« Mais que dirai-je à César ? ». Éloge et tragédie dans la poétique d’Étienne Jodelle
p. 223-250
Texte intégral
puisque le mieux
Qu’on fasse, c’est de plaire aux Rois nos seconds Dieux.
Étienne Jodelle, Epithalame de Madame Marguerite.
Euripide étant requis du Roi Archélas, qu’il eût à écrire de lui une Tragédie : ne plaise aux Dieux, dit-il, Sire, qu’il vous puisse arriver chose qui soit propre au Poème Tragique.
Jacques Peletier, Art poétique.
1Je voudrais revenir sur la question de l’éloge poétique du Prince à l’époque de la Renaissance, en marge d’un certain nombre de travaux classiques sur la question, au premier rang desquels il faut compter The Enduring Monument d’O.B. Hardison1, La Gloire dans la poésie française et néolatine du xvie siècle de Françoise Joukovsky2, ou encore le Ronsard de Daniel Ménager3. La présente étude porte sur la poésie d’Etienne Jodelle, et plus précisément sur son échec. Quelques rappels sur la carrière de ce poète sont nécessaires4. Rendu célèbre à vingt ans par la représentation triomphale, en février 1553, de sa Cléopâtre captive, première tragédie à l’antique de langue française ; recruté à grand bruit, après ce coup de maître, dans la « Brigade » des nouveaux poètes5 ; considéré comme l’inspiré par excellence6 (« ce Daemon de Jodelle », selon le mot de Du Bellay7), il reste quelque temps, aux yeux de ses contemporains, le plus sérieux rival de Ronsard dans la génération montante8. Mais il ne publie rien, sinon quelques préfaces, vers liminaires et autres, où il annonce la venue toujours retardée des chefs-d’œuvre qu’on attend de lui9, tout en invoquant, avec des accents de plus en plus stridents, les « malheurs » de sa « destinée », le « desastre acoustumé » qui l’empêche de « sortir en lumiere » et de faire paraître ce qu’il écrit, masse croissante d’œuvres condamnées, pour des raisons obscures, à rester « pendues au croc »10 : « labeurs, lesquels si je ne pensois avoir bien faits, et si je ne pensois qu’ils fussent aucunement dignes de la lecture des grands seigneurs, je les brulerois et eus et mes livres. »11
2M’étant proposé de réfléchir à la « fatalité » de l’échec dans la poétique de Jodelle12, je voudrais examiner deux textes où cette question se lie à celle de l’éloge du Prince : la tragédie de Cleopatre captive, représentée, en février 1553 donc, dans le cadre des fêtes données à Paris en l’honneur du roi Henri II et du duc François de Guise, qui venait devant Metz de défaire une armée impériale13 ; et le Recueil des inscriptions, figures, devises, et masquarades14 consacré à l’humiliation subie par le poète en février 155815, lors d’une fête donnée par la Ville de Paris au même roi et au même duc, lequel venait, cette fois, de reprendre aux Anglais Calais et le fort de Guignes - victoire d’autant plus avidement célébrée qu’elle succède au désastre militaire de Saint-Quentin’16. Cet opuscule paraît quelques mois après la fête qui avait vu les mascarades - victimes d’acteurs mal préparés, de machines rebelles, d’une salle trop petite et d’une foule trop nombreuse - tourner à la confusion de leur auteur. Entre le triomphe de Cleopatre et la mort de Jodelle en juillet 1573, le Recueil des inscriptions est sa seule publication de quelque importance. C’est une apologie personnelle, avec le texte des mascarades et des inscriptions comme pièces du procès dont Jodelle se dit victime : la seule œuvre que le poète n’échoue pas à publier nous parle d’un échec déjà consommé.
TRIOMPHE ET TRAGÉDIE : L’ÉLOGE DU PRINCE DANS CLEOPATRE CAPTIVE
3Pour situer la pratique poétique de l’éloge, ou la place de l’éloge dans la poétique, telle que pouvait l’entendre l’ambitieux Jodelle à l’aube de sa carrière, nous disposons entre autres textes de l’éloge du roi qui forme l’essentiel du prologue de Cleopatre captive, éloge dont l’occasion, nous l’avons vu, est la victoire de Metz. Le prologue reprend le thème de la « Monarchie » universelle promise au roi de France17 (c’est l’idée, très présente dans les premières années du règne d’Henri II18, que voudra encore développer la mascarade de 155819). Une série d’« interrogations » rhétoriques nous montre les Muses obligées de répondre à l’attrait d’un tel sujet :
Pourroyent vers toy les Muses telles estre,
De n’adorer et leur pere et leur maistre ?
Pourroyent les tiens nous celer tes louanges,
Qu’on oit tonner par les peuples estranges ? (II, p. 93)
4Telle est la nécessité de l’éloge. La « gloire » du Prince est déjà établie, elle rayonne en Europe et dans l’univers, et le poète est dans l’impossibilité de ne pas ajouter ses propres « louanges » au « bruit » qui résonne autour de lui. Nous sommes dans ce protocole de « double lecture » que décrit Richard Lockwood20. L’éloge se présente comme virtuel et proteste qu’il ne ferait que s’ajouter à une gloire déjà parfaite : c’est un des arguments hyperboliques qui font le travail de l’éloge en magnifiant son objet. Le « méta-discours » est déjà un discours ; la meilleure manière de chanter la gloire du Prince, c’est de proclamer qu’elle est tellement établie qu’il est aussi impossible de la chanter que de ne pas la chanter.
5L’éloge virtuel d’un Prince universellement glorifié est en fait l’éloge actuel d’un Prince dont la gloire, pour être signifiée par telle occasion heureuse (il y a bien eu victoire), n’est pas aussi universelle que l’éloge le prétend (la victoire ne suffit pas à faire du Prince l’Empereur, a fortiori le « Monarque » qu’on voudrait voir en lui). La monarchie en question reste hypothétique21. La rhétorique du prologue nous entraîne dans une série d’implications : qui dit poésie dit éloge, éloge du roi, éloge du roi en tant qu’il est promis par Dieu à l’Empire de l’Europe, et finalement du monde. Le fait que cet argument du prologue constitue lui-même un éloge est caractéristique du genre, mais tire ici son dynamisme de la différence implicite qui subsiste entre le présent magnifié et ce futur impérial dont le passé de Rome constitue l’obsédant modèle. Un tel écart expose au soupçon de flatterie : il y a une faiblesse inhérente à l’éloge de l’Empereur « virtuel » (on peut toujours dénoncer l’hyperbole). Mais cette faiblesse est aussi une force : celle de la prophétie, de la vision anticipée par la foi, telle qu’elle se forme dans l’audacieuse « fantasie » de l’encomiaste. C’est l’une des stratégies de l’éloge en vers que de revendiquer pour la poésie le privilège, sinon le monopole, d’une telle vision, vision du présent sous les couleurs conjointes du passé et du futur : si le poète n’est pas un flatteur, c’est qu’il est naturellement capable de voir au-delà de ce qui est. Inspiré qui inspire à son tour, le poète se veut l’encomiaste qu’il faut à un âge où l’Empire est une ambition, un bien plus désiré qu’advenu22. L’éloge du Prince se présente comme une évidence, mais se fait apprécier comme une promesse, un effort héroïque pour faire advenir, au présent, le plus beau futur qu’on puisse imaginer par hyperbole à partir du signe que fournit l’occasion présente.
6Mais dans le cas qui nous occupe il se trouve qu’après ce début l’évidence de l’éloge se résorbe dans sa virtualité : si nous avions eu le temps de célébrer ton triomphe,
Tu n’orrois point de nos bouches sinon
Du grand Henry le triomphe et le nom. (p. 93)
7Nous sommes franchement dans le conditionnel, qui gêne ici la vocation totalisante de l’éloge, seul discours possible sur le seul objet possible. Ce problème se présente comme une question de temps, et s’énonce à nouveau sous la forme classique d’une hyperbole,
Mais pour autant que ta gloire entendue
En peu de temps ne peut estre rendue,
Que dis-je, en peu ? mais en cent mille années
Ne seroyent pas tes louanges bornées [...] (ibid.)
8Or ce topos hyperbolique de l’impuissance, loin de poursuivre par prétérition le discours encomiastique, justifie le passage à un autre discours : l’éloge s’interrompt bel et bien. Il se donne ici pour un compliment liminaire qui saisit l’occasion de flatter le Prince et, tout en prenant date pour de futurs services plus directement encomiastiques23, signale aussi, en sens inverse, la différence spécifique de l’œuvre qui va suivre : la tragédie.
9Non que l’on quitte le terrain de l’hommage royal. Mais il sera rendu indirectement :
Nous t’apportons (ô bien petit hommage)
Ce bien peu d’œuvre ouvré de ton langage,
Mais tel pourtant que ce langage tien,
N’avoit jamais dérobbé ce grand bien
Des autheurs vieux, (p. 94)
10La clause de modestie se retourne, sans que l’auteur se mentionne lui-même, par l’entremise de « ton langage » : c’est l’argument « humaniste » selon lequel le Prince s’illustre aussi en faisant illustrer sa langue nationale par des écrivains capables d’imiter l’antique24. Ainsi passe-t-on du « bien peu d’œuvre » au « grand bien », en faisant du roi, gardien de ce que nous appellerions la culture, non plus l’objet exclusif du discours mais l’intercesseur de l’imitation poétique. Le poète est, de son côté, un encomiaste qui a le pouvoir d’amplifier la vision, mais aussi de la déplacer.
11Déplacer n’est pas déserter. Le poète sort de la problématique de l’éloge pour annoncer la tragédie ; mais c’est non moins habilement qu’il replace la tragédie dans la perspective de l’éloge, en utilisant l’argument de la pièce (« C’est une Tragedie/Qui d’une voix et plaintive et hardie/Te represente... », etc.) pour conclure son propos sur la « Monarchie ». Car si Cleopatre captive évoque, comme on pouvait s’y attendre, « les desirs et les flammes/Des deux amants », elle a un autre sujet :
... d’Octavian aussi
L’orgueil, l’audace et le journel souci
De son trophée emprains tu sonderas,
Et plus qu’à luy le tien egaleras ;
Veu qu’il faudra que ses successeurs mesmes
Cedent pour toy aux volontez supremes,
Qui ja le monde à ta couronne voüent,
Et le commis de tous les Dieux t’avoüent. (p. 94)
12Ce passage semble typique d’une conception utilitaire du poème tragique, qui lui permet de s’offrir « à la carte » : au lieu du tout poétique, de l’unité d’action et d’effet défendue par Aristote, on aurait affaire à une succession ou juxtaposition de programmes rhétoriques, qui distribuent différents aspects, différentes fonctions du poème selon la réception envisagée25. La présence du roi au sein du public – et la nécessité de lui plaire en le louant – suffiraient ainsi à diviser le sujet de Cleopatre : il y a les flammes des amants, mais il y a aussi la politique d’Octavian.
13Ces deux sujets ne se présenteraient pas exactement selon le même mode d’imitation. A priori, les désirs des amants sont des passions blâmables dont le miroir tragique propose une vituperatio26 : le public est invité à « sonder » le mauvais exemple pour le fuir. Flammes des amants, flammes de l’enfer. A contrario, il est tentant de concevoir la tragédie comme une laudatio d’Octavian, le futur Auguste, le souverain exceptionnel qui va rétablir l’ordre du monde : le modèle du bon « Monarque ». Au lieu de quoi Jodelle encomiaste se ménage la possibilité d’une surenchère : Octavian n’est pas si bon que cela ; en « sondant » son exemple, Henri concevra sans peine sa propre supériorité. Ce renversement est facilité (« Veu qu’il faudra... ») par la mention d’une circonstance hypothétique, mais présentée comme certaine grâce à la victoire de Metz : prétendant à la couronne impériale, Henri II va supplanter les successeurs de cet Octavian dont la tragédie peint, en fait, le pouvoir naissant sous des couleurs sombres – l’« orgueil » et le « souci » en même temps que le « trophée ». Loin d’être une laudatio d’Auguste basée sur une vituperatio d’Antoine et Cléopâtre, voici que la tragédie se laisse entendre comme une vituperatio des adversaires27, au profit d’un troisième larron, deus vraiment ex machina, le roi de France.
14Le triomphe d’Octavian paraît moralement discutable en lui-même, mais il est de toute façon rendu caduc par cet autre triomphe, promis hors fiction à Henri, sur les « héritiers » de l’Empire romain. C’est l’idée, abondamment développée à l’époque28, reprise par Jodelle dans le Recueil des inscriptions29 et les Discours de Jules Cesar30, selon laquelle les successeurs de César seront vaincus par les descendants de ceux que César a vaincus, ou, plus lapidairement : ceux qui furent vaincus par César seront vainqueurs de César, selon un leitmotiv des celtomanes français de la Renaissance. L’image d’Octavian en Prince tragique jouera d’autant mieux les repoussoirs qu’elle est, par un biais référentiel et non « poétique » (métonymique et non métaphorique), l’image du concurrent (Charles Quint), qui paraît encore l’emporter sur le roi de France dans la course à la « Monarchie », mais qui vient de subir un revers prémonitoire. Le poème tragique s’éloigne de l’éloge pour montrer la « fiction » d’un passé lointain31, mais y revient en désignant, à la lumière de favorables circonstances, un lien réel avec le monde actuel. C’est à cette condition que la tragédie prend le risque d’arracher le Prince au spectacle de sa propre gloire. Si le roi comprend qu’Octavian est Charles Quint, et qu’il vient de vaincre le vainqueur du poème, alors il saura que la tragédie lui annonce une gloire qui ressemble à celle d’Auguste, mais qui sera meilleure, plus légitime encore.
15Si les Muses doivent chanter le Prince, elles ont le droit d’offrir des « fictions » qui reviennent à l’éloge, moyennant une interprétation. Le roi qui devrait n’entendre parler que de lui-même est invité à « sonder » les doubles signifiants dont le rapport à sa personne passe par deux démarches symboliques entre lesquelles le prologue, quoi qu’il en ait, ne peut faire autrement que de suggérer une certaine tension : la tragédie montre au Prince une image de ce qui pourrait lui arriver en tant que prétendant à l’Empire si (grâce au Ciel) cela n’était pas plutôt susceptible d’arriver à un « autre » monarque, l’actuel Empereur. Le monde de l’éloge est tendu vers un avenir triomphal32 qui voit le transfert de la gloire romaine entre les mains des « Gaulois », jadis vaincus par César, futurs vainqueurs de César. Ce transfert est d’autant plus facile à présenter comme imminent, sinon comme déjà opéré, qu’il est ici protégé par le maintien des distinctions particulières que permet le jeu référentiel sur le nom de César : Henri II n’est pas César, puisqu’il va le vaincre, puisqu’il l’a vaincu ; il n’est donc pas impliqué par le « souci » du César montré sur scène, sinon en ce qu’il peut y lire un signe de sa victoire présente et prochaine. C’est en ce sens l’exigence implicite de l’éloge qui pousse à noircir la « fiction » d’Octavian, pour mieux souligner la qualité supérieure de gloire promise à celui qui n’est pas « dans » la tragédie.
16Mais la tragédie continue de permettre l’autre lecture, selon laquelle cet Octavian orgueilleux et troublé reste une image possible du roi, en ce qu’il est une image de (et contient une leçon pour) tout monarque, en ce qu’il pose la question de l’Empire et de la monarchie universelle en général. Henri II Empereur serait bien « un César », quoi qu’il en soit, par ailleurs, de ses origines « gauloises », et rien a priori ne le protège du « souci » de César, c’est-à-dire de la soif du « trophée », du triomphe. Dans la pratique opportuniste d’un Jodelle ou d’un Simeoni, ces deux lectures ne sont pas nécessairement contradictoires : l’ancrage référentiel de l’autre César sert de « paratonnerre » à la fiction poétique de César, et permet d’associer l’éloge qui encourage le Prince dans son ambition impériale et la tragédie qui dénonce cette même ambition chez un autre. Il n’empêche que cette duplicité peut éclater, et la tragédie faire apparaître, par contrecoup, l’éloge comme une simple flatterie, un « effet de réel » mensonger qui prétend exempter son Prince de lois dont la fiction tragique montre le caractère fatal.
17En renversant ainsi la perspective, nous n’avons plus affaire à une rhétorique « à la carte », qui distribue ses leçons suivant la demande et l’occasion, selon les particularités de la référence ou de la réception, sans respect pour l’intégrité de l’« imitation », mais à une poétique qui conçoit la tragédie comme véritablement une dans sa structure et dans ses effets33. L’argument opportuniste de l’éloge-propagande, qui sauve Henri II de l’« orgueil » d’Octavian, perd de sa force contre l’argument plus fondamental du poème tragique, qui suggère que tous les Princes sont susceptibles d’une telle passion34, et le sont d’autant plus que leur ambition est plus noble et plus hautes35. Au fond, la tragédie est faite pour effrayer les Princes qui seraient tentés d’accaparer son lustre36. Et de ce point de vue, on doit admettre que Cleopatre n’a qu’un seul sujet. Il est à chercher dans la proximité des différentes passions (amoureuse, politique) que la tragédie met en scène ; plus précisément dans la guerre entre deux passions jumelles (celle de Cléopâtre, celle d’Octavian) et dans le coup de théâtre moral qui y met fin : le personnage a priori le plus vicieux, le plus abîmé dans la transgression, se refait une vertu aux dépens de son vainqueur, lequel incarne a priori l’idéal tout proche de l’ordre rétabli, mais se révèle aux prises avec un « désir » non moins troublant que celui dont il se voyait triompher. La laudatio d’Octavian suppose une vituperatio de Cléopâtre, mais l’inverse devient vrai aussi : la tragédie rend substance à une laudatio de Cléopâtre, et c’est le triomphe d’Octavian qui paraît contestable. Contrairement à ce que suggère le rusé prologue, ce n’est pas la présence du roi vainqueur dans la salle, mais bien la conduite de la reine vaincue sur la scène qui force à jeter le doute sur le droit du monarque romain.
18Nous devrions ici entrer dans le détail de Cleopatre captive37. Je me bornerai à quelques indications. Antoine est déjà mort, Cléopâtre veut mourir. Cette mort, qui aurait pu être (et demeure en partie) celle d’une amante éperdue, celle aussi d’une « glorieuse » châtiée, devient le moyen de vaincre César dans la défaite même, non plus par excès de passion, mais par une décision libre. Inversement le triomphe d’Octavian, qui aurait dû être (et demeure en partie) le signe d’une victoire légitime, octroyée par la faveur divine et remportée contre le criminel orgueil de ses ennemis, devient l’instrument de sa défaite symbolique : le simple fait d’en avoir le « souci », de vouloir que la reine y figure, dénonce chez le vainqueur une passion comparable à celle de ses victimes, le livre au démon de la vanité, l’expose aux coups de la Fortune. Octavian en est d’ailleurs partiellement conscient. Ses premiers mots disent la gloire du monarque, qui l’exalte au-delà de Rome, au-delà de cette terre jusque dans les « bras courbez » du Ciel. Il lui semble que « la boule entre ses ronds enclose / Pour un Cesar ne soit que peu de chose » (p. 109) : son désir est de se « joindre au sainct nombre des Dieux ». Mais cette vision de gloire céleste ne se conçoit pas comme une amplification de la gloire mondaine : au contraire, c’est parce qu’Octavian est contre toute attente insatisfait de sa victoire terrestre qu’il souhaite se réfugier au ciel. Il éprouve dans sa propre chair les limites de sa gloire, sous la forme contradictoire du deuil – il pleure encore son « frere » Antoine, victime de la « muable et traistresse Fortune » alors qu’il « tenoit icy le mesme rang/Avec Cesar » (p. 110) – et du « souci » : le sentiment que son triomphe ici-bas ne sera pas complet sans la dégradation publique de Cléopâtre.
19Loin de calmer son orgueil, la conscience du caractère illusoire de la gloire terrestre ne lui laisse de choix qu’entre le désir vague de se faire Dieu lui-même et celui, plus concret, d’humilier cette femme qui symbolise la faiblesse de sa propre nature38. En face et implicitement, la conduite d’un monarque chrétien n’est pas difficile à déduire : il devrait à la fois jouir de sa gloire et en accepter les limites, s’en remettant à Dieu pour le reste. Dans la logique de l’éloge, on supposera donc que les héritiers de César ont aussi contracté son païen orgueil – alors que le roi « très chrétien » aurait, lui, le triomphe modeste et charitable. La question est de savoir si cette distinction résiste, si la leçon de la tragédie n’est pas qu’un aspirant monarque, fût-il chrétien, est orgueilleux (donc angoissé) par définition, et par définition exposé aux revers de Fortune.
20C’est ici qu’intervient la méditation du Caton ou plutôt du Sénèque de service : le monologue de Proculée, courtisan-philosophe qui vient de consoler son maître en affirmant qu’il ne saurait y avoir qu’un seul César, mais aussi de l’inquiéter en lui confirmant que la reine veut « par sa mort sa liberté choisir ». Chargé par Octavian de sonder l’opinion alexandrine, Proculée passe sans transition d’une fonction à l’autre :
Si bien par tout mon devoir se fera,
Que mon Cesar de moy se vantera.
O ! s’il me faut ores un peu dresser
L’esprit plus haut, et seul en moy penser... (p. 114)
21Le serviteur de César suspend son désir de servir pour un moment de « hauteur », ouvrant une contradiction latente avec cette autre « hauteur » recherchée par le triomphe césarien. Celle-là ne s’atteint que dans la solitude de la pensée. Aux Princes que terrifie l’idée qu’il leur faille
par mort quitter leur gloire,
Et bien souvent enterrer la memoire,
22Proculée oppose la figure du sage qui a choisi la « mediocrité / Où gist le but de la felicité » (p. 115).
23Mais la fin de ce discours souligne son caractère digressif et marginal :
Mais qui me fait en ce discours me plaire,
Quand il convient exploiter mon affaire ? (p. 115)
24Le discours et l’affaire s’opposent comme la morale stoïcienne à celle du courtisan. Et le discours qui « sonde » l’ambition du Prince ne peut se justifier dans le cadre du service du Prince, encore moins d’un Prince occupé de son triomphe. En revanche il trouve une résonance dans les paroles qui scellent la résolution de Cléopâtre : « La Parque, et non Cesar, triomphera de moy » (acte IV, p. 135). D’où cette moralité, tirée à l’acte V par le même Proculée :
Cesar verra, perdant ce qu’il attent,
Que nul ne peut au monde estre contant, (p. 146)
25La question, pour toute éthique, toute politique de l’éloge, est de savoir ce que pèse ce tragique « nul ».
26Le philosophe, quant à lui, redevient courtisan sous la pression du pouvoir :
Mais que dirai-je à Cesar ? ô l’horreur
Qui sortira de l’estrange fureur ! (p. 147)
27Ce qui ne l’empêche pas d’articuler, dans ses derniers mots, la rime décisive :
Mais tant y a qu’il faut que l’esperance
Que nous avions cede à ceste constance. (ibid.)
28Le pouvoir cède à la vertu. Mais le chœur final se charge de rappeler, en écho, que tout le reste cède au pouvoir :
Mais tant y a qu’il nous faudra renger
Dessous les loix d’un vainqueur estranger,
Et desormais en nostre ville apprendre
De n’oser plus contre Cesar méprendre, (ibid.)
29Vers qu’un supposé « Gaulois » entendra différemment selon qu’il prenne « César » pour un double du vainqueur d’Alésia, ou pour le type du Prince – quitte à ternir quelque peu l’horizon de l’aurea aetas augustéenne39. On voit combien il est utile, pour l’éloge d’un prétendant à l’Empire, de faire retomber le blâme inhérent à la tragédie sur un César « référentiel » qui laisse à son rival français, non seulement le monopole de la monarchie juste, mais l’exclusivité de la distance symbolique permettant de réfléchir sur le destin de ces Princes assez fous pour franchir, en cherchant un triomphe plus complet, une limite qui annonce leur propre chute et rend à leurs victimes (comme ici à Cléopâtre) la vertu quelles avaient perdue. Une telle leçon devient problématique dès qu’on admet que le roi de France veut lui aussi être César, veut lui aussi son triomphe40.
TRIOMPHE ET MASCARADE : L’ÉLOGE DU PRINCE DANS LE RECUEIL DES INSCRIPTIONS
30Il se trouve que la série des emblèmes préparés par Jodelle pour la grande salle du banquet de février 1558 s’achevait sur une allégorie « par souhaits et imprecations » qui assimilait Philippe II et Mary Tudor à Antoine et Cléopâtre, qui « par desespoir et crainte d’estre portés en triomphe, [...] se tuerent tous deux l’un après l’autre » (p. 97/II, p. 237). À leur « folie » et « furie » s’oppose l’image inéluctable d’un Henri II maître du monde, et qu’il devient légitime d’appeler « nostre Cesar »41,
... apres la ruine de ces deus, qui avecques lui avoient parti la domination de l’Europe, demeureroit seul dominateur, et se faisant après Auguste metroit tout un monde sous sa monarchie, ramenant encores ici l’heureus et paisible siecle d’Auguste. (p. 97-98/II, p. 238)
31Comparé à Cleopatre captive, cet exemple suffit à montrer qu’il y a deux lectures possibles (l’une encomiastique, l’autre non) du même événement : d’un côté on assiste, comme sur le bouclier d’Énée42, à la défaite de deux « effeminez » sanglants, consommée dans un double suicide passionnel, qui laisse à César Auguste le monopole de la vertu virile et lui confère le droit d’établir la « monarchie », laquelle sera ipso facto heureuse et paisible. De l’autre (lecture tragique) la même défaite est transcendée par la « constance » et le suicide volontaire d’une Cléopâtre qui refuse à César son triomphe intégral : c’est maintenant ce triomphe qui a quelque chose de corrompu, et qui porte en lui le germe de tragédies futures.
32Le roi de France, tel que son rôle se dessine dans les rationalisations encomiastiques, l’emporte dans tous les cas : il est notre César contre cet Antoine et cette Cléopâtre ; il est notre César contre l’ambition déréglée du César romain. Il sera César vraiment « Auguste », monarque heureux, justement en cela qu’il n’est pas César le tyran, mais le roi « Gaulois » qui prend sa revanche sur une conquête illégitime, en même temps que le roi « Très Chrétien » qui n’oublie jamais à qui il est redevable de ses victoires. Mais cet ingénieux dispositif n’empêche pas l’ambivalence d’être perceptible. Le Recueil des inscriptions est exemplaire à cet égard, par l’effort rhétorique qu’il fait pour disjoindre la notion d’Empire de celle de triomphe (et de la figure de César), alors même que c’est sa propre érudition poétique qui impose ici leur rapprochement.
33À en croire la prose du Recueil, la première chose qu’il faut louer dans le roi, à l’occasion de la prise de Calais par le duc de Guise, c’est la modération dans la victoire, une tempérance qui l’incite à fêter l’occasion dans le cadre de l’hôtel de ville, autour d’un banquet de « Jeudi gras », parmi de « louables passetens ».
... en mesurant si bien et son allegresse et celle de sa Court, avecque la reconnoissance de ce qui est de plus hault, qu’il n’a point eu moins de louange de vaincre dedans soy la folle coustume des vaincueurs, que d’avoir en ceste victoire plus vaincu que de coustume. (p. 72/II, p.225)
34Le poète se plie à cette modération qui double la valeur de la victoire royale : il convient
que les peuples ou ennemis ou estrangers ne pensent point que ce que je decriray ci-apres ait esté fait pour autre chose que pour un leger passetens, sans aulcune forme ou de gloire ou de triomphe... (ibid.)
35Les échevins, pour leur part, ont-ils pensé à un programme un peu plus relevé ? La réponse de Jodelle à cette question est pour le moins ambiguë ; elle mérite d’être examinée dans le détail.
Je croy certainement que messieurs de la Ville, qui de tout tens se sont montrés prompts et devots envers leurs Princes, et qui [...] auront tousjours en leurs entreprises plus grand besoin de bonne conduite que de bon vouloir, eussent volontiers fait en l’honneur d’un si grand Roy l’appareil d’un triomphe à l’antique... (ibid.)
36Mais c’eût été là une ambition déplacée, au point que « les plus avisés d’entre eus » n’ont pu, malgré leur zèle, manquer de s’en rendre compte. Les arguments qui suivent, prêtés aux échevins, pourraient être ceux de Jodelle lui-même :
Leur Roy premierement porter le nom de Treschrestien, et que la gloire des Chrestiens ne peut estre sinon qu’en leur Dieu, qui tenant les victoires en la main s’en reserve les triomphes : Les feus Roys Treschrestiens pour quelque grande victoire qu’ils sceussent avoir, n’avoir jamais triomphé : La fin de la bravade estre bien souvent le rabaissement, la queüe de la joye la douleur, et les grandes pompes d’un Prince l’occasion à son ennemi de bien faire : Le Roy Philipes avoir esté lors averti du siege de Calais qu’il faisoit un magnifique tournoy, pensant du tout tenir la Fortune au poin, et ne prevoyant point qu’elle sçait encore mieus tournoyer que lui. Mesmement que quand ils auraient dressé tous les apprests d’un tel triomphe, il estoit certain que sa Majesté autant moderée aus fortunes heureuses, qu’asseurée aus fortunes adverses, n’accepteroit jamais une gloire qui ne tournast en l’honneur de celui seul, qui faisant vaincre les Roys leur commande de plus tost triompher de soymesme et des vices de leurs subjects, que des depouilles et captivités de leurs ennemis. (p. 72-73, 225-226)
37À ces profondes objections de principe s’ajoutent des considérations pratiques :
Et aussi que quand le Roy ne refuserait point tel honneur, ils auroient faute et de tens et de gens pour conduire telle entreprise à quelque agreable et admirable issue, et l’issue à une perdurable memoire, (p. 73, 226)
38« Si toutes ces choses furent pensées », elles ont dû mener à la conclusion qu’un festin suffirait. D’ailleurs, ajoute alors Jodelle, « ceus qui sont du peuple » ne voient pas plus loin que leur souci de « mesnager », et sont par nature inaptes aux « affaires qui peuvent tirer quelque memoire apres soy » :
... il faut necessairement que les choses belles et grandes les estonnent, n’ayans point d’autre mouvement, ni d’autre regle que le jugement d’un sens commun, la frugalité vulgaire, la simple bonté, et le rude exemple de leurs predecesseurs. (ibid.)
39Que les objections des échevins à un « triomphe à l’antique » soient louables en principe ne les empêche pas d’être aussi l’alibi d’une rusticité naturelle qui n’est pas à la hauteur de l’occasion. Mais c’est toute l’argumentation qui menace alors de se renverser :
Il n’i aura peut estre pas un, ni des nostres, ni des estrangers, qui regardant la grandeur du Roy, la grandeur de la victoire, la grandeur de Paris, ne s’emerveille, encore qu’on voulust laisser le triomphe qu’on ne deliberoit pour le moins mille gentillesses aucunement dignes de ces trois... (ibid.)
40Sans parler de la venue à Paris du duc de Guise, dont les exploits, dit Jodelle, ne pouvaient mériter moins que « les couronnes publiques, les applaudissemens du peuple, et la seconde partie du triomphe Royal ». Chassez le triomphe, il revient au galop. Si le triomphe est condamnable, du point de vue de la morale stoïque ou chrétienne43, l’absence de triomphe est condamnable aussi, du point de vue d’une morale concurrente, celle que dicte cette culture de la gloire décrite par Françoise Joukovsky44. Mais « s’ils sont Chrestiens », les détracteurs de la « médiocrité » parisienne n’ont pu manquer de ravaler leurs objections. D’ailleurs les échevins ont finalement conclu « qu’il falloit pour le moins festoyer un Roy de quelques autres choses que de viandes ». (p. 74, 227)
41Il y aurait donc un juste milieu, à mi-chemin de la vulgarité naturelle aux échevins et de l’excès d’honneur que le roi lui-même, dans sa tempérance, est censé avoir refusé. Les extrêmes se touchent, et c’est sans inconséquence profonde qu’on pourrait accuser, comme Jodelle le fait ici avec une parfaite mauvaise foi, les officiels parisiens d’être à la fois ou tour à tour assez naïfs et trop vulgaires pour rêver d’offrir au roi « l’appareil d’un triomphe à l’antique ». L’important est qu’ils finissent par s’arrêter d’eux-mêmes au point d’équilibre que dicte une morale de type péripatéticien.
42D’où l’appel à Jodelle, quatre jours avant l’événement, pour donner au banquet un supplément d’âme et un surcroît de dignité. Et de même que le roi renonce au triomphe pour un simple festin, le poète renonce à montrer une tragédie, comme on le lui avait d’abord suggéré, pour une simple « mascarade »45. La mascarade incarne donc doublement la mesure, par rapport au triomphe (du point de vue du Prince), par rapport à la tragédie (du point de vue du poète). Elle marque le milieu entre la « frugalité » des échevins et l’hubris d’un triomphe ; entre l’ignorance épaisse, incapable de faire passer la gloire dans la mémoire, et l’imitation impie, capable de faire retomber la gloire dans l’infortune.
43Il faut éterniser avec modération. L’un des signes de cette modération est paradoxalement le plaisir, que l’on prend ici à une chose non durable, et parfaitement adaptée à une circonstance éphémère : il s’agit de « donner quelque agreable plaisir à la compaignie », selon le modèle illustré par le roi lui-même, qui sait se détendre, ne dédaigne pas de « passer le plus joyeusement qu’il estoit possible ces jours les plus delectables de l’année », et choisit d’arriver à l’Hôtel de Ville « sans aucune pompe ». Cette modestie royale est un « remède de Fortune », une leçon dans l’art d’user de son bonheur.
44Le poète s’en fait le thuriféraire. Tout en multipliant les arcs et les trophées de papier autour d’une visite qui s’est voulue sans faste, l’auteur utilise les inscriptions pour rendre un explicite hommage à la modération royale. Par exemple :
D. HENRICO REGI PRAECLARISSIMAR. RE-
RVM IN VNIVERSA TVM GALL. TVM ITAL.
TERRA MARIQ. BENE AC FELICITER GESTA-
RVM ERGO TRIVMPHVM PVBL. DIGNAMQ.
SVIS FACTIS ET LAVREAM ET MEMORIAM
MERENTI RENVENTI SED IN POSTERVM EX-
PECTANTE.. (p. 77, 229)
45Entre une image de Calais et une image de Guignes, cette première inscription affirme que le roi mérite un triomphe mais le refuse, en le confiant à la postérité. La seconde est une « excuse du triomphe » :
NON POMPA, NON ROMVLEIS TE CVRRIBVS ALTVM
ACCIPIMVS, FACTIS CVM SIT SPES REGIA MAIOR,
SPE QVOQVE MAIORES, QVORVM EST TVA LAVREA, DIVI.
(p. 78, 229)
46L’inscription justifie l’absence de faste par la supériorité de l’espoir mis dans le roi et en Dieu. Suit, cependant, la description des deux colonnes doriques qui encadrent l’arc de triomphe, lesquelles devaient être surmontées, au lieu d’aigles à la façon de Charles Quint, de « deus grands croissants argentés », emblème d’Henri II, ainsi promis à l’Empire universel en lieu et place de son rival46.
47Les inscriptions passent d’une référence précise à la modération dont le roi fait preuve en l’occurrence à un discours plus général qui associe à la célébration de la « France armée et triomphante » le rappel des aléas de la « vicissitudo », dont la fonction est d’engager le Prince à prendre conscience de ses limites et à remettre tout son mérite à Dieu. L’éthique de ce « non-triomphe », par une surenchère chrétienne sur la tradition romaine47, consiste à mettre le souverain en garde contre les mêmes « louanges, et trophées » que la poétique du triomphe multiplie par ailleurs. Jodelle s’attache ainsi à démontrer que les heureux événements de l’année sont dus à « la seulle faveur et disposition de Dieu ». C’est avec cette réserve en mémoire que l’on peut aborder la dimension politique du programme, qui assure à Henri la succession de César contre « ceus qui sont mesmement heritiers de Cesar » (236) – avec en particulier un jeu sur « Veni, vidi, vici » dans une inscription retournant le mot de César48 au profit de Guise vainqueur du « César » actuel :
CAESARIS HOC, CAESAR DEMAS TIBI, GVISIVS ADDAT,
NAM VENIT, VIDIT, VICIT SIMVLISTE, TVOSQVE
DVM QVOQVE VINCEBANT, VICTO IAM CAESARE VICIT.
(p. 91, 234)
48Inscription que Jodelle, jamais à court d’inspiration, propose rétrospectivement de remplacer par une autre, encore plus ingénieuse49,
HOC CAESAR MIHI CEDE, TRIBVS SITET ADDITA QVARTA
LITTERA, SORS ADVERSA MEOSET INIQVA PREMEBAT,
MOX VENI, VIDI, VICI : VINXI QVOQVE VICTAM.
(p. 91, 235)
49Le poète ajoute un quatrième « V » sur la « vieille baniere Romaine », signifiant « vinxi » : non seulement Guise est venu, a vu, a vaincu, mais il en a profité pour enchaîner le Sort. À la faveur de ces jeux de mots tramés dans l’étoffe d’un « beau vers »50, on tend à s’éloigner des précautions oratoires contre l’arrogance. La densité du vers est un remède de Fortune : mais c’est par la surenchère, et non par la modération.
50Les Icones adjointes au Recueil poursuivent dans cette voie. Si Jodelle a choisi de les ajouter aux « inscriptions » compromises par l’échec de la fête, c’est pour en reprendre le message – concentré de louange qui assigne au roi l’Empire du monde : ces icônes s’adressent, entre autres, aux électeurs du Saint-Empire, car le trône de César reste en jeu, après l’abdication de Charles Quint au profit de son frère Ferdinand « déjà vieux ». Le Recueil et les Icones dessinent ainsi les contours du triomphe d’un nouveau César qui est aussi un Anti-César51 C’est sans lâcher le fil d’un message d’humilité chrétienne qu’on déploie la vision de la monarchie, récompense d’un roi qui aura su confier à Dieu ses ambitions, tandis que ses rivaux seront défaits par leur « orgueil ». Un autre César potentiel – mais opportunément diminué – joue encore les déflecteurs de l’éloge : Philippe II eût pu prétendre à l’Empire de son père « s’il eust bien usé de sa fortune, et qu’en se temperant en tout, il n’eust point reculé le bras de Dieu d’avecques le sien ». (p. 95, 236)
51La mascarade est une suite de chansons et de harangues basées sur le mythe des Argonautes, qui apportent au roi la nef Argo « pour luy estre heureuse et fatalle comme elle leur avoit esté, et pour le conseiller et luy prophetizer ses heurs et ses malheurs, comme elle leur avoit tousjours conseillé et prophetizé » (p. 103, 240). Minerve, protectrice des Argonautes, fait au roi l’éloge du « Scavoir, qui seul les Roys des lourds bouviers separe », et sans lequel il n’y a pas de victoire qui tienne. Puis elle explique le sens de la fiction : Argo vient annoncer au roi « maint et maint trophée » – dont, bien entendu, la « Toison d’Or » usurpée. Idéalement le poète et ses doubles (Orphée, Jason, Mopsus, Argo, Minerve) ne viennent pas louer le roi mais « prophetizer » ses « heurs et malheurs ». Pratiquement, la prophétie reste un éloge : on a vu qu’elle ne se prive pas de promettre l’Empire au roi52. Mais, comme l’a montré Guy Demerson53, la face sombre du mythe rappelle que le chemin est semé d’erreurs, et la prophétie tire sa légitimité d’un savoir dont le poète a commencé par dire qu’il était la condition de la victoire suprême. Si la « fiction » se distingue de la flatterie, c’est aussi parce qu’elle est « savante » : le roi est censé apprendre en quoi l’image est imitable, en quoi elle ne l’est pas ; en quoi elle le loue et en quoi elle le conseille.
52Tout cela est expliqué dans les longs discours dont Jodelle a enflé sa mascarade, tout en étant figuré par la mascarade comme un passage de la « fiction » à une réalité qui sera plus belle encore54, à condition d’inclure le « savoir » même dont dépend le déchiffrement de la « fiction », et la reconnaissance de la compétence spécifique de celui qui met ce savoir en scène. Le poète joue le Jason que le roi va devenir, et ce jeu inclut un « savoir » sur le héros, ses « heurs » et ses « malheurs », qui fonctionne à deux niveaux : d’une part le roi est invité à reconnaître la justesse de l’« accommodation » poétique telle que la lui expliquent les personnages mêmes ; d’autre part, il est invité à réfléchir sur le mythe et à l’infléchir dans la bonne direction, ce qui lui évitera des « malheurs ». L’éloge du roi est poétique en cela qu’il passe par une incarnation, et par une interprétation.
53Entre l’éloge et la tragédie, la mascarade est cette solution intermédiaire permettant de faire allusion à la tragédie qui guette le Prince tout en la tenant à distance, et de jouer le triomphe tout en maintenant que ce n’en est pas « vraiment » un – mais un simple divertissement. Or il se trouve que cette mascarade a échoué, et son échec remet en cause l’équilibre que l’on prône ici entre l’éloge et le conseil, entre l’ambition et la modération. Pour le poète, nous l’avons vu, la mascarade était un choix a priori modeste.
Mais l’amour de mon païs, la priere qu’on m’avoit faite, l’envie que j’avois de plaire tant au Roy comme à la maison de Guise à la quelle je me suis tousjours humblement voué, et la faute d’appareil et de conseil que je voiois en telle necessité, me firent tellement prandre charge sur charge... (p. 75, 227)
54... que la tâche est devenue impossible « en si peu d’espace », à « un seul esprit ». L’excès refusé revient : il est inscrit dans les passions qui agitent l’auteur en présence de son roi. Même jeu dans la péroraison du Recueil : d’un côté Jodelle répète que l’échec de sa mascarade n’a pas grande importance et ne menace pas la gloire de ses « autres inventions » plus consistantes, car
c’est une chose qui ne fait seullement que passer pour un leger plaisir, et de laquelle on ne se doit soucier qu’à l’heure presente, (p. 121, 252)
55mais d’un autre côté, cet échec,
par l’extreme apprehension que j’en ay eüe, je me le suis moymesmes agrandi, tant la presence d’un Roy m’est sainte... (ibid.)
56La présence du roi et le sens de l’honneur propre au poète contraignent ce dernier à s’exagérer sa faute, comme à amplifier sa justification au point de « passer toutes les bornes de raison en ceste mienne forme d’apologie ». Jodelle ne peut s’empêcher d’« agrandir » le désastre de même qu’il n’a pu s’empêcher de composer des paroles trop copieuses pour une mascarade que ses acteurs n’avaient que quelques heures pour apprendre.
57Et s’il lui faut maintenant publier ce texte qui était seulement destiné au plaisir du moment, c’est parce qu’il s’agit en fait d’un « labeur » digne d’être « recueilli »,
labeur que j’avois pris pour penser me montrer, en une si belle occasion, curieus de l’honneur de mon païs, et affectionné au service de mon Prince, (p. 124, 254)
58Un malentendu rôde sous le mot « occasion » : elle n’est pas « belle » pour le poète au sens où elle l’est pour le Prince, où elle le serait pour un rhéteur professionnel, dans une situation suffisamment institutionnalisée (un poète comme Jodelle n’est pas plus installé dans une position d’encomiaste que son Prince ne l’est dans celle d’Empereur). Le « curieus » désir du poète est trop intense pour occuper ce milieu que marque la modération royale entre triomphe païen et vulgarité bourgeoise : dans son désir de s’arracher à celle-ci, il s’approche dangereusement de celui-là.
59Ce que le Recueil cherche alors à établir, c’est le caractère inévitable, pour un poète, d’une « éthique de l’excès » qui contredit l’éthique de la modération et du juste milieu que le poète loue chez le Prince et à laquelle, dans la dimension parénétique de son propos, il affirme lui-même souscrire. Les échevins ont su aller au-devant de cette modération : c’est le poète qui en rajoute, contrevenant ainsi aux lois de la convenance impliquée par cette rencontre du roi et de la ville. Et le voilà déshonoré, paralysé sur scène entre acteurs et accessoires, victime de cette présence royale que son art voulait magnifier, traîné dans la boue par ses détracteurs comme s’il eût été « coupable du plus grand crime de lese majesté ».
60Un passage éclaire la logique profonde de tout ce discours :
... si les Princes estoient autant amoureus des choses qui les perpetuent, comme ils sont desireus de se perpetuer, ils tiendroient bien autant de conte de telles nouvelles antiquités, voire de tous autres labeurs dont les hommes doctes supportent leur gloire, que des chars, des images, et pompes inacoustumées. Car de ceus ci les uns se rompent, les autres s’enfument, les autres s’oublient, lors que l’honeste curiosité des doctes et des bien nourris, envoyant de main en main ces vifs instrumens de la memoire, les fait demeurer entre les mains de l’eternité. (p. 80, 230)
61Si ce Prince doit être loué de sa modération et de la modestie des réjouissances qu’il s’autorise, « les Princes » en général sont blâmés de ne pas s’intéresser davantage aux « choses » qui pourraient les « perpetuer »55. Ces « choses », ce sont les « nouvelles antiquités » produites par les « hommes doctes », qui valent bien les « pompes », les « chars », les « images ». S’agit-il ici des « chars » de Romulus, qui ont le défaut d’être païens, et que l’inscription précédente56 félicite le roi de ne pas utiliser ? Ou plutôt de chars et d’images qui ont le défaut de ne pas être « antiques », contrairement au décor et au texte conçus par Jodelle ? Ou encore de chars et d’images qui ont le défaut d’être périssables, contrairement aux œuvres des poètes ? Le texte glisse sur ces trois lectures, et s’arrête à la dernière : les « nouvelles antiquités » préservent mieux les exploits du Prince parce qu’elles n’ont ni la séduction facile ni la fragilité matérielle57 de « pompes » plus concrètes58. Le propos menace encore de se renverser. Au lieu d’offrir un juste milieu à l’opposition « modestie royale » / « triomphe à l’antique », le poète exploite en fait une autre opposition : « nouvelles antiquités » / « négligence royale », qui est le double négatif de la première. En évoquant les « chars » qui se rompent, Jodelle suggère maintenant que les « triomphes » doivent être condamnés parce qu’ils ne durent qu’un moment. Mais alors la mascarade n’est plus une solution adéquate au problème éthique du triomphe ; le goût épicurien du moment présent n’est plus une position moyenne entre l’hubris et l’ignorance, mais une manifestation de l’une ou de l’autre. Et si tel est le cas, qu’est-ce qui garantit le culte des « nouvelles » antiquités contre l’accusation d’orgueil ou d’impiété ? Au lieu de s’installer dans son juste milieu, cette apologie plus stoïcienne qu’aristotélicienne oscille d’un extrême à l’autre : le roi loué d’être modeste est aussi blâmé d’être négligent, le poète soucieux de n’être que modérément « triomphal » se vante en fait de l’être, comme dirait Ronsard, « jusques à l’extremité »59.
62Moyennant quoi le poète n’est pas le mieux placé pour faire la leçon au roi sur les risques de l’hubris, lui qui avoue que « la main des ouvriers ne peut suivre l’abondance de [s]es inventions », et qui proclame telle devise inventée par lui pour l’occasion (« caeloque soloque saloque ») « assés digne d’estre gardée pour devise de la ville eternellement » (p. 87, 232). Un aveu supplémentaire confirme que le souci du poète n’a jamais été le plaisir du moment, ni l’art bien « tempéré » de s’adapter à l’occasion :
... je diray que decouvrant dedans l’inscription les merites, dedans les trois vers l’excuse du triomphe, dedans les colonnes l’esperance future, j’ay taché de donner quelque merque à la souvenance des hommes : comme doivent faire tous ceus qui ont quelque pouvoir sur la memoire, qui sans avoir aucun egard ou à la louange, ou à la faveur, ou à la recompanse, me semblent estre naturellement obligés envers leurs Princes, de garder alors plus soingneusement l’honneur des beaus actes, qu’ils voyent les Princes s’en soucier le moins, (p. 80, 230)
63Seul le désamorçage du mot « triomphe » par l’astucieux emploi du mot « excuse » empêche la contradiction d’éclater. Le côté négatif de l’idée de triomphe se confond maintenant plus ou moins avec des accessoires trop matériels pour être durables, tandis que la « docte » gloire de l’antique échappe au soupçon de paganisme et d’hubris par une sorte de déplacement d’autorité. La célébration des « beaus actes » se veut indépendante de toute reconnaissance de la part du Prince : elle résulte d’une obligation naturelle qui se remplit d’autant mieux qu’il en est moins tenu compte, affirme Jodelle, n’hésitant pas à démentir l’objet même de sa digression amère, qui est bien d’encourager les Princes à se soucier des « choses qui les perpetuent », en les blâmant de ne pas le faire.
64En faisant abstraction de ce reproche latent60, on entrevoit une solution. Le poète et le Prince se partagent un paradoxe : le Prince le plus insoucieux de sa gloire est aussi celui qu’on va s’acharner à louer le plus hautement ; le poète le plus épris de la gloire de son Prince est aussi celui qui en est le mieux détaché. S’il faut louer le roi de refuser le triomphe à l’antique, il faut louer le poète de lui en procurer un : parce que ce n’est pas un triomphe commandé par le Prince, quelque chose que le Prince a voulu, mais le discours « naturel » d’un esprit amoureux de son roi, quelque chose que le poète a voulu, et qui dans cette volonté pure n’oblitère nullement – mais au contraire accroît – la conscience chrétienne des limites de l’homme. Le fils de Mnémosyne se veut utile à la fête en cela même qu’il lui est étranger61 panégyriste auto-intronisé, gardant l’œil fixé sur un horizon plus haut, rebelle à l’understatement politique, au moment de « démagogie » voulu par son souverain. Si d’un côté le plaisir de la fête est le garant d’une modération non pompeuse, de l’autre, le souci de la mémoire doit combattre la saveur de l’instant. Et ce « triomphe » de mots et de pompes « doctes » (c’est-à-dire citées, imitées, « inventées ») n’en est pas un, parce que c’est une œuvre dont le but n’est pas la célébration du moment présent (qu’elle soit modérée ou triomphale), mais son immortalisation, sa « lecture » par les générations futures62. Cela n’est pas un triomphe : non parce que c’est moins qu’un triomphe, mais parce que c’est plus qu’un triomphe. C’est une œuvre d’art à laquelle le « triomphe à l’antique » sert de matrice poétique, et que le Prince devrait savourer non pas littéralement, comme « son » triomphe, mais comme une figure de son triomphe éventuel, comme une « invention » qui revendique l’éclat du triomphe tout en prétendant échapper par « fiction » au choc de la Fortune63.
65Tout cela est bel et bon, mais nie le problème de la rétribution, auquel le « juste milieu » de la mascarade cherchait une issue « moyenne » : le roi attend du poète un service quelconque, le poète proportionne son service à l’attente de son Prince ; entre excès et défaut, sa peine méritera salaire. La nouvelle formule consiste à dispenser le poète de la reconnaissance du Prince en faisant d’un excès d’éloge la prérogative d’une vertu hautaine de « philosophe>> détaché du monde64. Cette fiction d’un Sénèque lyrique est une tragédie aussi magnifique qu’intenable, comme suffisent à le prouver les spasmes de vituperatio contre le Prince négligent : elle jette le poète dans une spirale de dénégation qui aiguise la dépendance au lieu de l’atténuer. Dans le cas qui nous occupe, la « nature » vertueuse et généreuse, le pouvoir d’« invention » poétique qui exempteraient le poète royal des punitions de l’hubris les ont au contraire précipitées : il lui reste à se déclarer victime de cette « infortune » qu’il louait le Prince d’éviter en optant pour la modération. La morale de l’épisode pourrait se simplifier : Jodelle aurait dû se contenter du possible, conciliant convenance et sagesse. Au lieu de quoi il s’est jeté dans un excès qu’on peut seulement qualifier de poétique, et qu’il n’a d’autre ressource que d’espérer voir accepter comme tel par le Prince, alors même qu’il l’a reconnu d’emblée inacceptable.
66Quelques années plus tard65, alors que la guerre civile a commencé ou va commencer, alors que le rêve impérial s’effrite66, Jodelle cherchant à rentrer en grâce auprès du jeune Charles IX trouvera une métaphore pour désigner cette position exorbitante du poète qui prétend imposer à son Prince, comme un préalable, le privilège de sa parole :
Je resen bien, mais c’est pour dissemblable chose,
Qu’un estroit Rubicon à passer se propose,
A moy comme à Cesar. [...]
[...] il ne tourne en moy gueres moins de pensées,
Que Cesar en sentit dedans soy r’amassées67,
La nuict dont il vouloit passer le lendemain
Le Rubicon, pour faire à son pays Romain
La guerre, et de fureur juste ensemble et inique,
Le ventre maternel de sa grand Republique,
Parricide fouler68. Quant à moy çà et là,
Tantost devers ceci, tantost devers cela,
Mes pensers se roüans m’agitent et me meinent...
(II, p. 298)
67Or ce Rubicon tumultueux de l’inspiration poétique annonce celui qui se présente au Prince :
Car je sen que desja la rage turbulente
De ce siecle, bien tost à passer te presente
Maint nouveau Rubicon, où mesme tout ainsi
Qu’à Cesar, pour passer ou reculer aussi,
Pourroit, peut estre, en fin se trouver une perte,
Perte ou honte, ou bien mesme et la honte et la perte. (ibid.)
68La négociation de l’éloge poétique entre le triomphe et la tragédie (l’un entraînant l’autre) débouche sur un « discours » et une « fiction » par lesquels c’est le poète lui-même qui, assumant son propre inévitable excès, occupe la position de César au bord de la tyrannie. Au lieu de suivre le Prince dans son triomphe, le poète le précède sur le Rubicon.
69Agité par une muse plus « hautaine » encore que Melpomène, il ose prophétiser directement le malheur possible. L’optimisme de l’éloge ne saurait rendre compte de ce qui voue le Prince, si rien n’est fait, aux gémonies sanglantes du blâme, d’une mémoire historique qui noircit tout. Retravaillant le mythe troyen, les Discours veulent enrayer une nouvelle débâcle de la conscience royale et nationale. Le seul moyen pour le Prince d’échapper au côté « inique » de César69, c’est de se le faire représenter « en face » par un discours qui refuse de l’en présumer a priori exempt, parce que sa propre nature poétique, sa propre inspiration dictatoriale lui en fait sentir la force, et l’imminence. À l’éloge lyrique de l’ambition césarienne – qui s’attire tôt ou tard le démenti tragique – succède un poème extravagant qui prétend naître de l’ambiguïté même de cette ambition, dans le temps où elle s’éprouve. Le véritable éloge du Prince est une œuvre qui a l’audace de ne plus être un éloge, fût-il débordant de conseils, mais un véritable « conseil », aux prises, dans un moment d’intolérable urgence, avec un monde « juste ensemble et inique ». Ce « discours » qui veut dépasser la tragédie en se l’incorporant, faut-il s’étonner qu’il échoue ?
Notes de bas de page
1 O.B. Hardison, Jr, The Enduring Monument. A Study of the Idea of Praise dans Renaissance Literary Theory and Practice, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1962.
2 F Joukovsky, La Gloire dans la poésie française et néolatine du xvie siècle, Genève, Droz, 1969.
3 D. Ménager, Ronsard. Le roi, le poète et les hommes, Genève, Droz, 1979.
4 Sur Jodelle, en attendant la publication de la thèse récente d’Emmanuel Buron, l’étude fondamentale reste celle d’Enea Balmas, Un poeta del Rinascimento francese. Etienne Jodelle, la sua vita, il suo tempo, Florence, Olschki, 1962. Voir aussi l’édition, par Balmas, des Œuvres complètes du poète, 2 vol., Paris, Gallimard, 1965-1968. Sauf indication contraire, les références au texte renvoient ici à cette édition.
5 Voir Ronsard, Dithyrambes à la Pompe du Bouc de Jodelle Poëte tragic, dans Œuvres complètes, éd. R Laumonier, t. V, Paris, Didier, 1968, p. 53-76.
6 Voir l’Art poétique de Jacques Peletier (1555), qui dit Jodelle « impétueux, et plein de chaleur poétique » (éd. F. Goyet, Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Paris, Livre de Poche, 1990, p. 247), ou encore le personnage de « Jodelle », avocat de la « fureur poétique », dans le dialogue Ronsard, ou De la poésie (1556) de Louis Le Caron (Les Dialogues, éd. J. A. Buhlmann et D. Gilman, Genève, Droz, 1986) : il oppose les poètes pleins de la « sainte fureur des Muses » aux médiocres qui écrivent « par art, par sueur et par peine ». Charles de La Mothe, l’éditeur posthume de Jodelle, jure que « tout ce que l’on voit, et que l’on verra composé par Jodelle, n’a jamais esté faict que promptement, sans estude, et sans labeur » (Balmas, I, p. 73).
7 Les Regrets, CLVI : « Daemon est-il vrayement, car d’une voix mortelle/Ne sortent point ses vers... » (v. 10-11, Œuvres poétiques, éd. H. Chamard, t. II, Paris, Didier, 1970, p. 177). Sur la dimension « démonique » et vocale de la poésie jodellienne, voir l’étude d’E. Buron, « Lecture et récitation de la poésie dans la seconde moitié du XVIe siècle : le point de vue des poètes », dans À haute voix. Diction et prononciation aux xvie et xviie siècles, éd. O. Rosenthal, Paris, Klincksieck, 1998, p. 131-154.
8 Avant Le Caron, on peut citer l’Art poetique reduict en abregé de Claude de Boissière (1554) » qui place « le Delien Iodelle » tout de suite après le « Divin Ronsard », avant « l’heureux Bellay » (cité par F. Goyet, rééd. de l’Art poétique françois de Sébillet, Paris, Nizet, 1988, p. 234). Jodelle cultive cette posture – tantôt second, tantôt rival – dans les éloges liminaires qu’il offre à Ronsard, et dans des « réponses » où s’affiche leur différence : ainsi la « Chanson pour respondre à celle de Ronsard qui commence : Quand j’estois libre » (I, p. 102-105), au sujet de laquelle Étienne Pasquier cite cette rodomontade : « Si un Ronsard avoit le dessus d’un Jodelle le matin, l’aprés-disnée Jodelle l’emporteroit de Ronsard » (Recherches de la France, VII, 6, éd. M.-M. Fragonard et F. Roudaut, Paris, Champion, 1996, t. II, p. 1419).
9 Voir par exemple la préface de Jodelle (I, p. 92-96) au roman de son ami Claude Colet (L’Histoire palladienne, Paris, J. Longis, 1555), où le poète parle déjà de la « longue atente » qu’on a eue de ses œuvres. Trois ans plus tard, la préface de ce « petit livre » qu’est le Recueil des inscriptions est forcée d’admettre « qu’après tant de magnifiques promesses que je puis avoir faites, après la grande et longue expectation que l’on a eüe des mes ouvrages, au lieu des montaignes d’or selon le proverbe des Pedants, je fay sortir une souris » (Le Recueil des inscriptions. A Literary and Iconographical Exegesis, éd. Victor E. Graham et W. McAllister Johnson, Toronto, University of Toronto Press, 1972, p. 64). Les citations du Recueil renvoient à cette édition ; je donne aussi la pagination de l’édition Balmas (loc. cit. II, p. 220).
10 Ces formules viennent du Recueil des inscriptions. Voir p. 66 (II, p. 222) et 101-102 (II, p-239).
11 Ibid., p. 101/II, p. 239. Le problème n’est ni la stérilité (Jodelle écrit beaucoup), ni la haine de soi (Jodelle aime tant ce qu’il écrit qu’il le garde pour le faire lire en manuscrit à un aristocratique happy few).
12 Échec affiché par les œuvres qui nous sont parvenues et qui, retrouvées et publiées après sa mort, auraient pu ne pas nous parvenir. Charles de La Mothe, éditeur posthume d’un tome d’Œuvres et meslanges poetiques (1574), annonce « quatre ou cinq aussi gros volumes » qui ne verront jamais le jour, sans compter ce qui est déjà perdu, l’équivalent de « six tels volumes » (I, p. 73).
13 Voir Balmas, Un poeta..., op. cit., p. 294 et suiv.
14 Le titre complet de l’œuvre est le Recueil des inscriptions, figures, devises, et masquarades, ordonnées en l’hostel de ville à Paris, le jeudi 17. de Fevrier 1558. Autres Inscriptions en vers Heroïques Latins pour les images des Princes de la Chrestienté, Paris, A. Wechel, 1558.
15 Pour un récit détaillé de l’événement, voir Balmas, Un poeta..., p. 348-429. Et aussi le roman de Florence Delay, L’Insuccès de la fête, Paris, Gallimard, 1980.
16 Voir Balmas, Un poeta..., p. 349-350.
17 Sur l’histoire de cette idée, voir entre autres Gaston Zeller, « Les rois de France candidats à l’Empire : essai sur l’idéologie impériale en France », Revue historique, t. CLXXIII, Paris, Alcan, 1934, p. 273-311 et 497-534 ; et Colette Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985, p. 42-44 et 214-216.
18 Voir la péroraison de Du Bellay à la fin d’un chapitre de sa Deffence et illustration de la langue françoyse (1549) : « Le tens viendra (peut estre), & je l’espere moyennant la bonne destinée Françoyse, que ce noble & puissant Royaume obtiendra à son tour les resnes de la monarchie », etc. (I, III, éd. H. Chamard, Paris, Nizet, 1970, p. 27). Les Raisons de la Monarchie de Guillaume Postel, qui « découvre dans l’histoire du monde l’intervention de Dieu, destinée à assurer la domination de la France sur toutes les nations » (F. Joukovsky, La Gloire, op. cit., p. 59), paraissent en 1551. Sur cette propagande sous Henri II, voir Graham et Johnson, p. 31-32, 82-83, 161-162 ; et Zeller, art. cit., p. 510-511. Selon Zeller, Henri II cessa dès 1552 de « penser à l’Empire pour lui-même ». Manifestement, les poètes continuent d’y penser pour lui.
19 Voir la prophétie de Mopsus, châteaux en Espagne construits à partir de la seule prise de Calais : « Et si tu crains, ô Roy, que le François prochain/De la grandeur qu’avoit jadis le nom Romain, / Ne soit point heritier de la grand Monarchie, / [...] Asseure toy par moy que les Turcs mesme tiennent, / Que les frains de l’Empire entre les mains reviennent / Des grans Roys indontés heritiers de Francus, / Par qui doivent un jour eus mesme estre vaincus. / [...] Tant que si seul tu n’as toute la terre basse, / Tu te peus asseurer qu’un jour l’aura ta race » (Recueil des inscriptions, p. 112-114/II, p. 246-247).
20 The Readers’s Figure, Genève, Droz, 1996. Voir p. 18 et passim.
21 Contrairement à celle que célébrait, par exemple, l’éloquence d’apparat de l’Empire romain. Voir la somme de Laurent Pernot, La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, 2 vol., Paris, Institut d’études augustiniennes, 1993. Sur « Rome fin de l’histoire », la topique de la succession des Empires, et la « vision téléologique de l’histoire universelle », voir notamment t. II, p. 747 et suiv.
22 D’où, par exemple, la « fiction » de la prophétie de Mopsus dans le Recueil des inscriptions (voir note 19). Comme l’a montré Guy Demerson dans son analyse du Recueil (La Mythologie classique dans l’œuvre lyrique de la Pléiade, Genève, Droz, p. 514-530 ; voir p. 529), cette vision repose sur « une philosophie providentialiste de l’histoire », qui n’exclut nullement (mais au contraire impose) qu’on mette en garde le Prince contre les aléas de la vicissitudo – autre grand thème du Recueil des inscriptions. Une telle « prophétie » encomiastique échappe doublement au soupçon de flatterie, par l’intensité de la vision poétique, et par la conscience éthique que sa réalisation dépend de Dieu. Le poète inspiré donne à voir ce que le roi fera – tout en rappelant que ce n’est pas le roi, mais Dieu qui le fera.
23 Fin du prologue : « [...] En attendant que mieux nous te chantions, / Et qu’à tes yeux sainctement presentions/Ce que ja chante à toy, le fils des Dieux, / La terre toute, et la mer, et les Cieux » (p. 94).
24 Désigner dans le Prince un Auguste, c’est lui suggérer qu’il n’y a pas d’Auguste sans Virgile. La vieille idée de translatio historique est rajeunie par le volontarisme de l’imitation : le modèle n’est pas seulement celui sur lequel on a des droits, mais celui qu’on se donne, dans une relation d’œmulatio directe.
25 Pour un exemple quasi contemporain d’une telle conception – d’autant plus significatif qu’il émane d’une poétique dérivée du texte même d’Aristote –, voir les librum Aristotelis de arte poetica explicationes de Francesco Robortello (1548). Voir le commentaire de Bernard Weinberg, qui pourrait s’appliquer à cette lecture du prologue de Jodelle : The problem for the poet is no longer to compound out of the constitutive parts an artistic whole which, as a whole, will produce the desired aesthetic effect, but rather to insert into the work such parts as will, by themselves, produce multiple utilities and pleasures, each part producing a separate utility or a separate pleasure. The basis for the inclusion of any given part is its capacity, by itself to awaken in a highly specified audience a given reaction of persuasion or of pleasure (A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, University of Chicago Press, 1961, p. 67).
26 Voir la fameuse formule d’Averroès, qui marque le caractère épidictique de toute poésie : Omne poema et omnis oratio poetica aut est vituperatio aut est laudatio. Cet axiome ouvre les « commentaria media » de la Poétique d’Aristote, traduits en 1256 par Hermann l’Allemand. Voir Hardison, The Enduring Monument, op. cit., p. 207, n. 32 ; Classical and Medieval Literary Criticism, éd. & trad. A. Preminger, O.B. Hardison, K. Kerrane (New York, Frederick Ungar, 1974), p. 349-382 ; J. B. Allen, The Ethical Poetic of the Later Middle Ages (University of Toronto Press, 1982), passim.
27 On ne peut aller plus loin et faire de la reine une figure politique positive, une sorte de Vercingétorix oriental et féminin. « Serpente meurdriere », « ma Roine, ains ma ruine », comme dit l’ombre d’Antoine, Cléopâtre ne redevient louable que comme figure pitoyable de résistance à cette logique impériale dont elle montrait précédemment la face perverse – l’un de ses crimes est d’ailleurs d’avoir poussé Antoine à traîner « en triomphe et loyer de victoire, / Dedans Alexandrie un puissant Artavade, / Roy des Armeniens, veu que telle bravade / N’appartenoit sinon qu’à sa ville orgueilleuse » (p. 100) : Alexandrie contre Rome, c’est orgueil contre orgueil. Comme Didon après la trahison d’Énée (voir l’autre tragédie de Jodelle, Didon se sacrifiant), son rôle après la mort d’Antoine n’est pas d’incarner une monarchie alternative, mais de marquer le prix dont toute monarchie se paie. Contre toute une tradition épique (voir là-dessus David Quint, Epic and Empire, Princeton University Press, 1993, p. 21-46 et 156-157), la tragédie réhabilite l’ultime Cléopâtre. Tributaire de cette même tradition, elle ne saurait en faire un modèle viable pour le roi.
28 Voir le Cesar renouvelle de G. Simeoni (1558), étudié par Graham et Johnson, p. 188. Du côté des poètes, voir par exemple l’Hymne au Roy sur la prinse de Callais de Du Bellay (Œuvres poétiques, éd. H. Chamard, t. VI-1, Paris, Nizet, 1931, p. 20-30), notamment v. 77-98.
29 « Je l’ay bien voulu », dit le poète parlant du duc de Guise, « avecques les autres le faire heritier de ces trois letres [le triple V de Veni, Vidi, Vici], lesquelles il a fait perdre en d’autres victoires (je pourrois bien alleguer Mets) à ceus qui sont mesmement heritiers de Cesar » (p.9/II,p.234).
30 « [César avait] Sous son dessein superbe accablé ce franc peuple, / Qui ja sur Romme avoit presque presque pris en ses mains, / Ce que sur luy prenoyent par Cesar les Romains : / Et qui sous toy, peut estre, ou bien sous les tiens, SIRE, / Ajoustant tes Lis d’or aux Aigles de l’Empire, / De Romme et du Romain vainqueur se vangera, / Et ses subjugateurs sous soy subjuguera » (II, p. 298-299).
31 On sait que la « fiction » tragique est censée suivre une « vérité » historique. Comme le dit Robortello, si nos verisimilia movent, multo magis vera movebunt. Verisimilia nos movent, quia fiert potuisse credimus, ita rem accidisse. Vera nos movent, quia scimus ita accidisse (cité par Weinberg, A History, op. cit., p. 392, n. 75). Le succès du film Titanic vient d’en refaire la démonstration.
32 Voir la devise d’Henri II, Donec totum impleat orbem. Jodelle s’en sert dans son décor pour l’Hôtel de Ville. On trouve deux exemples d’imprese jouant de cette devise dans Graham et Johnson, ill. 28-29.
33 Non que de tels effets soient purement « esthétiques » et non plus « référentiels » ni « moralisants » : mais une telle référence postule l’intégrité ambiguë du poème au lieu de la démanteler. Le monde réel se reconnaît dans la représentation en y reconnaissant justement un monde, non un fragment taillable et corvéable de sa propre réalité. Cette loi s’applique aussi (et même surtout) au Prince, dès lors qu’il reconnaît dans la figure tragique une image nécessaire de lui-même – et non plus contingente de son adversaire du moment.
34 What Henri has to fathom could quite possibly mean the king’s disaster ; it is an ambiguity which throws the very notion of sovereignty into question (G.R. Garner, « Tragedy, Sovereignty, and the Sign : Jodelle’s Cleopatre captive », Canadian Review of Comparative Literature, V-3, 1978, p. 245-279).
35 La fonction épidictique de la tragédie ne disparaît pas, mais elle ne se laisse plus régir par les divisions du genre, telles que les appliquait Averroès : le blâme est dans l’éloge comme le ver est dans le fruit. « Rien n’est simple dans la Cléopâtre captive, tout y respire cette ambiguïté propre à la tragédie. [...] La richesse de la Cléopâtre captive est d’assumer pleinement l’ambiguïté du tragique » : Françoise Joukovsky dixit (« Le tragique dans la Cléopâtre captive », dans Parcours et rencontres. Mélanges offerts à Enea Balmas, éd. P. Carile et al., Paris, Klincksieck, 1993, t-I, p. 347-36o).
36 Cette tension potentielle entre le monde de la tragédie et celui de l’éloge de cour est bien suggérée par ce passage de l’Art poétique de Peletier : « En la Tragédie s’introduisent Rois, Princes et grands Seigneurs. Et au lieu qu’en la Comédie, les choses ont joyeuse issue : en la Tragédie, la fin est toujours luctueuse et lamentable, ou horrible à voir. Car la matière d’icelle, sont occisions, exils, malheureux définements de fortunes, d’enfants et de parents. Tellement qu’Euripide étant requis du Roi Archélas, qu’il eût à écrire de lui une Tragédie : ne plaise aux Dieux, dit-il, qu’il vous puisse arriver chose qui soit propre au Poème Tragique » (éd. Goyet, p. 303-304 ; je souligne). Un Prince ne fait pas de la tragédie ce qu’il veut : c’est le contraire.
37 Pour une analyse plus fouillée, voir entre autres (outre les études déjà citées d’E. Balmas, F. Joukovsky et G.R. Garner) : R. Lebègue (La Tragédie française de la Renaissance, Bruxelles, 1944, chap. 5) ; R. Griffin (« The Case against Jodelle’s CC : Transvaluation or Anachronism », dans From Marot to Montaigne, Kentucky Romance Quarterly, XIX, suppl. 1, 1972, p. 37-54) ; T. Reiss (Tragedy and Truth, Newhaven, Yale University Press, 1980, p. 78-102) ; F. Charpentier (« Invention d’une dramaturgie : Jodelle, La Péruse », Littératures, 22, Toulouse, 1990, p. 7-22) ; S. Bokdam (« Jodelle, La Péruse et le commentaire de M.-A. Muret à l’Éthique à Nicomaque. Colère et magnanimité », L’Information littéraire, XLII-3, Paris, 1990, p. 3-6) ; Y. Loskoutoff (« Magie et tragédie : la CC d’Étienne Jodelle », Bibliothèque d’humanisme et Renaissance, LIII-I, 1991, p. 65-80) ; ainsi que l’étude récente d’E. Buron, « La renaissance de la tragédie, ou le spectacle de la parole : vie et parole dans les tragédies de Jodelle », dans L’Inscription du regard. Moyen Âge – Renaissance, éd. M. Gally et M. Jourde, Fontenay-aux-Roses, éd. de l’ENS, 1995, p. 125-168.
38 « Estoit donc de mes yeux / Digne le pleur ? Celuy donc s’effemine / Qui ja du tout l’effeminé ruine. » (p. 114)
39 Voir Graham et Johnson, p. 29 : Under Henry II the theme of the Virgilian aurea aetas was developed from the time of the Lyon Entry of 1548 and was passed on to Francis II ; indeed each of the surviving sons employed imprese more or less directly dependent upon this topos.
40 Cette conception du rapport triomphe-tragédie rejoint celle que suggère E. Buron dans son remarquable article sur « Vie et parole » (1995 ; voir plus haut, note 37), section « La tragédie contre le triomphe » (p. 143-145) – article auquel je n’ai malheureusement eu accès qu’au moment de réviser celui-ci.
41 The emphasis « nostre Cesar » for Henry II is significant since that more general European usage of this epithet was restricted to the Emperor Charles V (Graham et Johnson, p. 97, n. 80).
42 Virgile, Enéide, VIII, 671-728.
43 Aux objections d’ordre théologique s’ajoute l’évidence brûlante de l’actualité. La rapide succession des défaites et des victoires montre la Fortune à l’œuvre ; elle interdit une conception triomphaliste du présent « bon heur » royal. G. Demerson (La Mythologie, p. 518, n. 18 et 19) montre l’ambivalence que suscite l’imagerie triomphale. D’un côté les Registres de Paris évoquent – pour une autre fête de 1558 – « des triumphes plus grandes que celles de César » (avec « chariots triumphants » portant des divinités païennes ; voilà pour la « frugalité » que Jodelle prête aux échevins). De l’autre un poète comme Baïf, dans sa Remonstrance sur laprinse de Calais et Guine (Euvres en rime, éd. Ch. Marty-Laveaux, t. II, Paris, Lemerre, 1883, p. 148-152), assure que tout est venu « d’enhaut de la grace », car c’est Dieu qui « Tire & pousse des Rois, par un celeste arrest / Le courage & le sens ». Il faut que le roi « humblement tous ses faicts luy rapporte ». Dès lors, « quel remerciment faudra-t-il que l’on rende » ? Le poète ne veut ni sacrifier « Cent boeufs & cent brebis », ni « faire la huée d’ïo Triumphe ïo, à la mode usitée », car « Ce seroit trop suivir la coustume Payenne ».
44 F. Joukovsky montre que la Pléiade transforme le poème du triomphe en évitant à la fois le réalisme et l’abstraction allégorique, typiques de l’époque précédente (La Gloire, p. 448). Voir l’ode À Monsieur le Dauphin de Ronsard (1555), qui prédit au futur François II la conquête de l’Europe, suivie d’un triomphe vraiment romain : « Ainsi qu’à Rome Cesar / Triumphoit d’une victoire, / Haut t’assoiras dans un char », etc. (v. 217-219, éd. Laumonier, t. VII, p. 50). « Tout le peuple Iö crira », les rois vaincus seront traînés devant la « pompe divine » du vainqueur. « Bien peu s’en faut / Que ta majesté Roiale / Du Jupiter de là haut / L’autre majesté n’egale » (v. 309-312, p. 54). Le Prince rend « graces à Dieu », mais on est loin des scrupules émis trois ans plus tard par Jodelle ou Baïf. Ronsard lui-même changera de ton, évoquant la fortune inégale d’Henri II dans son poème La Paix. Au Roy de 1559 (éd. Laumonier, t. IX, p. 106).
45 Jodelle justifie sa dérobade en invoquant la Fortune, qui conduit en « Gaule » assez de tragédies réelles pour qu’on se dispense d’en ajouter de fictives. J’ai développé ce point dans une précédente étude (« From Mascarade to Tragedy : the Rhetoric of Apologia dans Jodelle’s Recueil des inscriptions », Renaissance Quarterly, 48-1, New York, 1995, p. 82-108).
46 Jodelle reprend ici (voir Graham et Johnson, p. 79) une figure déjà utilisée par les habitants de Metz pour l’entrée du roi qui suivit la victoire de 1553. Voir G. Demerson, La Mythologie, p. 519, pour d’autres références (comme le De Columnis de Turnèbe).
47 Il est clair qu’on n’a pas attendu le christianisme pour mettre en garde le triomphateur, ou pour que celui-ci refuse telle ou telle distinction. La méfiance à l’égard du triomphe est un topos du triomphe, d’ordre moral (voir Montaigne, « De l’art de conferer », Essais, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 1978, p. 933) et religieux (merci à F. Chausson pour ses indications sur ce point). La modération du triomphateur est une occasion de redoubler d’éloges. Voir évidemment le saxum Tarpeium ou, pour l’époque impériale, le cas de Trajan - analysé ici-même par J.-M. Pailler. Dans son Ode de la chasse au Roy, Jodelle loue « de ces Romains / La doctrine et la gloire antique, / Qui moins de triomphe avoient mis / A vaincre les forts adversaires, / Qu’à vaincre les propres choleres... » (I, p. 236). Mais si le topos a un fond invariable, on peut l’exploiter dans le sens d’une discrimination : à la lumière du christianisme, c’est toute la tradition païenne du triomphe qu’on accuse commodément d’impiété. Ce jeu devient paradoxal lorsqu’il prône par ailleurs l’imitation du triomphe à l’antique. C’est alors même qu’on va chercher un modèle païen qu’on prétend le « modérer » au nom des valeurs d’une royauté chrétienne. Dans le cas qui nous occupe, cette ironie latente est aggravée par le fait que le Prince et la ville sont officiellement d’accord pour se passer de triomphe : c’est le poète qui en multiplie néanmoins l’apparence autour de son message d’humilité.
48 Lequel fut affiché (voir Suétone) lors du triomphe consacré à sa victoire contre Pharnace, roi du Bosphore.
49 Voir le « Et invictum, devicta morte, Catonem » de Manilius, cité par Montaigne, I, 37, « Du jeune Caton », éd. cit., p. 232. Montaigne cite aussi, de Martial et Lucain, d’autres paradoxes de la victoire.
50 Un passage des Discours de Jules Cesar donne au vers une position privilégiée dans l’éloge des hommes illustres, « Soit qu’un bruit populaire exalte nos renoms,/Ou sur tout qu’un beau vers embrasse nos beaux noms » (II, p. 306). Le vers est présenté comme la forme noble de l’éloge verbal. Elégante élision de toute « rhétorique » qui ne soit pas de la « poésie » (on trouve à méditer sur un exemple historique du mouvement inverse – l’annexion du territoire poétique par la prose épidictique – dans Pernot, La Rhétorique de l’éloge, op. cit., p. 635-657). La promotion du vers s’inscrit dans une démarche qui revendique pour la poésie les techniques et l’aura de l’art oratoire classique (voir par exemple l’Art poétique françois de Sébillet, I, III, et la Deffence et illustration de la langue françoyse, I, XII et II, I). Mais Jodelle entend ce jumelage plus littéralement que ses collègues : quand ceux-ci se satisfont d’installer la poésie aux commandes de l’éloge (ramenant ainsi l’éloquence épidictique à ses sources lyriques), Jodelle rêve d’une poésie aussi inspirée que « politique ». C’est le projet (avorté) des Discours de Jules Cesar.
51 Le jeu est de maintenir la figure de César en position négative. Voici Henri au milieu des trophées : scotia tvta svis, accepta bolonia, metae / et rheni pavor attoniti, fvsvsque per vmbras/caesar (p. 156/1, p. 188). L’inscription est tronquée dans les Icones de manière à s’arrêter sur la honte de César (elle apparaît en entier dans le Recueil). Ou encore la double surenchère de cette épitaphe pour le tombeau d’Henri : caesar alexandri qvod flevit imagine visa, / hoc tantvm ivbet elatos mea flere nepotes, / quae vel alexandro gemitvm extorsisset imago (p. 156/1, p. 189). À Antoine de Navarre, une inscription peut même promettre la revanche d’Actium : caesareis sva regna cadens antonivs armis/cessit, at iste tvis qvi nvnc qvoqve caesar, et armis/et ivre antoni, regnvm tibi cedet ademptvm (p. 172/1, p. 193).
52 Voir plus haut, note 19.
53 « L’exemple d’Argo appelait à la fidélité le Jason nouveau. C’est pour cela que les promesses concernant le destin du Roi ne sont pas de pures prophéties : le discours de Jason n’est qu’une longue accumulation de conditionnelles, souvent exprimées par des allusions mythologiques : Argo sera une sûre conseillère si le Roi protège les Vertus contre les effets du Vice plus trompeur que les Sirènes ; [...] s’il est plus fidèle que Jason... La Fable enseigne donc les vertus morales nécessaires au Prince ; et s’il protège le “sçavoir saint”, l’allégorie lui promet ce que les humanistes prisaient le plus dans le bonheur d’un Prince : jouir du bon conseil et vaincre l’oubli par la grâce de Minerve » (La Mythologie, p. 525).
54 Ces analyses sont à prolonger par celles de D. Ménager sur les mascarades de Ronsard : celles-ci mettent en scène, sous la forme d’enchantements successifs, le tumulte inquiétant de l’histoire, avant de demander au roi lui-même d’y mettre fin, en vertu des pouvoirs supérieurs qui lui sont conférés. La mascarade est ainsi un genre qui cherche à « conseiller » le pouvoir du roi en mimant son intervention apaisante sur les hantises qu’exprime son propre matériel imaginaire (Ronsard, op. cit., p. 330-332).
55 Sous sa forme la plus amère, le topos du service d’immortalité se renverse complètement : Jodelle n’hésite pas à écrire que les Princes insoucieux de leur renom entraînent avec eux dans l’oubli les poètes qui ont eu l’imprudence de se vouer à leur service. Voir ce passage de l’Ode à M. le Comte de Dammartin, composée après l’affaire de l’Hôtel de Ville (I, 134-138) : « Qu’on cherche autre que moy, qui par menteurs écris, / Pour belistrer le bien qui gesne les esprits, / Promette une autre vie / Aux Rois, qui meurdrissans eux mesmes leur renom,/Feroyent que l’on verroit mon œuvre avec leur nom / Dans l’eau d’Oubli ravie. »
56 non pompa, non romuleis tf. curribus altum/accipimus, etc. (voir plus haut).
57 C’est le topos de l’œuvre de langage plus durable que celle de marbre ou de bronze : ici, note G. Demerson (La Mythologie, p. 516), ce « lieu commun [...] n’est plus une métaphore ». Voir Deffence et illustration, II, XII : « La plus haute excellence de leur republique, voire du tens d’Auguste, n’etoit assez forte pour se deffendre contre l’injure du tens, par le moyen de son Capitole, de ses thermes & magnifiques palaiz, sans le benefice de leur Langue, pour la quele seulement nous les louons, nous les admirons, nous les adorons » (éd. Chamard, p. 183-184). Jodelle, qui se piquait de maîtriser d’autres arts, a soin de marquer la prééminence de la poésie. Ainsi dans un sonnet à Charles IX : « Si je t’ay discouru ces jours d’un bastiment, / Je ne suis pourtant, Sire, un maistre d’edifices, / L’heur de Nature et l’art m’ont pourveu d’exercices / Plus grans, pour au pais rendre un autre ornement. / [...] Mais le bastiment vray qu’il faut qu’un Roy demande / De moy, c’est de son nom, c’est de sa gloire grande / L’édifice, à la flamme et au fer resistant » (I, p. 245).
58 Le mouvement est apparemment inverse dans un passage des Discours de Jules Cesar. Jodelle, qui vient d’évoquer le « beau vers » de la louange, continue ainsi : « Et mesme outre le los, les grands pompes licites / D’un triomphe, en publicq couronnant nos merites : / Les beaux chars de divers animaux attelez, / Les lauriers, et les fleurs, les sons, les chans meslez / D’allegresse et de ris, les enseignes, trophees, / Et autres merques d’or et d’argent estophees, / Les grands arcs triomphaulx... » (I, p. 306). Un tel passage suffirait à montrer l’autre face de l’ambivalence, le goût du triomphe « à l’antique » imité dans les « choses » et pas seulement dans les « mots ». Mais les Discours montrent aussi le « desastre » qui guette toute cette gloire.
59 C’est la célèbre formule par laquelle Ronsard défend la louange lyrique contre le soupçon de flatterie, dans l’avis « Au lecteur » qu’il publie en tête de ses Odes de 1550 (éd. Laumonier, t. I, Paris, Didier, 1973, p. 48).
60 On sait qu’il éclatera dans le dernier vers du dernier sonnet composé par Jodelle, vers vengeur lancé au roi par un poète mourant : « Qui se sert de la lampe au moins de l’huile y met » (I, P. 74).
61 Cette solution est systématisée dans l’Epithalame de Madame Marguerite, sœur du Roy Henry II Tres-Chrestien, Duchesse de Savoye, écrit par Jodelle au printemps 1559 alors que le poète est (suite à son « desastre ») absent de Paris où se prépare le mariage de cette princesse. Dans la dernière partie de l’Epithalame, Jodelle se peint construisant le décor, dirigeant les mascarades, réglant le scénario de la journée nuptiale : il se voit réussir « sur le papier » ce qu’il avait si spectaculairement raté l’année précédente.
62 C’est en ce sens, dira plus tard Jodelle (Discours de Jules Cesar, II, p. 306), que la louange « lors qu’à l’oreille elle agree/Dedans nous et nostre ame, et nos vigueurs recree », nous donnant à contempler notre image immortelle : nous sommes moins flattés sur le moment que transportés hors du moment. Mais les Discours montrent aussi qu’au fil de l’histoire, c’est le blâme qui gagne, et la diffamation.
63 Ainsi le programme décrit dans l’Epithalame est-il d’autant plus splendide et minutieux qu’il n’est qu’une vision inspirée, un pur effet de l’imagination – poème sans référence autre que sa propre « fantasie » : « Et m’oserois vanter si tous mes beaux nuages / Remplissent ce papier, que les riches ouvrages, / Qui au vray ce beau jour de nopces orneront, / Cent fois moins que mon songe au monde dureront. » Le « bisarre appareil » produit par la « bisarre humeur » du poète échappe ainsi au « desastre » qui guette les réalisations plus concrètes. Reste que Jodelle n’a ni achevé ni publié son Epithalame...
64 Jodelle retourne ainsi une situation définie non par l’échange symétrique entre un poète et un prince également modérés, mais bien par le pouvoir absolu du prince sur le poète : la supposée « négligence » du roi n’est que l’effet de sa libre volonté. Voir là-dessus les analyses décisives d’Ullrich Langer sur le mérite de congruo (insuffisant au regard de sa récompense) dans Divine and Poetic Freedom in the Renaissance, Princeton University Press, 1990, chap. 2, notamment p. 66-71 : les plaintes de Ronsard dans son poème « La Promesse » (1564) rêvent d’un échange égalitaire tout en admettant the essential priority of the sovereign’s pleasure. [..] congruity of merit is the undeniable fact of the courtiers situation (p. 71).
65 Les Discours de Jules Cesar avant le passage du Rubicon, long poème inachevé ou mutilé, furent selon Balmas composés au début des années 1560 à l’intention du jeune Charles IX (Un Poeta..., op. cit., p. 634-642).
66 Les Discours reprennent le thème de la monarchie européenne et/ou universelle « Qui, peut estre, en fin, Sire, aux tiens tous seuls se doit », mais ils évoquent aussi une alternative plus vraisemblable, en même temps qu’un objet plus restreint pour le poète national : « Ou bien sans avoir soin de tout tel peuple estrange, / Bien que sous la loy nostre, un Dieu commun le range, / Au moins à tes François, peuple qui d’un lien / Plus grand que naturel estreint son bien au mien, / Je veux jusqu’à la mort dedier cet office... » (p. 315). La vieille formule de la souveraineté des rois de France, Rex imperator in regno suo, s’applique aussi au poète.
67 Pour la source de ce passage, voir Plutarque, Vie de Jules Cesar, XLII : « Quand il fut arrivé au petit fleuve de Rubicon [...] il s’arrêta tout coi : car plus il approchait du fait, plus il lui venait en l’esprit un remords de penser à ce qu’il attentait ; et plus il variait en ses pensements, quand il considérait la grande hardiesse de ce qu’il entreprenait. Si fit adonc plusieurs discours en son entendement sans en dire mot à personne, inclinant tantôt en une part et tantôt en une autre, et changea son conseil en beaucoup de partis contraires à part soi ; aussi en disputa-t-il beaucoup avec ceux qu’il avait de ses amis quant et lui, entre lesquels était Asinius Pollio, discourant avec eux de combien de maux par le monde serait cause et commencement ce passage de la rivière, et combien leurs successeurs et survivants en parleraient un jour à l’avenir » (Vies des hommes illustres, trad. Amyot, éd. G. Walter, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1951, t. II, p. 448-449).
68 Voir Cicéron, De Officiis, III, XXI, 83 : Potest enim, di immortales !cuiquam esse utile foedissimum et toeterrimum parricidium patrioe, quamvis is, qui se eo obstrinxerit, ab oppressis civibus parens nominetur ? C’est juste avant ce passage que le De Officiis décrète fou, amens, quiconque trouve honnête le désir d’être rex populi Romani dominusque omnium gentium, et justifiable sa réalisation. Voir aussi Plutarque, Vie de Jules César, loc. cit. : « On dit que la nuit de devant qu’il passa cette rivière, il eut en dormant une illusion damnable : c’est qu’il lui fut avis qu’il avait affaire avec sa propre mère. »
69 Tel qu’il est fixé par la tradition républicaine (de Cicéron à Lucain), dont l’écho s’entend dans le théâtre « humaniste » contemporain : ainsi le réquisitoire de Brutus et Cassius contre César patries terror suœ, /Hostis senatus, innocentum carnifex, / Legum ruina, publici juris lues, dans le Cœsar de Marc-Antoine Muret (1544, cité par F. Joukovsky, La Gloire, p. 283).
Auteur
Professeur de littérature française, Rutgers University
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