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Acte V

p. 177-185


Texte intégral

1Jardin délicieux. Fontaine avec une vasque d’un côté, de l’autre un piédestal supportant un grand plat. Au milieu une table ; sur le devant, des sièges herbeux disposés en cercles.

Scène première

2Tartaglia, Barbarina, Renzo, Pompea, Tartagliona, Pantalon, Brighella, tous assis en cercle sur les sièges herbeux, Truffaldin, Sméraldine, debout.

Tartagliona, bas à Brighella.
Poète, je me suis calmée car tu le voulais.

Brighella, bas à Tartagliona.
Attention, mes pronostics disent ceci

Si le roi de Barbarina devient l’époux,

Toutes les misères l’assailliront d’un coup ;

S’il ne l’épouse pas, l’astrologue Briguelle

Et toutes ses tripes finiront dans la poêle.

Renzo, à Pompea
Mon doux cœur, enfin nous voici satisfaits.

Qui aurait dit que la plume d’un oiseau vert

Aurait tant de pouvoir ?

Pompea, à Renzo.
Pour moi, je dois tout

À votre amour. Et désormais je serai

Votre épouse fidèle, humble et aimante.

Sméraldine, à Truffaldin.
M’aimeras-tu maintenant ?

Truffaldin
Ah, ma mignonne,

Je déborde d’idées et de tendresse,

Comme si aujourd’hui était le premier jour

Où tu m’as passé la corde au cou.

3Il lui baise la main.

Tartaglia
Par Bacchus, Barbarina, vous m’avez convié

Pour entendre des dialogues d’amour

Et de tendresse, et pour me faire damner.

Tout le monde se réjouit et le roi reste

Le bec dans l’eau. Ma mère est satisfaite

D’être bientôt grand-mère, et je ne vois pas

Pourquoi vous retirez sans cesse votre main

Et refusez d’entrer dans le lit d’un monarque.

Ne me faites pas devenir chèvre et me cabrer,

Ou je sauterai la barrière des égards.

Barbarina
Mon roi, ne vous méprenez pas. Ma retenue

Vient d’une cause obscure, qui menace ces noces.

Le moment est venu de dénouer les secrets

Sibyllins qui m’oppressent. Je suis moi-même

Très curieuse de savoir comment va finir

Cette tragédie grecque. Truffaldin,

Sméraldine, vite apportez-moi séant

La bouteille de l’eau d’or merveilleuse,

Qui joue de la musique et qui danse,

L’Oiseau vert qui parle et la pomme musicale.

Si le destin le veut, je vous appartiendrai.

4Truffaldin et Sméraldine sortent.

Tartaglia
Donc mon mariage dépendrait d’une pomme,

D’un peu d’eau et d’un petit oiseau ?

Sur mon honneur, voilà qui est ridicule.

Pantalon, à part. Moi, j’ai la gorge nouée, je ne peux pas parler ; si quelqu’un voulait peindre mon for intérieur, il n’aurait qu’à peindre la passe du Bisatto1 pendant une bourrasque.

5Truffaldin et Sméraldine reviennent avec l’eau, la pomme et l’Oiseau vert.

Barbarina
Mettez-là l’Oiseau ; et ici cette pomme.

Versez l’eau dans cette belle vasque.

6Sméraldine posera l’Oiseau sur la table, et la pomme dans le grand plat sur le piédestal. Truffaldin, avec quelques lazzis, versera l’eau dans la vasque. Une fois l’eau versée, on entendra le son léger d’instruments de musique, et l’eau se mettra à danser. Les instruments se feront entendre plus fort, et l’eau, toujours dansant, formera une fontaine. Le concert d’instruments sera majestueux.

Tartaglia, Barbarina, Renzo, Pompea, Tartagliona, Pantalon, Brighella, Truffaldin, Sméraldine.
Splendide, bravo, bravo, très réussi !

Barbarina. Elle fait signe à l’eau de se taire, et l’eau arrête sa musique.
Eau adoucit tes sons, et accompagne

Le chant de la pomme. À la pomme. Et toi, commence.

La pomme. En récitatif, accompagnée par l’eau.
Tremblez, vous qui, longuement entêtés,

Êtes restés dans l’erreur, sourds aux remords.

À présent, du ciel la colère se déchaîne

Contre les impies obstinés, et ce ciel

Rend la félicité à tous ceux qu’à tort

On opprima, et qui lui furent fidèles.

7L’eau joue l’air suivant, et la pomme chante

Que s’ouvre ici la tombe

Où, pure et innocente,

Une douce colombe

A enduré, dolente,

Une si longue peine.

Juste colère des cieux,

La foudre donc, brandis,

Exauce tous nos vœux,

Puis notre roi réjouis :

Redonne-lui sa reine.

8L’eau et la pomme s’arrêtent.

Tous, comme précédemment.
Splendide, bravo, bravo, très réussi !

Tartaglia
Attendez un peu, ne criez donc pas tant.

Il faut ici un peu interpréter.

« Tremblez, vous qui, longuement entêtés,

Êtes restés dans l’erreur, sourds aux remords ».

Barbarina, vous êtes obstinée comme un âne,

En ne me voulant pas pour époux.

Donc, tremblez : la pomme est très claire.

Tartagliona, bas à Brighella.
Poète, gardons l’espoir.

Brighella, bas à Tartagliona.
Oui, mais…

S’il ne l’épouse pas, l’astrologue Briguelle

Et toutes ses tripes finiront dans la poêle.

Tartaglia
Juste colère des cieux,

La foudre donc, brandis,

Exauce tous nos vœux,

Puis notre roi réjouis :

Redonne-lui sa reine.

Allons, votre main. N’attendons pas la foudre.

Vous devez me réjouir, la pomme l’a dit.

Barbarina
Avant cela, messire, laissez parler l’Oiseau.

Tartaglia, en colère.
Je n’écoute pas les boniments d’un oiseau.

Donnez-moi cette main. Je la prends.

l’Oiseau vert
Arrête, écoute-moi, élargis tes pupilles :

Épousant Barbarine, tu épouses ta fille.

Tartaglia
Comment, ma fille ? Cet oiseau est fou.

l’Oiseau vert
Non, je ne suis pas fou. Prête-moi attention.

Voici la vérité, accepte la leçon.

Barbarine et Renzo sont les enfants jumeaux

Que Pantalon jeta tout bébés dans les eaux.

Ta Ninette est en vie, par mes soins rassasiée ;

Sortie de son trou noir, la voilà libérée.

Tartagliona, à Brighella.

Hélas, nous sommes perdus, astrologue Briguelle...

Brighella
Et mes tripes rôtissent au fond de la poêle.

Dernière scène

9Ninette, et les mêmes.

Ninette
Qui donc m’a libérée de mon trou noir

Pour revoir encore une fois les étoiles ?

Tartaglia
Qui vois-je ? Qui vois-je ? Ma chère épouse !

Elle me semble bien un peu racornie,

Mais qu’importe, je suis un bon mari

Et je veux faire ici ce qu’il convient.

Mes enfants… Ninette… enfants… quoi ? Hein ?

Vous n’êtes donc pas deux petits chiots, vraiment ?

Il faut ici que je m’évanouisse.

10Il s’évanouit.

Pantalon. Ah, je l’avais dit, je les avais bien enveloppés dans de la bonne toile cirée, ces poupons.

l’Oiseau vert
Mes maîtres, que personne ne bouge d’ici.

Il faut que j’en finisse avecque la magie.

Tartagliona, rejoins les crapauds dans leur bain.

Sacrons le poète, qui espéra en vain.

Tartagliona
Poète, à l’aide, je me change en tortue.

11Elle se change en tortue.

Brighella
Ma chère âme, moi je me change en âne.

12Il se change en âne.

Tartagliona
Mon fils tu es vengé. Vis avec ta Ninette,

Je vais dans les marais, rejoindre les reinettes.

13Elle sort lentement.

Tartaglia
Par le sang de Bacchus, ma mère, la reine,

Changée en tortue, et qui s’en va ainsi.

Brighella
Et moi, nouveau rossignol, soir et matin,

Je chanterai, sous le bâton, dans un moulin.

14Il sort en lançant des ruades.

l’Oiseau vert
Attention mes seigneurs, voici le dernier coup,

Pour le délassement et le plaisir de tous.

Je suis roi de Terre d’Ombre en oiseau changé,

Comme vous le savez, par l’Ogre ensorcelé.

Maintenant tout est dit, c’est la fin de ma peine,

J’embrasse Barbarine et la prends pour ma reine.

Vous tous réfléchissez : moins de philosophie,

Si vous ne la mariez avec la fantaisie.

Tous ceux qui goûteront de nos fables les fruits,

Dirons : les erreurs sont bonne philosophie.

15Il se transforme en roi.

16Embrassades réciproques de Tartaglia et Ninette, de Renzo et Pompea, du roi de Terre d’Ombre et Barbarina, de Tartaglia et de ses enfants, de Truffaldin, Sméraldine, Pantalon etc.

17Envoi

Barbarina
Au généreux Calmon,

On refera un nez,

Si par vos petits dons

Moyen nous en donnez.

Peut-être ce récit

N’a pu vous contenter.

Mais nous vous l’avons dit,

Applaudir vous devez.

Notes de bas de page

1 Un lieu de pêche de la lagune vénitienne, au nord-est de Murano, dont parle aussi Cappello précédemment, lorsqu’il se définit comme « pêcheur d’anguilles ». Bisatto signifie anguille.

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