X. Du côté des rebelles1
p. 147-162
Texte intégral
1Il se tenait devant moi au garde à vous. Pas très grand, mais râblé, une forte moustache noire sur un visage tanné, des yeux durs, des poings massifs, et bien d’aplomb sur ses jambes bottées. Un homme, quoi.
2— Qu’étiez-vous en Turquie ? lui demandai-je.
3Il dut se méprendre sur ma question, et sans bouger, comme un soldat dans le rang, il me répondit :
4— Condamné à mort !
5Drôle d’état… Cependant, je n’ai pas sourcillé. Il m’était tout de suite apparu que ce curieux personnage, dont un pistolet automatique gonflait la poche, ne pouvait être destiné à autre chose : une carrière violente, avec un drame obscur au bout. Mais avant de faire lâcher ces mâchoires de dogue, il faudrait cogner dur.
6Le matin même, on m’avait conté l’histoire de Jacques, ses incursions dans les faubourgs en plein soulèvement, ses combats singuliers dans les vergers de la Ghouta ou sur les barricades de Chaghour. Plus d’une fois, comme il passait dans les bazars déserts, une grenade était tombée du haut d’un minaret : il les rejetait d’un coup de pied, et elles n’éclataient pas… D’autres soirs, des groupes menaçants l’entouraient en hurlant : il s’ouvrait un passage, à la cravache. Et jamais un rebelle n’avait osé l’attendre seul au coin d’une ruelle pour l’égorger.
7Maintenant que je l’observais, je m’expliquais son prestige et même sa chance. Ce regard farouche, cette poitrine bombée, ces membres de lutteur, il se dégageait de tout l’individu une impression de force qui défiait le danger.
8— Eh bien ! lui dis-je, je serai content de vous avoir pour garde du corps, puisqu’on a cru devoir m’en donner un. Voulez-vous que nous allions à Kadem2 ?
9— Par obéissance, monsieur.
10Et il salua militairement, les doigts à la lisière de son bonnet d’astrakan. Un quart d’heure plus tard, ayant quitté le Mushirié, où sont les bureaux du Gouvernement3, nous descendions vers la porte d’Allah. Certes, je ne m’attendais pas à cela… Le hasard n’a jamais fait que je me montre en public avec un souverain, ou seulement avec un général dans une ville de garnison, mais j’ai certainement connu la même gloriole en traversant Meïdan4 aux côtés de cet ancien chef de bande. Les hommes s’inclinaient sur son passage, les gosses dépenaillés s’arrêtaient de jouer, et j’entendais à tout instant des es salam aleïkum auxquels il dédaignait de répondre, n’étant pas musulman. Naturellement, je le complimentai de cette popularité. Alors, son rude visage se dérida et, amusé, il haussa les épaules :
11— Oh ! vous savez, ce sont des salopards tout de même. Mais celui qui a besoin du chien l’appelle Monsieur le Chien…
12Cela devait pourtant le flatter de prouver à un Français quel était son pouvoir, et ayant reconnu dans un groupe de portefaix un ancien insurgé qu’il avait autrefois arrêté, il me proposa, en fronçant les sourcils :
13— Voulez-vous que je vous l’amène par les oreilles ? Il ne dira rien, vous savez. Un sale bandit…
14Mais le sale bandit avait plutôt l’air, pour l’instant, d’une bête de somme, chargé d’une balle énorme qu’il maintenait sur son dos, comme ils ont l’habitude, à l’aide d’une sangle lui entourant le front, et jamais je n’aurais souffert que mon garde du corps se jetât sans raison sur ce malheureux.
15— Laissez-le, lui dis-je. Puisqu’il a fait sa soumission…
16Cette mansuétude n’était pas pour convenir à mon agent de la Sûreté.
17— Leur soumission, maugréa-t-il, ils la font tous. Jusqu’au prochain soulèvement, s’ils s’aperçoivent que la France a moins de troupes. Et ce salopard-là reprendra son fusil avec les autres pour nous tirer dessus…
18Je l’examinais à loisir tout en marchant. Il est certain qu’avec sa tête boucanée, sa cravache, ses mains velues, et aussi cette diablesse de bosse que faisait son revolver, ce singulier représentant de l’ordre aurait mieux figuré dans une des bandes d’irréguliers qui jouaient de l’escopette du côté de Nissibin5. Pourquoi ne l’avouerais-je pas, je me sentis soudain gêné de l’avoir pour compagnon. Il me semblait qu’un peu de la haine qu’il inspirait devait rejaillir sur moi, que les femmes le maudissaient sous leurs voiles, que les portefaix détournaient la tête pour ne pas se salir les yeux, et si j’en avais alors eu l’occasion, il est probable que j’aurais renié mon défenseur éventuel pour affirmer ma sympathie à ces anciens rebelles qu’il me désignait du doigt, un forgeron qui fumait son chibouk à la porte d’un atelier crevé par les obus ou un vieux bonhomme qui faisait bouillir des pois sur le tas de gravats restant de sa maison. Je croyais lire dans leurs regards : « Voilà le bourreau qui passe. » Et mon cœur pesait plus lourd.
19Éclatant à l’improviste d’un rire éraillé, l’homme m’apprit en roulant de gros yeux :
20— Ils m’ont condamné à mort, vous savez…
21Bigre ! eux aussi ? Décidément, c’était une vocation… Mais il paraissait se soucier assez peu de cette condamnation par contumace et son large cou taurin n’était pas encore celui d’un pendu.
22— Parfaitement, continua-t-il avec une pointe d’orgueil, ils ont mis ma tête à prix : mille livres or ! Je vaux cher, hein, monsieur ? Savez-vous ce que je leur ai fait répondre ? « Donnez-m’en seulement la moitié, cinquante mille francs tout rond, et je m’en vais avec la mamma et ma sœur. Vous n’entendrez plus jamais parler de moi… » Mais ils n’ont rien donné du tout, les salopards…
23Il ne devait pas s’expliquer pourquoi ses ennemis n’avaient encore rien tenté pour gagner une telle prime. Mille livres or !… Je suis sûr qu’il aurait tué pour moins. De mépris, il cracha devant un hadji qui ne se dérangeait pas. Puis, regardant de côté l’homme au turban vert6 :
24— Un jour, je m’y attends, ils me guetteront dans un coin et me tomberont dessus à dix contre un ; mais je suis tranquille : ils me manqueront… Ils tueront peut-être du monde autour de moi ; mais Jacques, ils n’auront pas sa peau… Alors, je leur sauterai sur la gueule, et cela fera autant de morts qu’ils seront ! Comme je vous le dis, monsieur !
25Cette fois, je me renfrognai, commençant à trouver qu’on m’avait donné là un garde du corps bien compromettant. Il avait beau m’assurer que je mourrais vengé, cette promesse ne me suffisait pas, et je jetai prudemment un coup d’œil par-derrière, pour voir si le pèlerin ne nous avait pas suivis. Jacques était plus aguerri. Confiant dans sa chance comme dans une cotte de mailles, il martelait crânement le pavé, et il se mit à me raconter, en hennissant de plaisir, les guet-apens auxquels il avait échappé. C’étaient d’effroyables équipées tout empoissées de sang qui lui amenaient encore, à plus d’un an de distance, le rouge aux pommettes et la fièvre aux yeux ; c’était aussi, vu par le petit bout de la lorgnette, tout le soulèvement de Damas qu’il me faisait voir : la ville cernée de tous côtés, la Ghouta7 aux rebelles, le chemin de fer de Beyrouth coupé, le palais Azem en flammes8 et les tanks mitraillant les souks9. Il riait ; moi, je baissais le front
26— Sans le bombardement10, monsieur, Damas était fichu et nous tous avec. Ah ! cela chauffait dur. J’arrive à l’entrée de Chaghour : quatre balles à bout portant. C’est un copain qui est touché…
27Il n’y avait dans sa mémoire que des tueries. Au coin de la rue qui conduit à Bab el Saghir11, il me montra une barricade de sacs à terre qui tenait le carrefour sous son créneau.
28— Quinze gendarmes syriens ils étaient là… Ils se sont sauvés au premier coup de fusil, je l’avais toujours dit. Mais on les attacherait qu’ils se mettraient à genoux, comme des chameaux qu’on bâte…
29Je regardais les blockhaus et les ruines, j’écoutais ces histoires pleines d’attaques à la grenade et de quartiers pillés, et, pourtant, je n’étais pas ému. Damas était si pacifié, sa population si tranquille, que nul n’aurait pu croire qu’on s’y était vraiment battu. Lorsque je voyais, autour de la citadelle, ces larges avenues de décombres creusées par les obus, je pensais plutôt à des événements lointains de la Grande Guerre, et j’en aurais aussi bien accusé les Allemands en retraite ou les troupes de Kemal Pacha. « Il faut se méfier de Meïdan », entendais-je proférer à tout propos. Pourquoi cela ? J’avais beau dévisager ces indigènes du faubourg, je n’arrivais pas à les trouver plus redoutables que ceux que je coudoyais tous les jours dans la rue Droite ou le Bazar des Grecs. C’étaient les mêmes. Ils déchargeaient en ahanant des sacs de grains ou poussaient vers l’abattoir des troupeaux de moutons encore vêtus de leur laine d’hiver, mais tous prenaient bien garde de ne pas me bousculer et ceux qui se rendaient à la mosquée pour la prière du dohor12 m’auraient au besoin aidé à passer des babouches pour les accompagner. Des fanatiques, ces hommes-là ? Allons donc ! Mon janissaire à bonnet d’astrakan avait l’air cent fois plus inquiétant qu’eux.
30Je ne pus me retenir :
31— Ils ne paraissent vraiment pas méchants, remarquai-je avec intention.
32Jacques ne répondit rien. Dans de grands magasins à fourrage vides, on voyait luire des fusils en faisceaux et les tirailleurs à ceinture rouge mangeaient la gamelle à la porte en regardant passer les gens. Cela aussi m’irrita.
33— Pourquoi cet état de siège ? m’écriai-je. Est-ce un crime, pour des hommes, de réclamer la liberté ?
34Et je toisais avec colère mon garde du corps, comme s’il eût été le responsable de ce déploiement de force. Mais il ne semblait pas entendre. Gardant résolument le silence, il allait d’un bon pas, m’entraînant vers la ligne du chemin de fer, qui coupe la route un peu plus bas. À cet endroit, l’horizon s’élargit. Derrière soi, dominant Damas, on aperçoit les pentes sablonneuses du Djebel Kasyoun, où le village Kurde presse ses maisons, et très loin, à l’ouest, la cime neigeuse de l’Hermon13. Juste à la lisière de ce petit cimetière, voici les premiers arbres de la Ghouta, et la ville se termine par ces quelques bicoques de chameliers, groupées autour d’un minaret si pauvre qu’on le prendrait pour un pigeonnier. Mais je ne m’intéressais pas au paysage. Ni à ces femmes, assises sur les tombes, qui fumaient des cigarettes en jacassant. Je pensais à tout ce sang versé et au droit que s’arrogent les grands pays de régenter les moins forts : une grave songerie, en somme, où il n’y avait que des majuscules.
35Or, quand nous eûmes franchi la voie du Hedjaz, Jacques s’arrêta pour contempler un terrain vague où l’on devinait des vestiges de gourbis. Le moment et l’endroit étaient bien mal choisis pour la méditation, sous ce soleil qui tombait à pic.
36— Eh bien ! fis-je, agacé.
37Il ne bougea pas. Ayant tourné les yeux vers moi, il hocha tristement la tête et m’indiqua, d’un geste, ce lotissement abandonné :
38— C’est là… le dix-neuf octobre…
39Je ne comprenais pas encore. Cependant, dans ma mémoire, quelque chose de confus s’éveillait.
40— Quand nous sommes arrivés, continua-t-il d’une voix assourdie, nous avons trouvé des femmes étendues partout. On les avait fendues vivantes, de haut en bas ; on les avait ensuite bourrées avec des chiffons arrosés d’essence et on y avait mis le feu… Aux hommes, on avait tout coupé, et les petits enfants, cognés à tour de bras contre les murs, avaient des figures en bouillie…
41Je l’écoutais, interdit. Je me souvenais, maintenant. C’était ce massacre des Arméniens, dont on m’avait tant de fois parlé, et qui fut le signal de la rébellion. Jacques, pour me le raconter, avait pris une telle mine que j’en fus saisi. Ses traits s’étaient tirés et ses yeux brûlaient d’une flamme plus sombre. N’était-il pas Arménien lui-même ? Depuis ce jour-là, bien qu’il s’en défendît, je l’ai toujours supposé14.
42— On a tout ramassé, même ceux dont il ne restait plus que de la viande noircie sous les décombres. Ils étaient soixante-trois, monsieur, comme je vous le dis15…
43Ne sachant que répondre, je regardais ce terrain ravagé où traînaient encore des pieux à demi consumés et des feuilles de tôle. Subitement, l’insurrection de 1925 cessait d’être pour moi une fable, une simple date historique, et devant ce champ de carnage, banal comme un coin de banlieue, je faisais sourdement un examen de conscience dont je n’avais pas à être fier.
44— Tu te crois juste, tu te crois bon, tu répands sur les hommes d’inutiles bénédictions : voilà la réponse… Tout à l’heure, tu décrétais que ces marchands et ces fidèles étaient inoffensifs : eh bien, regarde, et réfléchis… C’est peut-être ici qu’ils se trouvaient, ton forgeron à longue pipe et ton bon vieux qui faisait bouillir ses pois. Quand a sonné l’heure de la révolte, sur quels tyrans se sont-ils jetés ? Sur les soldats français de la citadelle, les fonctionnaires du Mushirié, les riches mercantis16 des souks ? Pas le moins du monde. C’est sur de plus faibles, de plus pauvres qu’eux, qu’ils se sont rués, sur des cordonniers, des ferblantiers, des tisserands, pauvres diables de tâcherons qui vivaient de misère dans des taudis en planches.
45Dressé devant ce sanglant cloaque, je jugeais l’insurrection et je me jugeais moi-même, un chef de bande pour assesseur. Procès comique et affligeant… Chaque fois la bêtise, la méchanceté des hommes contraint la raison à prendre sa revanche sur le cœur et, avec un peu d’amertume aux lèvres, je voyais crever toutes les bulles de savon que j’avais soufflées.
46« Renoncer aux mandats ! m’était-il arrivé de souhaiter. Se rembarquer noblement, les Anglais à Jaffa, nous à Beyrouth, et laisser une grande nation arabe se constituer à sa guise… »
47Pourtant, si l’équité n’était qu’un trompe-l’œil, la générosité un crime ? Savons-nous ce qui se passerait si les Anglais rembarquaient demain leurs Écossais et nous nos légionnaires ? La tuerie ne serait-elle pas pire que l’oppression ? Ne verrait-on pas les Arabes de Palestine se précipiter sur les sionistes, les musulmans syriens sur les maronites, les Bédouins sur les gens des villes qui les ont tant volés ? Le sultan du Nedj17 — ce maître de l’avenir — n’accourra-t-il pas du désert, les Druzes de leurs montagnes, les Turcs des pentes du Kurdistan ? Ne faudra-t-il pas qu’une fois encore, l’Europe affolée charge des gamins de vingt ans d’aller payer de leur vie les sottises de leurs pères ?
48— Décidément, c’est très difficile d’être juste, fis-je en me tournant vers Jacques.
49Mon Karagheuz18 ne chercha pas à approfondir.
50— Il faut savoir, répondit-il au hasard. Celui qui a son doigt dans l’eau n’est pas comme celui qui l’a dans le feu.
51Il me paraissait d’un seul coup plus avenant, et ses yeux me semblaient maintenant moins féroces, sous ses sourcils hérissés. Qu’avait-il fait, après tout, sinon de venger les siens ? Il me raconta comment, ancien élève des Pères Blancs de Mossoul, la guerre de 1914 l’avait trouvé télégraphiste en Turquie d’Asie. « Ils avaient mis l’ours dans leur vigne, monsieur… » Condamné à mort pour espionnage au profit des Alliés, il s’était évadé, et j’ai tout lieu de supposer qu’à cette époque il ne dut pas toujours gagner son pain de façon bien bourgeoise. En 1925, quand la rébellion éclata, il était fixé à Damas, simple employé des postes, mais le pot à colle et les ciseaux n’étaient pas des armes à sa taille. En vingt-quatre heures, ayant recruté des Arméniens et des Tcherkesses, il constituait une compagnie franche que les autorités équipaient à la hâte et Jacques, suivi de sa troupe, se jetait dans la mêlée.
52Ce qui s’était alors passé n’est pas de ces anecdotes édifiantes qu’on peut faire figurer dans les manuels scolaires, et plus d’une fois, quand mon garde du corps me contait ses prouesses, je réprimai mal un geste de répulsion ; mais, si je m’indignais d’un fait d’armes trop sanglant, je n’avais qu’à me rappeler qu’au moment où Jacques et ses volontaires éventraient et pendaient sans pitié, les insurgés brûlaient nos soldats vifs et sciaient vivants, entre deux planches, des Sénégalais ligotés dos à dos. Meurtre pour meurtre. D’ailleurs, il narrait les pires aventures avec tant d’ingénuité qu’on ne pouvait songer à le blâmer : il n’aurait pas compris. J’étais exactement dans la situation d’un explorateur discutant avec un chef nègre. Lui dire en prenant une grosse voix : « Tu n’as pas honte de tuer ton semblable pour le manger ! », cela part peut-être d’un bon cœur, mais c’est surtout le fait d’un benêt. Je gardais donc mon pacifisme pour moi et je laissais le chef de bande égrener ses souvenirs. Ils lui revenaient sans ordre, au hasard de nos excursions.
53— Ici, me disait-il en franchissant la Porte Orientale où se disputaient le pas les piétons et les chameaux, c’est soixante Syriens qu’il y avait : quinze policiers et quarante-cinq gendarmes. Eh bien ! ils se sont tous envolés en laissant leurs fusils ! Les autres devaient être leurs parents ou leurs camarades, et ils étaient d’accord. Heureusement, j’en ai rattrapé un et je lui ai arraché une oreille, pour lui apprendre…
54Ce qu’il riait de bon cœur en me racontant cela…
55Une fois sortis de l’enceinte, nous partions sans but à travers la campagne ; c’était charmant. Des paysannes aux robes de toile bleue arrachaient l’orge à la poignée, un nègre dormait sur les cailloux brûlants d’un torrent desséché, un patriarche et son ânon revenaient à petits pas du marché de Douma19 : saint Paul, quittant la maison d’Ananias20, dut certainement rencontrer les mêmes, lorsqu’il portait la Parole aux Gentils. Mais mon compagnon, bien qu’élevé chez les Pères, ne songeait pas pour l’instant aux Actes des Apôtres21. Chaque buisson de cactus lui rappelait une embuscade.
56— Tenez, vous voyez ce petit mur de pierres sèches ? Ils étaient trois, cachés derrière. Clac ! Clac ! Nous avons eu juste le temps de nous jeter à plat ventre. « Rends-toi ! » me crient-ils. Je leur réponds : « Demande à mon fusil !… » J’ai eu du mal, vous savez… Mais, deux heures plus tard, je leur avais coupé la tête et j’allais les porter au Directeur de la Sûreté. Il était si content qu’il m’a donné deux livres or pour chacun.
57À cette pensée, sa trogne recuite se détendait en un sourire de ravissement.
58— Six livres ! murmurait-il. Quelle bonne journée, monsieur…
59On aurait cru qu’il évoquait ses fiançailles, tant il semblait aux anges. Je le contemplais sans mot dire, me l’imaginant le long de ce ruisseau, avec ses trois potirons sous le bras, et je ne frémissais même plus. L’habitude, l’ambiance… Et puis, la morale, cela varie avec les circonstances, la latitude où l’on se trouve et le quantième du mois, et tel qui serait envoyé au bagne pour un fait donné devra être honoré s’il l’accomplit un peu plus tard ou un peu plus loin. Le tout est de ne pas se tromper…
60Mais Jacques n’allait même pas chercher si loin. On l’avait enrôlé pour se battre, il s’était battu : c’est tout. Battu à ce carrefour de Kaboune22, où les rebelles en armes percevaient le péage ; devant cette masure, où les traîtres des troupes syriennes rejoignaient les bandits ; au pied de cet arbre, où un paysan fut trouvé pendu pour avoir renseigné les Français, mais où le meurtrier fut accroché le lendemain, par ses soins. À mesure qu’il retrouvait une aventure, son visage s’illuminait. « Oh ! cette fois-là, c’était encore plus drôle… » Et l’histoire se terminait par un nouveau cadavre, ou deux…
61— Regardez, m’expliquait-il en me montrant les pentes arides de la montagne des Quarante23, leurs bandes arrivaient le soir par ici. Tous des gens dangereux, vous savez, monsieur…
62« Dangereux », disait-il le plus naturellement du monde. Ah ! que l’homme est une étrange bête, et qu’on a tort d’être fier de marcher sur deux pieds…
63Nous rentrions souvent par le quartier kurde qui domine l’oasis et la ville, et tandis que je m’attardais à admirer, par-dessus les toits, la mer verdoyante de la Ghouta et ces minarets aux couleurs de sorbets, mon Jacques, ayant retrouvé des connaissances, échangeait des salams ou serrait des mains. Il revenait vers moi avec du rire pétillant dans les yeux.
64— Un rude salopard, celui-là. Vous remarquez, il boite encore, une balle qu’il a prise dans la jambe…
65C’étaient des insurgés dont il avait reçu la soumission au Mushirié et, heureux de se revoir, ils rappelaient leurs souvenirs de guerre, comme des camarades de régiment :
66— Des Kurdes ? lui demandais-je.
67— Oh ! non. Tous Damascains. Le quartier kurde n’a pas bougé pendant le soulèvement, heureusement. Ni pour, ni contre. Ils n’en démordaient pas. Ils avaient bien raison, allez, monsieur. À se glisser entre l’ail et la pelure, on ne gagne que de la mauvaise odeur…
68De le voir fraterniser ainsi avec ses ennemis de la veille, c’est peut-être ce qui me touchait le plus. Quand je lui demandais un renseignement sur l’un d’eux, il haussait les épaules d’un air de supériorité :
69— Un pauvre imbécile, monsieur, il ne savait pas ce qu’il faisait.
70Je crois qu’il avait un faible pour ses « salopards ». Ainsi, jamais je ne l’ai vu de si bonne humeur que dans Chaghour, où, naguère, quand on eut mis sa tête à prix, il allait se promener seul, cinglant de sa cravache ceux qui ne le saluaient pas. Ce sont des souvenirs qui attachent…
71— Que ta journée soit heureuse, hawaja24 Yacoub25 ! souhaitaient à chaque pas des inconnus en portant la main à leur front.
72— Heureuse et bénie, effendi ! répondait-il gaiement.
73Au milieu d’eux, il était à son aise, il se sentait chez lui. Toutefois, il n’était pas leur dupe. Comme il me le disait en clignant de l’œil : « La main qu’on ne peut pas mordre, on l’embrasse et on prie Dieu qu’elle se paralyse… » Et lorsque je lui prédisais : « Jacques, vous êtes enveloppé dans la peau d’un mort », il éclatait de son gros rire en tapant sur sa poche-revolver.
74Dès nos premières sorties, il s’était accoutumé à mes silences et il ne cherchait même pas à comprendre pourquoi je l’entraînais dans une mosquée ou un bazar pour y rester ensuite une heure à ne rien dire, le casque en arrière et les mains dans les poches. Il devait penser que j’étais venu dans son pays pour cela et il collaborait à sa façon en éloignant à coups de pied au derrière les indigènes qui s’arrêtaient. J’avais beau le prier de se tenir tranquille, il faisait le vide autour de moi, comme si je devais exécuter des tours ou prononcer une allocution, et, une fois que le cercle était formé à distance respectueuse, il venait se planter par-derrière, raide, les talons joints, et foudroyant du regard les âniers qui osaient faire un pas. Pour se rendre utile, il aurait arrêté le trafic dans un souk, il aurait vidé une mesdjid26 à l’heure de la prière. Au premier appel, il accourait :
75— Qu’est-ce donc, Jacques, qu’on aperçoit là-bas ?
76Il fronçait les sourcils.
77— Ce n’est rien, monsieur, un minaret…
78Et il balayait l’horizon d’un geste, comme s’il avait pu faire circuler la mosquée aussi. Si j’avais le malheur d’exprimer devant lui le désir d’acheter une statuette provenant des fouilles ou une faïence persane, il battait aussitôt les bazars et je devais, bon gré mal gré, le suivre chez les antiquaires, les bric-à-brac et les marchands de tapis qu’il avait alertés. Lui offrir un pourboire ? Je n’ai jamais osé… Cependant, il était pauvre.
79— Pour l’argent, je n’ai jamais eu de chance, reconnaissait-il sans fiel. Comme si on m’avait jeté un mauvais sort, monsieur. Je vendrais des cercueils que les gens cesseraient de mourir…
80Mais il ne se plaignait pas de son sort. Il aimait son métier. Quand j’allais le surprendre au Mushirié, je le trouvais en bras de chemise, noyé dans les dossiers, les fiches signalétiques et les photos d’anthropométrie. Dans les couloirs, les rebelles qui venaient se rendre faisaient la queue, l’air penaud, un vieux fusil en bandoulière et leurs cartouches dans une sacoche.
81— En as-tu soixante ? Non… Alors, fiche-moi le camp, tu reviendras quand tu auras le compte…
82À onze heures et demie, on bouclait les portes pour aller déjeuner, et les bandits, toujours en armes, étaient priés de repasser.
83— Revenez à trois heures, je serai là… Ah ! si on les écoutait, monsieur, ils ne vous donneraient pas le temps de manger.
84Cela me laissait chaque fois bouche bée, ces bandits bien sages qui venaient chercher à la police leur certificat de soumission. Un jour, flanqué de mon interprète, j’en interrogeai un.
85— Pourquoi as-tu pris les armes contre les Français ? Tu ne le regrettes pas ?
86L’insurgé se redressa brusquement, comme si on l’eût piqué.
87— Ah ! retire ta babouche, s’écria-t-il, et tape-moi sur la tête !
88Retirer sa babouche, en Orient, c’est le geste de la mère qui corrige son enfant, du hodja qui punit un élève, de la jalouse qui menace son mari. C’est à la fois le martinet, la férule et le manche à balai. « Prends ta babouche, tu as raison, je suis trop bête… » Ils m’auraient tous répondu la même chose, ces paysans surpris dans leurs champs, ces chameliers enrôlés sur la route, ces pouilleux sans ouvrage à qui les insoumis promettaient cinquante piastres par jour s’ils les suivaient et des représailles s’ils ne voulaient pas. « Meskine… Pauvre… » Tout s’expliquait d’un mot. Et tandis qu’ils crevaient de soif dans les laves du Safa27 ou risquaient bravement leur peau dans les bocages de la ferme Bala28, les responsables du mouvement se gobergeaient en Égypte, en attendant la prochaine amnistie. On pouvait enterrer dans Damas les chefs nationalistes tués en combattant, personne ne suivait leur convoi, et les imans de la Grande Mosquée refusaient de dire les prières, de peur d’être compromis.
89— Les plus mauvais ne se font pas prendre, rognonnait Jacques. Mais patience ! Ce n’est pas le tout de manger des caroubes : il faut les digérer…
90Vaines menaces, hélas. Ils digéraient fort bien les leurs et, quand certains suspects passaient en calèche sur l’avenue de la Victoire, ou rentraient dans leurs riches limousines des palaces du Liban, Jacques n’avait qu’à sauter sur le trottoir comme les autres, encore bien content de n’être pas obligé de saluer.
91Maintenant, c’était fini, il ne me faisait plus peur. Il avait beau rouler des yeux, tirer sur sa moustache, bomber le torse, je lui trouvais une âme naïve de pêcheur à la ligne. En dépit de son horrible passé, de ses pendaisons, de ses têtes coupées, de tout… Je n’écoutais plus ses massacres : je lui demandais des dictons. Quel précieux personnage de roman que cet estafier un peu ventru…
92Un dimanche, je le rencontrai sur la place Merdjé29 avec une vieille musulmane au visage dévoilé. L’air réjoui, il me la montra du pouce, comme une conquête.
93— La mère d’un bandit, m’apprit-il tout fier. Son garçon est en dissidence depuis deux ans, et, maintenant, il a peur de se rendre, le salopard. Il croit qu’on veut l’attirer dans un traquenard… Alors, j’ai profité de mon jour de congé pour aller le voir avec elle à Kisoué30, où il se cache, et je vais le décider…
94Il s’offrait cela comme une partie de campagne, avec son veston neuf et son beau casque blanc, et la pensée d’un risque possible ne l’effleurait même pas.
95— Mais si c’était un guet-apens qu’on vous tendait, Jacques ? Les mille livres or ?… Y avez-vous pensé ?
96Il me regarda, interloqué, puis il se mit à rire.
97— Me tomber sur le dos ? Oh ! jamais… Ils n’oseraient pas…
98Pourtant, à peine eut-il lancé ce défi qu’il se tut net, son gros rire cassé. Un moment, sans rien dire, il scruta ce maigre visage de vieille. Puis, haussant les épaules comme s’il savait sa destinée écrite, il marmonna dans sa moustache :
99— Il faut… C’est une voisine de ma maman, vous comprenez, monsieur…
100Je quittai Damas le lendemain. Je n’ai jamais revu Jacques31.
Notes de bas de page
1 Dans ce chapitre, Dorgelès évoque la Révolution syrienne, également appelée « Révolution nationale », pendant laquelle eurent lieu, de 1925 à 1927, d’importants soulèvements contre le pouvoir français mandataire, notamment de la part de la communauté druze, menée par le chef Soltan al-Atrach. Pour une autre approche de cette révolte par une écrivaine française, alors résidente à Damas, on lira avec profit le témoignage d’Alice Poulleau, À Damas sous les bombes, journal d’une Française pendant la révolte syrienne (1924-1926) [s.d.], récemment réédité par Élodie Gaden et Pascale Roux, Cressé, Édition Pyremonde, 2012.
2 Kadem ou al-Kadam : faubourg du sud de Damas.
3 Mushirié ou place du Mouchiriat (Sahat al-Musiriya) : place proche de la Citadelle, où se trouvait le Sérail militaire ottoman. Il est probable que les Français se soient installés dans ces locaux à l’époque du Mandat.
4 Meïdan ou Midan : autre faubourg situé au sud de Damas.
5 Nissibin : Dorgelès fait référence aux difficultés rencontrées par les Français lors de leur tentative de prise de contrôle sur le Haut-Djezireh (région du Nord-Est de la Syrie, proche de la ville turque de Nissibin ou Nusaybin) au cours de l’été 1923. Le 30 juillet, une colonne française comprenant plusieurs officiers français et des dizaines de méharistes a été décimée par des rebelles menés par Hadjo Ibn Hadjo, célèbre chef aux yeux bleus auquel il semble que Dorgelès compare ici Jacques. Voir Louis Dillemann, « Les Français en Haute-Djezireh (1919-1939) », Revue d’histoire française d’outre-mer, tome 66, no 242-243, 1979, p. 33-58.
6 Les hadji portaient traditionnellement un turban vert. Le grand reporter français Xavier de Hauteclocque a par ailleurs intitulé Le Turban vert sa grande enquête sur le pèlerinage à La Mecque parue en 1930 (Paris, Éditions de la Nouvelle Revue critique, 1931).
7 Cette oasis autour de Damas servait de base avancée aux insurgés.
8 Le 18 octobre 1925, les insurgés attaquent le palais Azem et y mettent le feu. Le palais, évacué, est ensuite pillé. La Résidence et la salle des Fêtes sont détruits. Dans Les Annales politiques et littéraires, ce chapitre était illustré de photographies des dégâts.
9 Le général Gamelin, alors commandant des troupes françaises au Levant, décida en effet d’utiliser l’artillerie afin d’écraser la résistance.
10 Afin de réprimer l’insurrection, le général Sarrail, Haut-Commissaire français, décide de bombarder des quartiers de la ville. Une partie de la vieille ville fut détruite dans un incendie qui s’ensuivit, et fut ensuite reconstruite sous le nom de « al-Hariqah » signifiant précisément « l’incendie ».
11 Bab al-Saghir (« la petite porte ») est l’une des huit portes de la vieille ville de Damas.
12 « Deuxième de la journée, vers midi. » (Note et italique de l’Auteur.)
13 Mont Hermon : montagne de l’Anti-Liban culminant à 2814 mètres d’altitude.
14 Dans son journal, Alice Poulleau semble confirmer cette hypothèse et dresse de ce Jacques un portrait bien plus inquiétant encore : « […] je n’ai pas grande tendresse pour ces escogriffes qu’on rencontre au coin de chaque rue. On dit que la tête de leur chef, Jacques l’Arménien, véritable comitadji, a été mise à prix par les insurgés » (À Damas sous les bombes, ouvr. cité, p. 138).
15 Alice Poulleau constatait elle aussi dès le mois de septembre que « les Arméniens [étaient] mal vus en ville en ce moment », perçus comme « plus dociles et plus dévoués au Mandat » (ibid, p. 47). Dans la nuit du 19 au 20 octobre, elle note : « On me dit que les Arméniens ont été massacrés dans leur camp, sur la route de Kadem, qui fut ensuite dévasté. J’en demande la raison : ils s’étaient, me dit-on, rendus odieux aux Midanais en se targuant de leur autorité de partisans français pour exiger d’eux des provisions, comme un tribut qui leur était dû. » (Ibid., p. 92-93.)
16 Terme désignant un marchand au Moyen-Orient ou en Afrique.
17 Abdelaziz ben Abderrahmane al-Saoud, dit Ibn Séoud (1876-1953), sultan du Nedj depuis 1921 mena une politique de conquêtes qui conduisit à la création de l’actuelle Arabie Saoudite dont il devint roi en 1932.
18 Karagheuz ou Karagöz : personnage principal du théâtre d’ombres turc, dont le nom signifie « œil noir » en turc. Il s’agit traditionnellement d’un homme du peuple illettré, pouvant être trompeur et violent, mais aussi drôle et subversif.
19 Douma : ville située à une dizaine de kilomètres au nord-est de Damas.
20 Ananias : dans le Nouveau Testament, c’est lui qui rend la vue à saint Paul après sa conversion sur le chemin de Damas, avant de le baptiser.
21 Actes des Apôtres : cinquième livre du Nouveau Testament, relatant notamment la prédication de saint Paul.
22 Kaboune ou al-Qaboun, quartier du nord-est de la ville.
23 Montagne des Quarante : le nom de ce site sur le mont Qassioun provient des tombes de quarante saints musulmans enterrés près du lieu présumé où Caïn tua Abel.
24 Ce terme désigne l’étranger.
25 « Jacob » en arabe.
26 Mesjid : « mosquée » en arabe.
27 Al-Safa : champ volcanique appartenant à l’ensemble volcanique Harrat Ash Shammah, au nord du massif du Djebel Druze, dans une région très pauvre en eau. Cette région inhospitalière servit de refuge aux insurgés au moment de la révolte contre le Mandat français.
28 Ferme Bala : pendant la révolte syrienne, cette ferme de la Ghouta servait de quartier général aux insurgés et fut l’objet de violents combats de l’été 1926 jusqu’au printemps 1927.
29 La place al-Marjeh : place située près du Barada et autour de laquelle se sont installés les bâtiments administratifs d’architecture européenne au début du xxe siècle, sous la domination ottomane. Dans son guide, André Geiger la décrit comme « le centre de cette partie moderne de Damas » (Syrie et Liban, ouvr. cité, p. 175).
30 Kisoué ou al-Kiswah : ville à une quinzaine de kilomètres au sud de Damas.
31 Ce mystérieux personnage qui a escorté Dorgelès lors de son séjour à Damas s’appelait apparemment Jacques Sarvo. On sait que l’écrivain possédait deux photographies de lui (sur l’une d’elle, il est en Sicile en 1919, et sur l’autre, il se trouve au milieu du corps de partisans tcherkesses et arméniens chargés de la poursuite des bandes rebelles à Damas en 1925). Jacques lui-même les lui aurait envoyées après le voyage.
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