Annexe
La Puce, projet de canevas de Carlo Gozzi, à partir de la Pulce de Giambattista Basile1.
p. 187-190
Texte intégral
1Le roi Tartaglia, mordu par une puce, l’attrapa et voulut l’écraser entre ses ongles. Elle était si grosse et si bien constituée qu’il s’en éprit. Il la nourrit de son propre sang, et elle grandit jour après jour jusqu’à atteindre la taille d’un bœuf. Le roi Tartaglia, par caprice, la fit égorger et dépecer. Ayant fait sécher la peau, il publia cette annonce : celui qui devinerait à quel animal appartenait cette peau pourrait épouser sa fille. On exposa la peau, et arrivèrent de tous les pays du monde des personnes qui voulaient l’identifier. L’un disait que c’était celle d’un loup-garou, un autre celle d’un lynx, un autre encore celle d’un crocodile, etc., personne ne devinait. Pour finir arriva un ogre très horrible, épouvantable, qui aurait fait peur à l’homme le plus courageux du monde. Il tourna et retourna la peau, la renifla et la re-renifla, et cria enfin que c’était la peau de la généralissime des puces. Le roi, voyant que l’ogre avait deviné, appela sa fille, qui était très belle, afin de tenir sa royale parole ; il lui dit que cela lui déplaisait fort, mais que rien ne pouvait changer la parole d’un monarque, et qu’elle devait s’en aller avec son ogre d’époux. La jeune fille pâlit, se lamenta amèrement et fit des reproches à son père (voir ses lamentations à la page 67)2. Le roi, d’abord avec douceur, puis avec énergie, la traita de péronnelle et l’obligea à prendre l’ogre pour époux, et à partir. La jeune fille épouvantée, pour obéir à son père, toute tremblante et retournée, donna sa main à l’ogre qui la conduisit dans un bois désert, impraticable, au milieu duquel se trouvait sa demeure, très bizarre et remplie des crânes des hommes qu’il avait dévorés. Épouvantée, la jeune épousée resta cloîtrée dans ce logis. L’ogre allait à la chasse et rapportait des morceaux d’hommes tués par lui, et il les jetait devant sa femme en lui disant qu’elle ne pouvait pas se lamenter d’être si bien traitée, avec abondance de nourriture, et qu’elle devait l’aimer, qu’il ne la laisserait manquer de rien. Son épouse tourna la tête, horrifiée. L’ogre la traita d’ingrate, en disant qu’il jetait la confiture aux cochons. Il dit qu’il allait chasser le cochon sauvage et qu’il offrirait un banquet en invitant sa parentèle afin qu’elle puisse se réjouir. Et il partit. La jeune épouse se mit à pleurer toutes les larmes de son corps. Par hasard, une petite vieille affamée vint à passer et lui demanda à manger. L’épouse de l’ogre lui révéla de qui elle était fille, ce qu’il lui était arrivé et quels dégoûtants repas on lui offrait. La vieille, apitoyée, la rassura, elle lui dit qu’elle avait sept fils extraordinaires appelés Maso, Nardo, Micco, Petrullo, Ascadeo, Cola et Cecco. « Maso, chaque fois qu’il met une oreille contre terre, peut entendre ce qui se passe à trente milles de là ; Nardo fait naître un lac de savon quand il crache ; Cola, quand il jette un bout de fer, fait apparaître un champ de rasoirs affilés ; Micco, s’il fait tomber une goutte d’eau par terre, fait naître un grand fleuve ; Petrullo en jetant un bout de bois peut faire pousser une forêt profonde et impénétrable ; Ascadeo fait surgir une tour rien qu’en lançant une flèche ; et Ceccone, tirant à l’arbalète, vise si bien, qu’il peut crever l’œil d’une poule à six milles de distance ». La petite vieille promit de la tirer des griffes de l’ogre avec ses sept fils. Elle revint le lendemain matin avec ses fils, réveilla la jeune fille et ils partirent vers la ville. Ils avaient parcouru un demi mille, quand Maso mit l’oreille à terre, et cria : « L’ogre est revenu chez lui et ne trouvant plus son épouse, enragé, il s’est mis à notre poursuite ». Nardo cracha et fit naître un lac de savon. L’ogre trouva ce lac et il le traversa tant bien que mal grâce à un sac de son qu’il répandit sous ses pieds pour ne pas glisser. Maso mit derechef l’oreille sur le sol et cria : « L’ogre a passé le lac de savon et il arrive ». Cola alors jette un bout de ferraille et voilà qu’apparaît un champ de rasoirs affilés. L’ogre revêtit une armure et passa. Maso écouta et cria : « L’ogre arrive en volant ». Mico jette un bout de bois et alors surgit un bois épais impénétrable. L’ogre tailla les arbres avec un cimeterre et se fraya un chemin. Maso écouta de nouveau et cria : « Voilà l’ogre, voilà l’ogre ». Petrullo, ayant pris une goutte d’eau à une source, la lance à terre et un grand fleuve coupe la route. L’ogre se déshabilla et gagna l’autre rive à la nage. Maso écouta et cria : « L’ogre a pris ses jambes à son cou, il galope, c’est la fin pour nous ». Ascadeo lance une flèche, faisant naître une tour sans porte et ils se réfugient tous à l’intérieur. L’ogre, saisissant une grande échelle, voulut grimper sur la tour. Alors Ceccone prend une arbalète et aveugle l’ogre qui tombe. Ils sortent de la tour et lui coupent la tête, puis ils courent, joyeux, à la ville, auprès du roi. Et l’on fit de grandes fêtes au cours desquelles les sept frères furent récompensés, et la vieille aussi, et la jeune fille fut remariée.
Notes de bas de page
1 Manuscrit original conservé à la Biblioteca Marciana de Venise, Carlo Gozzi : frammenti di teatro, Fondo Gozzi, 10. 14, f. 33r/v.
2 « La Puce » est le cinquième récit de la première journée du Cunto de li cunte, overo lo trattenemiento de li peccerille, de Giambattista Basile, voir supra, introduction, p. 21. La version résumée de Gozzi est en italien, elle conserve les mêmes personnages, avec les mêmes noms et caractéristiques, et suit le déroulement du conte original en le dépouillant des métaphores et autres figures que Basile emploie avec bonheur. Gozzi cite probablement à partir de la première traduction en italien publiée en 1754, dont le titre était Il Conto de’ Conti, trattenimento a’ fanciulli, trasportato dalla napoletana all’italiana favella, Naples, Cristoforo Migliaccio, 1754, rééditée en 1769 et 1784.
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L’Oiseau vert
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