fatigue secondaire non négligeable. Il n’est pas rare également qu’elles nous décrivent avoir eu besoin de plusieurs heures voire plusieurs jours pour récupérer suite au bilan diagnostique. Ainsi, si l’attention sociale peut être bien réelle chez ces femmes autistes, les particularités de communication sociale inhérentes à l’autisme sont également présentes et à l’origine de répercussions fonctionnelles qu’il est important de prendre en considération.

12Se pose alors la question des mécanismes qui pourraient être à l’origine de ce comportement : pour quelles raisons les filles autistes montrent-elles une attention sociale supérieure à celle des garçons autistes ? Le phénomène apparaissant de manière très précoce, il est difficile de croire que seule une éducation genrée puisse l’expliquer, même si celle-ci y contribue inévitablement et peut par ailleurs modeler ce que l’on nomme « l’acquis » avec l’évolution.

13Katarzyna Chawarska et ses collègues suggèrent plusieurs hypothèses. Tout d’abord, l’attention sociale accrue chez les filles autistes pourrait être la manifestation d’une vigilance plus importante envers les stimuli nouveaux, qui est parfois observée chez les enfants développant ensuite des symptômes d’anxiété. Or, nous le verrons ultérieurement, on retrouve une anxiété plus élevée chez les filles autistes et au niveau génétique, la délétion SHANK1 produirait le phénotype de l’autisme chez les garçons, mais des symptômes anxieux chez les filles (Sato et coll., 2012). Cet élément interroge : est-ce que cette mutation génétique conduit à des conditions différentes chez les filles et les garçons, ou alors conduit-elle à des manifestations différentes pour une même condition ? Par ailleurs, si l’on observe une différence pour cette mutation, qu’en est-il des autres mutations retrouvées dans l’autisme ? Il n’est pour l’instant pas possible de répondre de manière claire à ces questions mais la réflexion est ouverte, tout comme de futures pistes de recherche.

14La seconde hypothèse apportée par Katarzyna Chawarska pour expliquer l’attention sociale accrue chez les filles autistes se base sur la motivation sociale.

Motivation sociale

Figure 10 : Terminologie d’orientation cérébrale (gauche) et lobes cérébraux (droite).

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Zoom

Fonctionnement et étude du cerveau

Chaque zone (aire) du cerveau ne sert pas à une tâche unique, mais a souvent plusieurs fonctions. De plus, les différentes zones, notamment constituées par les corps cellulaires des neurones (la substance grise) ne sont pas indépendantes les unes des autres. Elles travaillent en interrelations. Elles sont reliées entre elles par la substance blanche, correspondant aux axones des neurones, par lesquels passe l’information sous forme de potentiel d’action. Ce dernier est un signal électrique qui aboutit à la libération de neurotransmetteurs au niveau de la synapse, ce qui permet de faire passer le signal chimiquement à un autre neurone.

L’imagerie par résonance magnétique (IRM) anatomique permet d’étudier le volume et l’intégrité des substances grise (aires cérébrales) et blanche (connectivité structurelle, c’est-à-dire liaison anatomique entre différentes aires), ainsi que la vascularisation du cerveau. L’IRM fonctionnelle (IRMf) permet d’étudier la consommation d’oxygène liée à l’activité neuronale lors d’une tâche, en se basant sur les modifications locales du flux sanguin. Si elle permet d’avoir une bonne idée de la localisation d’une activité, elle n’offre cependant pas une bonne résolution temporelle. L’activité neuronale étant un signal électrique, elle peut aussi être étudiée avec l’électroencéphalographie (EEG). Celle-ci se fait généralement à l’aide d’un casque posé à la surface du cerveau. À l’inverse de l’IRMf, cette technique offre une vision précise du décours temporel du mécanisme étudié, mais sa résolution spatiale est limitée (peu précise et sans accès aux structures profondes, à moins de réaliser un implant intracrânien). Ces deux techniques permettent aussi d’étudier la connectivité fonctionnelle, c’est à dire la corrélation entre l’activité de différentes aires cérébrales. Des techniques de modélisation permettent, quant à elles, d’étudier la connectivité effective, afin d’inférer une relation causale entre le fonctionnement d’une aire cérébrale sur le fonctionnement d’une autre aire.

Le cortex, principalement constitué de substance grise, est formé de différents replis, les gyrus, délimités par des sillons, et peut varier en épaisseur. Des spécificités dans la gyrification, c’est-à-dire dans le processus de plissement cortical, reflètent plutôt des différences dans le développement précoce, y compris in utero, bien que la gyrification se poursuive ensuite. Les variations d’épaisseur corticale seront plutôt le reflet du développement dans l’enfance et l’adolescence.

Le cerveau est constitué de quatre lobes cérébraux principaux (frontal, temporal, pariétal et occipital). De plus, afin de faciliter la dénomination de certains emplacements, des termes spécifiques sont utilisés (voir figure 10). Par exemple, les zones médiales/médianes sont situées en interne.

15Les modèles qui s’intéressent à l’attention visuelle et aux comportements oculomoteurs (au regard) indiquent une implication des circuits de la récompense dans ceux-ci. Une moindre attention aux scènes sociales pourrait donc être l’expression de déficits au niveau des circuits de la récompense, qui régissent la motivation. Chez les nourrissons de sexe féminin à haute probabilité d’être autistes, il pourrait exister, de manière compensatoire à certains facteurs de prédisposition génétique à l’autisme, une maturation plus précoce du système permettant d’évaluer la pertinence des stimuli sociaux. Cette hypothèse peut paraître audacieuse, car les mécanismes menant à cette compensation semblent difficilement explicables pour le moment.

16Toutefois, en 2020, Katherine Lawrence et ses collaborateurs apportent des éléments pouvant appuyer cette théorie, avec une étude menée auprès de 154 enfants et adolescents, de 8 à 17 ans. Cette étude a été réalisée en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Les chercheurs se sont notamment intéressés au noyau accumbens, petite structure profonde présente dans chaque hémisphère (figure 11) qui est particulièrement impliquée dans le traitement de la récompense. Afin de pouvoir évaluer la réponse à la récompense sociale, ils ont proposé aux participants de classer des images abstraites dans deux catégories, qu’ils devaient deviner par un processus d’essai-erreur. Deux conditions expérimentales étaient contrastées : la condition récompense sociale et la condition récompense neutre. Une condition expérimentale désigne un élément, parfois manipulé par le chercheur, qui varie dans une situation expérimentale et sur lequel on va porter notre intérêt. Dans la condition récompense sociale, les participants recevaient un feedback avec un visage souriant et une inscription « c’est juste », ou un visage mécontent et une inscription « c’est faux » en dessous de celui-ci. Dans la condition récompense neutre, le visage présenté au-dessus de l’inscription était sans expression. Leurs résultats indiquent que les filles autistes, comparativement aux garçons autistes, présentent une activité plus importante du noyau accumbens dans la condition récompense sociale, ce qui suggère chez elles une sensibilité plus importante à la récompense sociale. Cette différence liée au sexe n’est pas observée chez les contrôles.

Figure 11 : Noyau accumbens.

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17De plus, dans cette même condition, les filles autistes présentent une activité accrue de l’insula antérieure (figure 12), par rapport aux filles non autistes. Cette structure est impliquée dans la récompense, mais également dans le réseau de la saillance, c’est-à-dire dans la détection et la coordination de la réponse cérébrale et comportementale aux stimuli qui se distinguent spécifiquement des autres. Ainsi, il est possible que les stimuli induisant une récompense sociale aient une saillance accrue chez les filles autistes.

Figure 12 : Insula.

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18L’activité est également plus importante chez elles dans le cortex orbitofrontal et dans le cortex préfrontal ventrolatéral (figure 13) par rapport aux filles contrôles. Ces régions ont un rôle dans l’apprentissage et dans l’encodage des caractéristiques menant à la récompense. Or, une autre étude réalisée à Stanford sur plus de 200 personnes autistes et contrôles (enfants et adultes avec une moyenne d’âge de 17 ans) a mis en avant une réduction de la gyrification (du plissement cortical) au niveau du cortex préfrontal ventromédian/orbitofrontal chez les individus autistes masculins uniquement (Schaer et coll., 2015). Il existerait donc, chez les garçons autistes uniquement, un développement anormal précoce de ces aires fortement impliquées dans l’identification des stimuli saillants socialement (tels que le regard), dans la motivation sociale, mais aussi dans la reconnaissance des émotions et dans la théorie de l’esprit. Ainsi, des différences cérébrales pourraient en partie expliquer que l’on trouve des différences d’attention et de motivation sociale entre filles et garçons autistes, et ce, de manière précoce. L’évaluation de la sévérité des symptômes à l’aide de l’ADI-R, de l’ADOS-2 et de la Social Responsivness Scale (SRS-2 ; Constantino & Gruber, 2012) n’a toutefois pas mis en avant de différences entre hommes et femmes dans ces deux études. Ainsi, malgré une sévérité similaire des symptômes, notamment sociaux, les personnes autistes de sexe masculin et féminin pourraient présenter des différences cérébrales structurelles et au niveau de l’activité. Toutefois, des évaluations plus spécifiques de certaines dimensions de l’attention sociale et de la motivation sociale seraient utiles pour compléter les résultats afin de déterminer si les différences cérébrales corrèlent avec des différences comportementales plus spécifiques.

Figure 13 : Cortex préfrontal ventrolatéral et cortex orbitofrontal.

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19En somme, il se pourrait que les filles autistes soient davantage motivées à obtenir une récompense sociale positive que les garçons autistes et qu’elles apprennent davantage de celle-ci. Cela va à l’encontre de la théorie du déficit de motivation sociale chez les personnes autistes (Chevallier et coll., 2012), mais aiderait à comprendre la plus grande motivation des femmes autistes à développer des relations avec d’autres personnes, rapportée par plusieurs chercheurs (Cook et coll., 2017 ; Sedgewick et coll., 2015) et par les femmes autistes que nous avons interrogées. Cette motivation sociale pourrait conduire à développer des comportements prosociaux essentiels au développement des relations, comme la réciprocité socio-émotionnelle, l’empathie et la reconnaissance des émotions.

Réciprocité socio-émotionnelle et empathie

20La réciprocité socio-émotionnelle se réfère aux attitudes telles que les offres de réconfort, l’intérêt social, les réponses sociales et faciales appropriées. Diffère-t-elle entre filles et garçons autistes comme on pourrait le penser au regard des éléments précédents ? Afin de l’évaluer, des chercheurs ont conçu une tâche de dessin collaboratif, administrée à des jeunes hollandais âgés de 6 à 18 ans (146 autistes et 79 contrôles). Pendant cette tâche, un expérimentateur s’adressait au participant en lui disant : « Nous allons dessiner ensemble ». Il dessinait alors un élément puis tendait la feuille au participant. À l’aide d’un système de codage, les chercheurs repéraient si le participant poursuivait le dessin de l’expérimentateur ou non. Si ce n’était pas le cas, il pouvait lui-même poursuivre le dessin que le participant faisait de son côté, observant aussi ses réactions. Au cours de cette étude, les filles autistes ont montré de meilleures aptitudes globales de réciprocité, comparativement aux garçons autistes, mais moins bonnes que celles des filles non autistes (Van Ommeren et coll., 2017). Cependant, ce résultat n’est pas retrouvé dans une autre étude sur la réciprocité socio-émotionnelle menée en Chine la même année chez des enfants de 24 à 83 mois (1 064 enfants autistes). Celle-ci montre une moins bonne réciprocité socio-émotionnelle à l’ADI-R chez les filles autistes, comparativement aux garçons autistes (Wang et coll., 2017).

21Quelles raisons peuvent expliquer ces résultats contradictoires ? L’échantillon plus important de l’étude chinoise pourrait indiquer des résultats plus robustes, mais d’autres aspects méthodologiques doivent être considérés. Le design expérimental (étude rétrospective vs expérimentale), le matériel utilisé (ADI-R vs tâche créée spécifiquement pour évaluer la réciprocité), ainsi que les participants diffèrent entre les deux études. Les différences de comportements de réciprocité entre garçons et filles autistes peuvent dépendre du type de tâche et de la manière dont l’évaluation a été réalisée, de l’âge ou encore du niveau intellectuel des participants. Les enfants sont plus âgés dans l’étude hollandaise, et de ce fait, peut-être plus marqués par l’influence des normes sociales et par les stratégies de compensation, ce qui pourrait expliquer des comportements de réciprocité accrus chez les filles dans cette étude. De plus, bien qu’aucune mesure ne permette de comparer directement les aptitudes cognitives des enfants dans les deux études, les descriptions suggèrent un meilleur niveau verbal pour les adolescents de l’étude hollandaise, du fait que leur QI verbal se situe dans la norme, alors que les enfants de l’étude chinoise sont pour moitié non verbaux. Il est donc possible également que les filles avec de bonnes capacités verbales aient développé davantage de comportements de réciprocité, puisqu’une partie de ceux-ci dépendent de comportements verbaux. Ainsi, seules les filles autistes avec de bonnes capacités verbales pourraient montrer une meilleure réciprocité émotionnelle que les garçons autistes, résultat qui nécessiterait toutefois réplication.

 

22Même si les filles autistes peuvent manifester une meilleure réciprocité socio-émotionnelle et des comportements prosociaux dans des situations simples, les situations complexes demeurent néanmoins un défi pour elles, comme le montre l’histoire de Natacha :

Je travaille dans le secteur du handicap et nous avons été impactés fortement par la crise sanitaire de la Covid-19. Ma collègue me dit qu’elle va fumer une cigarette et me demande si je veux l’accompagner dehors pour prendre l’air. Je l’accompagne volontiers et je commence à discuter avec elle. Dans ce contexte particulier, je n’ai normalement pas de difficulté car nous ne sommes que deux, dans un endroit calme, et je connais bien ma collègue, donc cela facilite les échanges. Je démarre la conversation et je parle de nos tâches quotidiennes, du travail, je commente la journée qui s’écoule. Cela dure quelques minutes, puis je pose une question et je n’ai pas de réponse. Je me demande ce qu’il se passe, reformule. Puis je regarde ma collègue et je m’aperçois qu’elle est en train de pleurer. Ça m’est tombé dessus d’un seul coup, je ne m’y attendais pas. Je faisais la conversation de mon côté et elle, elle avait un moment de craquage à cause de la crise sanitaire et de l’impact sur son travail. Le pire c’est que même une fois que je m’en suis rendu compte, je n’ai pas su quoi dire à cette collègue pour lui remonter le moral et qu’elle aille mieux. Je ne dirais pas que je n’étais pas affectée par la situation. Au contraire, cela m’a beaucoup touchée de voir sa détresse, d’autant que j’apprécie cette personne. Je n’ai simplement pas su quoi lui dire pour le lui montrer ou pour lui remonter le moral. (Natacha)

Dans ce genre de situations, les femmes autistes semblent manquer de réciprocité socio-émotionnelle et d’empathie, puisqu’elles ne sauront pas quoi dire ou quel geste faire pour réconforter l’autre. La notion d’empathie se réfère à la capacité à partager les émotions de l’autre et peut être divisée en quatre composantes, détaillées par Sue Fletcher-Watson et Geoffrey Bird dans un éditorial du journal scientifique Autism en 2020.

 

23Ainsi, pour faire preuve d’empathie, il faut d’abord remarquer que l’autre a un ressenti particulier. Cette étape est difficile pour les personnes autistes, ce qui s’explique en partie par un esprit monotrope, comme le suggère la théorie codéveloppée par Dinah Murray et Wendy Lawson (personne autiste) en 2005. Selon cette théorie, les personnes autistes concentreraient leur attention sur un nombre restreint de stimuli de manière simultanée. C’est d’ailleurs peut-être le cas de Natacha ci-dessus : allouant ses ressources attentionnelles à la conversation qu’elle est en train de mener, elle a pu ne pas remarquer le changement d’état émotionnel de sa collègue.

24La deuxième étape de l’empathie est l’identification, la compréhension et l’interprétation correcte du ressenti de l’autre, habituellement dénommée empathie cognitive. Ce processus est aussi difficile pour les personnes autistes, car il nécessite de multiples aptitudes, comme une attention à certaines parties du visage et aux attitudes, un décodage du langage corporel, et une compréhension des émotions. La compréhension des émotions est parfois décrite comme théorie de l’esprit affective, par opposition à la théorie de l’esprit cognitive qui concerne à la compréhension des pensées, des intentions et des croyances d’autrui. Une personne rencontrant des difficultés pour comprendre ses propres émotions (alexithymie, fréquente dans l’autisme) sera d’autant plus en difficulté pour comprendre les émotions de l’autre. Certains chercheurs, comme Richard Cook, suggèrent d’ailleurs que les difficultés de reconnaissance des émotions chez les personnes autistes seraient essentiellement liées à l’alexithymie, ce qui expliquerait que toutes les personnes autistes ne soient pas concernées (Cook et coll., 2013). La littérature suggère que les femmes non autistes auraient globalement de meilleures compétences sociales, et notamment en reconnaissance des émotions, que les hommes (pour des revues, voir notamment Kret & De Gelder, 2012 et Proverbio, 2021), ce qui serait dû à une conjugaison de facteurs culturels et biologiques. Chez les personnes autistes, peu d’études ont examiné cette question, et lorsque cela a été fait, les résultats n’ont pas montré de différence entre hommes et femmes autistes (Baron-Cohen et coll., 2015). Cependant, les différences liées au sexe ne sont pas toujours bien investiguées : les femmes autistes sont souvent sous-représentées et les stimuli utilisés sont peu écologiques, c’est-à-dire éloignés de ce que l’on trouve dans la vie réelle. En effet, ils correspondent généralement à un visage, ou même seulement des yeux, en noir et blanc et sans contexte.

25Mes collègues et moi avons récemment mené une étude auprès de personnes autistes adultes, au cours de laquelle les participants devaient évaluer la valence d’une image émotionnelle. En psychologie, la valence désigne le caractère agréable ou non d’un stimulus ou d’une situation. Ici, cela revenait à indiquer si la situation représentée était positive ou négative. Les participants devaient évaluer successivement la valence d’une image, d’abord tronquée, comprenant une personne, puis la même image non tronquée, c’est-à-dire incluant le contexte de la personne. La deuxième image est plus écologique, et la nécessité de prendre en compte le contexte augmente la complexité de la tâche. Nos résultats ont montré que les femmes autistes et contrôles donnaient plus rapidement des réponses correctes que leurs pairs masculins sur les images non tronquées (Lacroix et coll., 2021). Cependant, les femmes autistes donnaient moins rapidement des réponses correctes que les femmes contrôles. Il se pourrait donc qu’à l’instar des femmes non autistes, les femmes autistes soient plus habiles que leurs pairs masculins à reconnaître des émotions dans une situation socio-émotionnelle complexe, même si elles restent en difficulté par rapport aux femmes typiques.

 

26D’un point de vue neurobiologique, des différences entre garçons et filles autistes (âgés de 7 à 13 ans) ont été montrées dans le volume de matière grise de certaines aires du cerveau social, alors qu’on ne les retrouve pas chez les non autistes (Supekar & Menon, 2015). Plus spécifiquement, ces différences se situent au niveau de l’amygdale (figure 14) et de l’insula (figure 12) impliquées dans les traitements émotionnels, ainsi que dans le gyrus fusiforme (figure 15), impliqué dans la reconnaissance des visages. L’échantillon de participants de l’étude en question n’était pas très important (une vingtaine de participants dans chaque groupe) et ces résultats (tout comme les nôtres) restent à confirmer. Les différences cérébrales ne sont par ailleurs pas corrélées à la sévérité des symptômes dans l’étude (mesurée avec l’ADI-R), mais encore une fois, cela pourrait être différent en utilisant des épreuves plus spécifiques.

Figure 14 : amygdale.

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Figure 15 : Gyrus fusiforme.

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27C’est ce qui est constaté dans une autre étude (Cauvet et coll., 2020). Des chercheurs ont utilisé une tâche d’observation d’un film d’une situation sociale de 15 minutes, qui était arrêté à des moments clés afin de questionner les participants sur les émotions, pensées et intentions des personnages. De plus, les symptômes autistiques étaient mesurés et une IRM anatomique était réalisée. Ici, de moins bonnes performances sociales sont associées, uniquement chez les hommes, à une plus fine épaisseur corticale dans le réseau qui correspond au traitement des informations sociales (notamment dans certaines régions de la jonction temporo-pariétale – figure 16), malgré une sévérité des symptômes identique à l’ADI-R et à l’ADOS-2 chez les hommes et les femmes autistes. Toutefois, au niveau des résultats à la tâche, les femmes montrent une meilleure compréhension des situations sociales, donc une cognition sociale plus efficiente, rejoignant les résultats de notre étude. Cela corrobore l’idée que l’utilisation de tâches spécifiques permet une meilleure appréhension des différences que les scores généraux à l’ADI-R ou à l’ADOS-2, qui eux, en revanche, peuvent marquer des difficultés globales similaires entre filles et garçons autistes. C’est d’ailleurs ce que montre une méta-analyse récente de seize études, qui met en avant de meilleures compétences socio-communicationnelles chez les filles autistes lorsque celles-ci sont évaluées de manière fine (Wood-Downie et coll., 2021). Pour résumer, l’empathie cognitive pourrait être meilleure chez les femmes autistes par rapport aux hommes autistes, et cela pourrait se traduire par des différences dans certaines aires du cerveau social.

Figure 16 : Jonction temporo-pariétale.

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28La troisième étape de l’empathie, détaillée par Sue Fletcher-Watson et Geoffrey Bird, est de ressentir ce que ressent l’autre personne, ce que l’on nomme généralement empathie affective, ou encore contagion émotionnelle. Cette dimension est peut-être la plus représentative de l’empathie, mais également la plus difficile à mesurer objectivement. C’est aussi celle qui semble la mieux préservée chez les personnes autistes, qui se montrent même souvent particulièrement sensibles. Par exemple, Natacha indique clairement qu’elle a été touchée par la détresse de sa collègue, et il est fréquent que des personnes autistes témoignent se sentir envahies par les émotions qu’elles ressentent autour d’elles. Des études en imagerie, dont l’une menée par Christopher Gillberg, ont pu confirmer l’empathie affective des personnes autistes. Tout d’abord, l’activation des zones cérébrales associées au partage de la douleur, lors du visionnage de vidéos de visages de personnes exprimant une douleur, serait similaire entre personnes autistes et non autistes (Hadjikhani et coll., 2014). De plus, une dissociation a été mise en avant chez les personnes autistes, entre le ressenti affectif (élevé) et la compréhension sociale de la situation (faible), lors du visionnage de stimuli sur lesquels on apercevait que quelqu’un se faisait blesser intentionnellement (Fan et coll., 2014). En d’autres termes, les personnes autistes ressentent bien les émotions de l’autre personne, mais ne comprennent pas forcément la raison de ces émotions. Le ressenti d’une émotion négative sans en comprendre l’origine peut être particulièrement perturbant et difficile à vivre pour elles.

29L’une des rares études ayant exploré l’empathie affective chez les femmes autistes a été menée en IRMf (Stroth et coll., 2019). Sans surprise, les femmes autistes étaient capables de partager la douleur physique ou sociale d’autrui. En revanche, elles peinaient plus que les femmes non autistes à différencier leur propre perspective de celle d’autrui. L’absence de groupe de comparaison masculin limite les conclusions pouvant être tirées sur l’influence du sexe. Néanmoins, ces résultats sont cohérents avec certains témoignages :

Nessa est très sensible quand quelqu’un tombe malade ou se fait mal. Parfois, elle en pleure. (Samia)

30Une autre étude, uniquement comportementale, a cette fois été menée sur quatre groupes d’adolescents : garçons et filles autistes et non autistes (Rieffe et coll., 2021). Au cours de celle-ci, les participants étaient confrontés à un expérimentateur qui se faisait mal (tâche écologique), et des personnes extérieures codaient notamment l’attention à l’autre et le niveau d’activation affective (après avoir reçu une formation afin d’avoir un codage homogène). Les résultats indiquent que filles et garçons autistes manifestent un moins haut niveau d’activation affective que les adolescents non autistes. En d’autres termes, le fait qu’ils partagent la douleur de l’autre est moins visible chez eux. En somme, les personnes autistes de sexe masculin comme féminin auraient une empathie affective élevée, montrée par l’imagerie et les autoquestionnaires (questionnaires remplis individuellement par la personne concernée), mais elle serait généralement moins visible que chez les personnes non autistes.

 

31Enfin, la dernière étape de l’empathie est l’offre d’une réponse adaptée (réconfort) à l’expression émotionnelle d’autrui, parfois appelée empathie prosociale, qui dépend des normes sociales et d’aptitudes communicationnelles. C’est donc un nouveau point de difficulté pour les personnes autistes, exprimé par Natacha ci-dessus, et c’est souvent sur cette base que l’on juge l’empathie d’une personne, puisqu’il s’agit d’un phénomène plus observable que le ressenti. Pour cette raison, les personnes autistes peuvent être indûment jugées comme manquant d’empathie. C’est peut-être encore plus flagrant chez les femmes, car les manifestations de réconfort sont particulièrement attendues chez elles. Pourtant, l’offre de réconfort serait aussi fréquente chez des adolescents autistes (avec un QI moyen à supérieur) que chez leurs pairs non autistes (Rieffe et coll., 2021).

32Qu’est-ce qui peut alors conduire à penser que les personnes autistes ont moins de compassion ? L’explication vient peut-être du type de réconfort apporté. Les garçons autistes, plus que les garçons non autistes ou que les filles (autistes et non autistes) offriront un réconfort généralement orienté sur le problème, par exemple en demandant si un pansement est nécessaire ou en disant de faire plus attention (Rieffe et coll., 2021). Les filles autistes, de manière similaire aux contrôles, vont offrir un réconfort axé sur le ressenti de la personne, par exemple en demandant à la personne comment elle va ou si elle a mal. Ces différences pourraient provenir d’une imitation plus importante des comportements de réconfort affectif chez les jeunes filles autistes. Ainsi, les femmes autistes, comme Natacha, se sentiraient démunies dans les situations où il est nécessaire d’apporter un réconfort : intuitivement, elles ne savent pas quoi faire. Néanmoins, grâce à leur observation, elles pourraient parvenir à offrir un réconfort émotionnel dans certaines situations, notamment celles pour lesquelles elles auraient un script. Ce réconfort sera plus ou moins adapté selon les circonstances. Les auteurs suggèrent aussi que ce comportement témoigne d’un engagement émotionnel plus important dans les relations chez les filles autistes, ce qui sera abordé au chapitre suivant.

 

33Les quatre composantes de l’empathie sont résumées sur la figure 18. Si certaines composantes de l’empathie semblent impactées chez les personnes autistes, bien qu’elles le soient moins chez les femmes que chez les hommes autistes, il reste important de souligner que ces composantes se réfèrent à une norme socio-culturelle. L’autisme peut, d’une certaine manière, être appréhendé comme une culture différente, avec des normes différentes. Ainsi, bien que les personnes autistes puissent avoir des difficultés à remarquer, comprendre et réagir aux émotions d’une personne non autiste, le problème est double, car les personnes non autistes ont ces mêmes difficultés envers les personnes autistes (Milton, 2012). En ce sens, il est possible que des relations sociales plus nombreuses chez les filles autistes permettent une acculturation plus importante de ces dernières avec les personnes non autistes, favorisant leurs capacités d’empathie, telles que perçues par les non autistes. Toutefois, l’empathie des personnes autistes entre elles pourrait prendre une forme différente (Komeda et coll., 2015).

Figure 17 : L’empathie.

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Regard de professionnel

L’empathie

Nous le savons, dans notre expérience clinique et nos parcours de vie, l’écueil régulier des personnes autistes, à tous les âges, quel que soit leur genre, est une vie de « malentendus ». Malentendus dont les conséquences ont beaucoup varié au cours de l’histoire de l’humanité, mais dont le point commun est de fausser les représentations sur ce que sont et ressentent réellement les personnes autistes.

L’empathie n’échappe pas à ce destin.

Que l’on essaie d’être au plus près d’une définition scientifique ou dans une acception du terme portant sur l’usage commun, nous retrouvons beaucoup d’incompréhensions concernant le fonctionnement intérieur des personnes concernées.

L’empathie peut être perçue comme la résultante de plusieurs fonctions, émotionnelles et cognitives, dont la théorie de l’esprit, dont on sait qu’elle présente des spécificités, parfois des déficits, chez les personnes autistes. Dans cette acception, il s’agirait d’être « capable », de manière très tranchée, d’avoir ou pas, « une » théorie de l’esprit. Mais il en va de l’empathie et de la théorie de l’esprit comme du reste. La vie permet à chacune des personnes concernées par l’autisme de progresser, de trouver des astuces, de chercher des indices et analyser cognitivement, patiemment, tout au long de leur existence, ce qui manquerait à leurs dispositions de base ou marquerait une différence dans le champ de la neurodiversité. On peut donc développer une capacité d’empathie partielle, inégale, hétérogène, productrice d’une bonne adaptation, mais au prix d’efforts particulièrement marqués et coûteux de compensation, à chaque minute du quotidien.

Les jeunes filles et les femmes autistes que nous rencontrons à nos consultations sont particulièrement attentives à la place qu’elles peuvent occuper pour faciliter la vie d’autrui, cherchant dans des actes concrets des réponses aux besoins de leurs proches, au risque de s’épuiser.

Quand l’empathie est perçue dans son sens commun, comme la capacité de ressentir des émotions positives pour autrui, le fossé d’incompréhensions, porteur de potentiels malentendus, est encore plus important, et plus encore à même de causer de fausses représentations. Quand, par exemple, un jeune homme autiste répond à un ami (lui-même dans le spectre de l’autisme), ami qui vient de lui apprendre la mort de son père : « Et bien, on sait maintenant que l’on pourra organiser la fête que nous avions prévue, chez toi ; en plus, il y aura de la place et une chambre de libre ». Cette phrase, cette réaction, très factuelle, très concrète, pourrait laisser penser à un manque « d’empathie » de la part de cet ami. Pourtant, nous avons pu constater avec ces deux patients dans les mois qui ont suivi, le fait que leur amitié était bien toujours là, profonde et partagée. Que cette phrase ne signifiait aucunement une indifférence de la part de cet ami. Il a été à ses côtés et l’a soutenu. Mais l’expression de ses affects et le partage émotionnel peuvent sembler peu adéquats sur le moment ; son expression et son soutien ont été différés dans le temps, du côté des deux amis d’ailleurs. La personne endeuillée, elle-même exprime souvent son chagrin de manière atypique sur le plan de l’émotion et de la temporalité, pouvant laisser croire, à tort, à une certaine « neutralité » affective.

On ne le dira jamais assez, l’autisme est bien un trouble de la communication, ainsi que de la manière d’interagir sur le plan émotionnel, en réciprocité. Mais évidemment, ce n’est pas une absence d’émotions ou d’affects ressentis pour l’autre.

L’exemple le plus frappant, à mon sens est celui, maintes fois rencontré dans notre expérience, de jeunes filles qui prennent fait et cause pour l’autre, au point de se trouver en situation difficile. Ces jeunes filles sont d’une apparente « sur-empathie », cherchant à éviter de la détresse pour tous, camarades, parents ou même animaux croisés sur leurs chemins. Que ce soit la tristesse d’une jeune fille de sa classe, le désarroi passager d’un de leur proche ou le risque d’être blessé pour un chien ou même un insecte, dans la rue ; tout provoque un sentiment d’alerte et la recherche de consolation ; parfois dans un mode qui pourrait être perçu comme une « sur-réaction ». Au risque, soit d’avoir des comportements jugés inadéquats vis-à-vis des autres quand il s’agit d’animaux par exemple ; soit d’être perçue comme excessive pour une camarade, aboutissant à une réaction de rejet ou de mise à distance par la personne que la jeune fille ou la femme autiste souhaite pourtant aider.

Les sentiments d’incompréhension et d’injustice que ressent la personne autiste se conjuguent alors et peuvent provoquer des affects négatifs, voire une humeur dépressive et parfois des conflits avec les pairs ; voire des comportements de harcèlement à l’égard de la personne autiste, à l’école ou au travail.

La compréhension du TSA par la personne concernée et son entourage est particulièrement précieuse dans ces circonstances pour prévenir les risques de complications suite à ces comportements empathiques mal compris.

Mais on peut constater également que ce profil de jeune femme peut embrasser avec intensité une cause, l’écologie par exemple, et faire profiter très positivement son environnement, de sa capacité à ressentir de manière si particulière la détresse du monde.

À retenir :

• Les filles et femmes autistes auraient davantage d’attention et de motivation sociales que les garçons autistes.
• Elles pourraient aussi manifester plus de comportements de réciprocité socio-émotionnelle et d’empathie.
• Cela pourrait s’appuyer sur une organisation cérébrale différente de celle retrouvée chez les garçons autistes, dont l’origine peut être à la fois intrinsèque (facteurs biologiques) et extrinsèque (facteurs éducatifs, apprentissages).
• Cela pourrait permettre de compenser certaines difficultés liées à l’autisme, rendant les femmes moins visibles ou moins touchées par certaines caractéristiques de l’autisme, mais les femmes autistes ont malgré tout plus de difficultés sociales que les femmes non autistes.
• Les résultats de la recherche sur ces sujets nécessitent des réplications.

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