Acte IV
p. 149-175
Texte intégral
1Salle dans le palais des jumeaux.
Statue de femme, richement vêtue, dont on voit à demi les jambes, les mains, les bras, le visage, la tête et la poitrine de marbre, placée sur un piédestal de façon pittoresque et bien agencée.
Scène première
2Renzo et Pompea, statue.
Renzo
Ici, dans ce lieu, ô statue bien-aimée,
Je te sauve de la rigueur des nuages,
De la froideur des brumes et des neiges,
Des brûlures du soleil. Ces riches habits
Dont j’ai recouvert tes membres si parfaits
Sont l’effet de ma cruelle jalousie,
Pour que d’autres, en regardant tes beautés
Ne puissent éprouver le même bonheur que moi.
Écoute mes plaintes. Ah, tu as comblé
Ma vue de plaisir ; fais que ta belle bouche,
Comme Calmon l’a promis, fasse passer
De doux sons de mon oreille à mon cœur,
Pour réconforter mon âme. Dis-moi,
Divine beauté, aimes-tu mon amour ?
Pompea
Enfant, change de discours. Il réveille en moi
Le son des louanges de mille adulateurs,
De mignons couverts de rubans, de parfums,
Dorés dans leur aspect et, à l’intérieur,
Tombeaux de vices et d’ignorance, et cause
Du tourment que tu vois.
Renzo
Ô voix si chère,
Que tu fais de bien à ce cœur ! Mais dis-moi :
Tu n’es point sortie d’un ciseau ingénieux,
Tu fus une femme ? Quelle force magique
Put ainsi te changer ? Qui priva de sens
Ce corps si délectable, lumière du monde,
Qui éteint en tes yeux le rayon divin,
Qui ôta de tes joues les roses de la vie ?
Pompea
Jeune homme, change donc de discours. Ô dieux,
Ce sont les accents scélérats des flatteurs,
À cause de qui je fus trop vaine et fière,
Hautaine jusqu’à m’idolâtrer moi-même.
Ah, pourquoi, poussée par des esprits frivoles,
Des soupirs idiots, des louanges sans fin,
Ai-je oublié le ciel et honni les sages !
Le gel qui or me punit ne serait pas
Passé dans mes veines et dans mes chairs,
En m’ôtant soudain le mouvement, les sens,
La couleur, le souffle et la vue ! Ah, si
La prison qui m’enclot était moins aride,
Je pourrais enfin épancher ma souffrance.
D’une voix pleurante.
Hélas, le secours des larmes, signes de joie
Autant que de douleur, ardemment désiré,
Mais en vain, à ces yeux a été refusé.
Renzo
Hélas ! Tu me fais mourir. Sois certaine
Du moins que ma douleur égale ton malheur,
Peut-être le dépasse. Je peux, tu vois,
Répandre les pleurs refusés à tes yeux.
Puissé-je partager ce pleur que tu désires
Et que je verse, tu l’as dit, sans bénéfice,
Pour le rendre commun comme est notre angoisse.
Ne m’appelle pas adulateur. Point ne le suis,
Ô statue adorée. Mais toi, dis-moi :
Qui t’a donné la vie, quel est ton nom, ta patrie ?
Pompea
Mon nom est Pompea, je suis de sang illustre,
L’Italie fut la source de ma vie.
Les murs de ma ville natale s’élèvent
Où règne une volupté immodérée,
Où l’on méprise la sagesse des cheveux blancs,
Où les livres enseignent frivolité et corruption,
Plus qu’une solide vertu. (Pleurant). Cette vie
Que tu vois, que je ne puis appeler vie,
Est tout ensemble vie, mort, tombeau, enfer.
Renzo, désespéré.
Calmon me l’a dit : « Ton mal sera plus grand
Si la pierre peut parler. » Dis-moi, Pompea :
Si tu étais de chair et qu’un nœud conjugal
Pouvait unir nos destinées, m’aimerais-tu ?
Pompea, avec un soupir.
Ô dieux, oui, je t’aimerais ! Pleurant. Hélas, cruel,
Au moins n’éveille pas chez une malheureuse
Un vain espoir qui doublera ses angoisses.
Renzo
Tu m’aimes ? Ah, mot qui à la fois réjouit
Et lacère mon cœur ! Devrai-je souffrir
Que les adorables membres de qui m’aime
Soient pris dans un marbre si dur ? Ah, non, non,
Cherchons cet Oiseau qui seul peut libérer
Celle qui m’aime de cet envoûtement.
Pompea
Tu promis aussi, je le sais, d’être heureux
En entendant ma voix, et tu ne l’es pas.
Généreux enfant, laisse-moi affronter
Seule mon destin, le châtiment de mes erreurs.
N’expose pas ta vie à ce grand danger.
Renzo
Je serais sans cœur si je t’obéissais.
Il se prépare à partir.
Scène ii
3Truffaldin, en habit de voyage, avec un fouet de postillon, et Renzo.
Truffaldin. Faisant claquer son fouet, énergiquement, et criant : allons, allons ; il dit que tout est prêt ; qu’il n’y a plus de temps à perdre ; qu’il faut arrêter de fleureter avec des pierres, etc. Renzo. Il demande ce qu’il se passe, où il va, ce qu’il fait ? etc. Truffaldin. Comment, il ne sait pas tous les grands événements qui sont arrivés ? Renzo. Il ne sait rien. Truffaldin. Le roi Tartaglia a envoyé Pantalon, son royal négociateur, pour conclure son mariage avec Barbarina, sa sœur, en demandant en dot la pomme qui chante et l’eau qui danse. Il dit que Barbarina a l’esprit partagé entre l’amour qu’elle porte à l’Oiseau vert, et l’ambition de devenir reine ; qu’elle a fait une très belle scène de délire, où elle ressemblait à un navire pris dans une tempête, etc. ; que le négociateur royal avait parlé avec mépris de l’amour de l’Oiseau vert, comparé à celui du roi ; que finalement il semblait que l’âme de Barbarina penchait plutôt vers la monarchie, quand, hasard inattendu, voilà qu’était apparue la vieille reine Tartagliona, avec son poète et chevalier servant, et, s’étant plantée là, les mains sur les hanches, elle avait dit ces mots :
« Qu’elle perde tout espoir de devenir ma bru
Celle qui, dans sa dot, l’Oiseau vert n’aura plus ».
Qu’ayant dit cela, elle était partie bras dessous, bras dessus avec son poète, lequel récitait une églogue célébrant l’appétit, etc. Que Barbarina était entrée en fureur, et avait chassé Pantalon, en le poussant dans les escaliers ; qu’elle avait crié à travers tout le palais, comme une possédée, qu’on lui apporte l’Oiseau vert ; qu’elle s’était effondrée sur un fauteuil en pleine crise d’hystérie, lançant des coups de pieds et grimaçant à faire peur. Quatre femmes la tiennent, elles ont délacé son corset, elles ont brûlé sous son nez deux recueils de poésies. Que lui, il était parti, par compassion et discrétion ; que le diable bénéfique qui pousse par derrière en soufflant et qui d’autres fois avait aidé le roi Tartaglia et lui-même, est arrivé1 ; que la colline de l’Ogre où habite l’Oiseau vert, n’est qu’à trois mille milles ; que tout est prêt, que les choses risquent de durer, qu’il faut consoler la pauvre Barbarina, et donc aller chercher l’Oiseau, etc. À part, ses plaisanteries à propos de ces folies.
Renzo
Oui, Truffaldin, j’étais déjà résolu
À commencer cette quête. Mais voici
La servante, ton épouse, qui arrive.
Scène iii
4Sméraldine, et les mêmes.
Sméraldine
À l’aide, à l’aide !
Renzo
Sméraldine il suffit. Je vais chercher l’Oiseau.
J’ai tout entendu : je veux savoir de qui
Je suis le fils. Je veux libérer celle que j’aime
De sa prison de pierre et contenter ma sœur.
Dis-lui de regarder souvent le poignard,
Que tant qu’il brillera son frère sera en vie,
Mais si du sang le couvre, c’est que mort le prend.
Adieu. Il sort.
Truffaldin. Si du sang le couvre, c’est que mort le prend. Adieu. Il l’embrasse et part en faisant claquer son fouet.
Sméraldine
Oh, que de fous en ce monde ! Que de pièges
Dans cette vie que nous désirons tant !
Scène iv
5Sméraldine, Barbarina, et Pompea.
Barbarina
Servante, où est mon frère ?
Sméraldine
Parti, n’ayez crainte.
Il est allé attraper l’Oiseau, et vous dit
D’observer le poignard. S’il pisse le sang
C’est qu’il est fichu.
Barbarina
Les dieux soient remerciés.
Pompea
Folle, arrête ton frère, ou il est mort.
Sméraldine
Au secours, cette statue a parlé. Scène de peur.
Barbarina
Quoi d’étonnant ? Moi j’y suis habituée.
Mort, mon frère ? Elle tire le poignard qui resplendit.
Que dis-tu ? Folle, tais-toi.
Le poignard est propre, mon frère est vivant.
Pompea
Imprudente orgueilleuse, donc tu attends,
Aveuglée par ta vanité, que sanglant
Soit ce poignard, pour ensuite te plaindre
Vainement du malheur de ceux que tu aimes ?
Sméraldine, tremblante.
La statue a raison, vous êtes folle.
Barbarina
Donc je devrai souffrir de ne pas savoir
Qui sont nos parents ? Et je devrai souffrir
Les reproches d’autrui ? Je ne serai pas digne,
N’ayant pas l’Oiseau vert, d’être la reine ?
Pompea
Barbarina, personne plus que moi
Ne désire que l’on prenne l’Oiseau vert ;
Mais vouloir le prendre est une action fatale.
J’aime ton frère. Et toi, qui es sa sœur,
Tu devrais l’aimer plus encor. Regarde-moi.
C’est la vanité qui m’a réduite ainsi.
Tu dois craindre que ciel ne s’irrite ;
Ne souhaite pas devenir l’épouse du roi,
Exècre au contraire ces noces. Je me tais.
Arrête ton frère, ou tu le pleureras en vain.
Barbarina
La voix de cette statue glace mon cœur ;
Elle me fait trembler. J’éprouve pour mon frère
Un grand effroi… grande est aussi mon envie
D’avoir cet oiseau funeste… tout m’accable.
Ah, sauvons mon frère ; ensuite je comblerai
Peut-être mon autre désir. Servante, suis-moi.
Dirigeons-nous vers la colline de l’Ogre. Elle sort
Sméraldine
C’est pourtant vrai. Quand on aime quelqu’un
On ne peut l’abandonner. Et bien qu’elle soit
Folle à lier, je la suivrai sur la colline.
Par amour-propre, peut-être, mais patience…
Scène v
Salle royale.
Pantalon. Mais elle m’a jeté dans les escaliers, cette chipie endiablée ? Je crois que c’est la première fois que l’ambassadeur d’un monarque, qui va traiter le mariage d’un roi avec une inconnue venue d’on ne sait où, en ne demandant en dot qu’une carafe d’eau et une pomme, est jeté en bas des escaliers comme une savate. Et pourtant… toutes ces bizarreries… de l’eau, des pommes, des oiseaux verts qui empêchent un mariage de cette nature, il y a là des choses, des choses qui me parlent. Ma conscience ressent un certain remords à s’occuper de ce mariage… mais non, je ne sais rien. Ces deux poupons que j’ai balancés, bien enveloppés, dans le canal… non, non, je ne sais rien. On devine dans cette jeune fille les formes évidentes d’une orange… En fait, je ne peux pas parler parce que je tiens à ma peau ; mais j’ai des remords. On dit que ce sont les enfants de Truffaldin et Sméraldine : mais imaginez un peu, un père et une mère ne traitent pas leurs enfants de cette manière, et puis ces palais, ces merveilles, ces richesses démesurées, on ne les fait pas comme ça, en deux coups de cuiller à pot. Palsambleu, je vais aller poser deux ou trois questions, avec tact, à Sméraldine et Truffaldin ; et si je peux trouver des secrets, et que la chose soit comme je le pense, tant pis pour ma peau, je déballe tout. Parce que si on fait un mariage entre un père et sa fille, c’est un coup à vous faire des tragédies à se crever les yeux comme Œdipe, à se pendre au croc d’un boucher comme un chapon gras. Il sort.
Scène vi
6Tartaglia et Tartagliona.
Tartaglia fuit devant sa mère.
Tartagliona
Mon fils, ne me fuis pas.
Tartaglia
Madame ma mère,
De mon cœur je vous ai chassée, vous m’insupportez,
Allez vous faire enterrer, il est grand temps.
Tartagliona, écumant de rage.
Oh, maudit enfant, petite fripouille,
Scélérat, cette fois, je n’en peux plus.
Je ne veux pas que tu épouses une femme
Inconnue. Je ne veux pas d’une bru bâtarde
Ni être la grand-mère de rejetons infamants.
Tartaglia
Je ne vois pas moi de bâtards ou de bâtarde ;
Vous ne voulez pas être grand-mère, c’est tout.
Par le sang du grand cornu, je suis le roi,
J’épouserai qui bon me semble et me plaît ;
Et vous, épousez le diable, et bon vent.
Tartagliona
Ah, bandit, ah, vaurien. J’ai tout compris.
Je vais t’obliger à rembourser ma dot,
Et te coller un intérêt de six pour cent,
Et je t’enlèverai jusqu’à ta chemise.
Tartaglia
Je vois, je vois, faites donc. Voilà les conseils
De cette canaille de poète qui veut
Vous extorquer un petit testament.
Et vous croyez que c’est pour vous qu’il brame,
Vieille sans jugeote. Je ne vous crains pas.
Je lancerai sur vous tant d’interdits,
Et tant et tant de chefs d’accusation,
Et j’aurai des avocats si valeureux
Qu’ils vous feront crever sur votre banc.
Et votre pauvre poétaillon pouilleux
Je l’enverrai à coups de pied au derrière
Écrire des chansonnettes pour les régates.
Tartagliona
Bien, on verra de nous deux qui gagnera.
Dans une demi-heure, je t’assigne
Et t’oblige à payer la caution de ton trône,
Et de toutes les dents de tes mâchoires.
On verra si tu ne me respectes pas.
Ah, je n’aurais jamais dû me marier :
Voilà ce qu’on gagne à faire des enfants.
Elle pleure.
Tartaglia
Allez, vous pouvez prendre Montagne Ronde,
Et me réduire au rang de roi déchu.
Les larmes des crocodiles ne me touchent pas.
Scène vii
7Pantalon, et les mêmes.
Pantalon, avec précipitation. Majesté, Majesté, grandes nouvelles, grandes nouvelles. Réconciliez-vous avec madame votre mère ; les dissensions domestiques sont superflues : il n’est plus temps. J’arrive du palais des deux inconnus ; ils n’y sont plus. Les serviteurs de la maison sont tous vêtus de deuil, ils pleurent, ils ne répondent pas : tout respire l’horreur, la mort, le catafalque, la sépulture. Ils sont allés nourrir les vers de terre. Il faut se résigner ; c’est un tribut que nous devons tous payer.
Tartaglia, désespéré.
Vous êtes contente ? Ô Jupiter,
Mercure, Saturne, ô ciel ennemi !
Je vais aller m’embrocher par le nombril.
Il sort en délirant.
Pantalon. Embroché par le nombril ! Ah, ça, sauf si Pantalon devient manchot, on ne verra pas un tel spectacle, croyez-moi. Il sort en courant.
Tartagliona
La chose va comme il faut. Ô grand poète !
Ainsi je devrais être à l’abri des menaces.
Scène viii
8Brighella et Tartagliona.
Brighella. Ils sont tous à la colline de l’Ogre, Majesté de mon cœur. Ils ne devraient plus revenir à la maison.
Tartagliona
C’est ce qui arrivera, c’est certain.
Le roi mon fils va s’embrocher par le nombril.
Il me faut avouer, en rougissant,
Que de toi, poète insigne, je suis amoureuse.
Brighella
Faveurs que le ciel n’élargit qu’à certains2.
Sinon, Majesté, permettez-moi de vous dire une chose, qui ne porte pas à conséquence. C’est un geste de pure prudence. Faites tout de suite votre testament.
Tartagliona
Ne me parle jamais de testament.
Tu me troubles avec tes tristes présages.
Aime-moi, écris. Voilà ton seul devoir.
Elle sort.
Brighella. Rien à faire, elle ne veut pas entendre parler de testament. Il est vrai que les jumeaux devraient rester sur la colline de l’Ogre, où, je le sais, le diable, jouant avec les insatiables passions humaines, souffle tant qu’il peut par derrière. Pourtant les augures me répondent de façon un petit peu obscure, et je prévois déjà que, même si les choses se passent bien, le pauvre poète obtiendra toujours la même réponse :
« Aime-moi, et écris. Voilà ton seul devoir ».
Que le ciel me protège d’un contrat purement honorifique !
Scène ix
9Colline de l’Ogre avec, dans le fond, un palais. Devant la porte, l’Oiseau vert, sur une perche, la patte attachée par une petite chaîne. Quelques statues éparses sur la colline. Par terre, une feuille pliée.
10Renzo, Truffaldin, Oiseau vert
Renzo
Nous ne pouvions pas arriver plus vite.
Truffaldin. Il dit qu’il a lui aussi dans sa jeunesse éprouvé les vertus du diable souffleur.
Renzo
Voici sans doute la colline de l’Ogre.
Je vois là-bas l’oiseau que nous recherchons.
Et je ne vois aucun danger. Truffaldin,
Vite, regarde aux alentours si tu vois
Bêtes féroces, dragons, orques ou serpents.
Truffaldin. Il regarde autour de lui et dit qu’il ne voit pas la plus petite fourmi : que toutefois on ne voyait rien pour la pomme et l’eau, et qu’après les choses s’étaient gâtées ; qu’il lui conseille d’appeler tout de suite Calmon, la statue, à son secours.
Renzo
Non, je ne veux pas l’appeler au secours,
Cela n’est digne que d’un enfant timide
Ou d’un faible vieillard qui a perdu la tête.
J’ai envers lui bien trop d’obligations.
De tout ce qu’il m’a demandé en échange
De son aide, tu le sais, je n’ai rien fait.
Je n’en ai cure, mais si je l’appelle,
Il va m’asséner une longue cantilène
De reproches marmoréens et graves,
Il voudra me sermonner et me corriger.
Quel ennui de ne pouvoir avoir de bienfait
Sans être soumis à de sempiternelles
Requêtes de faveurs, et d’obligations,
Tracas insupportables et inutiles.
Prends l’Oiseau vert, et apporte-le moi,
Une chaîne l’attache, tu en viendras à bout.
Truffaldin dit que les requêtes de Calmon n’étaient pourtant pas grand-chose : une petite restauration du nez ; qu’il n’est pas convaincu de pouvoir approcher l’Oiseau vert sans appeler au secours ; que ses arguments sont un peu idiots ; que lui, quand il le fallait, il a toujours demandé de l’aide ; et qu’à peine il avait été secouru, il s’est toujours moqué de son bienfaiteur, comme s’il n’existait pas ; que, le besoin se faisant à nouveau sentir, il demandait toujours de l’aide franchement et sans le moindre remords, et que, pour ce qui est des reproches, en cas de besoin, il les avait toujours écoutés la tête basse, les yeux pleins de larmes, affichant une apparente contrition, et qu’il donnait toujours raison à celui qui le sermonnait ; que, quand il avait obtenu le service, il redevenait celui d’avant, etc. Qu’il se vante d’avoir étudié la philosophie moderne, mais qu’il n’a même pas entrevu les couvertures des livres ; que la vraie philosophie moderne, c’est de savoir connaître le monde, et de suivre son dessein, à tort ou à bon droit.
Renzo, menaçant de le corriger.
Allons, scélérat, va chercher l’Oiseau vert.
Truffaldin dit qu’il a une âme forte, remplie de savoir, capable de supporter aussi des coups de pied au derrière, philosophiquement, pour ne pas courir de danger, et que si Renzo n’appelle pas Calmon il n’ira pas, etc.
Renzo
Mais pourquoi est-ce que je l’écoute.
Mes affaires n’admettent pas de retard. Allons.
11Il se dirige vers l’Oiseau.
Truffaldin lui dit d’y aller. Mais il verra que l’Ogre va sortir, ou quelque autre chose bizarre, et qu’il va pleuvoir des malheurs, etc. Renzo arrive près de l’Oiseau et se prépare à le détacher.
l’Oiseau vert
Où cours-tu malheureux ? Fou sans cœur, que fais-tu ?
Tu vas payer bientôt ton courage têtu.
Renzo
Oh, dieux, qu’est-ce que je sens… Quelle douleur me saisit…
Pardon, Calmon… Ah, je ne mérite pas ton pardon !
12Il se change en statue.
Truffaldin. Scène d’épouvante. Il court partout sur la scène. Il ne voit pas de danger. Il voit Renzo pétrifié, il est devenu blanc ; ses considérations comiques. Il dit que s’il pouvait avoir cet Oiseau, il se ficherait du malheur de son maître. Il irait à Venise, monter une baraque sur la Place, etc. Il s’approche prudemment de l’Oiseau pour le prendre ; il s’approche.
l’Oiseau vert
Vaurien, te voici donc. Tout remords est spécieux.
Le ciel sait corriger un caractère vicieux.
Truffaldin
Aïe, mon Dieu, quelle souffrance et quelle angoisse !
Méchant ne veux plus être ; je me repens,
Mais hélas, trop tard, il faut lâcher les vents3.
13Il se change en statue.
Scène x
14Barbarina et Sméraldine.
Barbarina
Je crois, amie, que cette heureuse brise,
Qui si vite en ces lieux nous a conduites,
Est un prodige favorable à mon frère.
Sméraldine
Oui, et ce fut aussi un vrai prodige
Que nous y arrivions sans nous rompre le cou.
Barbarina
Pourtant je ne vois pas ici mon frère.
Cette colline est connue. N’est-ce pas celle
De l’Oiseau vert. Ah, Sméraldine, sais-tu,
Je ne voudrais pas que mon frère par ma faute
Ait péri. Mon cœur bat dans ma poitrine.
Sméraldine
Allez, n’ayez pas peur. Nous sommes arrivées
Très vite. Et peut-être que votre frère
N’aura pas eu, lui, si bon vent en poupe.
Barbarina
Non, Sméraldine, je sens une cruelle
Agitation, un repentir, un remords atroce.
Ciel, je voudrais tirer le poignard, et voir
S’il brille toujours ou se couvre de sang.
Mais ma main tremble tant, présageant le pire,
Que je ne puis le faire.
Sméraldine
Allez, courage.
Vous étiez résolue, vous voilà bien lâche.
Barbarina
Ah, mon amie, la conscience souillée…
Mais tu as raison. Je dois avec courage
Affronter le verdict qui me donnera la mort,
Si je suis la cause du mal.
Elle tire le poignard qui est couvert de sang.
Ô ciel… Mère…
Mon frère est mort, et c’est moi qui l’ai tué.
Elle lâche le poignard et s’évanouit.
Sméraldine
Malheureuse que je suis ! Malheureux fils !
Malheureuse fille et malheureux mari !
15Elle la soutient.
Barbarina
Laisse-moi, Sméraldine, je ne mérite
Le secours de personne. Car plus que tout
Je mérite ta haine. Pauvre femme !
Toi qui me sauvas, par pitié, de la mort,
Qui m’élevas, me parlas, avec des mots
Tout simples, de l’amour, de la crainte,
Du devoir humain, de toi je me moquai,
Et croyant les livres faux et imbéciles,
Je me suis habituée à mépriser
Cette raison que le ciel nous a donnée
Pour modérer les passions humaines.
Je la rendis impie, inutile, me livrant
Au tourbillon insatiable de mes désirs.
Je devins leur esclave. Je connais maintenant,
Mais trop tard, mes erreurs. En moi, mon amie,
La raison n’est pas éteinte, et ce malheur,
Comme il arrive aux impies, m’ouvre les yeux.
Je me vois comme un objet répugnant.
La vanité aux yeux de tous m’a rendue
Ridicule, et infernale aux yeux du ciel.
La raison qui pour les sages est sérénité
N’est plus pour moi qu’un infini tourment.
Elle pleure.
Sméraldine, pleurant.
Barbarina, ma chérie… Je regrette.
Mon cœur se brise… Je ne voudrais pas
Que votre douleur vous oppresse autant…
Mon cœur souffre de n’être qu’une ignorante,
Et de ne pouvoir vous aider avec des mots.
Tout est amour-propre, ma fille ; vous pleurez
La mort de votre frère par amour-propre.
Barbarina
Tu as raison de te moquer. Je dois tout souffrir.
16Elle lui prend la main.
Mon amie, que me serait chère la pauvreté
De cette vie qu’auprès de toi je menais,
Que me seraient chers mes vêtements troués,
Mes pieds nus et mes cheveux non coiffés,
Boire avec toi au ruisseau, manger quelques baies,
Et ne pas éprouver, entourée d’ors et d’aises,
Tant de haine pour moi, et le remords d’avoir tué mon frère.
Ah, les dieux ne peuvent-ils avoir pitié
D’une femme inique, scélérate ? Je suis désespérée.
17Elle pleure.
Scène xi
18Obscurité, éclairs, etc.
19Calmon, et les mêmes.
Calmon
Avec toi, toucheront le fond du désespoir
Tous ceux qui choisissent pour maîtres à penser
Ceux qui, prétendant éveiller les esprits,
Refusent de mettre leur espoir dans le ciel.
Sméraldine
Pauvre de moi, voici une autre statue.
Barbarina
Calmon, si je suis encor digne de pitié,
Si je peux sauver mon frère, aide-moi.
Sméraldine
Elle est bien familière avec les statues !
Calmon
Ton frère a péri, et je l’avais prédit.
La vie tu peux lui rendre, mais au prix de la tienne.
Je te conseille d’étouffer ton angoisse,
D’accepter le malheur de ton frère et de partir.
Tu n’es pas la seule cause de son malheur.
Lui aussi fut orgueilleux, ingrat, imbécile.
Dans le cas présent, Calmon ne peut te donner
Que des conseils. Ta réticence à les suivre,
Rendra vain ce que je peux t’enseigner, et tu mourras.
Barbarina
Non, Calmon. Puissent ces larmes t’émouvoir ;
Je désire la mort, si elle rend la vie
À mon frère, perdu par ma seule faute.
Sméraldine
Et moi, à mon mari, tout voleur qu’il était…
Calmon
Lève-toi, écoute. Vois-tu sur ce mont
L’Oiseau vert ? Hors de cet endroit, il ne peut
Nuire à personne et il t’aime. Là où il est,
Il est à tous fatal. De cet Oiseau dépend
La vie de ton frère, du mari de ta suivante,
Et de tant d’autres malheureux infortunés.
En lui se trouve le secret de ta naissance.
Il peut être la source de ton bonheur,
Il peut rendre heureux la Cour, le royaume,
Défaire, d’un seul coup, tant d’obscurs maléfices,
Et punir les méchants, si tu peux l’attraper.
Sous ces plumes se trouve le fils d’un roi,
Ensorcelé. Écoute-moi et prends bien note.
Qui veut le prendre, doit de lui s’approcher
Suivant une mesure précise. Le ciel ainsi a décidé :
Sept pas, un pied, quatre onces, un doigt, un point.
Là doit s’arrêter qui affronte l’épreuve,
Sans passer d’un cheveu cette mesure.
Arrivée à ce point, difficile à trouver,
Tu dois promptement lui parler la première,
Et dire les antiques vers qui sont écrits,
Sur ce papier posé là devant toi.
Il montre la feuille qui est par terre.
Si l’Oiseau parle le premier, tu mourras.
Tu mourras aussi si tu parles avant le point,
Ou au-delà. Tu vois combien cela est difficile.
Si tu meurs, je ne pourrai plus t’aider.
Renoncer ou combattre, tout est entre tes mains.
Mais si tu vaincs, toi, souviens-toi de moi.
Ne fais pas comme ton frère, cet ingrat.
Seul le ciel peut maintenant t’aider. Moi, je t’abandonne.
20Obscurité, etc. Il disparaît.
Scène xii
21Sméraldine, Barbarina, Renzo, Truffaldin, Cappello, Cigolotti, et l’Oiseau vert.
Sméraldine
Diable, qui peut être
Assez fou pour se lancer dans l’entreprise ?
Sept pas, un pied, quatre onces, un doigt, un point :
Là doit s’arrêter qui affronte l’épreuve,
Sans passer d’un cheveu cette mesure ;
Et parler avant l’Oiseau vert, ou il est cuit ?
Mort aussi celui qui parlerait avant le point,
Ou bien après ? Barbarina, restons veuves
Et partons.
Barbarina
Non, Sméraldine, moi, je vais
Affronter cette épreuve.
Elle ramasse la feuille.
Sméraldine, la retenant.
Non, chère fille !
Barbarina, se libérant.
Laisse-moi, j’y suis tout à fait résolue.
Que le ciel dirige et mes pas et ma vue.
22Barbarina se dirige vers l’Oiseau vert ; elle s’arrête de temps en temps, en montrant qu’elle prend bien les mesures indiquées, et en calculant ses pas, avançant toujours, en ouvrant la feuille de papier.
Sméraldine, agitée.
Ma pauvre fille ! Ah, elle va périr, c’est sûr.
Doucement, Barbarina… Il manque un pas…
Et les quatre onces… et le doigt… et le point…
Le point, le point, il ne manque que le point !
Vite, parlez, il est temps. Oh, ciel, quelle fatigue !
Barbarina, lisant la feuille de papier.
« Bel Oiseau vert, dont les ailes sont d’or,
Regarde-moi : voici ta bien-aimée
Qui par monts et par vaux a cheminé
Pour te délivrer, ô mon cher trésor ».
l’Oiseau vert
Ô chère, chère enfant, mon épouse et mon bien,
Je suis ton esclave. Quel doux contentement !
Prends-moi donc et partons, le bon vent nous attend.
Car tout notre désir est accompli, enfin.
23Barbarina le saisit prestement.
Sméraldine, battant des mains.
Oh, quel bonheur ! Bravo, bravo, bravo !
Barbarina
Bel Oiseau vert, viens au secours de mon frère.
l’Oiseau vert
De mon aile gauche, une plume prendras,
Les statues toucheras, et ton frère vivra.
Barbarina. Elle prend la plume, touche Cigolotti, statue, qui se transforme.
Cigolotti, flegmatique, tire sa tabatière et prend une prise.
Qui le vieux chemin laisse pour la nouveauté
Très souvent pour finir se retrouve trompé.
Je croyais attraper cet oiseau, et installer une baraque sur la Place pour gagner des sous, et j’avais presque réussi, pauvre de moi. Ma foi, mieux vaut s’en remettre aux histoires anciennes d’Octavien du Lion, de Bovo d’Antona, du roi Pépin et de Drusiane la belle4. Il sort.
Barbarina. Avec la plume, elle touche Cappello, statue, qui se transforme.
Cappello, criant. Pauvre Cappello. Si on ne me libérait pas, je n’aurais jamais plus soupé. Je suis pêcheur d’anguilles, messieurs dames, et j’étais amoureux de la baie du Moranzani5, messieurs dames, et cette baie du Moranzani, messieurs dames, elle était folle de jalousie à cause de sept chiens de taureaux, messieurs dames…
Barbarina. Elle touche Truffaldin, qui se transforme.
Truffaldin. Ses gesticulations pour dégourdir ses membres, ses serments d’abandonner les maximes philosophiques modernes, et d’être à l’avenir un galant homme. Il embrasse sa femme, etc.
Barbarina. Elle touche Renzo, qui se transforme.
Renzo
Ma chère sœur, qui donc me rend la vie ?
Barbarina, en l’embrassant.
Quelqu’un qui, à l’avenir, sera moins folle et vaniteuse.
Sméraldine
Je reste stupéfaite. Voilà le monde nouveau6.
l’Oiseau vert
Mes enfants, partons, heureux, vers notre destin
Car si l’Ogre revient, je ne réponds de rien.
24On précise que les personnages de Cappello et de Cigolotti peuvent être échangés, ad libitum, avec d’autres personnages connus que l’on veut caricaturer.
Notes de bas de page
1 Allusion à L’Amour des trois oranges, où, à la fin de l’acte II, Tartaglia et Truffaldin entraient à vive allure, poursuivis par un diable avec un soufflet qui les poussait à courir. Gozzi caricaturait ainsi le théâtre de Pietro Chiari, où les changements de lieux étaient fréquents.
2 Il s’agit d’un vers de Pétrarque, Canzoniere, CCXIII.
3 En vénitien, proverbe grossier allusif au pet que l’on ne peut plus retenir.
4 Cigolotti cite les héros épiques des Reali di Francia et du Guerin Meschino d’Andrea de Barberino, qui faisaient partie du répertoire des bateleurs. Il figure aussi dans le prologue du Roi cerf (1762), imitant « celui qui racontait des histoires et des romans aux promeneurs de la place Saint-Marc de Venise ». Voir supra, n. 19. Cigolotti avait défendu les prostituées que le Sénat avait fait expulser. Il est cité dans Philarète Charles, Études sur l’Espagne et sur les influences de la littérature espagnole en France et en Italie, Paris, Amyot, 1847.
5 La baie du Moranzini était un endroit pittoresque des rives du fleuve Brenta, sur la Terre ferme vénitienne, autour de Padoue, lieu de prestigieuses villégiatures. Les « chiens de taureaux » sont une allusion à un divertissement populaire vénitien, carnavalesque, au cours duquel on lançait des chiens contre des taureaux dans une arène.
6 Le « Mondo nuovo » était un divertissement de rue, qui présentait aux curieux, dans une baraque de foire, des images du monde projetées par une lanterne magique. Gian Domenico Tiepolo en témoigne dans une fresque de la Ca’ Rezzonico à Venise, où l’on voit les passants de dos, absorbés par la vision du mirage cosmopolite que leur vante un bateleur.
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L’Oiseau vert
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