1. Connaître l’Autre
p. 209-238
Texte intégral
1À la différence des conquistadors espagnols qui, au xvie siècle, avaient la révélation d’une altérité radicale, d’un Autre tout autre, lointain et éloigné de tout ce qu’on connaissait jusqu’alors, ceux qui voyagent au Levant au xviie siècle débarquent dans un univers déjà balisé du point de vue de la connaissance aussi bien géographique que culturelle, le monde musulman n’étant pas, à l’instar du Nouveau Monde, une terra incognita. Bien au contraire, pourrait-on ajouter, car le xvie siècle voyait déjà se mettre en place un savoir européen de plus en plus solide et vaste en ce qui concerne l’Orient, et d’autant plus le Proche-Orient, œuvre poursuivie d’ailleurs par le xviie siècle. La découverte et, partant, la rencontre avec l’Oriental ne présente donc pas, aux yeux du voyageur français, les mêmes enjeux et défis que celle avec son semblable américain. D’où, peut-être, la tentation de penser que l’altérité orientale devrait se dévoiler bien plus facilement.
2Cependant, à y regarder de plus près, l’on s’aperçoit que la quantité d’informations accumulées ne suppose pas toujours une qualité équivalente, et que mieux « connaître » ne signifie pas toujours mieux « comprendre ». Et l’Oriental sait à merveille préserver ses secrets, en mettant à profit des techniques de voilement inconnues à l’Amérindien dont la nudité, déconcertante et intraduisible à un premier regard, invitera par la suite à l’emprise souvent brutale et irrespectueuse de son altérité. À la transparence américaine fait pendant l’opacité orientale, et c’est bien en Orient que le chemin du visible vers le dicible et l’intelligible s’avère le plus ardu. L’état de fait constaté par Frédéric Tinguely au xvie siècle ne connaît d’ailleurs pas de modifications substantielles jusqu’au xviie siècle.
[…] si le voyageur-écrivain n’éprouve guère de peine à donner à voir le Turc dans les divers aspects de sa civilisation matérielle, il lui est parfois beaucoup plus difficile de le donner à comprendre. […] L’obscurité menace donc moins le discours sur le Turc à la surface de ses descriptions que dans la profondeur de son sens ultime ; elle le guette moins dans son contenu « ethnographique » que dans sa signification « anthropologique1 ».
3L’Oriental ou l’Autre proche n’est pas toujours si différent et il est, parfois même, excepté la religion, assez semblable à l’Européen. Et pourtant, quelle source d’erreurs que cet assimilationnisme rencontré sous la plume de nombreux voyageurs du siècle. Car c’est bien rater l’Autre que de le traduire si souvent en Même. C’est donc dans la saisie des différences parfois subtiles et imperceptibles à un premier abord que gît la performance d’un voyageur avisé et aguerri.
4Le risque est, toutefois, que l’Oriental, à peine reconnu en tant qu’Autre à part entière, se voie déjà stéréotypé et réduit à une série de ressemblances et de « différences in-différentes2 », sans aucun rapport avec une connaissance véritable de sa spécificité culturelle et, partant, de son altérité foncière. C’est ce qui se passa largement au xviie siècle où, de même qu’au xvie siècle, les voyageurs continuent à faire appel « à des comparaisons ou des analogies permettant de neutraliser partiellement l’altérité orientale au moyen d’une série de repères occidentaux3 ».
5Dans les pages qui suivent, nous nous proposons de voir, après un bref rappel du savoir de l’époque en ce qui concerne l’Orient, dans quelle mesure le chevalier d’Arvieux est bien un homme de son temps et si, d’autre part, il réussit à s’affranchir du poids des lieux communs et à avoir une perspective propre. Ou, comme dirait Thierry Hentsch, de quelle manière « traduit-il ou devance-t-il son époque dans la compréhension de l’Autre4 » ?
De l’image au stéréotype : une typologie des « Orientaux »
6La « grande peur », ayant saisi l’Europe face à la montée de l’Empire ottoman, qui atteint son sommet au xvie siècle, s’affaiblit durant le siècle suivant, allant de pair avec une richesse épistémique croissante. Comme le remarque Thierry Hentsch, l’Europe devient de plus en plus sûre d’elle-même et porte un regard curieux et rassuré sur l’Empire ottoman, parcouru de long en large par les voyageurs occidentaux5. Cette accumulation d’informations servant à s’approprier intellectuellement l’Autre sert également à se situer soi-même par rapport à lui. Intéressés donc à se donner d’eux-mêmes une image favorable, les Européens, dont les Français les tout premiers, vont souvent avoir recours, dans leur appréhension de l’altérité orientale, à ce que Jean-Marc Moura appelle, dans le sillage de Paul Ricœur, « une interprétation idéologique », censée moins rendre compte de sa spécificité particulière, qu’acclimater l’étranger selon une vision que le groupe – en l’occurrence les Français – porte sur soi-même et sur sa propre identité :
L’idéologie se définit donc moins par un contenu que par cette fonction d’intégration qu’elle joue pour un groupe donné. On voit en quoi une représentation de l’étranger pourra être dite idéologique. Il s’agira d’une image « intégrative » de l’altérité, qui permettra une lecture de l’étranger à partir des conceptions du groupe sur ce qui constitue son origine, son identité et lui assure une place dans l’histoire du monde. Elle tendra à faire prédominer l’identité supposée du groupe sur l’altérité représentée6.
7Et, pour mieux s’orienter à travers la diversité foisonnante des « Orientaux », la pensée occidentale va déjà s’employer à y appliquer des grilles d’intelligibilité à même de permettre une emprise et une appropriation cognitive accrue. Nous avons ainsi identifié deux tendances fondamentales, à savoir une réduction des particularités individuelles jusqu’au niveau de la constitution de lieux communs, de topoï facilement utilisables par les voyageurs dans leurs récits, supposant la dégradation de l’image originaire de l’altérité en une série de stéréotypes, et, d’un autre côté, la propension à la taxinomie, débouchant sur la constitution d’une véritable science de l’étranger, que François Hartog appelle « hétérologie », reposant sur toute une série d’opérations de classification en types et catégories7
8Cette typologie des « Orientaux », partagée dans les grandes lignes par la plupart des voyageurs du xviie siècle, s’appuie sur deux dimensions fondamentales, à savoir l’appartenance ethnique et l’appartenance confessionnelle. L’anthropologie orientale générale, construisant une image de l’homo orientalis, est ainsi doublée d’une anthropologie religieuse ayant dans son centre l’Oriental en tant que homo religiosus. Ces deux volets permettent également la mise en place d’une véritable hiérarchie des peuples en fonction de leur situation politique, hiérarchie assez peu sujette aux variations d’un voyageur à l’autre. À en croire Alexandra Merle, cette hiérarchie immuable relève déjà, au xviie siècle, d’une tradition bien établie, supposant « une hiérarchie des peuples qui répond à des critères fondamentalement politiques, valorisant la domination et méprisant la soumission8 ».
9Dans le cadre de cette hiérarchie ethnique et religieuse, le groupe dominant est représenté par les Turcs. Le terme recèle toutefois une certaine ambiguïté : sans se borner à désigner un ethnotype, celui-ci renvoie d’habitude à tout individu qui représente le pouvoir, quelle que soit son origine exacte, le Turc étant dès lors assimilé aux représentants de l’autorité ottomane. Car « quand on ne naît pas Turc, on le devient. La conversion assortie de la circoncision, le port du turban et surtout l’exercice d’une autorité au sein de l’administration de l’empire suffisent à faire un Turc bon teint9 ». Au niveau axiologique, cette prééminence des Turcs au sein du monde oriental se traduit depuis longtemps par l’admiration des Européens à l’égard de leur puissance, sans que le mépris envers leur religion en soit diminué pour autant. Néanmoins, pour tout ce qui touche aux mœurs et aux coutumes orientales, à la vie quotidienne ou aux pratiques religieuses, les variations sont pensées en fonction du « modèle turc ».
10Juste au-dessous des Turcs viennent les Arabes, en vertu de la crainte qu’ils ne cessent d’inspirer aux voyageurs, voire aux Turcs eux-mêmes. Au sein de cet ethnotype générique il faut tout de même faire la différence – très nette d’ailleurs chez d’Arvieux – entre les Arabes nomades, dont l’attribut central dans l’imaginaire occidental, à cette époque, est d’être des voleurs, et les Arabes citadins, les seuls appelés « Maures ». Le respect – parfois assez douteux – manifesté par les voyageurs à l’égard des Arabes nomades, découle de leur résistance à l’autorité ottomane, dans la mesure où ils sont connus en effet pour leurs attaques parfois violentes et foudroyantes contre les Turcs, ce qui est de nature à flatter le ressentiment des Européens envers les manières brutales et les extorsions des maîtres ottomans.
11De son côté, Sarga Moussa fait ressortir le poids du facteur religieux, « l’appartenance confessionnelle (celle des voyageurs comme celle des populations qu’ils rencontrent) ayant toujours joué un rôle important dans les récits de voyage, du Moyen Âge à l’époque classique10 ». Cela est très net en ce qui concerne le jugement porté par les voyageurs français, la plupart étant des chrétiens catholiques – comme le chevalier d’Arvieux – sur leurs coreligionnaires, dénommés par le syntagme générique de « chrétiens d’Orient », majoritairement de rite orthodoxe, ainsi que sur les juifs. Outre le critère politique, selon lequel ils sont tous relégués au rang de sujets des maîtres ottomans, le critère religieux appliqué systématiquement à ces communautés les ravale, paradoxalement, au-dessous des musulmans : « Quant aux chrétiens schismatiques, Grecs ou non, ils sont bien davantage vilipendés que les Turcs et les Arabes réunis11. » L’explication est à chercher, en effet, dans leur refus de reconnaître l’autorité de l’Église catholique, refus perçu comme une trahison par les voyageurs. Les Grecs surtout font figure non seulement d’usurpateurs des Lieux saints, mais aussi de « dégénérés », s’étant rendus coupables de l’oubli de leur propre passé pour finalement pactiser avec l’Infidèle, que, par ailleurs, on respecte davantage en raison de sa domination. Nous pouvons donc parler déjà d’une « critique stéréotypée des chrétiens d’Orient12 » dès le xviie siècle et, partant, d’une attitude mishellène – dont les racines plongent dans le sol de la Renaissance, comme le rappelle Sarga Moussa. Quant à la figure du juif, elle se situe en bas de l’échelle politique, culturelle et religieuse, figurant comme le bouc émissaire d’une coalition générale de toutes les autres nations.
12Les Mémoires du chevalier d’Arvieux confirment dans une certaine mesure ces attitudes partagées et cette configuration sommaire des ethnotypes constituant la hiérarchie ethnique et confessionnelle des « Orientaux », surtout au début de son voyage, lorsque tout son savoir se fonde sur le ouï-dire. Au fur et à mesure qu’il acquiert une connaissance approfondie des peuples du Levant, sa perspective devient pourtant plus nuancée, allant jusqu’à de véritables renversements axiologiques. Ses Mémoires fournissent ainsi différents cas de figure, allant de l’immobilité, d’une image figée et immuable de tel ou tel groupe, en passant par une évolution accompagnée de retouches plus ou moins marquées, pour déboucher parfois sur un renversement radical.
13Les Turcs constituent la nation orientale la plus connue, celle qui suscite également le plus de stéréotypes. C’est pourquoi il est difficile d’en rajouter et d’échapper, en ce qui les concerne, à l’horizon des croyances et représentations partagées. Le chevalier d’Arvieux témoignera ainsi de la même perspective ambivalente à leur égard, commune à la plupart des voyageurs, dont les bases sont jetées dès le xvie siècle, sans connaître de modifications notables au siècle suivant. En tête de liste figure, évidemment, le préjugé théologique, qui a fait couler tant d’encre, et dont la force est telle qu’il va même se retrouver dans les dictionnaires et les encyclopédies. Cela n’exclut pas cependant, comme le constate à son tour Geoffroy Atkinson, l’existence de descriptions valorisantes, surtout en ce qui concerne les vertus morales, sociales et militaires. L’un des topoï les plus tenaces, qui perdure jusqu’au xviie siècle, malgré une décadence progressive, bien qu’encore imperceptible, de la puissance de l’Empire ottoman, est bien celui de « la bonne discipline et la vaillance de l’armée turque13 », qui explique leurs succès militaires, admirés par les Européens. Le chevalier d’Arvieux ne manquera pas d’y faire lui-même référence à plusieurs reprises, en louant, outre leur bravoure, la discipline et les vertus morales exemplaires des soldats turcs.
14Voici une brève description du camp du Grand Seigneur la veille du départ à la guerre :
On n’y entendoit d’autre bruit que celui qui est inseparable du marcher ; point de disputes, point de clameurs, point de querelles : chacun pensoit à son devoir, et s’en acquittoit avec tant de zele, de discrétion et de silence, qu’il sembloit que ces troupes qui arrivoient actuellement étoient campées depuis long-tems en cet endroit. Aussi faut-il dire à la loüange des Turcs, qu’il n’y a point de Peuple au monde plus obéïssant et plus porté à faire son devoir […] (LA, IV, p. 522-523).
15Ce portrait élogieux est complété, comme chez nombre de voyageurs, par force mentions de leur modération en matière de vin, de femmes, de nourriture. Les louanges sur la simplicité de leur vie quotidienne – qui leur procure une santé admirable – étant doublées de l’éloge de leur justice, de leur propreté, voire de leur élégance.
16Mais les stéréotypes dépréciateurs ne tardent pas à s’égrener sous sa plume, d’un côté l’avarice et la cupidité, de l’autre le topos du Turc destructeur, facteur de ruine et de décadence. L’image du « fléau turc » s’esquisse ainsi dans les Mémoires, renforcée par les nombreuses évocations des avanies subies par les chrétiens ainsi que par les sempiternelles descriptions de villes ruinées, dont la désolation serait à imputer aux seules autorités ottomanes :
Ils [les Turcs] ne songent qu’à détruire, et les plus raisonnables à ne rien entretenir, et à laisser tomber en ruine les édifices les plus beaux, les plus necessaires et les plus respectables par leur antiquité. Ils abandonnent même leurs propres maisons, quand elles menacent ruine, et aiment mieux en bâtir une nouvelle que d’en réparer une qui pourroit servir à leurs enfants. (LA, I, p. 254-255)
17Les chrétiens d’Orient ne lui inspirent pas non plus grande sympathie, son aversion envers les Grecs étant, parfois, manifeste. Les « erreurs » et « superstitions » qu’ils nourrissent arrachent à d’Arvieux des ricanements haineux, le voyageur catholique s’acharnant, en outre, à blâmer « l’esclavage » que non seulement ils accepteraient volontiers, mais qu’ils entretiendraient au point de se laisser imprégner et corrompre par les mœurs turques, l’assimilation lui apparaissant encore plus abominable que l’appartenance innée.
[…] ils sont ignorans et superstitieux au-delà de ce qu’on peut s’imaginer. […] Si quelque chose pouvoit les excuser, ce serait l’ignorance crasse dans laquelle ils vivent, et dont il ne tiendroit qu’à eux de sortir, puisqu’ils ne manquent pas d’esprit. […] A quoi on pourroit ajoûter, que vivant comme ils font avec les Turcs, ils ont succé leurs erreurs et leurs superstitions, et qu’ils aiment encore mieux l’esclavage honteux où ils sont sous la domination des Turcs, que de revenir à l’Eglise Latine, et aider, comme ils le pourroient faire, les Princes Latins à chasser ces ennemis du nom Chrétien14 (LA, I, p. 46-47).
18Les seuls envers lesquels d’Arvieux fasse montre de bienveillance, voire qu’il apprécie, sont les chrétiens maronites, sans doute redevables de ce jugement positif à leur appartenance confessionnelle, à savoir le catholicisme, les prélats maronites lui apparaissant comme des modèles de vertu chrétienne. Quant aux juifs, il suffit de citer quelques lignes qui leur sont consacrées afin de mesurer tout le mépris que d’Arvieux leur témoigne, à l’exemple de ses contemporains.
Leurs maisons sont aussi infectes que leurs personnes. C’est assez dire, pour faire connoître qu’il y a peu de gens qui aillent chez eux. On dit, et cela est vrai, qu’ils sont les plus pauvres et les plus maltraitez de tous ceux qui demeurent dans les Etats du Grand Seigneur, et en même-tems les plus fourbes et les plus méchans15. (LA, I, p. 301)
19Pour ce qui est des Arabes, la vision assez simplifiée et schématique du d’Arvieux des débuts connaîtra l’évolution la plus spectaculaire, aussi bien au niveau de l’ethnotype qu’à celui de l’image individualisée. Nous y reviendrons plus loin.
20Loin d’être des catégories en soi, ces ethnotypes sont construits les uns par rapport aux autres ; les procédés les plus utilisés, l’analogie, la comparaison axiologique et même, parfois, l’inversion, sont présentés par François Hartog comme un arsenal de figures censées relever d’une « rhé torique de l’altérité » ; nous aurions tendance à les tenir pour des procédés appartenant seulement à une rhétorique de la différence, nous rangeant en l’occurrence à l’avis de Francis Affergan16. Qu’il s’agisse d’une configuration ethnocentrique et axiologique propre à chaque culture, cela semble être manifeste aux yeux mêmes du voyageur, qui, au-delà du support offert par la hiérarchie des peuples construite par les Occidentaux, se rapporte aussi bien à une hiérarchie « turque » correspondante, où certains termes gardent leurs positions et d’autres se renversent, selon le point de vue de l’Autre17. Si le juif garde sa position inférieure et ignoble, le chrétien échange sa place avec le mahométan, le Grec apparaissant comme un terme intermédiaire.
21Il est bien clair, en l’occurrence, que le recours à l’inversion – « c’est la même chose, à cela près que c’est l’inverse18 » –, et à l’analogie – « selon la formule a est à b ce que c est à d19 », comme ici le juif est au chrétien ce que le chrétien est au Turc –, relève d’une pensée différentielle, censée aboutir à établir une nomenclature de valeurs située sur une échelle graduelle. Et, comme le remarquait Francis Affergan,
La valeur, en tant qu’appréciation ou dépréciation, surgit sur fond de classement et de combinaison. […] Mais la comparaison classifiante n’a pas que des effets axiologiques ; elle sert aussi à rendre intelligible une réalité souvent complexe et étrange […] rendre le réel à peine découvert plus opératoire20.
22Cela est d’autant plus valable dans le cas de configurations déjà entérinées, appartenant depuis un certain temps à la tradition, où, loin de se poser la question de l’altérité de l’Autre, on ne veut que s’orienter dans un espace social organisé selon un ordre gradué, intellectuellement maîtrisable et régi par la dynamique des différences et ressemblances. Cet exemple est d’autant plus intéressant qu’il met en lumière la conscience que le voyageur semble avoir de l’arbitraire culturel sur lequel reposent de telles constructions, sans qu’il se remette trop souvent lui-même en question et qu’il puisse se départir de ses propres préjugés.
23Nous ne saurions ne pas signaler le recours occasionnel du chevalier d’Arvieux au vocable « Orient » et à ses dérivés, dont « Oriental », « Orientaux ». Cela montre d’emblée que, malgré les distinctions catégorielles exposées ci-dessus, l’opposition binaire Orient-Europe21 fonctionne déjà au xviie siècle, la voie de l’orientalisme et de l’orientalisation de l’Oriental, dénoncés par Edward Said, étant, peut-être, déjà ouverte. Car nous devons remarquer l’usage généralisant et parfois même réducteur du terme, les Orientaux pouvant apparaître comme une essence platonicienne, immuable. Cet usage du terme peut donc renvoyer déjà à ce que Said dénonce comme « l’idée d’un Orient monolithique22 », produit d’un « essentialisme chronique23 », le plus souvent dépréciateur, dont nous retrouvons les traces dans les Mémoires24.
24Un exemple nous est fourni par le passage portant sur la manière des Turcs de bâtir leurs maisons, différente de celle des Européens. Cette réflexion est motivée par cette sorte de « curiosité touristique » que constituent les tremblements de terre. Les matériaux ne sont pas les mêmes, les Turcs préférant le bois et la terre, alors que les Français utilisent également la pierre. En outre, les maisons des Turcs et « de la plupart des autres Orientaux » sont toujours basses – « elles n’ont que l’étage du rez de chaussée » (LA, I, p. 43). D’Arvieux n’oublie pas de mentionner les fossés où l’eau de pluie croupit, les transformant en sources de puanteur et d’épidémies. L’une des conclusions de cette analyse comparatiste est la suivante : « Leurs maisons, comme on le voit, ne sont pas d’une grande valeur. » (LA, I, p. 43) En faisant plusieurs fois appel à la formule restrictive « n’ont que […] », l’auteur témoigne d’une approche réductrice de la maison orientale, fondée sur une comparaison implicite avec la maison européenne, manifestement tenue pour idéal-type. La légitimité du jugement dépréciatif semble, en outre, relever de l’ordre de l’évidence, l’argumentation devant bien apparaître sans faille aux yeux de l’auteur – « comme on le voit ». Ayant manifestement pour destinataire un public français, la grille d’interprétation appliquée en l’occurrence à la maison orientale reste fondamentalement ethnocentriste.
25Cependant, si l’on peut voir dans cet « orientalisme » du xviie siècle les prémices de ce qu’il allait devenir au xixe siècle et si l’on peut déjà détecter les germes d’une volonté d’appropriation intellectuelle qui indique le fait que le savoir est toujours dirigé vers un pouvoir potentiel, actualisable, il faut en signaler aussi et surtout les différences. De nos jours, les spécialistes situent en effet l’émergence de l’orientalisme dans la deuxième moitié du xviie siècle, la culture française étant l’un des terrains privilégiés d’investigation. C’est ainsi que, à part les voyageurs en terre d’Orient, qui en ramènent d’importants témoignages, il y a également un groupe de savants qu’on pourrait déjà appeler « orientalistes » et qui, confinés dans leurs cabinets, s’engagent sur la voie de la recherche livresque, tout en entretenant un réseau de correspondance et des relations personnelles avec les vrais témoins que sont les voyageurs.
26Des ouvrages récents, comme ceux de Nicholas Dew25 et d’Ina Baghdiantz McCabe26, se proposent justement d’explorer le monde peu connu des orientalistes français de l’époque, en insistant tous les deux sur l’importance de mettre en évidence la spécificité du « early modern Orientalism » et, partant, de placer cet orientalisme des débuts dans son contexte culturel et historique propre. Afin de prendre ses distances par rapport à Said et à sa définition de l’orientalisme, Nicholas Dew propose le syntagme d’« orientalisme baroque », « pour identifier la période de l’orientalisme d’avant l’Empire, quand les Européens n’étaient pas encore les puissances dominantes27 ». À la différence de l’assurance témoignée par l’orientaliste saidien, l’orientaliste baroque apparaît comme hésitant, sa situation étant assez précaire à cause des nombreux obstacles auxquels il se heurte tant dans ses recherches que dans ses efforts en vue de faire publier ses ouvrages28. Dépourvu donc de nombre des attributs assignés par Said à l’orientaliste tel qu’il le définit, l’orientaliste baroque est d’abord un homme de son temps, immergé dans la communauté des savants, partageant les mêmes intérêts qu’eux, étant particulièrement intéressé par l’Orient en vertu d’une curiosité plus générale de l’époque – Barthélemy d’Herbelot29 et Melchisédech Thévenot en étant considérés comme les chefs de file. C’est ainsi qu’« on est arrivé à un consensus dans les termes d’une nouvelle interprétation post-saidienne de l’orientalisme baroque30 », cet orientalisme naissant étant envisagé comme une discipline nouvelle, dénuée du poids idéologique que Said lui attribue, devant être conçue plutôt comme le résultat d’une « plus grande disponibilité intellectuelle vers cet Orient qu’elle [l’Europe] peut désormais considérer à loisir et nommer en tant que différence31 ».
27Quant aux vrais témoins, les voyageurs, ils sont loin d’y détenir la suprématie – « les Occidentaux font à l’époque figure de victimes réelles ou potentielles plutôt que de conquérants32 » sur la scène orientale. Les rapports de force réels déterminent pour le moins une certaine ambivalence de la représentation de l’Oriental, dont l’Européen est plus d’une fois disposé à reconnaître la supériorité. Il arrive aussi parfois que ce dernier porte un regard neutre, bien que comparatif, sur l’Oriental, sans qu’il soit sous-tendu par un quelconque jugement de valeur.
28Il est ainsi des cas où le vocable est employé dans un but purement descriptif et non-évaluatif de coutumes et usages spécifiques à cette aire culturelle, observés, selon toute apparence, sur les lieux, comme la coutume des Orientaux de cacher leur argent dans des lieux secrets plutôt que d’utiliser des coffres-forts, apparaissant sous la plume de notre auteur comme pleinement justifiée par le contexte politique et culturel qui est le leur :
C’est la maniere de tous les Orientaux : ils n’ont point l’usage des coffres forts, parce qu’une puissance superieure pourroit enlever les coffres ; au lieu que l’argent étant caché, il est plus aisé de le soustraire aux recherches qu’on en pourroit faire. (LA, III, p. 496)
29Leurs habitudes en matière d’hygiène sont décrites toujours de manière neutre dans le manuscrit Lebaudy, accompagnées d’explications sur le pourquoi de telles coutumes :
Châcun sçait bien que les Orientaux ont accoûtumé de porter de l’eau à la garderobbe et se laver avecque les doigts. Il y a des aisemens dans les Parvis des Mosquées, où ils vont avant que de faire leurs oraisons, ce qui ne se pourroit pas, s’ils avoient la moindre impureté dans le corps ou sur les habits, c’est pour cela qu’ils se lavent, pour ne pas se presenter à Dieu mal propres et souïllez, et non pas pour effacer les péchez, comme plusieurs croyent. (Ms. Lebaudy, fol. 3, p. 588-589)
30Il est intéressant de remarquer que la neutralité de la description d’une pratique spécifiquement « orientale » est sous-tendue par la volonté d’en donner également la signification profonde et, de plus, véritable, selon un même mouvement de démystification du public. Nous avons ainsi un exemple où, pour employer les termes de Frédéric Tinguely, le voyageur non seulement se propose, mais arrive vraiment à éclairer le contenu « ethnographique » de la description par sa signification « anthropologique ».
31Il existe donc des situations où cette « orientalisation » de l’Oriental, loin de le rabaisser, joue en sa faveur, l’Européen étant même prêt à lui accorder, à certains égards, une supériorité indéniable par rapport aux siens. Dans ce genre d’approche, la comparaison et le jugement axiologique reviennent à la charge, la valorisation, implicite ou explicite, penchant cependant du côté de l’Orient. C’est, par exemple le cas lorsque, d’Arvieux consul d’Alep, doit suggérer à la communauté française l’achat de nouvelles sépultures :
Je proposai encore à la même assemblée que nous n’avions plus de place dans notre cimetiere pour enterrer nos morts, d’autant que ce n’est pas la coûtume du Païs de mettre les corps les uns sur les autres ; les Orientaux ont horreur de cela ; qu’il falloit acheter une place dans quelqu’un des cimetieres Chrétiens du Païs […] (LA, VI, p. 329).
32Nous pouvons lire ici en filigrane la valorisation de la pratique funéraire « orientale » que non seulement le Français respecte, mais en plus adopte, la fosse commune ne semblant pas être non plus à son goût.
33Les rites d’accueil spécifiquement orientaux sont également décrits par d’Arvieux dans une perspective qui, pour généralisante qu’elle soit – « tous les Orientaux » –, n’en est pas moins fondée sur l’observation et l’expérience directe, où l’Orient n’est pas une idée qui dépasse ce que l’on en connaît empiriquement.
Tous les Orientaux, Chrétiens, Turcs, Maures, Arabes, Persans et autres reçoivent avec plaisir tous ceux qui vont manger à leur table, ils s’en font un honneur, et croyent que c’est pour eux une bénédiction particuliere que Dieu leur envoye33. (LA, III, p. 186)
34Mais l’exemple le plus singulier entre tous est, à notre avis, celui tiré du long chapitre « Du respect que les Arabes ont pour la barbe », portant, entre autres, sur le sujet des différences entre Européens et Orientaux en la matière, où la comparaison entre l’édition de 1735 et le manuscrit s’avère extrêmement parlante :
Tous les Européens portoient autrefois la barbe longue. Nous le voyons dans les tableaux anciens. Peu à peu ils ont quitté la barbe, et l’on croit que l’époque de ce changement est le tems que les Espagnols apporterent de l’Amérique au Royaume de Naples certaine maladie, qui faisoit tomber la barbe et les cheveux, et qu’à cause de cela on appeloit la Pelade. Quelques grands Seigneurs qui en avoient fait la triste épreuve, auroient été trop honteux en portant la marque de leur déréglement, leurs sujets se conformerent à eux ou par adulation, ou peut-être un bon nombre par nécessité. On fit main basse sur les barbes, et quand le tems eut fait renaître les poils, on se contenta d’avoir une moustache. La mode vint ensuite d’avoir le visage nud, on trouva de belles raisons pour autoriser ce nouvel usage, et on ne porta plus ni barbe ni moustache. […]
Les Orientaux dont les modes changeantes n’ont point gâté l’esprit ni les visages, ont conservé les barbes, et s’en font encore honneur. On ne voit point chez eux ces visages efféminés, qui semblent avoir honte de paroître appartenir à des hommes, tant on a de soin de racler les plus petits poils. Ils portent la barbe, ou du moins la moustache, comme nous venons de le dire, et un homme chez eux sans barbe et sans moustache, est un monstre ou un Eunuque. (LA, III, p. 208-209)
35Dans l’édition du père Labat, il s’agit donc de l’interprétation, voire du détournement d’un « mythe » – aspect mis en évidence par l’emploi de la formule « et l’on croit que ». Le changement de la coutume en question est donc affaire de croyance et non pas de fait.
36Cependant la légitimité penche non plus en faveur du « nous », mais des « autres ». Ce n’est plus l’Orient qui est pestiféré et déréglé, mais l’Europe qui se voit parée de ces attributs. Car l’abandon de la barbe est, dans un premier temps, une affaire honteuse, découlant d’une « pathologisation » de l’Européen, fruit de son intempérance, ensuite une affaire de mode, marque du caractère volage de ce dernier. Ce sont donc les Européens qui apparaissent comme vicieux et superficiels, efféminés et corrompus, à la différence des Orientaux qui ont su préserver leurs traditions, faisant figure de dépositaires du passé et d’une sorte de pureté des origines. En embrassant la nouveauté et le changement, les Européens se seraient précipités vers la déchéance du corps et de l’esprit. C’est ainsi que, dans cet échantillon d’imaginaire interculturel, le monstre, c’est l’Européen – selon une conclusion implicitement inscrite dans le texte –, alors que les Orientaux incarnent le véritable idéal de virilité.
37À la lumière d’une confrontation avec la version manuscrite, on s’aperçoit cependant que nous avons affaire à une réflexion de l’éditeur intégrée dans le chapitre en question. Nous pourrions ainsi y voir, d’un côté, une certaine parenté, voire une certaine influence du texte de La Bruyère qui, par le biais de la fiction de l’étranger, s’adonnait à cœur joie à une critique virulente des mœurs corrompues de ses compatriotes, de même qu’il s’en prenait aux modes changeantes dans le chapitre xiii, « De la mode34 ». D’un autre côté pourtant, l’ajout du père Labat reprend certains éléments d’un autre passage du même chapitre qui, bien que se retrouvant aussi dans son édition, brille par l’absence de quelques termes essentiels :
Quand ils voyent parmy nous35, des vieillards nouvellement venus d’Europe, aveque la barbe et la moustache rasée, ils en sont scandalisez et disent entre eux : N’est-ce pas là un forçat de gallere? N’est-ce pas qu’on la diffamé dans son Pais, et qu’il est venu icy afin qu’on ne le reconnoisse pas ? ou bien voyez ce vieux pécheur qui fait le jeune garçon pour se faire aimer, il faut avouër que le vice dure aussi long-temps que la vie : y a-t-il rien au monde qui ressemble mieux à un vieux singe que ce visage là ? et autres choses semblables. C’est à cause de cela que ceux qui commencent à grisonner laissent croître leur barbe, aussi-bien que les Religieux pour s’attirer du respect, et pour ne faire parler les gens, qui croyent que c’est pour un méchant dessein qu’on se rase. (Ms. Lebaudy, fol. 3, p. 591-592)
38Ce que nous pouvons constater, c’est, d’abord, l’approche comparative qui traverse les deux versions du chapitre, ainsi que leur traitement complètement différent. Dans le premier cas, il s’agit d’une critique que fait le voyageur de sa propre culture par le biais d’un détour par l’Autre, dont les coutumes sont jugées supérieures au nom d’un idéal d’une nature virile et vertueuse, car il aurait su préserver sa noblesse immémoriale. Le point de vue est, cependant, celui de l’Européen qui se sent en droit de porter un jugement sévère sur ses compatriotes, mais aussi, dans le même temps, de figer en quelque sorte l’Autre dans cette espèce d’immobilisme des origines qui peut nous renvoyer aussi bien à l’idée développée par Thierry Hentsch, celle de l’Orient comme constuction imaginaire, mythique, qu’à ce « système de fictions idéologiques36 » déploré par Edward Said. On pourrait donc suggérer que nous avons affaire, en l’occurrence, à un « usage » aussi bien « exotique » qu’« utopique » de l’Orient.
39Une autre remarque s’impose, à savoir que ce sont sûrement les termes soulignés dans le fragment du manuscrit qui ont inspiré au père Labat cette réflexion, et ceux-là mêmes qu’il a ensuite gommés de ce fragment, tout en le conservant dans son édition. Deux éléments apparaissent, selon nous, comme essentiels : « parmy nous » et « venus d’Europe ». Car, si d’Arvieux attribue à ces « vieillards » une appartenance culturelle bien précise, et donc européenne, dans la version du père Labat ces mêmes vieillards font figure de personnages plutôt abstraits, à l’identité floue, pouvant provenir de n’importe quelle autre partie du monde.
40Cependant, cette image de vieux débauchés européens aux traits simiesques, venus en Orient pour cacher leur honte, voire leur infâmie, afin de mieux s’adonner à leurs penchants vicieux, n’est pas des plus flatteuses – et un visage efféminé est toujours préférable à celui d’un vieux singe. Préférable aussi, semble-t-il, pour le père Labat, est l’opposition entre Européens et Orientaux, qui est remplacée dans le manuscrit par celle entre « nous » et « eux ». Ce qui s’opère ici c’est donc un passage du registre « idéologique » à un palier « dialogique », où ce n’est plus l’Européen qui porte un regard comparatif et objectivant, mais bien l’Autre par le biais de l’Européen.
41En effet, le manuscrit nous donne accès à l’authenticité d’un regard interculturel, doublé en outre de la voix de l’Autre. L’Autre acquiert ainsi, chez d’Arvieux, « le droit à la parole » et la liberté de s’exprimer non seulement sur des sujets concernant ses propres coutumes et croyances, mais aussi de porter un jugement critique à l’égard de l’Européen. À travers ce contre-regard que d’Arvieux rend dans le style direct, sous forme dialogique – « ils disent entre eux […] » –, nous voyons les « Orientaux » capables de formuler à leur tour des jugements axiologiques négatifs en y appliquant aussi une grille d’intelligibilité propre à leur culture. Qui plus est, on voit les Européens sur place se conformer, du moins extérieurement, à un univers de « croyance » autre, en en épousant les pratiques et se laissant pousser la barbe – et d’Arvieux l’un des premiers, comme nous le savons déjà.
42Quant au père Labat, il se refuse, dirait-on, de voir les siens à travers le regard de l’Autre, en lui refusant dans le même temps le droit à la parole sur cette question. Ses modifications apportées à la version manuscrite peuvent nous laisser entendre qu’il eut du mal à intégrer un tel regard « oriental », pour des raisons de réception de la part du public français ou, peut-être, du fait d’une résistance intérieure. Car, à la différence d’un La Bruyère ou, plus tard, d’un Montesquieu, le texte des Mémoires ne se présentait pas sous la forme d’une « fiction de l’étranger », mais comme un témoignage authentique.
43Du manuscrit datant de la fin du xviie siècle à l’édition de la première moitié du xviiie siècle nous constatons ainsi, paradoxalement, une sorte de dégradation de ce qui constituait des prémices d’une approche dialogique de l’altérité orientale, à la fraîcheur initiale venant en quelque sorte se substituer, dans le cas présent, un dogmatisme comparatiste propre, peut-être, à une évolution des sensibilités et des mentalités. Ce qui est pourtant commun aux deux textes est bien cet exemple de renversement axiologique qui démontre la capacité du Français à se départir de sa solidarité envers les siens, en donnant une image de l’Autre grâce à laquelle celui-ci est remis à l’honneur.
44L’orientalisme naissant du xviie siècle apparaît ainsi être d’une autre nature que celui théorisé par Edward Said, l’idéologique y ayant bien moins de poids et les rêveries exotiques n’étant pas encore d’actualité. Si les représentations schématiques et parfois réductrices et ethnocentriques ne manquent pas, elles sont concurrencées par des images neutres, objectives, voire flatteuses des Orientaux ou de leurs sous-catégories.
45Ce qui est d’autant plus remarquable, c’est de constater que, à travers ses Mémoires, la vision de d’Arvieux évolue parfois de façon surprenante en ce qui concerne certains groupes moins stéréotypés, permettant un regard moins parasité par des idées toutes faites, le même phénomène étant encore plus marqué lorsqu’il s’agit d’êtres singuliers. C’est ce que nous nous proposons d’analyser dans le chapitre suivant.
Du stéréotype à l’image : éléments d’une anthropologie orientale
46Les Mémoires du chevalier d’Arvieux témoignent ainsi plus d’une fois du dépassement d’une perspective ethnographique vers une approche plus proprement anthropologique. Si, en homme de son temps, il n’arrive pas toujours à échapper à une certaine forme d’orientalisme et aux partis pris ethnocentriques, le regard qu’il porte sur les Orientaux connaît parfois des évolutions remarquables, allant dans le sens d’une perspective personnelle, voire originale, à même de leur rendre justice. Nous nous proposons de le démontrer en nous concentrant sur l’analyse de l’évolution de l’image d’un type religieux particulier, à savoir le derviche.
47La figure du derviche, représentant et membre de certaines confréries religieuses musulmanes, est déjà connue du public européen du xvie siècle grâce aux témoignages des voyageurs en Orient. Personnages bien exotiques dans l’imaginaire occidental, les derviches ne jouissent pourtant pas d’un grand prestige, situés quelque part entre une fureur religieuse frôlant parfois la folie et des coutumes bizarres et plutôt incompréhensibles, comme la fameuse danse des derviches tourneurs, parodiée, entre autres, par Molière dans Le Bourgeois gentilhomme. Autre exemple, les mœurs déréglées de ces faux dévots amènent un Nicolas de Nicolay jusqu’à les assimiler à des « bestes brutes37 ».
48Au tout début de son parcours, le chevalier d’Arvieux partage, d’ailleurs, la vision stéréotypée de ses contemporains, étant bien loin de se faire une haute opinion d’eux. En voici un échantillon :
L’Empire du Grand Seigneur est tout rempli de Derviches ; ce sont des especes de Religieux, qui reconnoissent, à ce qu’on dit, un Superieur. L’Egypte en a plus que tout le reste de l’Empire. On doit dire d’eux, sans craindre de se tromper, qu’ils sont faineans, hipocrites, vicieux au dernier point, et très-dangereux quand ils trouvent quelque Franc, lorsque leur zele emporté les agite ; car alors ils ne font point de difficulté de lui proposer de se faire Turc, et de le poignarder, s’il refuse. […] Quand je n’avois point de Janissaire avec moi, ce qui étoit assez rare, j’entrois dans une boutique, dès que je voyois quelqu’un de ces furieux.
Ils sont vêtus d’une maniere extraordinaire, les uns ont des habits tout chargez de guenilles de toute sorte de couleurs ; les autres sont tout couverts de plumes, d’autres sont réellement tout nuds, avec la barbe et les cheveux herissez. (LA, I, p. 208-209)
49Placée entre le ouï-dire et le vécu personnel, la première image des derviches qui s’esquisse est imprégnée de stéréotypes dépréciatifs. Parmi les chefs d’accusation, des vices comme la paresse et la duplicité que ces religieux caricaturaux semblent chérir plus que tous les Orientaux. Nous voyons également se préfigurer le topos du fanatisme religieux relevant du caractère excessif, voire transgressif, de tous leurs faits et gestes. La violence dont ils semblent témoigner dans leur zèle à convertir des chrétiens imprudents les fait apparaître, aux yeux de d’Arvieux, comme une véritable menace pour sa propre sécurité. Nous pourrions ainsi ranger cette première image des derviches dans une représentation globale de cet Orient des canailles des débuts de son séjour, que nous avions déjà identifiée et analysée (voir le chapitre « Premiers regards »). En effet, cette « fausse rencontre38 » se produit sous le signe de l’angoisse initiale du voyageur au contact d’un Orient répulsif, les Égyptiens – car c’est bien en Égypte que cette expérience a lieu –, étant d’ailleurs représentés dans la plupart des relations de voyage de l’époque comme des « Orientaux » de seconde main.
50Cela n’empêche pas qu’ils apparaissent comme étant des êtres bien singuliers et exceptionnels. Cette extravagance, qui produit un effet d’altérité très puissant sur l’esprit du Français, engendre cependant une sorte d’exotisme négatif, répulsif, sur fond de protéophobie, découlant d’un véritable choc culturel. Leur apparence vestimentaire est là pour en témoigner. La description semble construite selon une progression suivant une échelle graduelle de la turpitude, l’apparence étant censée dévoiler leur essence. Ainsi l’image des guenilles de toutes les couleurs renvoie-t-elle non seulement à leur extrême dénuement, signe de marginalité sociale, mais aussi, à travers la bigarrure, vers des connotations démoniaques. En outre, cette « diabolisation » va de pair avec une espèce de zoomorphisation, les plumes, voire la nudité absolue les excluant de la sphère de la culture pour les ravaler au rang d’une nature brute, inculte et déchaînée. Nous assistons donc à un véritable renversement des valeurs, car ceux qui, dans la société musulmane, passent pour de véritables saints et surhommes s’avèrent appartenir à une sous-humanité déchue, que la spiritualité a désertée. Preuve en est l’épisode de la sexualité débridée et publiquement assouvie d’« un de ces marauds, nud comme un ver » (LA, I, p. 210), l’« élue » lui témoignant un respect incompréhensible aux yeux du Français et qu’il met sur le compte de la « stupidité des Peuples39 » (LA, I, p. 210).
51Mais la véritable compréhension passe par l’individualisation. C’est bien ce qui arrivera petit à petit en ce qui concerne l’image du derviche, une fréquentation immédiate et une connaissance plus poussée de communautés et de membres particuliers de ces confréries religieuses menant à une évolution de la représentation, voire à une véritable transfiguration de la figure du derviche. Un premier exemple dans cette progression du regard compréhensif est la rencontre d’un derviche gardien d’une petite mosquée, en 1660, lors du voyage du chevalier d’Arvieux de Seïde à Beyrouth :
Il y a une sepulture dans ce bâtiment, qui est gardée par un Derviche, qui n’a pour tout meuble qu’une peau de mouton sur laquelle il couche, et une peau de gazelle qui est son manteau de cérémonie quand il vient à la Ville, et quelques pots de terre, dans lesquels il présente de l’eau aux passans qui lui font l’aumône. Ce Derviche ne fait jamais meilleure chere que quand les Francs vont faire quelque partie de plaisir à la fontaine. Quoique cela arrive assez souvent, ce n’est jamais aussi souvent qu’il le souhaiteroit. C’étoit un bon homme, fort accommodant, qui mangeoit de tout sans scrupule, qui bûvoit du vin à merveille, et quand on l’avoit mis en pointe de vin, qui faisoit les contes les plus divertissans. (LA, II, p. 324-325)
52Le dénuement traditionnel est, une fois de plus, doublé d’éléments animaliers qui sont associés au personnage, comme la peau de mouton et celle de gazelle, les pots de terre renvoyant également à la pauvreté ainsi qu’à un rapprochement avec l’ordre naturel. Cependant, ces attributs ne semblent plus être consubstantiels à sa personne et nous n’avons plus affaire à une zoomorphisation dépréciative. Le ton est bien plus neutre, bien plus descriptif qu’évaluatif, l’accent étant mis cette fois-ci plutôt sur la sociabilité dont le derviche fait preuve. De même, son bon appétit et son penchant pour le vin ne sont plus mis sur le compte du caractère foncièrement vicieux de cette catégorie particulière de religieux musulmans, mais semblent témoigner d’une ouverture envers les visiteurs, d’autant plus qu’il s’agit de chrétiens. L’on voit ainsi comment la possibilité du partage entraîne également un changement de ton et de perspective, débouchant sur un jugement axiologique positif.
53Qui plus est, un nouvel attribut se fait jour dans ce portrait bien individualisé du derviche gardien, à savoir l’esprit au sens de raison, d’intelligence et d’humour. Loin des dérèglements précédemment signalés, boire du vin en compagnie des Francs apparaît en l’occurrence comme une qualité sinon morale (car il s’agit d’un geste plutôt transgressif pour un religieux musulman), du moins sociale, qui fait de lui non pas un ivrogne qui perd peu à peu ses esprits, mais une compagnie agréable et spirituelle, ses histoires amusantes étant particulièrement goûtées par l’assistance.
54Nous avons donc manifestement affaire à une réhabilitation progressive de la figure du derviche au fil des Mémoires, qui met à nouveau en lumière le rapport étroit liant l’épistémique à l’axiologique, voire au praxiologique. La visite rendue à une communauté de derviches lors de son voyage de Beyrouth à Tripoli de Syrie ne fait que pleinement le confirmer, en y ajoutant de nouveaux éléments fort intéressants :
A demi quart de lieuë ou environ de la Ville [de Tripoli] du côté de l’Orient, il y a un beau et grand Monastere de Derviches, il est bâti sur le penchant de la montagne, au pied de laquelle la riviere passe.
Ces Derviches vivent sous la Regle de Meylana un de leurs Patriarches. Ils ont tous un habit uniforme de belle étoffe, mais modeste. […] Il leur est libre de demeurer dans le Monastere, où ils sont nourris et entretenus, ou dans la Ville en leur particulier ; mais il faut qu’ils se rendent tous au Monastere le Vendredi matin. […]
Ils commencent leurs prieres qui sont assez longues sur les dix heures du matin40, et quand elles sont achevées, le Dedé ou Supérieur monte à l’aide d’une échelle de cinq marches, sur une estrade environnée d’une petite balustrade. Il s’y assied à la maniere de nos Tailleurs. Il ouvre l’Alcoran avec un respect et une modestie admirables. […] Tous les Derviches s’asseoient alors par terre sur leurs genoux et sur leurs talons, et forment un grand croissant autour du Prédicateur, selon leur rang d’ancienneté. Ils ont les yeux baissez, ne tournent point la tête, ne crachent et ne mouchent point. On les prendroit pour des statuës tant ils sont immobiles. Dans cet état ils écoûtent avec une attention merveilleuse les rêveries que leur Superieur ajoute à celles de leur Prophete. […]
Le discours fini, ils se levent tous en même-tems avec gravité et modestie, et toujoûrs les yeux baissez, ils se mettent à tourner tantôt sur un talon et tantôt sur l’autre, avec une rapidité qui feroit tourner la tête à tout autre qu’à des gens comme eux, qui sont instruits dans cet exercice dès leur jeunesse. Les Renegats disent que nos Moines se donnent la discipline, et que la danse ou le tournoyment des leurs, leur en tient lieu. Ils continuent ce pénible exercice pendant près d’une heure. […]
Nous sortîmes de ce lieu de plaisir, et par de petits sentiers couverts d’arbres et de verdure, nous descendîmes au bord de la riviere. […]
Nous avions avec nous un Derviche du Couvent, dont la conversation étoit tout à fait agréable. Il nous montra mille petits endroits que la nature avoit couverts comme des cabinets, autour desquels on voyoit une infinité de petits ruisseaux, et de sources d’eau vive et très-fraîche. Ils nous servirent à faire rafraîchir nos bouteilles, et notre Derviche qui étoit un esprit fort, et point du tout scrupuleux dîna avec nous, mangea de nos viandes, sans s’informer comment elles étoient accommodées, et but du vin avec plaisir. […]
Nous demeurâmes dans ces plaisirs en chantant et faisant bonne chere jusqu’au soir, que nous nous retirâmes à la Ville, avec notre aimable Religieux appelé Dervissi Ahmed, qui avoit de l’esprit infiniment, et qui nous fit de fort bonne grace des contes les plus plaisans du monde, qui nous faisoient pâmer de rire. Il vint passer la soirée chez M. Marco notre Consul. (LA, II, p. 392-397)
55Cet extrait, qui relate la découverte d’une communauté particulière de derviches, commence par la description de leur monastère, situé d’emblée dans l’ordre de l’esthétique : « un beau et grand Monastère », « belle étoffe ». Cette nouvelle valorisation va de pair avec une sorte de promotion des derviches qui, arrachés à l’animalité au rang de laquelle ils étaient ravalés jusqu’alors, font leur entrée dans l’ordre culturel. Cela est d’ailleurs marqué non seulement par la valorisation esthétique, mais aussi par l’insistance à décrire le monastère comme un facteur d’unité, de régularité, centre symbolique à même de rassembler les membres autrement épars de la communauté sous une loi commune. Cette unification est à la fois spirituelle – aux dérèglements antérieurs se substituent la règle qu’ils suivent tous ainsi que la hiérarchie monastique – et matérielle. Le terme « bâti » est, en l’occurrence, particulièrement significatif, en tant que symbole de la coupure qui existe désormais entre les éléments naturels – montagne et rivière – et le nouvel ordre humanisant de la pierre et du construit.
56Force est de remarquer ensuite le passage, opéré par le fragment en question, des généralités abusives et parfois outrées des débuts vers une particularisation croissante amenant une perspective bien plus nuancée. Non seulement la cérémonie à laquelle d’Arvieux assiste est décrite dans les moindres détails, avec la précision selon laquelle l’escalier qu’emprunte le supérieur a cinq marches, mais il fait appel à des techniques de « traduction » de l’altérité bien plus élaborées, dont l’utilisation de noms turcs. Ce n’est pas la première fois que nous l’identifions dans ses Mémoires, l’emploi de termes comme Meylana et Dédé témoigne ici d’un souci de produire un effet d’altérité, une « orientalisation » de l’Autre, sans que cette impression d’authenticité exclue la fonction classificatoire, en confirmant ainsi « l’appartenance de l’individu qu’on nomme à une classe préordonnée41 ».
57Qui plus est, le chevalier d’Arvieux n’emploie plus aucun mot qui puisse faire penser au fanatisme religieux qui perçait dans la première image des derviches. La simplicité de leurs habits, la modération, la « modestie », la « gravité » dont ils font tous preuve pendant la cérémonie, font éclater les stéréotypes d’ostentation et d’excès qui semblaient leur revenir en propre. En précisant que, à part la réunion obligatoire du vendredi matin, les derviches ont l’entière liberté de leurs allées et venues, le chevalier d’Arvieux construit l’image d’une religion accommodante, ce qui n’empêche pas les fidèles de manifester une dévotion d’autant plus « admirable » qu’elle se déploie en l’absence de contraintes.
58Nous voyons ainsi qu’un autre attribut qui leur était tout à fait refusé au début leur est désormais généreusement accordé, à savoir la spiritualité, au sens religieux du terme. Le profond respect envers le Coran et les paroles de leur supérieur, l’immobilité et le recueillement où ils se tiennent en l’écoutant « les yeux baissés », leur « attention merveilleuse » sont autant de marques d’une profonde piété à même de susciter l’émerveillement et l’admiration du spectateur occidental. Dans ce contexte, l’une des phrases de d’Arvieux nous semble particulièrement significative : « Ils ont les yeux baissez, ne tournent point la tête, ne crachent et ne mouchent point. » Nous pensons, pour notre part, qu’il s’agit d’une comparaison implicite avec les habitudes des chrétiens, dont les mœurs sont plus d’une fois fustigées par d’Arvieux à travers ses Mémoires.
59La fameuse danse des derviches tourneurs fait également l’objet d’une description qui est, à la fois, une nouvelle « traduction ». Nous n’avons pas affaire à un trépignement dénué de sens, à un tournoiement endiablé et chaotique, mais à une pratique dévote dont l’excellence est bien mise en évidence par d’Arvieux. L’accent mis sur le long et pénible apprentissage, supposé par l’acquisition et la maîtrise de cette technique particulière, la remet à l’honneur, d’autant plus qu’elle est redéfinie à travers une grille d’intelligibilité analogique. En effet, la danse des derviches apparaît comme un équivalent oriental de la « discipline » des moines chrétiens, cette « traduction » s’appuyant sur la formule analogique « a est à b ce que c est à d » que François Hartog identifie comme l’un des procédés les plus utilisés par les voyageurs dans la transcription de l’altérité42.
60Mais, quelle différence entre l’angoisse, voire l’écœurement éprouvés au début à leur égard et le plaisir que d’Arvieux et ses compagnons ressentent à présent en leur compagnie ! Préfigurée par la rencontre du derviche gardien, cette nouvelle attitude, reposant sur une valorisation accrue, marque un véritable renversement de perspective, redevable dans une large mesure à une évolution des rapports vers la sphère de la relation personnelle, immédiate, avec l’Autre. Car les chrétiens en viennent à tisser de véritables rapports amicaux avec le derviche du couvent qui les accompagne pour leur plaisir en qualité de guide.
61C’est ainsi que les paroles employées par le chevalier afin de rendre compte de la bonne impression produite par ce dernier dépassent largement le niveau d’une valorisation conventionnelle, pour prendre les traits de la sympathie la plus authentique. Parmi les qualités les plus prisées figurent l’esprit, l’intelligence, l’enjouement et, par-dessus tout, l’ouverture aux autres et la capacité à adopter leurs coutumes. En effet, cette façon du derviche de ne pas se formaliser et de s’intégrer au groupe étranger en faisant « comme nous » relève d’une forme de sociabilité interculturelle d’autant plus remarquable qu’il risque, par là, d’enfreindre des interdits culturels et religieux propres à sa culture. La capacité de sortir de soi, ne fût-ce que l’espace de quelques heures, et de se rendre si agréable et ressemblant à l’Autre, en l’occurrence aux Français, ne saurait ne pas éveiller l’admiration du chevalier d’Arvieux, lui-même si porté et si initié à ce type de convivialité interculturelle.
62L’une des réussites extraordinaires de cet « aimable Religieux » réside dans son savoir-vivre et son savoir-faire, grâce auxquels il parvient à faire se « pâmer de rire » la compagnie, en lui racontant « les contes les plus plaisans du monde ». Nous sommes, une fois encore, en présence de ce type de « rire interculturel » qui dévoile, cette fois-ci, la connivence établie entre les participants et le courant de sympathie qui passe entre eux. Le mérite en revient, comme nous pouvons le constater, à dervissi Ahmed.
63Le fait de recevoir un nom n’est d’ailleurs pas sans importance. Comme dans d’autres situations, cela indique une accentuation du processus d’individualisation, une singularisation du derviche Ahmed qui, entre tous les derviches, est le seul qui acquière une identité bien précise et accède véritablement au statut de personne. Recevoir un nom est donc, outre une stratégie de « traduction » qui relève du classement, le signe d’une « interpellation ». C’est, selon les philosophes de l’altérité, répondre à l’appel du visage43 de l’Autre que de l’appeler par son nom, et c’est entrer dans la sphère de la relation, dans le dialogue et dans le face-à-face propre à la rencontre.
64Dans ce contexte particulier, nous proposons de faire une distinction entre deux types d’approche de l’altérité, à savoir l’une statique et l’autre dynamique, pouvant également correspondre à la dichotomie représentation/rencontre. Dans la première situation, il peut s’agir d’une appréhension conceptuelle de l’Autre, le Moi se constituant en tiers observateur à même de percevoir et de classifier les différences de son objet de connaissance et de réflexion, l’Autre n’acquérant pas vraiment le statut de sujet à part entière. Ou alors, la curiosité de l’observateur ne dépasse pas le « stade esthétique », la saisie et l’expérience de l’Autre pouvant être pensées dans les termes d’un exotisme très général, supposant le désir de l’Autre, né d’une « pulsion de curiosité44 ».
65Quant au versant dynamique, il suppose un rapport de proximité, immédiat, non médié à l’Autre, ou, du moins, une progression de la représentation vers la relation, du monde du Cela au monde du Tu, qui aboutit idéalement au surgissement du visage d’Autrui. Faute d’une telle épiphanie du visage et, partant, de la personne, la relation peut tout de même se mettre en place et évoluer dans la direction d’une personnalisation, d’une individualisation de l’Autre à même d’induire non seulement une intuition de son altérité, mais aussi un décentrement du Moi, voire une mise en question de soi-même à travers l’Autre.
66Mais « Si tout sujet humain est potentiellement un “autrui”, et donc porteur d’altérité, il ne l’est pas dans les faits, pas systématiquement ; cela dépend de mon attitude comme de la sienne45 ». Cela revient à dire que, une fois en situation de face-à-face, on n’est pas absolument tenu d’y rester indéfiniment, l’engagement dans la relation pouvant à tout moment faire place au désengagement et, partant, à une « chute » d’autrui dans le domaine de la « différence indifférente ». De même, un positionnement initial en tiers observateur n’empêche nullement l’évolution progressive du regard et du rapport à l’Autre vers une relation duelle, à même de provoquer l’avènement de l’altérité d’Autrui. Ces deux situations seraient ainsi les deux facettes presque indissociables du rapport à l’Autre, censées être pensées plutôt sur le mode de l’alternance, du va-et-vient continuel, que sur celui de l’exclusion mutuelle.
67Dans l’exemple du derviche, nous voyons, en effet, comment, en allant peu à peu du stéréotype à l’image, voire à l’échange, le rapport à l’Autre connaît une évolution parfois bien inattendue, un tel renversement de perspective ne pouvant découler que du dynamisme propre à la relation. En effet, le pas entre connaissance et compréhension ne saurait être franchi qu’à travers l’interaction ; les stratégies de « traduction » doivent être nécessairement doublées de stratégies de communication. C’est ainsi que nous voyons le derviche se transformer progressivement d’objet de contemplation en sujet de relation, les pulsions épistémophiliques et scoptophiliques se voyant doublées, voire dépassées, par la tentation de la relation. Selon les termes de Martin Buber, le monde du Cela est débordé par la présence de celui qui, petit à petit, se constitue en Toi, partenaire de dialogue et sujet à part entière. C’est pourquoi il nous est loisible de suggérer la préfiguration, chez le chevalier d’Arvieux, d’une sorte d’anthropologie de type dialogique, idéalement fondée, selon Francis Affergan, sur la rencontre.
68Cette hypothèse est soutenue non seulement par l’exemple particulier du derviche que nous venons d’analyser, mais aussi par bien d’autres qui, à travers les Mémoires du chevalier d’Arvieux, viennent la renforcer. Le noyau dur qui les réunit est cette sensibilité manifestée par d’Arvieux envers le particulier, l’individuel, et cette capacité, confirmée à maintes reprises, à faire éclater les stéréotypes et à proposer une image nouvelle, très souvent fruit d’une rencontre personnelle et dialogique.
69C’est ainsi que, en observant un jour le pacha de Seïde et ses officiers jouer au jeu de cannes (que les Turcs appellent meïdan ou gerid46), il sait non seulement rapporter, en ethnographe, le déroulement du jeu, tout en louant l’adresse exceptionnelle des participants, mais aussi, en anthropologue, saisir sa signification culturelle profonde :
Il est certain que cet exercice forme leur jeunesse à la guerre. Ils apprennent à bien se tenir à cheval, à se battre avec adresse, à attaquer, à poursuivre, à se retirer et à se servir des armes blanches sur-tout, en quoi on sçait que les Turcs excellent et surpassent beaucoup de Nations. Qu’on dise tout ce qu’on voudra en faveur des armes à feu, il faut convenir qu’il faut plus de bravoure, d’intrépidité et de jugement que se servir d’un sabre que d’un mousquet, et qu’il est plus aisé d’attaquer son ennemi de cent pas que de deux. […] Les Turcs prétendent que l’exercice du Gerid est une image de la guerre, et ils ont raison. (LA, II, p. 328)
70Faisant preuve, ici comme ailleurs, d’une compréhension de l’intérieur de la culture de l’Autre, le chevalier d’Arvieux n’hésite pas à se répandre en éloges, voire à soutenir et à légitimer les valeurs de l’Autre, implicitement aux dépens des siens.
71Un autre exemple tout aussi révélateur de l’ouverture d’esprit dont le chevalier d’Arvieux fait preuve, au point de reconnaître sans détour sa profonde méprise initiale et son jugement injuste et erroné, car fondé sur un préjugé grossier, est celui du traitement des esclaves chrétiens de Tunis. Voici en quels termes il présente la situation :
On s’imagine que les Chrétiens qui ont le malheur d’être Esclaves en Barbarie y sont tourmentez d’une maniere la plus cruelle et la plus inhumaine. […] J’ai été dans cette erreur comme bien d’autres […] mais ce que j’ai vû à Tunis m’a détrompé. […] Les Turcs ont intérêt à ménager les leurs [leurs esclaves], c’est une marchandise chez eux, ils les achetent au meilleur marché qu’ils peuvent, et les vendent le plus cher qu’il leur est possible. Ils s’exposeroient à perdre leur argent, s’ils maltraitoient leurs Esclaves au point de les rendre malades, ou de les faire mourir. […] ils ont trop de bon sens pour se priver du profit qu’ils esperent en tirer en les vendant. […] Mais ce que j’ai vû à Tunis m’a convaincu que ces Peuples sont humains. […] Il y en eut même qui me prierent de trouver bon qu’ils demeurassent chez leur Patron jusqu’au jour de l’embarquement, et j’y consentis, saçhant qu’ils seroient mieux traitez qu’à bord. (LA, III, p. 457-480)
72Ayant pour mission de racheter un nombre important d’esclaves français, le chevalier d’Arvieux a l’occasion de connaître de près leurs conditions de vie à Tunis. Et c’est une nouvelle opportunité de se défaire des erreurs de ses compatriotes, de contredire la voix de l’opinion générale représentée dans le texte par le « on s’imagine », d’en être détrompé pour détromper à son tour ses lecteurs. En l’occurrence, l’erreur résidait dans la présupposition de barbarie et de cruauté planant traditionnellement sur les « barbaresques », et, plus précisément, sur les maîtres d’esclaves47. Mais cette projection imaginaire profondément dépréciative apparaîtra aux yeux du témoin direct – « ce que j’ai vû à Tunis » –, non seulement comme déraisonnable, ce qui contraste nettement avec le « bon sens » bien partagé par les Tunisiens, mais complètement illogique. En reformulant la logique marchande et pragmatique des « Patrons », d’Arvieux montre sa capacité à y voir clair, à saisir la cohérence interne de leur manière particulière de se rapporter à leurs esclaves et, finalement, à leur rendre justice. Une fois encore, le passage de « l’inhumanité » à « l’humanité » traduit un véritable renversement axiologique menant, cette fois-ci, à la réhabilitation d’une catégorie particulière.
73Capable donc, à l’ordinaire, d’éviter des attitudes simplistes comme l’assimilationnisme ou le différentialisme48, le chevalier d’Arvieux sait rendre à l’Autre ce qui lui est propre, en reconstruisant la logique interne de son univers de significations. En le faisant apparaître au lecteur comme semblable et différent à la fois, l’Autre appartient non pas à une sous-humanité barbare et vile, mais à une commune humanité placée sous le signe de la diversité culturelle.
Notes de bas de page
1 F. Tinguely, L’écriture du Levant à la Renaissance, ouvr. cité, p. 189.
2 Selon F. Affergan, le recours à la figure de la différence, s’appuyant souvent sur le procédé de la comparaison, se ressent de l’imprécision où cette dernière opère, impropre à rendre compte aussi bien de l’identité que de l’altérité : « une comparaison marquée par “comme” n’induit aucunement une identité, mais seulement une ressemblance. Or dans toute ressemblance, quelque chose diffère, s’écarte et achoppe. Le concept de différence indique alors, par le truchement de la comparaison, son insigne faiblesse : la ressemblance y est égale à la dissemblance. L’écartement entre autrui et moi peut aussi bien signifier qu’il me ressemble, que je lui ressemble, qu’il m’est dissemblable ou que je lui suis dissemblable » (Exotisme et altérité, ouvr. cité, p. 94).
3 F. Tinguely, L’écriture du Levant à la Renaissance, ouvr. cité, p. 189.
4 T. Hentsch, L’Orient imaginaire, ouvr. cité, p. 81.
5 Car, en outre, comme le souligne R. Mantran, « le xviie siècle est, pour l’Empire ottoman, une période de stagnation, de reproduction des procédés antérieurs, mais sans aucune amélioration, alors qu’au contraire il est en Occident une période de rénovation créatrice » (Istanbul dans la seconde moitié du xviie siècle, Paris, Maisonneuve, 1962, p. 421).
6 J.-M. Moura, L’Europe littéraire et l’ailleurs, ouvr. cité, p. 49.
7 En l’occurrence, les Européens procèdent, à l’égard des Orientaux, comme les Grecs par rapport aux Autres : « Ces catégories ne sont pas d’ailleurs figées : il faut plutôt y voir comme autant de grands points de repère (entre lesquels il y a circulation) et comme des opérateurs intellectuels, grâce auxquels les Grecs ont pu, en disant l’autre, se penser eux-mêmes : s’interroger, s’affirmer, se donner le beau rôle et la première place, voire douter d’eux-mêmes, mais tout en restant les maîtres du jeu. » (F. Hartog, Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1996, p. 15.
8 A. Merle, Le miroir ottoman, ouvr. cité, p. 193.
9 Ibid., p. 160.
10 S. Moussa, « Images et usages des religions monothéistes dans les voyages en Orient (Ire moitié du xixe siècle) », dans S. Linon-Chipon et J.-F. Gennoc (dir.), Transhumances divines. Récits de voyage et religion, Paris, Presses universitaires de l’université Paris-Sorbonne, 2005, p. 277.
11 A. Merle, Le miroir ottoman, ouvr. cité, p. 189.
12 S. Moussa, La relation orientale, ouvr. cité, p. 55.
13 G. Atkinson, Les nouveaux horizons, ouvr. cité, p. 213.
14 Le fragment correspondant du manuscrit Lebaudy est beaucoup moins dogmatique, ce qui peut nous faire conclure, en l’occurrence, à des interventions du père Labat. Cependant, on retrouve également à travers le manuscrit des réflexions bien défavorables à l’endroit des chrétiens d’Orient, allant même parfois, comme chez d’autres voyageurs de l’époque, jusqu’à des renversements axiologiques au profit des musulmans.
15 Le passage correspondant du manuscrit confirme en grande mesure ce jugement profondément dépréciatif à l’endroit des juifs, avec toutefois un certain détachement faisant défaut dans l’édition publiée.
16 La conception de l’altérité de Francis Affergan se fonde sur une opposition entre « une phénoménologie de l’altérité » et « une logique de la différence ». Puisque, malgré leur parenté, les deux termes ne renvoient pas, du moins dans un sens restreint, à la même chose, supposant, bien au contraire, deux façons bien distinctes de concevoir et de se rapporter à l’Autre. Conçue par Affergan comme une « altérité quantifiée », ne prenant en compte que la quantité d’altérité et non sa qualité, le concept de différence est celui qui rend compte des fonctions de description, d’inscription, d’exclusion, d’inclusion, bref de classement de l’autre selon une grille de valeurs préétablie, une hiérarchie graduée, ainsi que selon un modèle d’intelligibilité propre à l’observateur, « au sein desquels autrui est effacé au seul bénéfice de sa place » (F. Affergan, Exotisme et altérité, ouvr. cité, p. 14). À l’altérité d’Autrui qui, « ontologiquement résistant » (ibid., p. 85), est également non prédicable, se situant à la limite de l’indicible par la rupture discontinue qu’il provoque dans le champ perceptif, sémantique et symbolique, s’oppose cette pseudo-altérité qu’est la différence, apparaissant, aux yeux de Francis Affergan, comme le résultat d’une altération de l’altérité, pouvant sans détours traduire un refus de cette dernière. C’est pourquoi, dans cette perspective, tous ces procédés censés assurer une « traduction » de l’Autre selon une grille d’intelligibilité propre à chaque culture relèveraient plutôt de ce qu’on peut appeler « une rhétorique de la différence ».
17 Ce développement appartient au tome VI des Mémoires consacré à son activité en tant que consul d’Alep : « Les Jésuites m’en firent leurs plaintes, et je leur représentai qu’il ne m’étois pas permis d’en user avec les Grecs comme avec les Juifs, que cela passoit mon autorité ; parce que les Turcs considerent les Grecs d’une toute autre maniere que les Juifs. Ils regardent ces derniers comme infiniment au-dessous des Chrétiens, à peu près de la même maniere qu’ils considerent les Chrétiens, au-dessous d’eux-mêmes. Ils exigent mêmes que les Juifs qui veulent embrasser le Mahometisme, se fassent Chrétiens auparavant. La ceremonie est tout-à-fait plaisante : elle consiste à leur faire manger un morceau de lard, et leur faire boire un verre de vin ; et après que la digestion est faite, le Cadi leur fait faire la profession Mahometane, et les voilà Turcs ; parce qu’étant déjà circoncis, ils ne sont pas en état de l’être une seconde fois. » (LA, VI, p. 52) L’ironie est évidente. Il est tout de même intéressant de remarquer dans ce passage le christianisme exigé par les Turcs, preuve d’une continuité graduelle dans la hiérarchie ethnique que l’on se doit de marquer au moment de la conversion.
18 Dans F. Hartog, Le miroir d’Hérodote, ouvr. cité, p. 227.
19 Ibid., p. 241.
20 F. Affergan, Exotisme et altérité, ouvr. cité, p. 100.
21 Le concept d’Occident est peu utilisé par les voyageurs de l’époque, qui emploient de préférence l’opposition Orient-Europe, Orientaux-Européens.
22 E. W. Said, L’Orientalisme, ouvr. cité, p. 269.
23 Ibid., p. 310.
24 Il convient toutefois de préciser, comme nous l’avons déjà fait dans notre développement concernant notre étude comparative des deux textes, que dans l’édition publiée par le père Labat le penchant « orientalisant » est bien plus marqué, se traduisant parfois par des « interprétations idéologiques » explicites.
25 N. Dew, Orientalism in Louis XIV’s France, Oxford - New York, Oxford University Press, 2009.
26 I. Baghdiantz McCabe, Orientalism in Early Modern France: Eurasian Trade, Exoticism and the Ancien Régime, Oxford - New York, Berg, 2008.
27 « To identify the period of Orientalism before empire, [when] Europeans were not the dominant powers […] » (« Rewiew to Nicholas Dew, Orientalism in Louis XIV’s France by Julia Landweber », H-France Review, vol. 10, no 99, juillet 2010). N. Dew explique qu’il s’agit premièrement d’un orientalisme d’avant l’époque des Lumières – « The function of scholarly engagement with“Oriental” texts, and the concepts available for dealing with the“Orient” generally, were very different in the years around 1700 than they were to be even fifty years later » – et d’un orientalisme d’avant l’empire – « The Europeans were not the dominant powers in this period in those areas. This is not to say that the making of Orientalist knowledge in our period occurred in an absence of power relations, but rather that the power relations in those specific situations need to be studied on their own terms. » (Orientalism in Louis XIV’s France, ouvr. cité, p. 6-7)
28 Car, comme le note encore N. Dew, « the difficulties experienced by those trying to pursue Oriental studies, whether they were sponsored by the crown or not, were immense » (ibid., p. 22).
29 Barthélemy d’Herbelot (1625-1695) fut l’un des plus éminents orientalistes du xviie siècle. Très tôt féru de langues orientales qu’il perfectionna en conversant avec des natifs lors d’un séjour en Italie, il fut nommé en 1661 secrétaire et interprète du roi en langues orientales. En 1692 il est élu professeur de syriaque au Collège de France. Son œuvre majeure est la célèbre Bibliothèque orientale, longtemps considérée comme une somme du savoir européen sur l’Orient, surtout à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle.
30 Nous traduisons. « a consensus has been reached in terms of a new post-Saidian interpretations of baroque Orientalism » (« Rewiew to Nicholas Dew, Orientalism in Louis XIV’s France by Julia Landweber », H-France Review, vol. 10, no 99, juillet 2010, p. 439.
31 T. Hentsch, L’Orient imaginaire, ouvr. cité, p. 120.
32 F. Tinguely, L’écriture du Levant à la Renaissance, ouvr. cité, p. 148.
33 La version manuscrite est encore plus intéressante : « les Orientaux et les Mahomedans sur tout reçoivent avecque plaisir tous ceux qui veulent manger à leur table. Il n’y a point de façon à faire pour cela » (ms. Lebaudy, fol. 3, p. 577). Au-delà de la simplicité de l’explication et du naturel du ton employé, la distinction confessionnelle qui apparaît ainsi que la valorisation des musulmans, bien explicite en l’occurrence, est un exemple significatif d’« orientalisation », voire d’« islamisation » qu’on pourrait qualifier de « positive ».
34 Voir J. de La Bruyère, ouvr. cité, p. 335-336 et le chapitre xiii, « De la mode », p. 500-522.
35 Nous soulignons ici comme dans la suite de cette citation.
36 E. W. Said, L’Orientalisme, ouvr. cité, p. 346.
37 F. Tinguely, L’écriture du Levant à la Renaissance, ouvr. cité, p. 207.
38 Zygmunt Bauman range ce qu’il appelle « la fausse rencontre » parmi les stratégies d’approche propres aux acteurs de l’espace cognitif. Dans une telle situation, l’Autre est toujours là, mais je me conduis comme s’il n’était pas là. Sa présence ne compte pas, je ne le connais pas, donc il n’existe pas. L’une des techniques propres à soutenir cette stratégie d’évitement sera le refus du contact visuel, qui renferme le péril de la réciprocité. D’où la perte du visage – moyen de refuser à l’Autre l’accès à l’individualité. Cependant, faire comme si l’Autre n’était pas là ne veut pas dire qu’il n’est plus là pour autant et qu’il perd tout son potentiel menaçant. C’est pourquoi, ne pas regarder l’Autre ne veut pas dire qu’on ne le voit plus. Bien au contraire, pour l’empêcher de se manifester, il faut toujours l’avoir à l’œil.
39 Dans la version manuscrite on peut lire également ce commentaire ironique : « Et tout le peuple qui s’étoit assemblé pour voir cette merveille étoit dans des ravissemens singuliers, et en loüoit Dieu. » (Ms. Lebaudy, fol. 3, p. 98)
40 Selon le manuscrit de Versailles, l’heure du début des prières est « vers les onze heures et demy » (ms. Lebaudy, fol. 3, p. 473). On a donc le sentiment que le père Labat était gêné de les savoir si fainéants et voulait ajuster un peu leur image.
41 F. Hartog, Le miroir d'Hérodote, ouvr. cité, p. 255.
42 Nous précisons toutefois que, dans le manuscrit de Versailles, ce passage consacré à la danse des derviches tourneurs a un ton plus neutre et que, sans viser un effet d’exotisme, d’Arvieux la décrit comme une pratique rituelle qui vient s’insérer tout naturellement dans le déroulement de leur cérémonie. En outre, l’analogie avec les moines chrétiens est un ajout du père Labat.
43 Quand et comment le Moi a-t-il la révélation d’Autrui ? Ce serait, selon Emmanuel Levinas, dans l’immédiateté de la rencontre, du face-à-face, où l’Autre se manifeste en tant que visage. Le visage d’Autrui, c’est l’expression de son altérité profonde ; il est tout mystère, tout énigme, à la fois dévoilement et dérobade. Le visage d’Autrui a ceci de particulier que, tout en s’offrant dans son esseulement, dans sa nudité, il reste hors d’atteinte. Foncièrement vulnérable, le visage d’Autrui oppose une résistance muette, découlant de son mystère, expression de son altérité irréductible à même de déjouer toute tentative d’emprise, dont la réussite équivaudrait à un éclatement de la relation : « La rencontre d’autrui consiste dans le fait que malgré l’étendue de ma domination sur lui et de sa soumission, je ne le possède pas. » (E. Levinas, Entre nous. Essai sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1998, p. 20) Rencontrer l’Autre résiderait donc dans la rencontre éthique, voire amoureuse, du visage, fait dont Levinas a l’intuition : « L’humain ne s’offre qu’à une relation qui n’est pas un pouvoir. » (Ibid., p. 22) Voir aussi E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye-Boston - Londres, Martinus Nijhoff, 1980.
44 F. Affergan, Exotisme et altérité, ouvr. cité, p. 15.
45 F. Mies, De l’« Autre », ouvr. cité, p. 123.
46 D’après le chevalier d’Arvieux, ce jeu est pratiqué dans tout l’Empire ottoman par les gens de guerre. En voici la description : « Ils se séparent en deux corps, et laissent entre eux un grand espace, sur lequel ils poussent leurs chevaux à toute bride, et tâchent par cent détours de gagner la croupe de celui contre qui ils combattent, et lorsqu’ils se trouvent assez proches, ils lui dardent sur le dos le bâton qu’ils ont à la main droite : car il n’est pas permis de le darder par devant. » (LA, II, p. 325-326)
47 Si le préjugé de barbarie, cruauté et inhumanité était encore tenace à l’époque, d’autres voyageurs seront également enclins à désabuser le public, en louant, parmi d’autres vertus, la tolérance et l’humanité dont les Turcs peuvent faire preuve parfois, comme le souligne C. D. Rouillard : « now appear the virtues of cleanliness, honesty, humanity, and tolerance to challenge traditional ideas of oppression and cruelty » (The Turk in French History, ouvr. cité, p. 333).
48 Sur la possibilité d’un dépassement de l’assimilationnisme et du différentialisme vers une « pensée de la reconnaissance de l’Autre », voir également D. Schnapper, « L’Autre est un autre soi-même », Commentaire, vol. 22, no 85, 1999, p. 130.
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