Un regard social et politique
p. 185-200
Texte intégral
1Les trois récits de voyage de Gertrude Bell, Vita Sackville-West et Dorothy reflètent un discours politique hégémonique. Au xixe siècle, le point de vue des voyageurs britanniques est caractérisé par une scène dominante que Mary Louise Pratt définit comme « la scène d’ensemble du je-monarque-de-tous1 », un point de vue d’en haut qui correspondant au pouvoir colonial que le voyageur relaie. Elle établit une liste de trois stratégies : 1) esthétisation, qui place la scène dans des normes européennes, 2) densification, qui lie la culture étrangère à une base européenne et 3) domination. Des traces de différentes formes d’autorité peuvent être trouvées dans les récits des voyageuses.
Esthétisation
2Il y a des oppositions thématiques : des scènes agréables/désagréables, des références réalistes/mythiques. La présence britannique fait l’objet d’une légitimation, à la fois dans sa gestion et dans ses décisions et interventions politiques. Cette identité coloniale est divisée en plusieurs stéréotypes autour d’un fantasme d’Orient construit sur des idées normatives comme la mission civilisatrice de la Grande-Bretagne. C’est en ces termes que Dorothy de Warzée décrit le modèle européen dans la vie des Persans :
Il est très difficile, même pour ceux qui ont accès à certaines maisons persanes et qui peuvent voir la famille à la maison, de les comprendre. Dans les maisons où j’ai été reçue, les parents semblent eux-mêmes éduquer leurs enfants. Quelques-uns ont des gouvernantes étrangères médiocres qui leur enseignent des bribes de choses européennes2…
Le discours intègre le discours colonial. Ces trois femmes se contemplent et se reconnaissent dans une image ambivalente. Elles représentent l’ordre et le pouvoir britannique, elles tiennent des discours qui renvoient à l’idéologie dominante dans leurs descriptions, leurs interprétations et leurs découvertes. Elles assument leur position d’observatrice européenne. Persian Pictures débute par des remarques négatives :
Il faut avouer qu’en dépit de sa taille, la place ne produit aucune impression favorable dans l’esprit de l’Européen sophistiqué. Les portes qui y mènent sont ornées d’affreuses tuiles modernes, les bâtiments qui l’entourent sont dépourvus de toute trace de mérite architectural3.
Néanmoins, ces femmes introduisent également une nouvelle dimension dans leur approche des étrangers. Comme Bellie Melman l’écrit dans sa critique des Anglaises au Moyen-Orient :
[Elles] présentent un grand défi à l’autorité orientaliste et patriarcale. Car ce qui caractérise la représentation de l’Autre par la femme est son sens de la familiarité et de l’empathie avec l’altérité4.
Les récits de ces voyageuses révèlent des moments de communion avec le monde persan (« Les foules d’Europe se ruèrent soudain vers moi, me submergèrent ; je me noyai sous la pression, lorsqu’elles s’éloignèrent, je restai, je respirai, avec autour de moi, l’espace et une sérénité qui descendaient des sommets sur le creux de la vaste plaine5. ») Mais parmi les orientalistes qui étaient célèbres à cette époque, différentes expériences existaient : Richard Burton (1821-1890) fit un voyage à la Mecque en 1851-1853, William Gifford Palgrave (1828-1888)6 traversa l’Arabie centrale en 1862-1863, Wilfrid Blunt (1840-1922) et sa femme lady Ann Blunt (1837-1917) traversèrent l’Arabie du Nord en 1871-1879 et Charles Doughty (1843-1826) écrivit Travels in Arabia Deserta. Ils construisirent tous leur propre image de l’Oriental. Burton avait créé celle de l’Arabe pur du désert, Palgrave celle des Bédouins sanguinaires qui tiraient profit de la mission civilisatrice de l’Angleterre. Les Blunt inventèrent l’image des Bédouins vertueux et nobles et Doughty celle de la vie nomade. Ce dernier avait décrit la vie errante dans le désert dans un livre qui était devenu un texte de référence pour les archéologues comme Bell et T. E. Lawrence. Les Arabes furent étudiés en parallèle avec le monde européen ; la vie dans leurs villages, les menaces quotidiennes, leur survie et les voyages des tribus :
Le départ de l’Arabe paraît étonnamment disgracieux et austère aux yeux de l’Européen. L’Arabe, jusque-là un compagnon si doux, vous tourne le dos avec une étrange attitude dure et vous quitte pour toujours. […]. C’est là leur habitude nationale et non une absence d’humanité barbare7.
Ici, l’orientaliste apprend au lecteur comment approcher l’altérité.
Densification
3Ces textes contribuèrent à l’élaboration de stéréotypes. Gertrude Bell ne nia pas l’héritage des Blunt et de Charles Doughty. Elle connaissait les Blunt personnellement et plus tard, elle défendit l’idée des États arabes dans un but impérial, du moment qu’ils restaient loyaux aux Anglais. Donc, paradoxalement, les trois récits illustrent le désir des femmes d’entrer dans la vie publique, de participer à un monde d’hommes et de défendre l’idéologie dominante en refusant également de défendre systématiquement les droits des femmes. Ces femmes adoptent un discours impérialiste dans lequel elles voient leur propre émancipation. Gertrude Bell exprima un désir insatiable de découvertes et de connaissances et pourtant, très tôt, elle se plaça dans une position de domination, comme si elle donnait une leçon culturelle, religieuse, géographique et politique sur l’Orient. Dorothy de Warzée et Vita Sackville-West étaient des épouses, la première était soumise et repoussait le cadre qui l’entourait (« Après avoir débarqué en toute sécurité à Pirbazaar, nous avons été entassés dans de petites victorias russes et conduits à Resht. Les impressions qui me restent de ce trajet sont vagues. Tout ce dont je me souviens, c’est la boue – les murs faits de boue, les maisons faites de boue, et les gens habillés de différentes nuances de couleur de boue8… »), la dernière rebelle (« Après le sommet du col, je m’attendais à tomber, à tomber de l’autre côté ; l’expérience de rester en haut, une fois qu’on a grimpé, ne m’était pas encore familière9. ») ; elles représentaient la diplomatie britannique en Perse. Ces trois femmes étaient visibles par leurs vêtements européens dans une contrée encore traditionnelle. Dans quelle mesure ces trois femmes ont-elles suivi les normes impérialistes ou sinon comment y ont-elles échappé ? Jamais elles n’ont voyagé seules ; elles ont été accompagnées par les représentants de l’ambassade. Le schéma de femmes qui « accompagnent » les voyageurs, frères, maris ou diplomates, se répandait à partir de 1830, avec la consolidation du règne britannique en Inde et l’ouverture du canal de Suez et de la mer Rouge, en 1869, le nombre de voyageuses ainsi que leurs récits de voyage augmenta. Le voyage de Gertrude Bell en Perse était son premier voyage oriental. Le voyage en Perse fut suivi de voyages archéologiques dans le désert en 1904 et 1907, et d’explorations en Syrie et en Mésopotamie en 1909. En 1917, nommée secrétaire orientale dans l’administration civile de sir Percy Cox, ainsi qu’à la tête du Bureau arabe, Gertrude Bell adopta des positions politiques claires sur la nécessité de l’impérialisme britannique. Elle défendit fermement la supériorité de l’Occident sur l’Orient. Pourtant, ses voyages contredisaient cela. Dans son livre de 1908, The Desert and the Sown, publié après un voyage de Jéricho à Antioche, elle décrivit le sphinx d’Antioche tourné vers l’Orient :
[…] [Le Sphinx] se souvient encore que les Grecs qu’il connaissait partirent de Babylone et, puisque même les Romains ne lui apprirent pas que le monde vivant se trouvait à l’ouest, je ne pouvais l’éclairer, et donc je le laissai chercher une chose nouvelle en Orient10.
Domination
4La « mission civilisatrice » de la Grande-Bretagne apparaît dans les observations de Gertrude Bell : « La civilisation avance peut-être lentement le long des routes persanes11. » Parfois, Gertrude Bell montre une hésitation lorsqu’elle décrit l’inefficacité en Perse, en suggérant une supériorité du monde occidental (« Le système de l’enterrement chez les Persans est au-delà du mal12 ») et à d’autres moments, elle observe un travail justifié (« Le système actuel est maladroit et laborieux. Une surveillance constante est nécessaire pour que les qanats ne tombent pas en panne et qu’ils ne soient pas bloqués par des quantités de racines, et si cela devait arriver, dans quelques années, Téhéran cesserait d’exister13 »). Les forces étrangères qui étaient présentes furent associées à une modernité potentielle en Perse qui en avait grandement besoin : « Le gouvernement russe a pris en main la grande route vers Téhéran et il construit à présent une large voie carrossable de la Caspienne à la route persane à Qasvin14. » Il y avait deux discours idéologiques, le fatalisme censé produire de l’ignorance et la modernité conquérante grâce à laquelle le progrès était possible :
Le fatalisme oriental, qui paraît bien beau en théorie, se brise tristement dans la pratique. Il est essentiellement basé sur le désarroi d’un peuple qui n’a jamais eu l’idée de se saisir de la vie vigoureusement. Une sage philosophie demande aux hommes de supporter le mal inévitable sans se plaindre, mais nous, en Occident, nous ne sommes satisfaits que lorsque nous découvrons jusqu’où peut aller la spirale et comment nous pouvons modifier son trajet en nous appuyant sur la connaissance et des situations précédentes15.
La manière désastreuse avec laquelle les Persans ont géré l’épisode du choléra en 1892 fut un cruel exemple d’incurie. Gertrude Bell montre l’incapacité des Persans, selon elle, face à l’urgence :
Quelques mois plus tard, et bien avant que le temps ait tué les germes de la maladie, ces corps sont soulevés, mis dans des sacs en tissu et emportés, jetés sur le dos des mules, et transportés vers leurs lieux de repos lointains, semant probablement les graines d’une nouvelle apparition en avançant. Ce qui est étonnant, ce n’est pas que le choléra soit fatal à tant de monde, mais le fait qu’une large proportion de la population survive dans un pays où l’ignorance prépare toujours une bonne route pour les pas de la Mort16.
Le mot « ignorance » est associé à l’Orient. Gertrude Bell transforme l’émerveillement traditionnel ressenti par les Occidentaux en un regard horrifié qui découvre les ravages de la mort (« l’ignorance prépare toujours une bonne route pour les pas de la Mort »). En faisant le parallèle entre l’ignorance et la mort, elle indique le besoin de la modernité occidentale. Il y avait également des missionnaires qui supervisaient et éduquaient les Persans :
Un petit groupe d’Européens présentait un front courageux au milieu de cette terreur universelle. Les missionnaires américains quittaient leurs maisons dans les villages et partaient à la ville pour secourir au mieux les malades et apaiser ceux que le choléra n’avait pas encore touchés en montrant leur propre courage17.
L’Occident est ainsi représenté comme un besoin précieux pour le développement du pays. L’ostentation pompeuse de la cour persane, mais également la démonstration de la ferveur religieuse sont interprétées comme des obstacles à la modernité, un refus d’accepter l’efficacité de la civilisation européenne :
Avec un sentiment d’égarement désespéré, nous finîmes par quitter le palais où nous avions été éblouis par une richesse inconcevable et poussés à ridiculiser cette folie enfantine. La richesse et l’infantilisme nous parurent également absurdes en revenant en silence le long des routes poussiéreuses18.
Dans sa présentation de la cour des Qadjar, Gertrude Bell emprunte le cliché de l’enfant oriental sous la coupe de l’adulte occidental (« folie enfantine », « infantilisme »). Ainsi, Gertrude Bell prédit un avenir politique sombre pour la Perse : « Le nuage de poussière qui planait toujours au-dessus du désert et de la ville prédisait un avenir plus menaçant ; à présent, il augurait un autre nuage plus mauvais qui s’abattait sur Téhéran19. » La poussière du désert qui était si liée à l’aventure devient un signe inquiétant. La modernisation du pays est considérée par Bell comme un changement nécessaire dans le temps et dans l’espace, un besoin de rationalisation et de régulation en Perse. La jeune voyageuse adopte le point de vue impérialiste de son temps en pensant que le territoire persan est un champ d’action pour son pays. Gertrude Bell critique les politiques des autres nations européennes et celles de l’Empire ottoman. Elle fait une différence entre l’impérialisme britannique et les autres Empires, convaincue que le premier était fondé. En 1908, Gertrude Bell déclara que les Arabes devaient avoir leur propre gouvernement. Néanmoins, elle exprima des doutes dans ses rapports en 1919. Ces hésitations n’étaient pas du tout anti-impérialistes, elles traduisaient des doutes dans la carrière d’une femme qui, lors de tous ses voyages en Orient, était l’une des rares représentantes de son sexe. En Perse, Gertrude Bell trouva un monde que l’Occident n’avait pas été capable de déchiffrer. Plus précisément, c’était un monde qui lui paraissait libre – en réalité, il n’était pas libre – et elle le considérait comme un monde qui refusait la protection d’un Empire.
Ici, sous le soleil et la poussière se trouve la quintessence de l’Orient vivant ; vous vous tenez discrètement, sur le seuil, et vous comprenez que votre voyage n’a pas été vain. Mais à mesure que la merveilleuse procession passe devant vous, trop occupée par ses affaires, ne vous lançant qu’un regard méprisant, vous vous rendez compte du fossé qui vous sépare. L’Orient se regarde ; il ne sait rien du grand monde dont vous êtes citoyen, il ne vous demande rien, ni à vous ni à votre civilisation20.
5En effet, Gertrude Bell trouva sa propre position au bord d’un « fossé » entre l’Orient et l’Occident, et elle remit en question la pertinence de l’intervention occidentale dans les affaires orientales.
6Quant à Dorothy de Warzée, elle fait quelques observations économiques, sociales et religieuses (PiP, p. 33, 38, 59). La société persane est présentée à un lecteur novice par une voix narrative ou un guide dont l’expertise vient de six années passées en Perse. Dès le début, le ton est moins savant que celui de Bell, et elle s’adresse au lecteur dans un style prosaïque. Le monde dans lequel vécut Dorothy de Warzée changeait selon les missions diplomatiques de Léon de Warzée. Peeps into Persia est une description d’une large communauté étrangère en Perse, dont les composantes rivalisent pour le contrôle des différentes institutions. En tant qu’épouse, Dorothy de Warzée peut observer le monde diplomatique, surtout la vie ennuyeuse des épouses (PiP, p. 107, 109). La narratrice découvre avec horreur les classes sociales plus pauvres (PiP, p. 31, 32, 37, 50, 140, 200, 201). La Perse de Dorothy de Warzée est un territoire qui n’est pas encore atteint par la modernité, et sa narration n’est jamais lyrique. Malgré de nombreuses oppositions binaires (entre le monde « civilisé » et le monde « sauvage », entre l’Occident et l’Orient), le récit s’apparente à la quête d’une voix personnelle à côté d’un discours politique général. En Perse, les épouses des diplomates reproduisent les activités qu’elles avaient en Angleterre, se réunissant dans des cercles privés, jouant aux cartes ou au tennis. Les réceptions sont une occasion d’exhiber des vêtements élégants dans un microcosme diplomatique. Dorothy de Warzée décrit une variété de présences étrangères en Perse qu’elle appelle « Les représentants des puissances étrangères21 ». Différents angles d’approche apparaissent. Les routes sont décrites comme étant l’œuvre de pays occidentaux et le lecteur est informé de la présence des troupes étrangères. Les rituels diplomatiques sont une série de cadeaux échangés (PiP, p. 25). Le système éducatif est également une sphère d’intervention, ainsi que le service de santé (PiP, p. 104, 165, 171). La politique intérieure est contrôlée par le système postal et les services de douane (PiP, p. 149, 150, 151). Il apparaît clairement que la Perse dépend des pays européens, avec un système financier contrôlé par des diplomates (PiP, p. 17, 157, 160, 161). La Perse devait intégrer un système universel moderne (PiP, p. 150). Les informations politiques surgissent dans les descriptions des révoltes et des troubles intérieurs (PiP, p. 99, 224). Dorothy de Warzée donne des informations sur le système électoral persan et la situation internationale dans laquelle la Perse est impliquée (PiP, p. 227). Ces indications sont complétées par des références à une intervention étrangère dans les choix politiques de la monarchie qui devait faire face à un mouvement qui revendiquait un système constitutionnel – La Perse se trouvait au cœur des enjeux de pouvoirs impériaux. Dorothy de Warzée explique les évènements contemporains en Perse ; ainsi, elle révèle ses connaissances de la situation politique locale (PiP, p. 227, 228, 229, 233, 234).
7Peeps into Persia est le premier travail d’écriture de Dorothy de Warzée. Écrit à un moment où la présence étrangère en Perse était à son apogée, il est également l’illustration d’une activité diplomatique intense et de la politique d’une dynastie, les Qadjar, qui dut faire face à un mouvement révolutionnaire, pendant les années 1905-1911, ayant pour but l’établissement d’un régime constitutionnel. Le peuple persan souhaitait mettre en cause l’ordre établi et le remplacer par la loi, la justice sociale et un gouvernement représentatif. Les constitutionnalistes s’opposaient à l’ordre conservateur chiite et exigeaient des réformes modernes dans le domaine de l’éducation et de la justice. En 1906, la constitution persane (Qânun-e asâsi) fut adoptée, définissant les devoirs de l’assemblée nationale (majles-e melli) en dépit de l’opposition de la cour des Qadjar. Le terme constitutionnel (mashrutiyat) définissait ainsi le gouvernement avec des articles qui allaient contre la culture impériale : la souveraineté était confiée par le peuple à la personne du roi (art. 35), lequel n’avait toutefois pas de responsabilités (art. 44, 45, 64). Le pays faisait face à plusieurs problèmes : l’intégrité territoriale de la Perse était menacée par le pacte secret anglo-russe de 1907 ; Morgan Shuster, le conseiller financier américain auprès du gouvernement persan, fut expulsé, menacé par les deux puissances et les Russes occupèrent Tabriz (dans le nord-ouest). Le gouvernement dut combattre les troubles intérieurs et l’agression étrangère et, depuis 1911, le pays continuait à faire face aux révoltes ainsi qu’à l’insolvabilité financière et à la menace de partition par les forces impériales étrangères. La révolution constitutionnelle (1905-1911) fut causée par un mécontentement populaire, une stagnation économique et une influence des puissances occidentales en Perse. Le but était de bâtir une monarchie constitutionnelle avec un parlement puissant et des ministres choisis. Ce fut un point de repère dans le récit politique de Dorothy de Warzée (PiP, p. 26-27) qui reconnut la supériorité de l’Europe dans les choix de la Perse. L’Europe était pour elle le modèle à suivre (PiP, p. 27). Mais la présence étrangère (belge, autrichienne, américaine, britannique et russe) révélait les luttes pour le pouvoir entre les Britanniques et les Russes :
La monnaie la plus courante à Téhéran était en papier, le billet le plus petit étant un toman. Ces billets sont imprimés par la Banque impériale de Perse qui en a le monopole, et les billets sont tous imprimés en Angleterre. C’est à cette banque que les douanes remettent l’argent provenant des provinces du sud, envoyé par la suite à Téhéran, et elle a des filiales partout en Perse.
Il y a une autre banque importante à Téhéran, la Banque russe. Elle dépend du ministère des Finances de Russie et a une raison d’être politique. Son travail essentiel est de rassembler le paiement d’intérêts et des fonds des deux emprunts russes qui sont garantis par les douanes dans le nord de la Perse22.
8Les concessions économiques à l’Angleterre apparaissent dans les observations de Dorothy de Warzée, y compris les luttes d’influence dans le domaine économique et financier pendant le règne des Qadjar. Les représentants diplomatiques de l’Europe poursuivaient les buts expansionnistes de leur propre pays, et ainsi, ils prirent part à la partition de la Perse en différentes zones d’influence. Les analyses politiques de Dorothy de Warzée reproduisent les idées orientalistes : la connaissance et le pouvoir mènent le processus impérial.
9Vita Sackville-West arriva après les troubles constitutionnels. Mais elle fut dans une position comparable à celle de Dorothy de Warzée, dans laquelle la vie diplomatique imposait ses visites, ses rituels, où les serviteurs transportaient les bagages du bateau au train et du train à la voiture. Cependant, elle ne fait jamais allusion à la situation politique tendue et au rôle joué par la légation britannique. Dans le chapitre sur le couronnement de Reza Pahlavi, Vita Sackville-West ne mentionne pas les relations difficiles entre l’Angleterre et la Perse. Les autres membres européens qui étaient présents à la cérémonie sont oubliés, créant ainsi l’impression d’une vision très personnelle, sans tenir compte des devoirs d’une épouse dans le monde diplomatique. Tout au long de son récit, elle cache le confort dont elle jouit, refusant d’être identifiée comme l’épouse privilégiée d’un représentant britannique. Elle refuse de faire des commentaires économiques et politiques. Son but est ailleurs, dans un domaine créatif. Vita Sackville-West trouve des traces de sa classe sociale en Perse, à la fois dans ses voyages organisés par la légation britannique et dans les réceptions. Elle ne s’attarde pas sur les descriptions, mais elle donne des détails qui attirent forcément l’attention du lecteur. Son séjour à Bagdad se concentre sur Gertrude Bell (qui mourut quelques mois après le 12 juillet 1926). Sa mort fut un événement important dans le monde diplomatique. Son nom, qui fut associé à un élément fondateur dans la politique britannique et dans la création de l’Irak, donna une image impériale au lecteur qui comprend ce que l’auteur nomme le rôle civilisateur et stabilisateur de la Grande-Bretagne, puisque le roi Fayçal, sur le trône en Irak, était totalement dépendant de la puissance britannique. Vita Sackville-West mentionne le roi et Gertrude Bell en ces termes :
Sa mélancolie disparut lorsqu’elle lui chuchota des mots de réconforts, et je les observai tous les deux, le prince arabe et la dame anglaise qui essayaient de trouver une nouvelle Mésopotamie à eux deux. « Vous voyez », m’avait-elle dit, « ici, nous avons le sentiment d’essayer de faire quelque chose d’utile, de créatif et de constructif » ; et en dépit de sa déférence pour Son Altesse, en dépit de ce « Sidi » qui, de temps à autre, lui échappait dans la conversation, il y avait peu de doute quant à celui des deux qui était le vrai génie d’Irak. En revenant vers Bagdad, elle parla de la solitude du roi : « Il aime m’appeler pour me demander d’aller prendre le thé », dit-elle. Je la crus tout à fait23.
10Le roi est dans une position faible et le règne des Britanniques en Irak assure la stabilité. Gertrude Bell fut une illustration de cette modernité que l’Empire voulait implanter dans sa colonie en installant Fayçal sur le trône. Vita Sackville-West fut charmée par le pouvoir de la « reine du désert » :
Elle était une hôtesse merveilleuse et je sentis que sa personnalité servait de centre et de point d’appui pour tous ces Anglais exilés qui avaient en commun leur engagement en Irak. Ils semblaient tous être portés par le même enthousiasme constructif, mais je ne pouvais pas m’empêcher de penser que leur mission là-bas aurait été plus une corvée qu’un travail intéressant, sans la lumineuse ardeur de Gertrude Bell24.
11Vita Sackville-West est naturellement attirée par Gertrude Bell qui, non seulement représente une femme aventureuse et déterminée qui s’impose dans une communauté d’hommes, mais également une représentante du pouvoir britannique en Orient. Gertrude Bell est rayonnante et elle a pris part à la construction de l’Empire britannique. La description est passionnée et le portrait du roi oriental est assombri par ce qui est considéré comme une présence britannique forte et déterminée. Vita Sackville-West fait peu d’allusions à la faiblesse de l’administration et de la gouvernance en Perse :
Ce personnage mène naturellement à des abus innombrables et à une corruption dont souffre la Perse ; l’absence de justice, la vente des positions administratives, la corruption, les pots-de-vin, le détournement et la malhonnêteté générale choquent l’observateur d’un point de vue moral, mais il est également exaspéré par la bêtise et l’élaboration d’un système. Ce pourrissement interne, ainsi que la pression politique de l’Angleterre et de la Russie, compliquent forcément la tâche de n’importe quel dirigeant énergique. La chose la plus urgente à faire est de nettoyer tout ce système avant de s’attaquer à d’autres problèmes tels que les transports, la sous-population, l’irrigation, la condition des paysans et la culture des terres25.
12Vita Sackville-West juge la Perse et ce jugement se transforme en une critique virulente et méprisante. Elle défend une attitude coloniale radicale. Les personnes qu’elle rencontre lors de ses voyages en Perse lui permettent d’observer comment les puissances étrangères ont organisé l’administration du pays (PT, p. 122, 135). Le séjour est une occasion de juger la monarchie qui souhaitait moderniser le pays :
Le dictateur se retirait à nouveau dans sa maison privée, les responsables poussaient un soupir de soulagement et les choses continuaient comme avant. En apparence, Reza était un homme effrayant d’environ 1,95 mètre, renfermé avec un énorme nez, des cheveux grisonnants et une mâchoire brutale ; il avait en fait l’apparence de ce qu’il était, un troupier cosaque ; mais il est indéniable qu’il avait une présence royale26.
Elle exprime sa liberté en refusant le langage diplomatique puisqu’elle appelle le roi un dictateur, et de façon provocante, par son prénom Reza. Les Persans, également, sont traités avec mépris :
La foule semblait apathique, une foule d’ignorants s’intéressant peu aux évènements du jour ; ils fixaient la scène bêtement, permettant à la police de les battre et de les bousculer quand la voiture anglaise, portant un petit drapeau métallique, se frayait un chemin parmi eux27.
Les termes péjoratifs abondent et elle fit la même critique en commentant la situation politique (PT, p. 136, 137).
13Vita Sackville-West oppose une modernité britannique à un monde périphérique qui a besoin d’une reconstruction politique et économique. L’Orient appartient au vaste Empire britannique. Le voyage montra l’existence d’une inégalité flagrante entre les deux nations. Dans son récit, Vita Sackville-West intègre les priorités de son temps et la politique régionale de la Grande-Bretagne, en plaçant des dynasties sur les trônes selon leur allégeance à l’Empire. Gertrude Belle et Dorothy de Warzée font de même. Elles observent les rituels persans, mais elles contribuent fortement à l’expansion d’une idéologie qui, progressivement, définit l’identité britannique. L’Empire britannique fournit un espace crucial pour exercer un pouvoir sur les mouvements culturels et politiques. Gertrude Bell profita de tous les changements du xixe siècle qui réveillèrent chez les femmes un désir de connaissance et d’action. Le Persan n’est pas l’Autre colonial, mais il s’en approche beaucoup, puisque l’économie du pays est largement contrôlée. Dorothy de Warzée sort de ses devoirs d’épouse et se fait entendre en reproduisant l’idéologie impérialiste de son époque. Après les destructions de la Première Guerre, l’Empire britannique eut affaire à une nouvelle dynastie en Perse, les Pahlavi, ce qui changea l’intervention britannique. Ce fut à cette époque que Vita Sackville-West se forgea une identité politique. Ces trois femmes trouvent dans cette justification idéologique un moyen de défendre leurs droits.
14Gertrude Bell et Dorothy de Warzée ont recours aux filtres moraux dans leurs analyses des traditions persanes. La poussière dans le désert que traversa Gertrude Bell est la métaphore des troubles grandissants dans une région qui résiste à la modernité (« la poussière, les pierres et la broussaille du désert, les montagnes nues et décourageantes, ridées par de nombreux hivers28 »). Le désert devient l’image même d’une terre mystérieuse et la projection de la solitude de la voyageuse (PP, p. 10, 11). La multitude des présences diplomatiques que Dorothy de Warzée observe lui semble le début de la modernité. Quant à Vita Sackville-West, elle associe cette direction à un déclin inévitable de sa propre classe ; elle contemple la Perse avec la nostalgie d’une terre encore authentique qui n’a pas encore été touchée par la malédiction de la modernité.
15Dans ces trois textes se trouvent de nombreux échos aux questions sur la gouvernance impériale où le progrès est associé à la civilisation et au capitalisme industriel. Parfois, Gertrude Bell observe le mont Damavand comme une métaphore d’un obstacle qui sépare l’Orient de l’Occident. Gertrude Bell, Dorothy de Warzée et Vita Sackville-West ne renient jamais leur classe sociale et Vita Sackville-West exprima ouvertement son mépris des classes inférieures (« Je hais la populace29 », disait-elle). Toutes les trois recherchent la stabilité du pouvoir et elles observent le cas de la Perse comme une civilisation ancienne, aussi grande que celle de la Chine et de l’Inde, qui doit être dirigées par les Britanniques.
Notes de bas de page
1 Mary Louise Pratt, Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, ouvr. cit., p. 201-202.
2 « It is very difficult, even for those who have the entrée into some of the Persian households and can see the family at home, to understand them. In those homes where I have been received, the parents seem to educate their children themselves. Some few have foreign governesses of mediocre capacity, who teach a smattering of things European… » (PiP, p. 164)
3 « It must be confessed that in spite of its size, the square makes no favourable impression upon the mind of the sophisticated European. The gates leading into it are adorned with ugly modern tiles, the buildings round it lack all trace of architectural merit. » (PP, p. 5)
4 Billie Melman, Women’s Orients: English Women and the Middle-East, 1718-1918: Sexuality, Religion and Work, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1995, p. 44.
5 « The crowds of Europe suddenly rushed at me, overwhelmed me; I was drowning under the pressure, when they cleared away, and I was left, breathing, with space all round me, and a serenity that looked down from the peaks on the great bowl of plain. » (PT, p. 67)
6 William Gifford Palgrave, Personal Narrative of a Year’s Journey through Central and Eastern Arabia (1862-1863), 2 vol., Londres, Macmillan & Co., 1865.
7 Charles Doughty, Travels in Arabia Deserta, ouvr. cit., p. 269.
8 « After having safely landed at Pirbazaar, we were packed into small Russian victorias and driven to Resht. My impression of that drive is vague. All I remember is mud – the walls made of mud, the houses made of mud, and the people dressed in different shades of mud colour. » (PiP, p. 7)
9 « After the top of the pass, I expected to drop down, drop down again on the other side; the experience of remaining up, once one has climbed, had not yet become familiar to me. » (PT, p. 69)
10 « [...] [The Sphinx] still remembers that the Greek she knew marched from Babylonia, and since even the Romans did not teach her that the living world lies westward, I could not enlighten her, and so left her watching for some new thing out of the East. » (Gertrude Bell, The Desert and the Sown, ouvr. cit., p. 325-326)
11 « It may be that civilization marches slowly along the Persian roads. » (PP, p. 88)
12 « The system of burial among the Persians is beyond expression evil. » (PP, p. 37)
13 « The present system is clumsy and laborious. Constant watchfulness is needed to keep the Kanats from falling into disrepair and from becoming blocked by masses of roots, and if this were to be relaxed, Tehran would in a few years cease to exist. » (PP, p. 3)
14 « The Russian Government have taken the highroad to Tehran into their hands, and are even now constructing a broad carriage way from the Caspian to join the Persian road at Kasvin. » (PP, p. 79-80)
15 « Oriental fatalism, which sounds fine enough in theory, breaks down woefully in practice. It is mainly based upon the helplessness of a people to whom it has never occurred to take hold of life with vigorous hands. A wise philosophy bids men bear the inevitable evil without complaint, but we of the West are not content until we have discovered how far the coil is inevitable, and how far it may be modified by forethought and by a more complex knowledge of its antecedents. » (PP, p. 33)
16 « A few months later, and long before time has killed the germs of disease, these bodies are taken up, wrapped in sack-cloth, and carried, slung across the backs of mules, to their distant resting-place, sowing not improbably the seeds of a fresh outbreak as they go. The wonder is not that the cholera should prove fatal to so many, but that so large a proportion of the population should survive in a land where Ignorance is for ever preparing a smooth highway for the feet of Death. » (PP, p. 37)
17 « One little group of Europeans preserved a bold front in the midst of the universal terror. The American missionaries left their homes in the villages and went down into the town to give what help they could to the sick, and to hearten with the sight of their own courage those whom the cholera had not yet touched. » (PP, p. 34)
18 « With a feeling of hopeless bewilderment, we at length quitted the palace where we had been dazzled by inconceivable wealth and moved to ridicule by childish folly. Wealth and childishness seemed to us equally absurd as we rode home in silence along the dusty roads. » (PP, p. 58)
19 « The cloud of dust that hung for ever over the desert and the city assumed a more baleful aspect; it hung now like an omen of the deeper cloud which was settling down upon Tehran. » (PP, p. 32)
20 « Here in the dust and the sunshine is an epitome of the living East, and standing unnoticed in the doorway, you will admit that you have not travelled in vain. But as the wonderful procession of people files past you, too intent upon their own affairs to give you more than a contemptuous glance, you will realize what a gulf lies between you. The East looks to itself; it knows nothing of the greater world of which you are a citizen, asks nothing of you and of your civilization. » (PP, p. 8)
21 « The representatives of the foreign powers » (PiP, p. 6).
22 « The money most current in Tehran is paper, the smallest note being a toman. This paper money is issued by the Imperial Bank of Persia, which has the monopoly, and the notes are all printed in England. It is to this bank that the Customs remit their takings in the Southern provinces to be sent to Tehran, and it has branches all over Persia.
There is another important bank in Teheran, and that is the Russian Bank. It is under the orders of the Finance Minister of Russia and has a political raison d’être. Its chief business is to collect the payment of the interests and sinking funds of the two Russian loans which are guaranteed by the Customs in the North of Persia. » (PiP, p. 160-161)
23 « His melancholy vanished as she twitted and chaffed him, and I watched them both – the Arab prince and the Englishwoman (i.e. Bell) who were trying to build up a new Mesopotamia between them. “You see,” she had said to me, “we feel here that we are trying to do something worth while, something creative and constructive”; and in spite of her deference to his royalty, in spite of the ‘Sidi’ that now and then she slipped into her conversation, there could be very little doubt as to which of the two was the real genius of Iraq. As we drove back into Bagdad she spoke of his loneliness; “He likes me to ring up and ask to go to tea,” she said. I could readily believe it. » (PT, p. 62)
24 « She was a wonderful hostess, and I felt that her personality held together and made a centre for all those exiled Englishmen whose other common bond was their service to Iraq. They all seemed to be informed by the same spirit of constructive enthusiasm; but I could not help feeling that their mission there would have been more in the nature of drudgery than of zeal, but for the radiant ardour of Gertrude Bell. » (PT, p. 61)
25 « This character leads naturally to the innumerable abuses and corruption from which Persia suffers; the absence the justice, the sale of offices, the corruption, the bribery, peculation, and general dishonesty that appalls the beholder, not only from a moral point of view, but also from exasperation with the stupidity and elaboration of a system. This internal rot, no less than the political pressure from England and Russia, must complicate the position of any energetic ruler; it is the most urgent thing, the thing which must be cleaned out before any other problem is dealt with, such problems as transport, under-population, irrigation, the condition of the peasant, the cultivation of the land. » (PT, p. 128)
26 « The dictator would retire again to his private house, the officials would heave a sigh of relief, and things would go on as before. In appearance Reza was an alarming man, six foot three in height, with a sullen manner, a huge nose, grizzled hair and a brutal jowl; he looked, in fact, what he was, a Cossack trooper; but there was no denying that he had a kingly presence. » (PT, p. 127)
27 « The crowd seemed apathetic, a crowd of ignorant people taking very little interest in the happenings of the day; they stared dumbly, allowing the police to beat and hustle them as the English motor with the stiff little tin flag on the bonnet nosed its way amongst them. » (PT, p. 134)
28 « dust and stones and desert scrub, the naked, forbidding mountains, wrinkled by many winters. » (PP, p. 10)
29 Victoria Glendinning, Vita: The Life of Vita Sackville-West, ouvr. cit.
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