3. La scène occidentale
p. 181-205
Texte intégral
1Pour éviter la chute dans l’errance, le voyage supposait, à l’Âge classique, aussi bien l’aller que le retour, le départ étant censé renfermer in nuce le nostos, la nostalgie des retrouvailles avec la terre d’origine1. Chez d’Arvieux pourtant, la nostalgie de son pays est plutôt absente dans la première partie de ses Mémoires2, devenant plus manifeste vers la fin de son expérience orientale, celle-ci étant empreinte également d’une certaine lassitude de fin de parcours. Quoi qu’il en soit, c’est plutôt par nécessité que par une véritable nostalgie des origines qu’il réintégrera pour la première fois son domicile après un long séjour de douze années bien remplies passées au Levant, débarquant à Marseille le 21 juin 1665, le jour même de son anniversaire. Et, ainsi qu’il avait dû jouer de nombreux rôles sur la scène orientale, de même il allait continuer ses « représentations » sur la scène occidentale. C’est ce que nous allons analyser dans les pages qui suivent.
Autre chez soi
2La toute première scène d’arrivée est hautement symbolique :
Le 26, mes parens m’envoyerent des habits à la Françoise. On m’enferma dans une petite chambre sans fenêtre, où l’on alluma un feu de paille avec quelques herbes odoriferentes, et après que j’eûs été bien parfumé et bien lavé, je mis les habits qu’on m’avoit envoyés. Mes parens et mes amis me vinrent embrasser, et me conduisirent à la Ville. (LA, III, p. 386-387)
3Le premier pas vers la réintégration au sein de sa propre communauté et, partant, de sa culture d’origine, a l’allure d’un véritable baptême occidental, durant lequel le voyageur doit faire peau neuve, en effaçant jusqu’à la moindre odeur orientale – ce qui pourrait renvoyer à ce qui ressemble déjà à « un imaginaire de l’Orientpestiféré3 ». Cette réintégration n’a cependant lieu qu’à un niveau de surface, le fait d’endosser le vêtement français relevant, tout comme c’était le cas en Orient, plus du paraître que de l’être. Ce rite de passage ou, pourrait-on dire, de re-passage au double sens du mot – puisque non seulement il revient, mais il est également remis au goût du jour en matière vestimentaire –, est de nature à créer l’illusion des liens renoués, nécessaire aussi bien à ses propres yeux qu’à ceux des autres – les parents et amis –, qui ne sauraient le reconnaître et l’accueillir dans leurs bras qu’en tant que semblable et non en étranger. Car, ayant franchi la frontière qui sépare l’Europe de l’Orient et ayant résidé si longtemps de l’autre côté de cette frontière à la fois spatiale et culturelle, le voyageur se doit de refaire le trajet en sens inverse afin de rétablir, au niveau symbolique, les liens qui vont le réunir à sa communauté d’origine.
4Ce qui est assez singulier, c’est de voir un voyageur français, ayant si bien su éviter tant de fois les tromperies orientales, pris au piège des apparences trompeuses dans son propre pays :
Je passai les huit premiers jours à recevoir les visites et les complimens d’une infinité de gens de ma connoissance, et d’autres qui vouloient sçavoir des nouvelles du Levant. Ces civilitez extraordinaires et peu attenduës me charmerent d’abord ; mais j’appris bientôt que ces politesses n’étoient que des coûtumes incommodes introduites et conservées avec soin dans cette Ville, qui n’ont point du tout pour fondement une amitié sincere, d’autant que l’intérêt étant la seule regle de la conduite de tous ces gens-là, le sang, les alliances les plus anciennes, les services les plus importants et plus souvent réiterez ne les en font pas revenir, ils n’y font pas la moindre attention. L’intérêt est la seule regle de leur conduite, je m’en apperçûs bientôt. (LA, III, p. 387)
5Charmé d’abord – dans le double sens de séduit et abusé –, le chevalier finira par percer le voile de la politesse française et par y voir clair, en s’apercevant qu’il ne s’agit, une fois de plus, que d’un décor. La bonne surprise initiale de ces « civilités extraordinaires et peu attendues » est ainsi redoublée par la mauvaise surprise ultérieure de la découverte des motivations réelles de ses compatriotes.
6On pourrait dire que, à l’instar d’une princesse de Clèves innocente et confiante, le chevalier d’Arvieux apprend à ses dépens la leçon prodiguée par Mme de Chartres à sa fille : « Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci […] vous serez souvent trompée ; ce qui paraît n’est presque jamais la vérité4. » Ainsi, à peine arrivé et tout grisé de cet accueil favorable et inespéré, va-t-il être confronté à un procès en dédommagements qui lui fera perdre autant de temps que d’argent, et durant lequel il n’aura pour tout soutien, parmi tous ces « prétendus amis », que son cousin François d’Arvieux. La purification est loin d’être achevée, et il passera encore un temps conséquent dans cette sorte de purgatoire que Marseille paraît être ainsi que dans les limbes d’un nouveau voyage à Tunis, avant d’avoir accès au « paradis » de la cour de Louis XIV.
7Car, s’étant flatté d’être reçu en héros, il se retrouve très vite traité en bouc émissaire. Selon René Girard5, d’Arvieux se présente toujours en victime innocente et vulnérable, le plus propre à en remplir la fonction étant l’étranger. On peut donc dire que, dans un premier temps, il fait figure d’étranger chez soi6. Les « retrouvailles avec Ithaque » se font sous le signe du retour décevant, le chevalier d’Arvieux, vite détrompé, subissant un véritable choc (intra)culturel. C’est, peut-être, le lot du voyageur-transgresseur qui, regardé d’un mauvais œil par ses semblables symboliquement délaissés et « trahis », est vu au début « comme un être double dont il faudra continuellement se méfier7 » et dont on peut légitimement attendre une réparation, pendant d’une altération supposée, voire bien réelle.
8Sa réinitiation à sa propre culture, amorcée à Marseille se poursuit progressivement à la cour du roi, où il arrive le 1er janvier 1667, couvert de gloire après sa mission de Tunis. Ayant formé le projet d’obtenir une charge à la cour, le chevalier se heurtera encore à l’opacité de ce milieu fluide et mouvant, où les alouettes ne tombent pas toutes rôties dans le bec. Car, malgré la bonne réception de Colbert et malgré les compliments qu’on lui en fait, il était bien loin d’avoir rétabli sa fortune, comme il ne manquera pas de s’en apercevoir bientôt8. Ses premiers contacts avec le monde de la cour et des courtisans témoignent de la désorientation du novice, de l’apprenti en quête d’un guide qui lui en dévoile les secrets :
Tous me promettoient leur protection, et pas un ne songeoit à me procurer la moindre grace, ni le moindre poste où je pusse servir le Roi et avancer ma fortune. J’étais si neuf dans le métier de Courtisan, et si peu accoutûmé au langage de la Cour, que je me nourissoit d’esperance, et me desesperois quand cela manquoit. (LA, IV, p. 101)
9Son inexpérience se trahit surtout par son incapacité à maîtriser le langage de la cour, ce qui renvoie, bien évidemment, à la nécessité d’une connaissance poussée de la langue-culture et de toute une série de codes inscrits au plus profond de celle-ci. De la sorte, l’échange s’opère uniquement à un niveau de surface, le nouvel arrivant se voyant forcé d’avancer à tâtons. Cette désorientation au sein de sa propre culture est d’autant plus paradoxale qu’il en était arrivé à maîtriser merveilleusement bien les langues orientales et à se mouvoir aisément dans des univers culturels autres que le sien.
10Toujours est-il que la réinsertion progressive du chevalier d’Arvieux dans le « chez-soi », qui n’en est pas encore un, est à la fois entravée et facilitée par son « orientalisation ». Car il apparaît, en effet, sur la scène occidentale, comme un personnage « orientalisé » selon plusieurs points de vue. À son ignorance des usages de son nouveau milieu fait pendant l’ignorance des autres en ce qui le concerne. Non seulement ils ne savent pas qui il est, mais ils ne savent pas non plus ce qu’il est au juste, son identité étant difficilement « traduisible » : « Comme je n’étois pas connu à la Cour […] on s’informoit de M. de Venel qui j’étois, d’où je venois, quelles affaires j’avois à la Cour. » (LA, IV, p. 98) Être hybride, ambigu, venant d’un Ailleurs dont il ramène la saveur, le chevalier leur apparaît comme un personnage singulier, bien propre à susciter la curiosité générale. Manifestement enclins à la protéophilie dans le cadre d’une culture de la curiosité – la cour étant un « païs où la curiosité est fort à la mode » (LA, IV, p. 98) –, les courtisans perçoivent le chevalier en tant qu’objet exotique, allant jusqu’à vouloir renforcer son exotisme. C’est ainsi qu’on réclame plus d’une fois qu’il fasse parade de son identité orientale, en endossant des vêtements turcs ou arabes, son admirateur le plus enthousiaste étant le jeune dauphin : « Je fus obligé de faire venir de Marseille mes habits Turcs et Arabes, afin de paroître dans ces habits devant ce Prince. » (LA, IV, p. 98) Nous avons affaire ici à une nouvelle forme de déguisement, où d’Arvieux est à nouveau convié à jouer son personnage d’étranger, non plus en tant que Français en Orient, mais en tant qu’Oriental en France, quelque paradoxale que cette situation puisse paraître. Et ce n’est plus de déguisement-camouflage qu’il s’agit, mais de ce déguisement théâtral, censé procurer le plaisir esthétique et l’émoi exotique des spectateurs, pendant « occidental » de ses promenades devant les tentes des femmes arabes. Une fois encore, c’est à travers le regard des autres – cette fois-ci ses propres compatriotes – qu’il prend lui-même pleinement conscience de l’effet d’exotisme qu’il est à même de produire sur l’assistance.
11Si telle est la perception générale, c’est que, ayant intimement été en contact avec l’altérité orientale pendant si longtemps, le chevalier d’Arvieux avait réellement subi un changement en profondeur qui, comme nous le savons, peut être engendré par un contact prolongé avec l’Autre9.
12S’il se découvre Autre chez soi dans le regard des autres, c’est que, du moins en partie, il l’est véritablement devenu10. Les signes de cette altération, de cette hybridation identitaire sont, d’ailleurs, nombreux et ambivalents, les inconvénients pouvant à tout moment se transformer en avantages précieux. Cette invitation réitérée au déguisement pointe vers une singularisation du voyageur, vers son étrangeté d’étranger à la communauté, son inclusion se faisant d’abord sur le mode ludique, en vertu de sa valeur de divertissement. Ce personnage haut en couleur porte en soi un autre univers, ses auditeurs étant enchantés par ses histoires orientales :
Je fus bientôt connu de tous les Grands de la Cour : Ils prenoient plaisir à me questionner sur les mœurs de differens peuples que j’avois vus. (LA, IV, p. 101)
13ou encore :
Le Roi me commanda de lire mon dialogue, qui leur servit de divertissement pendant le repas, outre les questions et les raisonnemens qu’on me fit sur les manieres de Turquie ; et comme mes réponses étoient fort gaies, ils y prenoient beaucoup de plaisir. Le Roi en rioit moderement, aussi-bien que Madame de la Valliere ; mais Monsieur, et Madame de Montespan faisoient des éclats de rire qu’on auroient entendus de deux cens pas. A l’issuë de la table, le Roi entra dans un cabinet avec Monsieur : pendant ce tems-là j’entretenois les deux Dames de la maniere dont on se marioit en Turquie, à quoi elles prirent du plaisir. (LA, IV, p. 185)
14Un autre signe de son « altérité » est la parole altérée. Car, si le déguisement n’opère qu’à un niveau de surface, par ailleurs bien maîtrisé et mis en scène sciemment, les interférences involontaires entre sa langue maternelle et ses langues d’emprunt – qu’il possède, à en croire les témoignages rapportés dans ses Mémoires, « à perfection » –, trahissent un métissage identitaire véritable. Ainsi, le fait qu’on prenne plaisir à la cour « à m’entendre barragouiner le français que j’avois appris en Turquie et dans la Province11 », dévoile l’altération découlant de l’empreinte orientale, signe que la « miscébilité12 » ne saurait laisser indemne. Marque d’une transformation authentique, son français « orientalisé » charme le public, y compris le Roi, en représentant également une garantie de son savoir supérieur en « choses d’Orient », ce qui lui vaudra par la suite des emplois et des fonctions importantes :
Ce service me fit connoître au Roi, à la Reine et à toute la Cour ; et j’avois souvent l’honneur d’entretenir leurs Majestés assez long tems. Le Roi s’informoit de mes voyages, et prenoit plaisir à m’en entendre parler, et me faisoit des questions qui marquoient sa grande penetration et son appliquation aux affaires ; et quoique le mélange des Langues Orientales eût beaucoup gâté la mienne, il excusoit avec bonté les fautes que je faisoit en lui parlant, et me disoit quelquefois : N’oubliez pas vos Langues Orientales, car je pourrai vous employer pour mon service dans ces Païs-là. (LA, IV, p. 109-110)
15En outre, les paroles naïves du jeune dauphin, suggérant à la maréchale de La Mothe de prendre à la place de son feu écuyer « ce Turc qui parloit tant de Langues » (LA, IV, p. 107) font signe vers cette hésitation du regard occidental à le classer, enclin à y voir plutôt une sorte d’Orient en miniature, d’ailleurs bien stéréotypé.
16Situé dans un entre-deux plein d’ambiguïté, Laurent d’Arvieux est devenu un être hybride, mêlé, doué cependant d’une capacité d’adaptation que seule une identité incertaine et mouvante comme la sienne peut procurer. Petit à petit, il va s’approprier les codes culturels de la cour pour s’y mouvoir tout aussi aisément que ses pairs. Les autres, au-delà de leur étonnement premier, finiront par l’apprécier et l’occasion se présentera où il pourra mettre à profit son savoir et son savoir-faire en tant que médiateur culturel.
L’Autre chez soi, le cas de Soliman Aga
17L’arrivée de Soliman Aga, l’envoyé du Grand Seigneur à la cour de Louis XIV, fut un événement exceptionnel de l’année 1669, qui allait contribuer, entre autres, à l’engouement des Français pour les « turqueries13 ». Dans un ouvrage désormais classique, Pierre Martino rappelle, d’ailleurs, que ce fut la source première d’inspiration de Molière pour la création du Bourgeois gentilhomme – la toute première « comédie exotique française » –, en en retraçant brièvement le contexte :
[…] les Orientaux s’offrirent, une ou deux fois, à la satire du public français, et de si bonne grâce qu’on ne pût s’empêcher de les ridiculiser un peu. La première pièce de comédie où l’Orient ait véritablement paru fut le Bourgeois gentilhomme (1670). […] on sait que la fameuse ambassade de Soliman Muta Ferraca (1669) satisfit mal la vanité de Louis XIV, et déconcerta la curiosité des courtisans ; par un naturel détour, cette déconvenue incita à la raillerie. […] Ce qui est intéressant en l’affaire, c’est que Molière fut très bien documenté ; on lui adressa le chevalier d’Arvieux14.
18En effet, le chevalier d’Arvieux en rend compte de façon très détaillée dans ses Mémoires, aussi bien en tant que témoin avisé que comme participant direct en sa qualité d’interprète et de ce que nous désignons aujourd’hui par le syntagme de « médiateur culturel », à savoir cet être mixte, ayant une connaissance et une compréhension du dedans de deux cultures et, partant, capable d’interpréter pour chacun les comportements de l’Autre. Son récit focalise les événements selon la double perspective du spectateur et de l’acteur, le point de vue étant tantôt celui du participant à l’interaction, du médiateur, tantôt celui de l’observateur du déroulement de l’interaction entre le Turc et les Français, soit entre la culture d’accueil et l’étranger. Car le monde de la cour est, en l’occurrence, « une culture déjà en réaction à un corps étranger15 », dont le fonctionnement est « affecté » par sa présence insolite, voire inquiétante, pouvant susciter des manifestations inhabituelles, voire excessives, de la part des membres d’une communauté confrontée à une intrusion inopinée. C’est ainsi que la perspective du chevalier d’Arvieux témoignera d’une oscillation entre un regard éloigné, plus ou moins objectif et propre à saisir et à interpréter les réactions des deux parties en présence, et un regard immergé et partiellement obnubilé par le manque de distance critique.
19La mission diplomatique de Soliman Aga était justifiée par les différends surgis à l’époque entre les deux monarques16. Au-delà de l’éclaircissement de cette situation assez embrouillée, l’envoyé du sultan était chargé de présenter au roi une lettre du Grand Seigneur et s’en retourner avec la réponse. Mais, avant qu’on lui accorde enfin une audience chez le roi en personne, on organisera quelques rencontres préliminaires avec M. de Lionne17, secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Le chevalier d’Arvieux se trouvait être l’une des personnes de confiance de ce dernier, qui lui demanda de se charger personnellement de l’organisation des événements, ainsi que d’observer et de rendre compte fidèlement de la prestation des truchements18 – lui-même n’ayant pas été nommé interprète officiel dès le commencement. Il le sera pourtant à la suite de cette première audience durant laquelle les interprètes du roi, loin d’être à la hauteur de leur tâche, ne font que brouiller la communication entre les interlocuteurs. C’est, par exemple, le cas du sieur de la Croix, dont le savoir purement livresque de la langue turque s’avère inutile à un véritable échange : « il ne fit que bredoüiller de telle sorte, que l’Envoyé ne put rien comprendre dans ce qu’il lui dit ; ce qui fut cause que l’audience finit bien plutôt qu’elle n’auroit dû faire » (LA, IV, p. 136-137). En esquissant la distinction, bien intégrée de nos jours, entre traducteurs et interprètes, le récit de d’Arvieux présente, en l’occurrence, une image assez paradoxale du truchement en tant qu’entrave à la communication, représenté, pour employer les termes de Marie-Christine Gomez-Géraud, plutôt « comme un écran opaque entre les entreparleurs que comme facteur de transparence19 ». Par conséquent, Soliman Aga, encore moins satisfait, semblerait-il, que son homologue français du déroulement de l’entretien, en fit des plaintes si vives à M. de Lionne, lui demandant expressément un autre truchement, de préférence le chevalier d’Arvieux, avec lequel il s’était entretenu dans l’antichambre, que la nomination de ce dernier en qualité d’interprète officiel du roi pour la langue turque se fit sur-le-champ :
Le Sieur de la Fontaine eut ordre de Soliman Aga de dire à M. de Lionne que l’Envoyé n’avoit pas entendu un mot de ce qu’il lui avoit fait dire par son Interprète, c’est-à-dire, par M. de la Croix, et qu’il seroit inutile de lui donner d’autre audience s’il n’avoit pas un meilleur Trucheman ; qu’il s’étoit attendu que celui qui [à savoir le chevalier d’Arvieux] l’avoit entretenu avec son Kiahia auroit été employé à cette fonction, puisqu’il entendoit et parloit fort bien sa Langue. (LA, IV, p. 138)
20En outre, on le chargea de la mission de s’introduire auprès de l’envoyé turc afin d’en découvrir la pensée et les desseins lors d’entretiens particuliers.
21Nous pouvons faire, en l’occurrence, la distinction, mise également en évidence par Sarga Moussa, entre « deux types de rencontre, qui impliquent des rapports hiérarchiques différents20 », à savoir la rencontre officielle, comprenant les ambassades et réceptions de toutes sortes, à caractère fortement ritualisé, et la rencontre de type non-officiel, où la liberté d’expression et de mouvement est, du moins théoriquement, plus grande. Cette distinction, habituelle pour les récits de voyage qui rendent compte de la découverte et des rapports à l’Autre, peut s’appliquer tout aussi bien en situation inverse, où ce n’est plus l’Européen qui va en pays étranger, mais c’est l’Autre qui est accueilli « chez nous ».
22Il est intéressant de suivre la construction de l’image de l’Autre selon une progression du regard et une évolution de celui-ci selon le changement de perspective et des rôles endossés par le chevalier d’Arvieux, dans une alternance entre rencontre officielle et rencontre non officielle. Le deuxième type de rencontre suppose, en l’occurrence, un face-à-face où, malgré les fonctions officielles des deux personnages, ceux-ci peuvent toutefois établir un contact plus personnalisé. Outre une première « fiche biographique », où d’Arvieux brossait, de manière sommaire, le portrait physique de celui qui avait rempli pendant longtemps la fonction de Bostangi21, la première image plus consistante que nous ayons de Soliman Aga se constitue, dans l’ordre du récit, au fil de leurs conversations en tête-à-tête :
J’allai ensuite demeurer quelques jours à Issy. Soliman Aga vint me recevoir jusqu’à l’entrée de sa chambre, et m’ayant fait asseoir auprès de lui, nous nous entretinmes de quantité de choses qui avoient rapport à sa Commission. Je remarquai dans cette conversation et dans les autres que j’eus avec lui, qu’il étoit plein d’esprit, de bon sens, et d’une politique solide et aisée. Je ne pouvais assez admirer qu’un homme qui avoit passé la plus grande partie de sa vie dans les jardins du Serail eût tant de lumières et tant de perfection22. J’eus bien-tôt gagné sa confiance, et je m’en servis selon les ordres que j’avois pour découvrir ce qu’on souhaitoit sçavoir, et dont je rendois compte chaque jour à M. de Lionne ; et comme ce Ministre étoit naturellement porté à faire le bien, il m’introduisoit chez le Roi à l’entrée du Conseil, et me faisoit dire au Roi même, en presence des Ministres qui composoient le Conseil, ce que j’avois appris, observé ou pénétré, après quoi je recevois les ordres du Roi même, et je m’en retournois à Issy ; de sorte que j’étois continuellement sur la route de saint Germain à Issy. (LA, IV, p. 143-144)
23À y regarder de plus près, on s’aperçoit que ce passage comprend deux parties, la première pouvant s’inscrire dans les axes épistémique et axiologique, tandis que la deuxième, qui rend comte de l’utilisation des informations acquises par le chevalier, met en lumière le versant praxéologique23. Nous voyons ainsi s’esquisser, dans un premier temps, une image de l’Autre reflétant une sympathie manifeste, résultat de la connivence qui s’établit entre le Français et le Turc, capables de s’entendre à un niveau qui, de toute évidence, dépasse le seuil purement linguistique de l’échange. La proximité physique est, en l’occurrence, doublée d’un rapprochement « affectif », les interlocuteurs pouvant jouir d’un dialogue familier et convivial après que l’hôte eût mis son invité à son aise – « m’ayant fait asseoir auprès de lui ». Situé dans un entre-deux qui lui permet un accès facile à l’univers mental de l’Autre, où la maîtrise de la langue turque est primordiale, le chevalier d’Arvieux sait établir un rapport immédiat avec l’envoyé turc, la composante personnelle contribuant largement à l’efficacité de la communication. Car le Français « orientalisé » est non seulement capable de connaître celui qui se trouve en face de lui, mais aussi, selon toute apparence, de le comprendre. C’est d’autant plus remarquable que les premières phrases, s’inscrivant, comme nous l’avons précisé, dans la sphère épistémique – reposant sur la connaissance de l’Autre –, et axiologique – en perçant le voile qui le couvre, on parvient purement et simplement à l’apprécier, et même à s’émerveiller de ses qualités qu’on ne s’attendait point à lui découvrir –, semblent rendre compte d’un regard curieux et désintéressé, si ce n’est l’intérêt envers la personne de l’Autre qui se dévoile dans le face-à-face.
24Cependant, la dimension « intéressée » de la découverte de l’Autre refait surface, le chevalier est non seulement l’autre des deux, l’Autre en face de l’Autre, mais aussi un autre en rapport avec des tiers, chargé d’une mission bien précise. La relation personnelle établie avec l’envoyé turc est donc aussi une stratégie en vue de gagner sa confiance afin de découvrir « ce qu’on souhaitait savoir », témoignant de son habileté à jouer un double jeu. Le chevalier d’Arvieux apparaît ainsi être doublement « intéressé » par l’Autre, dans des sens différents, selon que son intérêt est privé – où l’Autre est un Tu avec lequel on entretient une relation dialogique fondée sur la compréhension –, ou public, où il s’agit d’utiliser la connaissance de l’Autre à des fins extérieures à lui – ce qui, dans les termes des philosophes de l’altérité correspondrait à une dégradation du Tu en Cela. En sa qualité officielle d’agent du roi – pour ne pas dire espion – d’Arvieux doit faire ses preuves et donner, sur la scène occidentale, la mesure de ses compétences linguistiques et, surtout, extralinguistiques, en communiquant à l’assistance « ce [qu’il avait] appris, observé ou pénétré ». Qui plus est, ce va-et-vient spatial entre Saint Germain et Issy pourrait être lu comme un reflet de sa situation de médiateur placé dans l’entre-deux culturel, le chevalier d’Arvieux faisant figure d’agent de passage qui s’emploie à la « traduction » du comportement de l’Autre, en en assurant ainsi la transparence ou, pour employer le terme de François Hartog, le póros24.
25Cette image de l’Autre, construite selon cette perspective duelle de l’agent du roi et de l’être mixte, est doublée, dans l’économie du récit, par une autre, produit d’un regard redoublé, à savoir celui de d’Arvieux scrutant le regard que les Parisiens portent, à leur tour, sur Soliman Aga. Un premier épisode où ce dernier fait l’objet de la pulsion scopique des courtisans est la première audience donnée par M. de Lionne.
La galerie fut bien-tôt remplie de quantité de gens de distinction, que la curiosité avoit attirés à cette ceremonie, qui voyoient ce qui se passoit dans le salon par les portes qui étoient garnies de glaces de Venise. (LA, IV, p. 135)
26Nous avons affaire ici à une image biaisée de l’Autre, entraperçu furtivement à travers les portes du salon, la présence des miroirs nous conduisant à l’interpréter comme une image symboliquement déformée, ce qui sera, d’ailleurs, confirmé par la suite.
27Durant son séjour de quelques mois, Soliman Aga devient une véritable attraction pour les Parisiens :
Il recevoit les visites de quantité de gens des deux sexes, que la curiosité y attiroit de Paris et des environs. On le suivoit à la promenade, on le voyoit manger, prier Dieu ; et il faut avoüer que les Parisiens ont tort de se plaindre quand on les appelle Badauts ; en verité je n’ai jamais tant vû d’actes de Badauderie que je leur en voyois faire. […] La foule des curieux devint à la fin si grande, qu’on fut obligé de mettre des Suisses pour empêcher le désordre. (LA, IV, p. 144-145)
28Un terme qui revient à plusieurs reprises sous la plume de l’auteur est celui de curiosité, curieux. De toute évidence, la foule des Parisiens a la curiosité comme motivation première pour se frayer un chemin afin de mieux considérer l’étranger, aiguillonnée par ses manières inhabituelles, qui érigent Soliman Aga en objet de curiosité25 et de divertissement, eux-mêmes devenant ainsi des badauds. Il est intéressant, en l’occurrence, de voir quelle était la définition de ce terme dans le Dictionnaire de Furetière26.
Badaud, -aude, subst. masc. et fém. Sot, niais, ignorant. C’est un sobriquet injurieux qu’on a donné aux habitans de Paris, à cause qu’ils s’attroupent et s’amusent à voir et à admirer tout ce qui se rencontre en leur chemin, pour peu qu’il leur semble extraordinaire.
29C’est donc toujours une affaire de regard – le regard ébahi des Parisiens à l’affût de tout ce qui est extraordinaire, se déployant sous le regard avisé et moqueur de l’observateur. D’un côté, une sorte de « mauvaise » curiosité, plus mimétique et grégaire qu’authentique, empreinte de frivolité et de superficialité qui fait d’eux comme des « touristes » en leur propre pays ; de l’autre, le regard avisé, éloigné et compréhensif à la fois, du voyageur, qui reste un voyageur, semble-t-il, jusque dans son propre pays.
30Cependant, la confrontation avec le manuscrit Lebaudy fait ressortir des différences bien intéressantes, voire inattendues ; c’est pourquoi nous jugeons à propos de reproduire le passage dans son ensemble :
Les manieres des Turcs leur paroissoient si étranges, que les moins honnestes gens ayant de la peine à supporter tout ce qui n’estoit pas purement françois ou Parisien, faisoient des grimaces, des postures et d’autres actions qui desobligeoient extremement cet Envoyé. Il faisoit apprester les viandes à la Turque. Le goût de l’Envoyé ne s’accommodoit pas avecque la delicatesse de nos Dames. Nos blondins qui les imitoient par complaisance, ne se faisoient pas une affaire de cracher hautement devant eux lors qu’ils voyoient servir les plats, et faisoient encore des éclats de rire pour s’en mocquer, tandis qu’ils prioient Dieu, les traittoient de coquins, d’infames, et de tout ce qu’il pouvoient inventer d’injurieux, croyant qu’ils ne les entendoient pas. Et cela se faisoit méme dans le temps que ces Turcs offroient civilement leurs plats tout entiers aux Dames avant que de les sevir sur leur table, ce qui fit un cruël supplice pour les honnestes gens qui se trouvoient dans ces assemblées.
Quelques-uns des gens de l’Envoyé se firent expliquer les paroles qu’ils oyoient repeter si souvent, et s’en offencerent si fort qu’ils se seroient portez à leur rendre la pareille, si je ne les en avois empechez. Ils le dirent pourtant à Soliman Aga qui s’en plaignit à moy, mais je ne voulus pas porter sa plainte plus loin en attendant ce qui en arriveroit. La foule estoit grande et incomode. On voyoit les gens de qualité (à qui on veut que tout soit permis) marcher sur leurs hardes avecque leurs souliers crottez se mocquant de ces Turcs (quelque chose qu’on peût leur representer) parce que leurs visages et leurs habits, aussi-bien que leurs meubles leur estoient extraordinaires. Le Roy y avoit mis de ses suisses, Mr. de la Gebertie y donnoit bon ordre. Mr. la Fontaine remonstroit aux gens depuis le matin jusqu’au soir. Je ne faisois autre chose aussi, et il auroit falu desobliger tout le monde. C’estoit enfin une importunité et une indiscretion insupportable. (Ms. Lebaudy, fol. 4, p. 194-195)31Une toute première remarque qui s’impose est que le fragment du manuscrit est bien plus développé et plus désobligeant à l’égard des compatriotes. Car, au-delà de la curiosité qui figure dans les deux cas comme le premier moteur de cette affluence des foules parisiennes, ce qui tenait en une seule phrase dans l’édition publiée, prend ici la forme de deux longs paragraphes, le terme badauds n’y figurant plus. Se présentant comme un ajout évident du père Labat, son emploi trahit aussi la visée synthétique de l’éditeur dans cette situation particulière – ce qui fait pendant à son penchant à y ajouter quelquefois sa touche personnelle, les deux procédés relevant des diverses techniques de transposition du témoignage des voyageurs spécifiques de l’activité de réécriture des médiateurs éditoriaux analysées par Grégoire Holtz.
32Et l’on ne saurait ne pas en chercher le motif. Car, malgré la charge ironique et méprisante du terme badauds, la manière de l’éditeur visant à rendre compte de toutes les actions pour le moins surprenantes des Parisiens à travers le syntagme « tant d’actes de Badauderie » s’avère être synthétique et euphémisante à l’extrême. Notre hypothèse est qu’il faudrait ranger cette transformation du texte original dans une rubrique relevant de la théorie de la réception. En effet, un rédacteur ou un éditeur de l’époque est « un capteur des goûts les plus récents27 » qui ne recule pas devant la nécessité de filtrer et de reformuler l’expérience du voyageur. Nous pouvons voir ainsi
[…] à quel point la matière du témoignage est foncièrement malléable, capable d’être réduite comme d’être augmentée en fonction du jugement du rédacteur, c’est-à-dire de son appréciation des critères de ce qui est publiable et des tendances du public contemporain (ms. Lebaudy, fol. 4, p. 194-195).
33Mais, au-delà d’une conscience problématique de l’horizon d’attente du public français du début du xviiie siècle, qui risquait de ne pas être préparé à assimiler une telle image de soi-même, le père Labat semble témoigner, à la différence d’une désolidarisation manifeste de l’auteur du manuscrit, d’une sorte d’identification avec son public potentiel. Nous sommes donc en droit de nous demander si ce détournement de la version manuscrite ne constituerait pas, d’une certaine manière, une stratégie visant à dédouaner « les gens de qualité », au nombre desquels il devait se compter, un regard comme celui du chevalier d’Arvieux étant peut-être encore inassimilable.
34En effet, à lire l’épisode ci-dessus, même le lecteur d’aujourd’hui ne peut s’empêcher de ressentir, tout comme le chevalier d’Arvieux, un profond malaise généré par l’ethnocentrisme outré de ses compatriotes. Car, ce qui pouvait prendre les traits d’un exotisme négatif – engendré par tout ce que ces Turcs ont d’étrange et d’extraordinaire –, s’avère être finalement, par leur « peine à supporter tout ce qui n’estoit pas purement françois ou Parisien », l’expression d’un ethnocentrisme à l’état pur. Nous sommes ainsi en présence d’une paradoxale coexistence de deux attitudes contraires, mais agissant à des paliers différents : la protéophilie se déployant dans l’espace esthétique en tant que fascination devant des êtres porteurs de la saveur de l’inconnu et de la nouveauté, et la protéophobie ressentie dans le cadre de l’espace social comme répulsion par rapport aux mêmes êtres inconnus, inclassables et rejetés comme méprisables.
35La description de d’Arvieux débouche pourtant sur une comparaison axiologique entre les manières des deux échantillons communautaires qui se « rencontrent ». On voit ainsi, d’un côté, « nos blondins » cracher devant eux sans vergogne, rire, se moquer d’eux et les insulter impunément et « les gens de qualité » fouler aux pieds leurs affaires avec désinvolture, et, d’un autre côté, les Turcs qui « offroient civilement » leur table à leurs hôtes. Tout cela ne saurait soulever qu’une seule question : qui sont les « barbares » ? La réponse n’a pas besoin d’être explicitée, les faits décrits étant on ne peut plus parlants. Car nous avons affaire à une image grotesque, répulsive, de ce que nous pourrions appeler l’« Occident des canailles », pendant de cet « Orient des canailles », où, en outre, les gens les moins honnêtes se mêlent aux prétendus gens de qualité, en bouleversant toutes les hiérarchies. Et si les vrais « civilisés » de cette scène, une fois en mesure de saisir la signification du comportement et des paroles de l’Autre, veulent « leur rendre la pareille », c’est bien sur le mode d’une réciprocité négative, à rebours de cette autre réciprocité, supposée par une véritable « rencontre ».
36Et ce n’est même plus d’une « fausse rencontre » que l’on peut parler en l’occurrence, mais plutôt d’une paradoxale « anti-rencontre », où l’Autre est non seulement méconnu ou épié dans les formes, mais humilié ouvertement et sans ménagement. Victimes innocentes sur la scène occidentale, les Turcs font figure de fauves dans leurs cages, qu’on peut harasser à travers les barreaux de leur impuissance.
37Ce tableau de l’altérité bafouée nous donne à voir le chevalier d’Arvieux aussi bien en spectateur écœuré qu’en acteur embarrassé. En tant que tiers observateur, il peut considérer, figé de stupeur, « le cruel supplice des honnêtes gens », en se voyant lui-même sous ces mêmes traits auxquels, implicitement, il s’identifie, importuné au dernier degré, mais comme condamné à subir à son tour cette « indiscretion insupportable ».
38C’est au moment où l’Autre, auquel on fait tort, l’interpelle, que le chevalier d’Arvieux est appelé à devenir participant, malgré lui. Il s’agit d’abord des Turcs offensés qui, sur le point de réagir, en sont empêchés, de justesse dirait-on, par celui qui devient, bon gré mal gré, le médiateur du conflit. Enfin, les choses se compliquent au moment où Soliman Aga « s’en plaignit à moy ». Car, avec cette parole lancée de Toi à Moi, c’est le monde de la relation qui fait irruption inopinément et, pourrait-on suggérer, pas fort à propos. Puisque, en tant qu’acteur dans cette scène, d’Arvieux est censé se rapporter à l’Autre, ainsi qu’aux siens, à plusieurs niveaux, situé quelque part entre affection, compréhension et action. À ce dernier palier, on assiste comme à une suspension de l’action, l’ambiguïté de son comportement hésitant relevant de l’ambiguïté de son propre positionnement en tant que médiateur, bien inconfortable en l’occurrence, étant attaché de manière officielle à l’une des parties. Cependant, cette réaction faible au niveau de la praxis est accompagnée d’une réaction forte au niveau du logos et du pathos : car le traitement « barbare » que ses compatriotes infligent aux Turcs, dont le comportement est irréprochable, est de nature à engendrer non seulement l’indignation, mais tout simplement la honte du chevalier d’Arvieux d’appartenir à cette communauté. D’où une sorte de volonté de s’en départir, de s’en séparer à travers un regard dédaigneux porté sur ses compatriotes, repris également, d’une manière bien atténuée, comme nous l’avons déjà vu, dans la version publiée.
39La deuxième audience accordée par M. de Lionne à Soliman Aga, ayant comme interprète officiel le chevalier d’Arvieux, « à l’exclusion de tout autre », apporte de nouveaux éléments significatifs touchant aussi bien l’image de l’Autre que le rôle et l’attitude du médiateur. Cette fois-ci, les deux interlocuteurs parviennent, grâce à d’Arvieux, à bien s’entendre, du moins au niveau de l’échange purement linguistique.
40Qui plus est, le Turc semble même, du moins aux yeux du médiateur, savoir mieux adapter ses manières et son discours aux circonstances, à la différence de M. de Lionne, qui enfreint, à son insu, des rites d’interaction, voire des principes, que d’Arvieux semble tenir pour « internationaux ». Une première faute interculturelle dont il se rend coupable et que d’Arvieux ne manque pas de condamner – sans que ses remarques préalables aient pu influer sur le déroulement de la cérémonie –, consiste en ce que nous pourrions appeler le mimétisme oriental. En endossant, lui et sa suite, des habits orientaux et en suivant à la lettre la cérémonie de réception de la cour ottomane, M. de Lionne ne fait que singer les Orientaux, ce qui, loin d’être une preuve d’habileté et de savoir-faire diplomatique, apparaît aux yeux de d’Arvieux comme une façon de renoncer à soi pour se mettre à l’école d’autrui, autrement dit de « s’abaisser », de s’incliner devant l’Autre. Car, comme le souligne Sarga Moussa, le vêtement peut déjà être considéré comme « un code de communication28 ». C’est ainsi que, revêtant l’habit oriental, le Français commet, à son insu, une erreur, en transmettant, malgré lui, un message de soumission aux coutumes de l’Autre, que d’Arvieux ne saurait ne pas désapprouver. Déjà soucieux de l’équilibre de l’échange, il se rend compte que faire chez soi comme l’Autre risque de passer pour une démission.
41Par ailleurs, la faute au niveau de la praxis est doublée d’une nouvelle faute au niveau du logos. Car le discours de M. de Lionne, s’étendant longuement sur la gloire du roi de France ainsi que sur l’organisation du gouvernement français, s’avère être bien trop long et, en grande partie, hors de propos. Les réflexions de d’Arvieux sur le sujet introduisent des précisions intéressantes :
S’il m’avoit été permis de dire à M. de Lionne que la plus grande partie de son discours étoit tout à fait hors d’œuvre29, par rapport à l’Envoyé Turc, je n’aurois pas manqué de le faire ; mais je crois que c’étoit une espèce de satisfaction qu’il avait crû devoir donner à ses Collegues, qui s’étaient formalisés de ce qu’il faisait la figure de Grand Vizir. (LA, IV, p. 150)
42On peut déduire, premièrement, que l’adage « traduttore, traditore » ne saurait s’appliquer à d’Arvieux qui, nous laisse-t-il supposer, se contente de rapporter fidèlement les propos des interlocuteurs, sans se permettre d’intervenir aucunement et en ajoutant sa touche personnelle, comme cela s’était produit auparavant avec l’autre interprète. La confiance qu’on lui accorde se trouve être, de par là même, pleinement justifiée. Cependant, l’échange n’en souffre pas moins ; et ce n’est plus le truchement qui en est responsable, mais le discours inapproprié de M. de Lionne, effet et marque de son ignorance de la mentalité et des usages turcs. L’impossibilité pour le truchement d’intervenir témoigne, d’un côté, des limites de sa liberté et de son pouvoir et, de l’autre, de sa lucidité supérieure. Grâce à son acculturation partielle, il est le seul à deviner l’horizon d’attente de l’Autre et à juger de l’adéquation de tel ou tel discours aux circonstances. Mais, en être « transculturé30 », il est également en état de comprendre les ressorts cachés du discours de M. de Lionne, parfaitement légitime dans le contexte français, quelque inadapté qu’il soit au contexte interculturel en question. En sa qualité de truchement, le chevalier d’Arvieux fait preuve d’un regard doublement éloigné et doublement compréhensif. Situé dans l’entre-deux, il a une perspective du dedans des deux univers culturels en présence, tout en étant capable, en l’occurrence, de prendre ses distances affectives, sa double identification avec chacun des points de vue se faisant à un niveau purement cognitif.
43Mais c’est l’audience chez le roi en personne, le 5 décembre 1669, qui va faire basculer aussi bien l’image favorable de l’Autre que la manière de s’y rapporter par la suite31. C’est toujours le chevalier d’Arvieux qui fera fonction d’interprète officiel, étant appelé à « traduire » non seulement les paroles, mais aussi les faits et gestes du Turc, parfois incompréhensibles pour le public français, et à désamorcer, par exemple, le malentendu concernant la remise de la lettre du Grand Seigneur au roi. Le savoir est ainsi, une fois de plus, doublé du savoir-faire du médiateur, qui est même appelé au secours pour décacheter la lettre, étant le seul à connaître la manière orientale de l’ouvrir.
44Ce que d’Arvieux ne manque pas de mettre en évidence, c’est la magnificence extraordinaire déployée par la cour de France tout au long de la cérémonie, allant des vêtements et parures jusqu’aux ornements des salles de réception. Il précise aussi qu’en sortant, Soliman Aga passa « au milieu de la plus brillante Cour, et de la plus nombreuse qu’on pouvoit s’imaginer. […] Tout ce qu’on avoit préparé pour frapper les yeux de l’Ambassadeur, ne les frappa point » (LA, IV, p. 164). Mais l’envoyé turc, manifestement mécontent du résultat de son ambassade – car, bien qu’il eût réussi à remettre sa lettre au roi en mains propres, il avait dû accepter les termes imposés par le roi et renoncer à ses prétentions en matière de protocole –, reste insensible et comme aveugle devant ce spectacle de la grandeur. Ainsi, l’effort des Français, témoignant d’une volonté évidente d’impressionner l’étranger, s’avère vain, se soldant par un échec.
45La réaction de la culture d’accueil, méconnue, voire ignorée ouvertement et comme narguée par l’indifférence ostentatoire de l’hôte, ne saurait être que négative, prenant la forme du ressentiment : « Il est certain que sa mauvaise humeur lui fit faire des gestes et des grimaces que tout le monde remarqua, et qui diminuerent infiniment l’idée que l’on s’étoit faite de sa sagesse et de sa politesse. » (LA, IV, p. 170) En l’absence de la reconnaissance attendue, à travers un effet miroir décevant où l’on ne parvient pas à se retrouver dans le regard admiratif de l’Oriental, on assiste à une réaction générale de protéophobie, où l’Autre, incompréhensible et frustrant, s’avère une source d’inquiétude et d’anxiété. Pour employer les termes de Zygmunt Bauman, Soliman Aga n’est plus tout simplement l’étranger, mais cet inconnu qui refuse de partir, aussi bien que de jouer notre jeu. Si, par complaisance, nous avons fait comme lui – à preuve, la cérémonie orientale mise en place par M. de Lionne « déguisé » en grand vizir –, pourquoi n’en fait-il pas de même et ne se plie-t-il pas à nos règles et attentes ? Ce désir de réciprocité frustré ne saurait engendrer autre chose que le rejet.
46Il est d’autant plus intéressant d’observer, en l’occurrence, le changement d’attitude de celui qui était censé garder un tant soit peu son objectivité de départ en vertu d’une connaissance et d’une compréhension poussées de l’Autre : « Il [Soliman Aga] avoit pourtant grand tort […] Mais les Turcs déguisés qui étoient à Paris, qui le voyoient assiduëment […] le portoient à se persuader qu’il pouvoit prendre des airs de hauteur […] » (LA, IV, p. 170-171). La condamnation se dirige dans un premier temps vers des tiers inconnus et, par là, facilement blâmables. Qui plus est, ces « Turcs déguisés » sont des êtres incertains, ambigus aussi bien physiquement que moralement, tout être déguisé pouvant être perçu comme un faussaire, et, partant, comme un traître potentiel, un faux conseiller capable de nuire par ses mauvais avis.
47Enclin de prime abord à l’excuser quelque peu, d’Arvieux ne l’est plus guère au moment où il se sent personnellement offensé, voire menacé, par les mauvaises manières de Soliman Aga : « Les discours de ces sortes de gens furent cause qu’il oublia ce qu’il avoit promis tant de fois, et à moi en particulier, ce qui me faisoit tort. » (LA, IV, p. 171) Pour l’observateur devenu acteur dans un nouveau contexte, les enjeux du rapport à l’Autre ne sont plus les mêmes, le chevalier étant désormais tenu de soutenir sa propre image aux yeux du public français et, partant, aux yeux du roi. Soutenir la cause du Turc n’est donc plus d’actualité, bien au contraire le temps est aux preuves de fidélité et de dévouement envers son souverain. Aussi, le chevalier d’Arvieux va-t-il suggérer au roi de l’envoyer lui dire son fait.
48Le nouvel entretien avec Soliman Aga connaît un déroulement très différent, « en présence de ses gens », ce qui, d’emblée, lui confère un caractère bien plus formel. En outre, l’envoyé « affecte » de se lever, ce qui marque un retour au domaine des apparences et de l’apparat, en ne l’invitant plus à s’asseoir à ses côtés. En termes de proxémie, cette distance spatiale est doublée de la distance affective qui s’installe entre les deux interlocuteurs, dont le dialogue est marqué, des deux côtés, par la froideur.
49Les répliques de l’Oriental sont maintenant sévèrement évaluées : « Ses réponses qui me parurent trop fieres, et ses raisonnements hors de saison, m’échaufferent […] » (LA, IV, p. 172). Sans plus garder la tête froide et l’objectivité de mise, le chevalier d’Arvieux profère lui-même des paroles âpres, voire désobligeantes, qui se transforment en une longue harangue faite au nom de Sa Majesté :
Il vous a reçû d’une maniere toute extraordinaire, et au lieu de recevoir cette faveur avec le profond respect que vous deviez, vous avez perdu par votre imprudence le peu d’estime qu’on avoit conçûë de vous, lorsque vous avez témoigné du mecontentement de ce que le Roi ne se levoit pas, et que hochant la tête vous vous êtes retiré, en témoignant par vos discours peu réglés votre mecontentement très-mal fondé. (LA, IV, p. 173-174)
50Le ton en est hautain, autoritaire, voire méprisant, mais présenté et justifié par l’auteur à travers la manière d’agir « fièrement » et « brusquement » de Soliman Aga.
51De surcroît, il en vient lui-même à contester la qualité d’ambassadeur de son interlocuteur, alors que peu de temps avant il n’en faisait pas si grand cas, ce qui trahit l’inconséquence de son attitude. En outre, il va l’accuser de manquer de sincérité dans ses discours et de faire preuve de « très-peu de politesse dans ses manieres d’agir », ce qui contraste fortement, à son avis, avec les bontés imméritées qu’on a eues envers lui « parce que la civilité est ordinaire et comme naturelle à la Nation Françoise » (LA, IV, p. 177). Le débat tournant autour de la grandeur des deux monarques, chacun s’emploie à qui mieux mieux à faire ressortir celle de son souverain. Lorsque, enfin, le sujet sensible de la religion est abordé, d’Arvieux en vient à s’en prendre aux « absurdités qui fourmillent dans leur Loi » (LA, IV, p. 179). À ce moment-là, le discours du « médiateur » devient franchement ethnocentrique et islamophobe, regorgeant de stéréotypes grossiers, rarement présents d’ailleurs sous la plume de d’Arvieux. Sur sa lancée, il va passer aux menaces, promettant à l’envoyé le même traitement violent que celui réservé en Turquie aux chrétiens rouspéteurs, ce qui amène Soliman Aga à adopter un ton radouci. Enfin, se considérant mal payé des faveurs qu’il lui aurait prodiguées, en encourant par là la disgrâce de son maître, d’Arvieux lui fait savoir qu’il devra désormais se débrouiller seul comme bon lui semble.
52Le contraste entre les deux discours et attitudes envers l’Autre est patent. Comment l’expliquer ? D’où vient que l’appréciation positive des débuts soit remplacée par son contraire – « il étoit entêté et ne démordoit pas de ce qu’il avoit une fois résolu, et faisoit pour l’ordinaire tout le contraire de ce qu’il promettoit » (LA, IV, p. 200) ? Il est donc légitime de se demander qui a changé, l’observé ou l’observateur.
53Ce que l’on peut aisément constater, c’est que l’observateur est progressivement devenu participant, voyant finalement son propre intérêt affecté. Et, bien qu’il comprenne encore la position et les arguments de l’Autre, il n’a plus la disponibilité de l’entendre vraiment. Si, sur le plan épistémologique, rien d’important ne s’est produit, les axes axiologique et praxéologique témoignent d’une modification des rapports. Et nous serions tentés d’y voir une première modification au niveau du plan praxéologique qui entraîne à sa suite une dégradation de l’image de l’Autre au niveau axiologique.
54La volte-face commence au moment même où la cour entière, et le roi en premier lieu, manifestent leur mécontentement à l’égard du comportement du Turc. Si la virulence de d’Arvieux va croissant, cela ne l’empêche pas d’être le fruit d’une solidarité assumée envers les siens, d’une prise de position manifeste qui, peu à peu, lui fait quitter l’entre-deux du médiateur. Ce changement d’attitude se traduit également dans son discours qui se fait partisan, ses propos allant même jusqu’à devenir nettement désobligeants. C’est le moment où, en parlant au nom de son roi et de la grandeur française, « l’interprète s’est mué en ambassadeur et, ce faisant, a clairement avoué qu’il abandonnait sa neutralité. Il choisit son camp et révèle l’existence de relations de pouvoir dans l’expérience de la rencontre32 ». À supposer que la neutralité du truchement puisse jamais être véritable, elle éclate en effet sous la pression des liens qui l’unissent à un maître, d’autant plus qu’il y va de son propre intérêt.
55Durant ce dernier entretien, nous n’avons plus affaire à l’égalité du face-à-face, mais déjà à un rapport hiérarchique officiel, qui est, à la fois, un rapport de forces. À travers le ton menaçant, on fait sentir au plus faible sa faiblesse, en prenant en quelque sorte sa revanche sur son propre terrain. La résistance de l’Autre n’est plus ressentie comme un appel de son visage qui engage au dialogue et à l’effort de compréhension, mais plutôt comme un défi qui appelle à la conquête, à la soumission de l’Autre, sous peine d’être refusé et rejeté. Preuve en est que, à cette occasion, d’Arvieux a recours à une stratégie anthropophagique propre à l’attitude assimilationniste envers l’Autre, en lui enjoignant de mettre de l’ordre dans sa conduite, afin d’éviter de possibles désagréments. En lui faisant savoir qu’« étant en France il devoit se conformer aux usages du Païs, comme on obligeoit les Ministres de France à se conformer à ceux de Constantinople » (LA, IV, p. 181), le « médiateur » tente de réduire l’écart entre lui et « nous » (celui de sa propre communauté) et de niveler ses aspérités « autres ».
56Le risque encouru par celui qui refuse de se plier aux règles du jeu est, comme nous le voyons, un refus réciproque, se traduisant par l’attitude contraire, à savoir le différentialisme, caractérisé par une reconnaissance de la différence de l’Autre, une différence que l’on ne saurait ignorer, mais qui est pensée en termes d’infériorité. C’est ce qui explique, d’ailleurs, la dégradation de l’image de l’Autre sur le plan axiologique, la valorisation initiale de sa personne, ainsi que de ses compatriotes, se réduisant à une représentation réductrice et stéréotypée, dépourvue des nuances et subtilités d’approche auxquelles le chevalier d’Arvieux nous avait habitués. Cela étant, l’explication que le confident de Soliman Aga fournit à d’Arvieux afin de rendre compte de l’humeur sombre de l’envoyé, à savoir son avarice inassouvie, est de nature à pleinement satisfaire le Français, content de pouvoir se rapporter au lieu commun du Turc avare.
57Réduit au triste choix du ou bien… ou bien…, l’envoyé turc tombe gravement malade, au point que d’Arvieux, bien avisé des suites fâcheuses que la mort de celui-ci pourrait avoir au niveau diplomatique, commence vraiment à s’inquiéter de son sort et fait tout son possible pour apaiser son chagrin – car c’était, semble-t-il, une maladie de l’âme. Au-delà de ses pressions pour être renvoyé dans son pays, le chagrin le plus grand de Soliman Aga semble être la nouvelle interdiction des visites de ses compatriotes, la plupart d’entre eux étant des Turcs établis en France. C’est ainsi que, au niveau symbolique, la maladie du Turc pourrait être interprétée comme une démission du corps et de l’âme face aux agressions du milieu étranger, extérieur, hostile, comme une corruption par l’altérité en l’absence du contact avec ses semblables. Rassuré cependant par l’attitude conciliante de d’Arvieux, le malade reprend des forces et, malgré ses plaintes réitérées, finira par se montrer « charmé » par les divertissements français et s’embarquera avec la réponse du roi au Grand Seigneur en compagnie du nouvel ambassadeur français à Constantinople, M. de Nointel.
58À la suite de cette étude de cas, nous pouvons constater la difficulté d’une saisie véritable de l’altérité de l’Autre, sans parti pris, qui puisse échapper à ce que Vladimir Jankélévitch appellerait « l’ogrerie de l’ego33 ». Le plus souvent, le rapport intéressé à l’Autre détermine une perception et, partant, une image de celui-ci en accord avec l’usage qu’on en fait. Le chevalier d’Arvieux aurait, dans ce sens, un illustre devancier au xvie siècle, Guillaume Postel34. Son souci d’impartialité, voire sa bienveillance singulière à l’époque envers les Turcs n’est pas non plus, comme l’a bien montré Frédéric Tinguely, sans arrière-pensée, son but étant la réalisation de son projet utopique de concorde universelle.
Loin de se poser en toute innocence sur les différentes caractéristiques de la société ottomane, le regard du voyageur revêt clairement une dimension intéressée. […] En ce sens, l’« objectivité » de Postel est d’abord et surtout la poursuite d’un objectif, son discours étant « orienté vers une praxis35 ».
59Cette impossible objectivité, nous l’avons remarquée également chez le chevalier d’Arvieux, du moins dans la situation que nous venons d’analyser. C’est ainsi que la construction de l’image de l’Autre dépend du dynamisme de la relation que l’on entretient avec lui et des rapports mouvants et parfois réversibles qui se déploient sur les trois axes que nous avons pris en compte. Ainsi l’axiologique est-il informé non seulement par l’épistémique, mais aussi par le praxéologique, par une façon particulière et temporellement déterminée de se rapporter à l’Autre auquel on réagit en permanence.
60L’image de l’Autre, soumise aux variations de la relation, est donc en perpétuelle évolution, pouvant se dégrader en une série de stéréotypes. Le fait de revêtir une fonction officielle peut entraîner une prise de position allant de pair avec un point de vue partisan, où ce n’est plus la personne, mais le personnage, le rôle qu’il joue qui est pris en compte. Si ce passage de la sympathie manifeste à une antipathie tout aussi évidente semble paradoxal, il est des cas où, comme nous l’avons bien vu, il se produit, et où la compréhension initiale n’empêche pas sa dégradation et sa métamorphose en dédain, voire en rejet, ce qui prouve la difficulté d’acquérir et de maintenir une perspective véritablement neutre sur l’Autre. Autrement dit, pour employer les termes des philosophes de l’altérité, seul le face-à-face, frêle et évanescent, lieu de la rencontre et de l’échange, permet une saisie de l’altérité de l’Autre, qui est surgissement du visage, à tout moment sur le point de basculer et de déchoir en visage ethnique. Du visage à l’usage, l’image de l’Autre se dégrade, en l’occurrence, en stéréotypes, selon un dynamisme propre à une relation dévoilant les rapports inextricables qui relient savoir et pouvoir.
Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet N. Doiron, L’art de voyager, ouvr. cité.
2 Voici quel était son état d’esprit à la fin de son séjour à Smyrne, la toute première ville où il réside : « Je passay quatre ans et demy à Smirne, sans aucun regret d’avoir quitté ma Patrie et sans aucune démangeaison d’y retourner […] » (ms. Lebaudy, fol. 3, p. 67).
3 S. Moussa, La relation orientale, ouvr. cité, p. 75.
4 Madame de La Fayette, La princesse de Clèves, Paris, EDDL, 1996, p. 80.
5 Pour plus de détails, voir R. Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982 et Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978.
6 Cette situation n’est d’ailleurs pas si singulière au xviie siècle. Dans son livre Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au xviie siècle (ouvr. cité), S. Requemora-Gros souligne également, dans le chapitre « La boucle du retour : le voyageur étranger chez lui », le fait que « quand le voyageur revient de son voyage, après s’être confronté à l’altérité de l’Autre et à la sienne propre, il éprouve le paradoxe d’être traité lui-même comme un étranger par ses pairs. » (p. 659)
7 N. Doiron, L’art de voyager, ouvr. cité, p. 154.
8 « Je n’étois pas encore fait aux manieres de la Cour, et prenant tout cela pour argent comptant, je comptais que ma fortune étoit faite, et je me repentois de n’être pas plutôt venu à la Cour, mais j’appris depuis que j’étois bien loin de mon compte. » (LA, IV, p. 96-97) À remarquer aussi, le jeu de mots sur la polysémie des termes compter, compte, qui souligne, de manière (auto)ironique, l’écart entre le paraître et l’être, entre le rêve et la réalité.
9 Car, comme dirait G. Bachelard, « on ne change pas de place, on change de nature » (La poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 1957, p. 188).
10 Et, comme le remarque à son tour S. Requemora-Gros, « Si le voyageur devient étranger chez lui et a perdu son identité passée, il se doit d’en acquérir une nouvelle en assumant l’altérité que les autres lui confèrent » (Voguer vers la modernité, ouvr. cité, p. 666).
11 Ms. Lebaudy, fol. 4, p. 143.
12 À en croire M. Maffesoli, il y aurait même une véritable science à savoir tirer parti de la rencontre de l’Autre, un « art de se mélanger » qu’il désigne par le terme de « miscébilité » (Le voyage ou la conquête des mondes, Paris, Dervy, 2003, p. 21).
13 S. Requemora-Gros met aussi en évidence cet engouement des Français dans son sous-chapitre intitulé « Turqueries » : « L’Empire Ottoman est à la mode : le chevalier d’Arvieux donne des conférences à Saint-Germain, Lulli compose dès 1660 un ballet turc pour Louis XIV, des soieries, des tapisseries, des épices, de la canne à sucre, du coton, des agrumes arrivent en France par l’intermédiaire de la Compagnie du Levant, on boit du café, on crée partout des orangeries […] La grande vogue pour l’Orient qui va durer en France les siècles suivants naît au xviie siècle. » (Voguer vers la modernité, ouvr. cité, p. 292)
14 P. Martino, L’Orient dans la littérature française au xviie et au xviiie siècle
, Paris, Hachette, 1906, p. 227-228.15 F. Affergan, Exotisme et altérité, ouvr. cité, p. 8.
16 Nous en avons déjà brièvement esquissé le contexte politique et diplomatique dans la première partie de cet ouvrage.
17 Hugues de Lionne (1611-1671), marquis de Fresnes, seigneur de Berny, est un diplomate français du règne de Louis XIV. Il est nommé secrétaire d’État aux Affaires étrangères en 1663, poste qu’il conservera jusqu’à sa mort en 1671.
18 Interprète.
19 M.-C. Gomez-Géraud, « La figure de l’interprète dans quelques récits de voyage à la Renaissance », dans J. Céard et J.-C. Margolin (dir.), Voyager à la Renaissance, ouvr. cité, p. 333.
20 S. Moussa, La relation orientale, ouvr. cité, p. 80.
21 Jardinier du sérail du Grand Seigneur.
22 Nous précisons toutefois que dans le manuscrit Lebaudy le développement est plus réduit et plus neutre.
23 Pour rendre compte de la complexité de la question de la découverte de l’Autre, Tzvetan Todorov propose de prendre en considération au moins trois axes à même de faire ressortir des facettes différentes de l’expérience de l’altérité, à savoir les plans axiologique, praxéologique et épistémologique. Le plan axiologique suppose un jugement de valeur porté sur l’Autre, que j’aime ou que je n’aime pas, que je juge être bon ou mauvais, mon égal ou mon inférieur. Le plan praxéologique implique une action de rapprochement ou d’éloignement par rapport à l’Autre, dont soit j’embrasse les valeurs, en m’identifiant à lui – le propre de l’assimilé –, soit je tente de l’assimiler à moi, en lui faisant accepter mes propres valeurs – le propre de l’assimilationniste –, le troisième terme possible étant la neutralité, voire l’indifférence. Enfin, le plan épistémologique suppose une gradation très nuancée, pouvant aller de la connaissance très poussée de l’Autre jusqu’à l’ignorance la plus totale. Malgré les affinités et les relations étroites reliant ces trois plans, Todorov précise que l’« on ne peut donc les réduire l’un à l’autre, ni prévoir l’un à partir de l’autre. […] La connaissance n’implique pas l’amour, ni l’inverse ; et aucun des deux n’implique, ni n’est impliqué par l’identification avec l’autre. Conquérir, aimer et connaître sont des comportements autonomes et, en quelque sorte, élémentaires » (T. Todorov, La conquête de l’Amérique, ouvr. cité, p. 191). Cela suppose donc une multitude de configurations possibles selon le positionnement du sujet face à l’Autre sur chacun des trois axes, mais aussi en fonction de l’évolution de ce rapport sur chacun des plans, de grands changements pouvant s’opérer à chaque niveau à travers le temps dans l’esprit d’un seul et même individu.
24 Póros, signifiant en grec « passage », s’oppose, dans la terminologie de F. Hartog, à l’aporie, qui désigne l’inaccessibilité de l’Autre, d’abord spatiale, mais aussi et surtout culturelle. C’est le voyageur, dont le propre est de « traduire » l’altérité de l’Autre, qui « est celui qui permet de passer d’une appellation à l’autre : il est le póros et le garant de ce passage » (Le miroir d’Hérodote, ouvr. cité, p. 259).
25 Le public parisien avait, semble-t-il, manifesté une curiosité aussi vive à l’égard d’un autre envoyé turc en 1640, comme le note C. D. Rouillard : « in the intervening issue of August 18th, the Gazette does record the stir caused in Paris by the presence of the Turk and his suite, interesting proof of a very considerable public curiosity concerning a representative of the Orient in mid-seventeenth century » (The Turk in French History, ouvr. cité, p. 157).
26 A. Furetière, Dictionnaire universel, ouvr. cité.
27 G. Holtz, L’ombre de l’auteur, ouvr. cité, p. 319.
28 S. Moussa, La relation orientale, ouvr. cité, p. 79.
29 Ce qui, dans le manuscrit, correspond à « que la pluspart de cette harangue estoit en quelque maniere inutile […] » (ms. Lebaudy, fol. 4, p. 199. Ces termes beaucoup plus crus trahissent encore mieux le désaveu, pourtant impuissant, du truchement par rapport aux faits et dires de son supérieur.
30 Le terme de « transculturation » est repris à T. Torodov (L’homme dépaysé, ouvr. cité) et suppose la coexistence de deux codes culturels dans un même individu, résultat d’une acculturation atypique, ce qui, selon l’auteur, le place dans une position privilégiée.
31 Un long passage des Mémoires, dont nous avons sélectionné quelques extraits, décrit le déroulement de la réception proprement dite de Soliman Aga par Louis XIV, ainsi que les conséquences « funestes » du comportement de l’envoyé. C’est toujours dans ce passage que d’Arvieux relate la querelle autour du mot elchi, traduit en français par ambassadeur. La question était, en effet, de savoir si Soliman Aga était réellement un ambassadeur ou un simple envoyé, pour le recevoir en conséquence. Selon d’Arvieux, toutes ces disputes sont plutôt inutiles, étant donné l’équivalence de ces deux notions chez les Turcs, le même terme recouvrant les deux significations, logique propre à une culture que d’Arvieux connaît et que, d’ailleurs, il approuve. On se décidera fin
alement en faveur d’un compromis entre les deux types de réceptions officielles.32 M.-C. Gomez-Géraud, Écrire le voyage au xvie siècle en France, ouvr. cité, p. 328.
33 V. Jankélévitch, Le paradoxe de la morale, Paris, Seuil, 1981, p. 130.
34 Sur la figure impressionnante de Guillaume Postel, voir aussi, entre autres, F. Lestringant, Écrire le monde à la Renaissance. Quinze études sur Rabelais, Postel, Bodin et la littérature géographique, Caen, Paradigme, 1993.
35 F. Tinguely, L’écriture du Levant à la Renaissance, ouvr. cité, p. 214.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
« Un Franc parmy les Arabes »
Parcours oriental et découverte de l’autre chez le chevalier d’Arvieux
Vanezia Parlea
2015
Les Hiéroglyphes de Champollion
Philologie et conquête du monde
Markus Messling Kaja Antonowicz (trad.)
2015
L’Orient des écrivains et des savants à l’épreuve de la Grande Guerre
Autour d’Une enquête aux pays du Levant de Maurice Barrès
Jessica Desclaux (dir.)
2019
Genre et orientalisme
Récits de voyage au féminin en langue française (XIXe-XXe siècles)
Natascha Ueckmann Kaja Antonowicz (trad.)
2020