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Acte III

p. 109-148


Texte intégral

1Salle royale.

Scène première

2Brighella et Tartagliona.

Brighella
Ô toi source ridée et d’amour et de mort,

Ta contemplatïon anéantit mon corps.

Tartagliona
Dis-moi, poète, vois-tu ce palais

Qui resplendit majestueusement

Et dépasse en beauté ma royale demeure,

Comment a-t-il pu naître en une seule nuit ?

Brighella
Reine si chère à mon cœur, je sais tout ;

Mais un fatal destin rend, sur ce point,

Ma langue esclave des dieux suprêmes.

Tartagliona
Pour autant que mes charmes ont du pouvoir sur toi,

Dis-moi au moins qui sont les habitants ?

Brighella
Beaux yeux de perle, regards bigleux,

Je sais tout, mais ne puis vous le dire.

Je dirai seulement que de ce palais

Les habitants sont venus pour la ruine

De ces lèvres blafardes, de ces sourcils

Rares et neigeux, et pour feu ces beaux seins.

Tartagliona
Ah, cesse, cesse de parler par énigmes !

Espère tout de moi ; mais, par le ciel, dis-moi

Comment je peux ruiner qui veut ma ruine.

Je n’ai confiance qu’en toi.

Brighella
Majesté, délices de mes fureurs poétiques, avant tout, et pour parer à toute éventualité, je vous conseille de faire votre testament, et de ne pas oublier de déclarer bénéficiaire quelqu’un qui vous aime, et peut immortaliser votre nom avec des vers qui échappent à la rouille du temps et aux critiques, filles de la noire jalousie.

Tartagliona
Hé, ne parle pas de malheur ; je suis fraîche encor,

Pense à me sauver et à me célébrer vivante.

Brighella, à part. (Question testament, elle est dure, cette harpie). Je parle en toute franchise et vérité, sans céder à l’instinct poétique. Il m’est difficile de vous sauver de la ruine qui pend au-dessus de votre tête. Toutefois, écoutez-moi bien. Les habitants de ce palais sont un jeune homme et une jeune fille, frère et sœur, qui, avant de devenir riches étaient deux pouilleux, philosophes acharnés ; maintenant qu’ils sont devenus riches comme Crésus, ils ont perdu le chemin de la philosophie et ils ont dans la tête toute la vanité et toutes les faiblesses que peut avoir, par exemple, une lavandière qui épouse un comte, ou un agent du fisc à qui tout réussit, ou un de ceux qui sont devenus riches sans se fatiguer. Ils ne peuvent souffrir aucun reproche, aucun manque, aucun échec. C’est par là qu’il faut tenter de les détruire.

Tartagliona
Continue, je saurai suivre tes conseils.

Brighella. Majesté fatale à mon cœur, vous savez comme il est dangereux de vouloir aller cueillir la pomme qui chante et puiser l’eau d’or qui joue de la musique et qui danse, deux objets que possède, non loin de la ville, la fée Serpentine.

Tartagliona
Je sais que funeste est ce lieu ; mais poursuis.

Brighella
Il faut donc que vous tentiez par tous les moyens de voir la jouvencelle qui loge en ce palais, qui a perdu le chemin de la philosophie et est devenue le parangon de la vanité, et il suffira de lui faire avaler les mots suivants. Écoutez bien :

« Vous êtes très belle ; mais plus belle serez

Si la pomme qui chante en main vous avez ».

Tartagliona, répétant. Vous êtes très belle… etc.

Brighella. Parfait, et après, vous lui assénez cette autre baliverne :

« Ma fille, vous êtes belle ; mais plus belle serez

Si l’eau d’or qui danse dans l’autre main avez ».

Tartagliona, répétant. Ma fille, vous êtes belle, etc.

Brighella. Excellentissime ! Vous verrez que ces mots produiront un effet admirable. Il faut connaître le cœur humain dans toutes les situations, etc. Avec ces mots, les habitants de ce palais sont ruinés, et si cela ne suffit pas, j’ai un coup en réserve.

Tartagliona
Tentons l’entreprise, je cède à tes conseils.

Vous êtes très belle, etc.

Elle sort en répétant ces vers.

Brighella. Faisons tout notre possible pour prolonger la vie de cette gracieuse antiquité ; mais si je n’arrive pas à la contraindre de faire un testament avec une clause favorable, à quoi bon les apolliniennes arondes, la conduite profonde, la flamme qui m’inonde ?

Las, de mes mains je vois s’écouler tout espoir,

Comme verre brisé, non comme diamant noir.1

3Il sort.

Scène ii

4Salle magnifique dans le palais des jumeaux.

Barbarina, se pavanant devant son miroir.
Demain j’espère faire plus d’effet

Dans ma robe ponceau, d’or rehaussée.

Scène iii

5Sméraldine, et la même.

Sméraldine, depuis les coulisses, criant.
Ah, laissez-moi entrer ; quelle impertinence !

Là, j’en ai plus qu’assez. Prières, audiences,

Mémoires, réunions ; houlà, que d’histoires !

Barbarina
Qui est là ?

Sméraldine, entrant.
Le diable, et qu’il t’emporte.

Barbarina
Téméraire ! Effrontée ! Holà, mes écuyers,

Qui vous a appris à servir ? Comment, on laisse

Entrer des pouilleux dans mes appartements ?

Sméraldine
Hé, petite folle, tête de linotte, c’est ainsi

Que tu accueilles chez toi celle qui t’a élevée,

Qui t’a donné la vie ? Depuis combien de temps

N’es-tu plus pouilleuse comme je le suis ?

Barbarina
Quelle arrogance ! Tais-toi, retiens ta langue.

Tu dois me respecter ; ne m’approche pas.

Je te reconnais, malheureuse. Pour t’aider

Tu auras de l’argent, pourvu que tu t’éloignes

De ces lieux, et même de la ville.

Ta présence réveille en moi des idées

Qui dérangent l’esprit. Holà, mes serviteurs…

Sméraldine
Ah, petite impudente, braillarde, morveuse,

Prétentieuse, tu crois m’effrayer peut-être ?

Je t’ai donné mon lait et fessée mille fois,

Et tu crois vraiment que je vais avoir peur ?

Je ne suis pas ici pour tes richesses, mais par amour.

Malgré ton mépris et ton abandon, je ne peux

Retenir mon affection. Dès que j’ai su

Que tu étais ici, et que tu étais riche,

Je suis accourue me réjouir de ta bonne fortune ;

Et pas par amour-propre (que le ciel me foudroie !)

Mais parce que je t’aime… c’est-à-dire… je veux dire…

Maudit soit l’amour-propre… En somme

Je suis ici pour t’embrasser et je ne veux rien.

Ma chérie, comme tu me plais, que tu es belle

Dans ces atours ! Que le ciel te bénisse.

Il faut que je t’embrasse, que je te mange.

Elle veut l’embrasser avec fougue.

Barbarina, la repoussant.

Mais, par le ciel, quelle familiarité est-ce là ?

Mes serviteurs, à moi. Arrive un serviteur. Insolents !

Apportez-moi vite une bourse d’écus,

Donnez-la à cette femme, puis chassez-la.

Le serviteur sort avec une courbette.

Sméraldine
Barbarina, tu plaisantes, n’est-ce pas ?

Tu ne me feras pas l’affront de me chasser.

Ton cœur ne peut pas croire, après tout ce temps

Que tu me connais et connais mes actes,

Que je suis venue ici pour autre chose

Que pour les deux êtres élevés avec mon sang

Que j’ai chéris toute ma vie comme une mère.

Le serviteur revient avec la bourse.

Barbarina, ironique.
Prends, prends cet or. Cet amour, qui est le tien,

Je sais qu’il s’éteindra dans ces écus.

Maintenant tu es payée pour tes mérites.

Va et n’essaie plus de paraître à mes yeux,

Car il m’est indigeste de te voir.

Sméraldine, à part.
(Hélas, qu’est-ce que j’entends ! Pourtant je ne peux

M’éloigner d’elle). Barbarina, tu te trompes.

J’espère encor que tu ne chasseras pas

Celle qui pendant dix-huit ans, simplement

Par amour t’a élevée avec son sang,

Qui n’a nullement voulu t’abandonner,

Qui ne fait rien que pleurer ton départ. Elle pleure.

Barbarina, à part.
Cette femme m’attendrit, et chagrine

Mon esprit qui supporte mal les tracas.

Prends cet or, Sméraldine, et pars.

Ta présence, tes discours familiers

Me déplaisent. Holà, mon serviteur,

Qu’on l’ôte par la force de ma vue.

Qu’on la conduise à son taudis,

Qu’on lui donne sa bourse, et qu’on l’y laisse.

Le serviteur veut prendre Sméraldine par le bras.

Sméraldine
Ah, non, serviteur, pitié, pitié. Ma fille,

Si j’ai été trop familière, humblement,

Je vous demande pardon. Je changerai

Ma façon de parler, je ne vous parlerai plus

Comme à mon égale, je vous respecterai

Toujours comme une maîtresse. Mais je ne peux

Me détacher de vous. Je veux être la servante

La plus vile de toutes vos servantes,

Pourvu que vous me gardiez avec vous.

Les épluchures, les restes seront mes aliments.

Je suis trop habituée à vivre avec vous.

Trop grand est l’amour que je vous porte,

À vous et à votre frère. Je serai

La servante la plus fidèle, la plus aimante,

Et si vous êtes résolue à me chasser,

Je veux partir misérable comme je suis venue.

Gardez votre or. J’ai été poussée vers ce palais

Par amour maternel, par tendresse pour ceux

Que j’ai allaités, à qui j’ai donné mes soins,

Enfants ingrats, non par la richesse et l’or. Elle pleure.

Barbarina, à part.

Quelle force a sur le cœur humain

L’affection sans fards, la tendresse sincère !

Cette femme en a tant dit que j’éprouve

Plus de dégoût à la chasser qu’à la retenir.

Choisissons la moindre souffrance.

Sméraldine, reste donc. Tu seras avec moi.

Mais ne me parle pas des dernières heures.

Leur rappel est un reproche qui me fait te haïr.

Regarde-moi comme je suis maintenant,

Non comme j’ai été, si tu veux que je te garde.

Suis-moi, et tais-toi. Elle sort.

Sméraldine
Et voilà la philosophe

Qui, hier encore, allait au bois ramasser

Des fagots, et aujourd’hui… Il suffit…

Je voulais être avec elle parce que je l’adore,

Et je peux rester. Essayons donc de nous taire.

Cela ne sera pas facile. Je ne la reconnais plus.

Quel orgueil ! Qu’est-ce qui l’a enrichie

Comme cela ? J’espère qu’elle n’a pas, cette folle…

Peut-être quelque milord ?... Je saurai tout…

Elle sort.

Scène iv

Renzo, avec emportement.
Non, il n’y a point de femme dont la beauté

Égale celle de cette statue, dans mon jardin,

Dont les regards obstinément sont tournés vers elle-même.

Que je sens en moi de folie ! Qui aurait dit

Que celui qui méprisait autant les femmes

Serait pris d’une passion si ardente

Pour une femme de pierre créée

Par le burin habile d’un artisan. Oui, Calmon,

Tu m’as dit que trop faible est le cœur de l’homme

Et que je connaîtrai sous peu la force d’une statue.

Servons-nous de nos richesses. Je ferai venir

Depuis les confins du monde les nécromants

Qui donneront vie à ma statue bien-aimée.

L’or peut tout. Je ne dois pas désespérer.

Scène v

6Truffaldin et Renzo.

Truffaldin. Il appelle, depuis les coulisses : Holà, il y a quelqu’un ? Franchement et sûr de lui, il appelle : Renzo, où es-tu ? Espèce d’âne, corniaud, etc. Renzo. Il dit qu’il lui semble entendre la voix de Truffaldin ; qu’il ne croit pas qu’il aura le front de se présenter devant lui après l’avoir chassé, etc. Truffaldin. Il entre avec assurance, le salue familièrement, le gronde parce qu’il n’a pas répondu. Il ôte son tablier de charcutier, se brosse un peu et demande à Renzo si on passe à table. Renzo. Quelle témérité est-ce là ? Qu’est-il venu faire dans cette maison ? Truffaldin. Manger, boire, dormir, etc. Renzo. Aurait-il oublié qu’il l’a chassé de chez lui, le soir avant, de façon grossière ? Truffaldin. Il s’en souvient très bien ; qu’est-ce que c’est que cette question idiote dans la bouche d’un philosophe ? Renzo. Il s’étonne de sa franchise et veut savoir pourquoi il l’a chassé, et pourquoi cette question est idiote. Truffaldin. La chose est toute naturelle et évidente. Il l’a chassé parce qu’il était un pouilleux orphelin qui ne possédait rien qu’on puisse manger sous le soleil. Renzo. Il s’étonne encore plus de sa franchise ; et il veut savoir comment, après une telle action, il a encore le courage de venir chez lui. Truffaldin. Il rit à gorge déployée sur cette interrogation absolument vide de philosophie moderne. Renzo. Énervé par les rires de Truffaldin, il veut savoir comment il peut avoir le front de venir. Truffaldin. Parce qu’il a su qu’il est devenu riche, et qu’il y a les moyens de laisser manger et rapiner tout son saoul quelqu’un qui, comme lui, a des vices et de l’appétit. Il rit et ne peut pas comprendre cette interrogation si stupide, que personne n’aurait faite même dans les temps les plus incultes. Renzo. Il entre en fureur. Truffaldin. Il dit qu’il est fou ; qu’il n’a qu’à s’informer auprès de tous ceux qui sont sincères et éclairés, tout le monde lui répondra que les pouilleux, on les chasse, et qu’aux riches, on doit manger la laine sur le dos jusqu’à ce qu’ils deviennent pouilleux ; que c’est comme cela que le monde fonctionne. Renzo. Il se met à rire. Il dit qu’il n’a jamais entendu un philosophe plus franc. Il a bien envie de le garder auprès de lui, parce que sa sincérité ne lui déplaît pas, mais il le chasse tout de même à cause de son mauvais esprit. Il le gronde pour sa scélérate effronterie, il le menace de le faire rouer de coups s’il ne part pas. Truffaldin, à part, s’étonne d’une telle extravagance, et ne comprend pas cette nouveauté. Il réfléchit ; il se souvient qu’il a fait une erreur de stratégie, et que la sincérité ne lui a rien valu non plus avec Tartaglia. Il veut changer ; il se corrige ; il donne raison à Renzo, mais demande qu’il lui accorde une pause et il se conformera à la bonne règle. Renzo. Intrigué, ne comprend rien : que veut-il dire ? Truffaldin. Il retourne dans les coulisses, il demande d’une voix douce et craintive si l’on peut entrer, puis il entre humblement, le chapeau dans la main, la tête penchée ; il demande, avec une soumission appuyée, pardon d’avoir eu la gredinerie de chasser de sa maison un objet qui, à tous points de vue, honorait son humble taudis et méritait d’être respecté et aimé ; qu’à ce moment-là, il devait être saoul, etc. Que regrettant son erreur il est venu se prosterner à ses pieds, encouragé par la réputation de son âme, très compatissante, très généreuse, très excellente, etc. Il s’agenouille. Que certainement il répandra tant de larmes sur ses pieds qu’il obtiendra ce pardon sans lequel il ne pourra plus vivre, etc. Qu’il recherche l’honneur de pouvoir le servir jusqu’à sa mort. Scène d’adulation très appuyée. Puis il demande à Renzo si comme ça c’est mieux. Renzo. Intrigué, il ne comprend pas si Truffaldin est idiot ou rusé, il décide de le garder parce qu’il le fait rire. Il dit à Truffaldin que ça va bien ainsi, et que s’il continue comme cela il ne le chassera pas. Truffaldin. Qu’il veuille bien l’excuser, qu’il avait oublié de se moquer de lui, mais que désormais il le fera avec tout l’art possible, toute la finesse et la ruse moderne, soignée et cultivée. Renzo. Riant du caractère de Truffaldin, dit qu’il lui servira quelquefois de divertissement dans son état de passion intense ; qu’avoir un bouffon convient tout à fait à quelqu’un de son rang, qu’il le suive ; et il sort. Truffaldin. Ses courbettes et ses hommages affectés. À part, que c’est un grand malheur de ne pas pouvoir être honnête et sincère avec les gens riches. Il le suit avec des gestes d’adulation appuyée.

Scène vi

7D’un côté le palais royal, avec un balcon. De l’autre, le palais des jumeaux, avec un balcon.
Pantalon et Tartaglia, en bonnet de nuit, sur le balcon, avec une lorgnette.

Tartaglia. Je ne sais pas comment cela a pu arriver. Pantalon, je crois que je dors, que je rêve, ou que j’assiste à une comédie à machines. Je n’aurais jamais cru qu’un palais pût pousser en une nuit, comme un champignon.

Pantalon. Mais il a poussé, Majesté, et comment ! Et moi pauvre diable, alors que je venais hier soir à la cour, je marchais d’un bon pas parce que je savais que l’esplanade était vide, et je me suis cogné dans le mur de ce palais, et si je n’avais pas eu un peu de ventre pour faire tampon, je me prenais une belle tarte sur le visage. Ouais, j’ai mis au moins une demi-heure à trouver le passage pour venir jusqu’au palais royal.

Tartaglia. Il regarde avec sa lorgnette. Quelles belles loggias ! Quelles belles colonnades ! Quelle belle architecture ! C’est plus beau que le Colisée de Rome.

Pantalon. Il faut voir aussi les patrons du bâtiment, Majesté, et là, on peut être étonné.

Tartaglia. Tu les as vus, toi ? Ce sont des dieux ou des diables, Pantalon ?

Pantalon. Un jeune homme qui ressemble à un abricot, et une jeune fille douce comme du beurre, Majesté, je suis certain que, si vous la voyez, votre mélancolie s’envolera.

Tartaglia. Ne parle pas de cela, tu réveilles ma douleur. Jamais je n’arrêterai de pleurer ma Ninette.

Pantalon. Chut, voilà qu’on vient sur le balcon. C’est justement ce bijou. S’il vous plaît, regardez-moi ce beau morceau de fille.

Scène vii

8Barbarina et Sméraldine, sur le balcon, et les mêmes.

Sméraldine
Le roi, sur le balcon ! Barbarina !

Retirons-nous, allons-nous-en.

Barbarina
C’est le roi ?

Que m’importe, à moi ? Je feins de ne pas le voir.

Et puis moi, je ne crains pas les monarques.

Tartaglia, regardant avec sa lorgnette. Pantalon, Pantalon, quel beau visage ! Quelles belles petites mains ! Mon cœur se met à scintiller, la mélancolie s’éloigne…

Pantalon. Cela ne m’étonne pas, Majesté ; quand on voit cette sorte de museau, même couvert de dettes on ne peut que se réjouir jusqu'à la racine des cheveux…

Sméraldine
Barbarina, allons-nous-en, le roi vous regarde

Avec sa lorgnette. Avec les rois, il faut se méfier.

Barbarina
Ah, tu commences vraiment à m’agacer.

Aurais-je quelque chose de repoussant ?

Laisse-moi donc regarder. Et tu verras

Qu’en me retirant à temps, je vais si bien

L’enflammer qu’il ne saura plus ce qu’il fait.

Tartaglia. Pantalon, Pantalon, quelle belle petite bouche ! Quelle poitrine ! Je sens que j’oublie feu ma Ninette.

Pantalon, à part. Il s’est emballé bien vite. Et si les paroles du poète étaient vraies ? Et alors... Laissons-le se divertir. Les ministres de la cour ne doivent pas contrarier les passions des monarques, mais les cultiver. Majesté, que dites-vous donc de sa coiffure ? Du goût délicat de son habit ?

Sméraldine
Barbarina, allons-nous-en. Il vous regarde

Avec de ces yeux ! S’il s’enflamme, gare,

Les princes ont les mains qui vont un peu partout.

Honte à vous. Allons.

Barbarina
Ah, là tu me fatigues.

Laisse-le se pâmer d’amour. C’est ce que je veux.

Dis-moi, n’est-il pas veuf ?

Sméraldine
Excusez-moi,

Mais là, vous vous montez un peu trop la tête.

Barbarina
Quoi, tais-toi donc, téméraire. Il n’est pas digne

De me posséder.

Tartaglia. Sa coiffure ? Tout droit sortie de la boutique de Carletto, et son habit de celle de Canziani2. Pantalon, je suis amoureux comme un âne ; je n’en peux plus. Regarde mes yeux : j’ai l’impression de jeter des flammes. Quelle belle créature ! Je voudrais la saluer, lui dire quelques mots, mais j’ai honte. J’ai peur qu’elle ne m’aime pas. Tout à coup, me voilà redevenu enfant, j’ai perdu toute ma gravité monarchique.

Pantalon. Comment, Majesté ? Ne vous abaissez pas ainsi : elle devrait considérer comme un honneur insigne d’être regardée par vous avec bienveillance ; ne donnez pas dans ces mièvreries. Le simple salut d’un monarque pourrait précipiter de leurs balcons au moins trois mille donzelles.

Tartaglia. J’essaie, Pantalon, j’essaie.

Pantalon. Je vous recommande la gravité, Majesté.

Tartaglia. Il s’incline avec une gravité appuyée.

Sméraldine
Les ennuis commencent ; voilà qu’il vous salue.

Barbarina
Il me regarde, et moi je ne vais pas le regarder.

Elle lui tourne le dos, avec mépris.

Tartaglia. C’est un coup d’épée dans l’eau, Pantalon. Je suis désespéré.

Pantalon. Elle fait bien la fière, cette péronnelle !

Tartaglia. Je n’ai plus ma tête, Pantalon ; apprends-moi deux ou trois jolies phrases, de celles que disent les Vénitiens comme toi. Sers-moi d’entremetteur, par pitié.

Pantalon. Grand merci pour cette charge, Majesté. Mais à Venise, aujourd’hui, on fait la cour à la française, ou à l’anglaise ; je n’ai plus de compétences dans ce domaine.

Tartaglia. Attends, attends : je veux essayer de m’introduire avec esprit et brio. Belle jeune dame, sentez-vous ce sirocco ? Hein, Pantalon ?

Pantalon. Oui, monsieur, ce début je l’ai entendu souvent, et il a toujours produit un très bon effet.

Barbarina
Vous sentez le sirocco, et il me semble,

À moi, monsieur, que les mots que vous dites

Font souffler par ici un air plutôt froid.

Sméraldine
Hou, quelle insolente ! Répondre ainsi au roi !

Tartaglia. Elle m’a répondu, elle m’a répondu, avec une jolie insolence. Pantalon, hourra ! Je veux continuer avec une allusion piquante et courtoise à sa beauté. Le soleil, ce matin, s’est levé fort brillant.

Pantalon. Bien ! Vous n’avez pas besoin de souffleur, Majesté. Vous savez parler d’amour comme un artiste.

Barbarina.
Le soleil qui se lève en brillant, Sire,

N’est pas profitable à tout le monde.

Pantalon, à part. Elle a la répartie galante. Ah, elle sait naviguer, la péronnelle !

Tartaglia
Oh, quel esprit, oh, le petit diablotin ! Je brûle, je ne peux plus résister : il faut que je prenne femme en deuxièmes noces. Je ne suis plus que joie. Quel plaisir de ne pas avoir d’empêchements, et que feu ma Ninette soit morte. Je pardonne tout à madame ma mère. La voilà, la voilà justement. Madame ma mère, madame ma mère, la puissance de Cupidon m’a fait changer d’humeur ; je vous aime. Venez voir ce monstre de beauté.

Pantalon
Ho ho, ça chauffe, ça chauffe.

Barbarina
Qu’en dis-tu, Sméraldine ? À quelqu’un comme moi

Il est impossible que les monarques résistent.

Sméraldine
Vous êtes belle, gracieuse, et très riche.

Mais que croyez-vous donc ? Rabattez-en

Car quelque chose doit bien vous manquer…

Barbarina
Rien ne peut me manquer. Tais-toi, effrontée.

Scène viii

Brighella, Tartagliona, et les mêmes.

Brighella, bas, à Tartagliona.
Lèvres, de ce cœur puissantes serrures,

N’oubliez pas mes funestes augures.

Tartagliona, bas, à Brighella.
(Laisse-moi faire). Où est donc, mon fils,

Cet objet divin qui a un tel pouvoir ?

Tartaglia
Voyez, dans ce palais si riche et imposant

Cette belle Aurore, ce Soleil scintillant.

Pantalon, à part. Peut-on être plus transi ? Il parle même en vers rimés !

Tartagliona
Belle, je ne puis le nier ; ma fille

Votre visage me montre la beauté.

9Bas à Brighella.

Je lui envoie une de tes terribles phrases :

« Vous êtes très belle ; mais plus belle serez

Si la pomme qui chante en main vous avez. »

Tartaglia
Hé, que diable dites-vous là, vieille mégère ?

Pantalon. Ça, c’est vraiment chercher la petite bête.

Barbarina, énervée, à Sméraldine.

Est-il possible, Sméraldine ? Ah, malheur !

Donc je ne possède pas la pomme qui chante ?

Sméraldine
Ne vous ai-je pas dit qu’il vous manquait quelque chose ?

Tartagliona, bas à Brighella.
Poète, attention, je termine le travail.

« Ma fille, vous êtes belle ; mais plus belle serez

Si l’eau d’or qui danse dans l’autre main avez ».

Tartaglia
Aïe, mère sans cœur, que dites-vous donc ?

Pantalon, à part. Il lui manque la pomme qui chante et l’eau qui danse ? C’est encore plus fort que les boniments de Cappello sur la Piazzetta3 !

Barbarina, en fureur.
Ces reproches, à moi ? Que le monde périsse,

Mais que jamais l’on ne dise que je n’ai pas

L’eau qui danse et la pomme qui chante.

10Elle sort avec emportement.

Sméraldine
Et les étoiles en sauce, et le soleil en friture. Elle sort.

Brighella, à part.
Grande est la force de la vanité sur le cœur

De l’homme, et grande sur l’âme celle de la poésie. Il sort.

Pantalon, à part. Le fils est tout pâle. La sorcière jubile. Moi, je m’esbigne, car pour un peu d’eau et pour une pomme, je ne veux pas être ici spectateur d’une scène tragique et sanguinaire entre une mère et son fils. Il sort.

Tartaglia
Mère tyrannique, vous n’êtes donc jamais

Rassasiée de faire crever vos semblables ?

Tartagliona
Qu’est-ce que je t’ai fait, fils téméraire ?

Tartaglia, menaçant.
Si vous n’étiez pas ma mère… Par le ciel…

Tartagliona
Arrête-toi, scélérat. Que t’ai-je fait ?

Tartaglia
Vous, envieuse de la beauté d’une autre,

Vous faites courir à celle que j’aime

Le risque de laisser sa peau dans cette quête.

Car ne savez-vous pas quel mortel danger

Il y a à chercher cette pomme qui chante,

Et cette eau d’or musicienne qui danse ?

Oubliez-vous, vieille mocheté,

Qu’il est loin le temps où Berthe filait4 ?

Les yeux chassieux, hautaine, édentée,

Vaniteuse, vous voulez précipiter

Votre fils à la mort ? Que prétendez-vous ?

Que je n’aie pas de femme ? Que je doive

Épouser ma mère ? Pourquoi me mettre au monde ?

Pourquoi ne pas embrocher mon pauvre cœur

Pour dévorer ensuite les tristes chairs

Que vous générâtes ? Je maudis l’instant

Où, né d’un utérus si indigne, j’acquis,

Hélas, un sceptre, un trône, un royaume. Il sort en colère.

Tartagliona
Du moment que j’échappe au destin obscur,

Que le poète m’a prédit,

Tu peux trembler, fils insolent ; je n’en ai cure. Elle sort.

Scène ix

11Salle dans le palais des jumeaux.

Renzo, tenant à la main un poignard dans son fourreau, et Truffaldin.

Renzo, hors de lui.
Dis-moi-donc Truffaldin, as-tu jamais vu

Plus belle créature que cette statue

De mon jardin ? Parle vrai, sans flatterie.

Truffaldin. Il le flatte et se répand en louanges outrées sur cette créature. À part. Qui a vu un fou de la sorte, amoureux d’une statue ?

Renzo
Celui qui verrait cette beauté, Truffaldin,

Dis-moi, n’excuserait-il pas mon amour ?

Truffaldin, à part, avec ironie. Il dit qu’au contraire tout le monde louera son amour ; que son amour est un véritable amour platonique, et qu’on ne pourra plus jamais chanter la chansonnette :

Entre fille et garçon,

Qu’amour platonique il y ait,

Point ne le croirai, non,

Même si le diable l’affirmait.

Il dit que lui aussi a été amoureux de certaine statue, qui toutefois n’avait pas les chairs si dures que celle-là.

Renzo
Dis-moi, quand à genoux je pleurais

Devant ma statue, as-tu par hasard entendu

Ce que disait cet Oiseau vert

Qui apparut et parla distinctement ?

Truffaldin. Il dit qu’il n’a rien entendu ; il ne sait pas qui est cet Oiseau vert.

Renzo
Tu ne connais pas l’Oiseau vert, l’amoureux

De Barbarina ? Tu ne l’as pas vu, idiot ?

Truffaldin, à part, riant de ces amours. Qu’il ne sait rien de ces belles merveilles.

Renzo

Ah, tu es vraiment sot ! Et ce poignard

Jeté devant mes pieds tandis que je pleurais,

Tu ne l’as pas vu non plus ?

Truffaldin. Il ne sait rien, ni à propos d’une voix, ni à propos d’un oiseau, ni à propos d’un couteau. À part. Il dit que Renzo doit être fou, mais fou à lier.

Renzo, à part.
Ah, que dois-je penser des mots de cet oiseau

Qui m’apparut et refusa de me dire

De qui je suis le fils, emplissant mon esprit

Avec tant et tant de questions sans réponse ?

Quels dangers ne dois-je pas éviter ?

Et quels sont-ils donc ces dangers extrêmes

Qui permettront à ma statue de revivre ?

Quel usage dois-je faire de ce poignard

Hors du commun ? Ah, je ne suis plus moi-même.

Truffaldin, à part. Il le caricature en l’imitant et rit de sa folie.

Scène x

12Barbarina et Sméraldine, et les mêmes.

Barbarina, hors d’elle, retenue par Sméraldine.
Laisse-moi, Sméraldine. Moi je croyais

Que rien ne me manquait. Quelqu’un comme moi

Ne peut pas, et même ne doit pas, souffrir

De ne pas posséder la pomme qui chante

Et l’eau qui fait de la musique et danse.

Sméraldine
Mais, ma chère enfant, si ce n’est pas possible !

Quiconque veut posséder ces choses

Est assuré de mourir misérablement.

Barbarina
Qu’importe la mort ou les difficultés,

Je dois, je dois posséder l’eau qui danse

Et la pomme qui chante, ou le monde doit périr.

Renzo
Ma sœur est hors d’elle-même. Qu’arrive-t-il ?

À Truffaldin.

La vois-tu, Truffaldin, sais-tu quelque chose ?

Truffaldin, à part, il rit. Il dit que c’est à cause de son amour pour l’Oiseau vert, ou bien qu’elle se sera amourachée de quelque face de carême peu recommandable, etc.

Barbarina
Ah, Renzo, ah mon frère, je suis la femme

La plus infortunée du monde, moins que rien,

La cible des rires et des moqueries de tous,

L’amusement de tous ceux qui me regardent.

Renzo
Que t’arrive-t-il ma sœur ? Quel malheur ?

Que dis-tu là ? Cela n’est pas possible.

Barbarina
C’est possible, hélas. Ce palais si rare,

Les immenses richesses et les bijoux,

Les biens que je possède, les serviteurs,

Tout cela ne vaut rien. On m’a reproché

De ne pas posséder la pomme qui chante

Et l’eau qui danse. Ainsi je ne peux

Dépasser en beauté les autres femmes.

Est-ce là une infortune de peu de poids ?

Renzo, si tu tiens à la vie de ta sœur,

Ne me laisse pas sans ces deux objets rares.

Car les posséder m’est indispensable.

Truffaldin. Certes la pomme qui chante et l’eau qui danse sont deux choses plus nécessaires que le pain que l’on mange ; il dit qu’il faut satisfaire madame sa sœur. À part. Ses plaisanteries sur les amours et les extravagances de ces deux bâtards enrichis.

Renzo
Mais, ma sœur, savez-vous qu’il est impossible

D’avoir ces deux choses ? Que la mort attend

Celui qui prend le risque de les acquérir ?

Ah, petite folle, ouvre donc les yeux,

Et que la vie de ton frère vaille plus

Que quelques gouttes d’eau et qu’une pomme.

Barbarina
Ah, frère barbare ! Je savais bien

Que tu ne m’as jamais aimée. Sméraldine,

Soutiens-moi. Mon cœur frémit… ma tête tourne…

Je tremble de partout… sur mes yeux… un voile…

Obscurcit mon regard… Ah, souviens-toi

Mon cher frère, que tu as eu le courage

De refuser à ta sœur l’eau et la pomme

Et qu’elle en meurt.

13Elle s’évanouit, Sméraldine la soutient.

Sméraldine
Maudites richesses qui vous font

Perdre la raison. Ma douce Barbarina,

Barbarina, courage, ne mourez pas ;

Les gens se moquent bien de vous voir mourir

Ainsi pour un peu d’eau et pour une pomme.

Truffaldin, à part. Il rit à gorge déployée, etc. Puis il se montre préoccupé, désespéré par le mal de la dame.

Renzo
Je comprends à présent. Voici les dangers

Que je dois affronter, dont parlait l’Oiseau vert.

Et voici du poignard éclairci le mystère.

Je dois m’engager dans cette entreprise

Terrible, qui rendra la vie à ma chère statue.

Ma sœur est faible mais dois-je m’étonner

De sa faiblesse, moi qui pleure d’amour

Pour une statue ? Ma sœur, reprends-toi,

Tu auras bientôt cette pomme si rare

Et cette eau merveilleuse ou ton frère mourra.

Barbarina
Je respire enfin. Mon frère, grand merci.

Ne meurs pas, mais rapporte-moi la pomme et l’eau.

Renzo, tirant son poignard.
Prends ce fer étincelant. Je pars chercher

Ce que tu veux. Regarde-le fixement.

Tant qu’il brillera ton frère sera en vie.

S’il se couvre de sang, c’est qu’il sera mort.

Truffaldin, suis-moi dans cette entreprise.

Truffaldin. Il dit qu’il a un petit empêchement, etc.

Renzo
Suis-moi, ou tu n’entreras plus chez moi.

Il sort, furieux.

Truffaldin, à part. (Qu’il va manœuvrer avec prudence, au fur et à mesure ; qu’il ne veut pas se priver de pouvoir fréquenter une maison où les patrons sont fous, mais tellement riches, et qui peuvent bien aller au diable pour son bonheur). Il fait quelques gestes ridicules en direction de Barbarina et de sa femme ; il dit qu’il chanterait bien une ariette, mais qu’il est enrhumé, et qu’il n’a pas le temps, etc. Il sort.

Barbarina, joyeuse.
J’ai gagné, Sméraldine. Élevons au ciel

De pieuses prières et sacrifions aux dieux.

Ces dieux ne pourront qu’assouvir mon désir,

Et ne voudront pas que je sois mortifiée

Ni que je mène ici des jours funestes. Elle sort.

Sméraldine
Voilà la philosophe qui tant se moquait

De l’amour-propre ? À présent qu’elle est riche

Elle sacrifie même la vie de son frère,

Et pour avoir l’eau précieuse, et la pomme,

Elle veut également soumettre les dieux.

Quel beau spécimen ! Prenez-en de la graine ! Elle sort.

Scène xi

14Tombeau souterrain de Ninette.
Ninette, l’Oiseau vert, avec une fiasque et de la nourriture.

l’Oiseau vert
Ninette, Ninette, chasse tous tes tourments :

Celui qui vit d’espoir, meurt parfois exaucé.

Voici que commencent les fatals accidents

Qui de nos souffrances règlent la destinée.

Mange à ton ordinaire ; car l’heure qui sonne

De ta macabre vie peut-être est la dernière.

Ninette

Ah, cher oiseau, pourquoi mettre un peut-être

À mon bonheur ? Quels sont, dis-moi, ces fatals

Accidents ? De grâce ne me fais plus vivre

Tremblante, endurant mille morts.

l’Oiseau vert
Aimable Ninette, je ne puis pour l’instant

Te dire que : je t’aime, toi et tes enfants,

Mais je suis de vous tous l’ennemi malheureux,

Et de moi-même aussi. Le destin et les dieux

L’ont décidé, et l’ogre en oiseau m’a changé.

Sache que je peux, libre, avec tous, parler,

Partout, sauf sur le mont de l’Ogre où je réside.

Loin de là, donner ne puis de conseils valides.

Sur ce mont, mes mots prennent un sens terrifiant,

Je ne puis aux jumeaux dire qui sont leurs parents.

Des incestes s’apprêtent, des nœuds exécrables,

Les pères avec leurs filles… liens épouvantables…

Ah, j’en ai trop dit. Je vole vers cette terre.

Toi, reste là, sous l’évier, attends et espère.

Il sort.

Ninette
Qu’ai-je entendu !… Rien, je n’ai rien entendu.

Esprits célestes et grands,

Loin de mon cher époux,

Loin de mes chers enfants,

Dix-huit années d’égout

N’est-ce pas suffisant ?

Ô trou, trou de l’évier, combien

De pleurs encor devrais-je ici verser,

Combien de peines endurer ?

15Elle referme le trou.

Scène xii

16Petit bois5.
Truffaldin et Renzo, en armes.

Truffaldin. Il doit porter un flacon. Ils partent à la recherche de l’eau et de la pomme ; scène-intermède pour donner le temps de mettre en place le décor suivant.

Scène xiii

17La scène représente le jardin de la fée Serpentine. Dans le fond, d’un côté, un arbre avec des pommes, de l’autre, une grotte avec une grosse porte qui grince et qui s’ouvre et se ferme brutalement, et bruyamment. Près de l’ouverture de la grotte, on voit quelques cadavres par terre, certains en morceaux, d’autres entiers. On entend une voix de femme.

Féroces animaux, qui mes pommes gardez,

Porte qui défend le lit de mon eau dorée,

Quelqu’un vient vous duper ; tenez vos yeux ouverts

Afin que nul mortel ne puisse les soustraire.

Ceux qui restent au loin, qu’ils aillent leur chemin,

Mais des vilains voleurs, protégez mon jardin.

Scène xiv

18Renzo et Truffaldin.

Renzo. D’après les récits qu’on lui a faits, voilà le jardin de la fée Serpentine, voilà la grotte où, dit-on, est l’eau d’or qui joue de la musique et danse, voilà l’arbre aux pommes dont on dit qu’elles chantent. À Truffaldin. Entend-il des sons et des chants, voit-il des dangers ? Truffaldin. Il dit qu’il n’entend ni sons ni chants, et ne voit pas de dangers ; que pour lui ce sont des histoires pour faire peur aux petits enfants, afin qu’ils ne viennent pas voler des pommes, etc. Renzo. Qu’il entre donc dans la grotte et qu’il remplisse son flacon avec l’eau. Truffaldin. Il se déplace, fait quelques pas vers la grotte, et à ce moment-là une douce musique sort de celle-ci. Truffaldin, surpris, revient doucement sur ses pas, le doigt sur sa bouche, faisant signe à Renzo de se taire. Renzo. Il fait les mêmes signes muets à Truffaldin. Un concert d’instruments se fait entendre auquel répond le chant des pommes sur l’arbre.

Chœur des pommes
Ô convoitise humaine

Quand t’arrêteras-tu ?

Fuis, apaise ta peine,

N’ambitionne pas plus.

Deux pommes
La raison ne peut peser

Sur le cœur d’aucun humain.

Il ne voit pas les dangers,

Il a perdu le chemin.

Une pomme
Quelle force peut gagner

Sur les âmes amoureuses ?

La compassion, la pitié ?

Éclairez les amants, étoiles généreuses.

Chœur des pommes
Ô convoitise humaine

Quand t’arrêteras-tu ? etc.

Stupeur de Renzo et de Truffaldin. Renzo. Il dit à Truffaldin d’aller cueillir une de ces pommes. Truffaldin. Qu’il va y aller, et qu’il essaiera de prendre celle qui a pitié des âmes amoureuses ; qu’il a bien regardé, et qu’il a vu laquelle c’était. Il pense que c’est une pomme fille. Il s’approche de l’arbre ; en sortent un tigre et un lion qui défendent l’arbre en tournant autour. Effrayé, Truffaldin court vers Renzo. Renzo. Il lui demande ce qu’il a. Truffaldin. Il montre les bêtes féroces. Renzo. Furieux, lui ordonne d’aller remplir son flacon avec l’eau. Truffaldin. Il va à la grotte, voit les cadavres, revient et raconte. Renzo. En colère, saisit son épée, le menace, lui ordonne d’aller chercher l’eau, et dit que pendant ce temps, il combattra les bêtes féroces et cueillera la pomme. Il pense aux paroles de l’Oiseau vert, qui lui a dit de ne pas fuir le danger s’il veut donner vie à sa statue bien-aimée. Truffaldin. Il se donne du courage et après quelques lazzis, il va vers la grotte. Renzo. Il se donne du courage avec son épée et attaque les bêtes près de l’arbre. La grosse porte de la grotte se referme violemment, avec grincement et fracas. Elle heurte la poitrine de Truffaldin qui tourne sur lui-même et tombe assommé, en cassant le flacon. Renzo est désarmé par les bêtes féroces et il bat en retraite. Les bêtes entourent l’arbre et la grosse porte s’ouvre à nouveau.

Renzo
Malheureux serviteur ! Ah, pauvre de moi !

Mais quel idiot ! Calmon ne m’a-t-il pas dit

D’appeler au secours, qu’en ami il viendrait.

À moi, Calmon, je suis désespéré !

19Tremblement de terre, obscurité, éclairs, prodiges, etc.

Scène xv

20Calmon statufié, Renzo, Truffaldin, la Statue de Trévise, Rioba, Maure.

Calmon
Où est la philosophie ? Renzo, hé, quoi ?

L’or et la richesse eurent tant de pouvoir

Sur deux philosophes, qu’en un seul instant,

La première, pour deux futiles merveilles,

Envoie son frère à la mort ; et le second,

Fou de désir pour une femme de pierre,

N’a cure de sa vie, se gonfle d’orgueil

Jusqu’à oublier les dangers qui le guettent,

Et ne veut pas même appeler au secours

Celui qui le fit riche et se veut son ami.

Renzo
Ô statue, pardonne-moi. Je t’en supplie

Cesse tes reproches et viens à mon secours.

Je vois que tu peux tout. Ramène à la vie

Ce malheureux serviteur. Et fais en sorte

Que j’aie la pomme désirée, et cette eau

Rare, et que je sache qui est mon père.

Mais surtout, humblement, je te prie

D’animer, dans ce jardin que tu m’offris,

La femme de pierre. Je n’aurai de paix

Tant que ne verrai pas, vivant, ce rocher.

Calmon
Renzo, non, ton serviteur n’est pas mort,

Il n’est qu’étourdi. Vois, il bouge et se lève.

Truffaldin. Il se secoue ; puis se lève ; ses lazzis d’homme étourdi ; il voit la statue ; sa stupeur muette.

Calmon
Tu auras cette pomme…

Truffaldin. Son effroi à entendre parler la statue, etc.

Calmon
Tu auras cette pomme. Depuis longtemps

Ces bêtes souffrent de la soif. Aussi, moi,

Roi des statues, ai-je fait venir de Trévise

La statue dite des deux mamelles6

Dont sort une eau abondante. Holà,

Que sorte la statue aux mamelles

Et que l’eau coule à flots.

Statue de Trévise
Voici ô mon roi, les dites deux mamelles.

21La statue verse de l’eau par ses mamelles dans une vasque ; les bêtes vont boire dans la vasque.

Truffaldin
Ses lazzis devant ces miracles.

Calmon
Renzo, sans perdre un instant approche-toi

De l’arbre enchanté, et cueille cette pomme.

Renzo
Généreux Calmon ! J’obéis sans tarder.

22Il s’approche de l’arbre, et prend la pomme.

Calmon
Je veux que tu prennes de l’eau. Cette porte

Est si forte qu’elle se ferme avec violence

Quand un homme s’approche et elle le tue.

Ceux que tu vois là, étendus sur le seuil,

Obstinément voulurent entrer, ils furent tués.

Mais voici qu’arrivent depuis l’Adriatique

Les cinq Maures, anciennes statues de marbre7.

Ils vont tous s’appuyer contre cette porte.

Ils sont si pesants qu’ils la tiendront ouverte,

Et sa force sera vaine8. Rioba, viens

Avec tes compagnons, t’appuyer sur la porte.

Rioba, Maure. Il entre.

Nous voici, ô roi. Ne crains rien, nous sommes forts.

23Les Maures sortent l’un derrière l’autre, et s’approchent de la grosse porte qui grince et veut se refermer. Mais Rioba tient bon ; les autres Maures s’appuient, épaule contre épaule. La grosse porte ne peut se refermer. Lazzis de Truffaldin.

Calmon
Que ton serviteur entre, qu’il n’ait pas peur.

Là il trouvera des flacons. Qu’il en prenne un,

L’emplisse et sorte aussitôt.

Truffaldin. Il voit des difficultés. Renzo. Il le force à entrer. Truffaldin. Ses lazzis d’effroi ; il supplie Rioba et les Maures de résister. Il sort.

Calmon
Pauvre jeune homme, voilà que tu possèdes

Ce que tu cherchais, et tu n’as rien encore.

Car en toi l’amour, en ta sœur la vanité

N’auront aucune limite. Les passions

En toi seront des plus funestes.

Tu voulais que je t’éclaire sur ton père :

Mais je ne puis le faire. Tu me demandes aussi

D’animer la statue, objet de ton amour.

Je ne puis non plus t’obliger. Ces mystères

Dépendent de l’Oiseau qui aime Barbarine

Et qui t’apparut tantôt dans le jardin.

Je peux uniquement délier la langue

De ta statue bien-aimée, pour que sa voix

Soulage ta souffrance. Ainsi ferai-je.

Mais ton tourment sera peut-être plus grand.

Renzo
La pierre parlera avec moi ? Calmon

Je te bénis ; je n’en demande pas plus,

Ami. Combien il sera doux à ce cœur

De pouvoir parler à sa chère statue,

D’entendre de ses lèvres les sentiments

De son cœur pour moi, et comment elle reçoit

Mes déclarations d’amour et mes soupirs,

Et l’entendre dire qu’elle m’aime et me désire.

Calmon
Fou que tu es. Cela arrivera et tu voudras

Toujours plus. Tu seras comme les autres :

Un amant sans sagesse. Une parole,

Un mot affectueux sorti d’une bouche aimée

Accroît le désir, et l’homme, enflammé,

Insatiable, audacieux, ne peut s’en contenter.

Piètre soulagement est pour l’oreille

Le doux son d’une brise. Les désirs en l’homme

N’ont jamais de fin. Bien heureux sera-t-il

Si ses désirs voraces paient aussi son esprit,

Loin du regard humain, habitué à la boue.

Truffaldin. Il sort avec le flacon, très agité ; il raconte de grandes choses. La peine qu’il eut à puiser l’eau qui dansait ; les musiques qu’il a entendues ; et qu’il entend l’eau qui veut briser la bouteille pour danser, etc.

Calmon
Renzo, pour lors, tu es satisfait. Pourtant

Je lis dans ce cœur aveuglé par les préjugés,

Que tu n’es pas satisfait, que par toi-même,

Par simple ingratitude, tu tomberas

En grand malheur. Cependant appelle-moi.

Je ne te demande qu’un petit service.

Jadis des enfants insolents, d’un jet de pierres,

M’ont cassé le nez. Un sculpteur me le refit.

J’avais le nez aquilin, celui-ci ne l’est pas.

S’il te plaît, fais que je retrouve le mien.

Il me semble que c’est là un piètre service

Pour ce que je fais pour toi. Adieu, ami.

24Obscurité, tremblement de terre, etc. Calmon disparaît. Les bêtes féroces retournent vers l’arbre.

Statue de Trévise
Le temps ma mamelle droite a érodée.

Renzo, n’oublie pas de me remercier.

Elle sort.

Un Maure
Mon bras est écrasé. Il sort.

Un autre Maure
Mon menton est brisé. Il sort.

Un autre Maure
Mes oreilles sont cassées. Il sort.

Un autre Maure
Et mes jambes abîmées. Il sort.

Un autre Maure
Moi, ma fesse droite fut endommagée.

Nous attendons gratitude et restaurations. Il sort.

Truffaldin. À Renzo. Qu’il ne croit vraiment pas qu’il va prendre la peine de faire réparer tous ces nez, toutes ces fesses et toutes ces mamelles, etc.

Renzo
Pour l’instant, je ne veux qu’une seule chose :

Entendre la voix de ma statue bien-aimée. Il sort.

Truffaldin
L’intention est claire. Se souvenir des bienfaits est ennuyeux. Devoir penser à payer est un tourment, et la gratitude est une légende. Qu’ils gardent leurs nez, leurs mamelles, leurs fesses cassées ; rien à personne, rien à personne ; mais il dit que si Renzo se décide à faire faire ces réparations, il veut obtenir la commande, etc.

Notes de bas de page

1 Au début de la scène Brighella parodie un sonnet de Berni, auteur satirique du xvie siècle, et à la fin il évoque un sonnet de Pétrarque.

2 Il s’agit de deux artisans de Venise alors très renommés, le coiffeur Carletto et le tailleur Canziani.

3 Cappello est un bateleur connu, actif sur la Piazzetta, petite place située au bout de la place Saint-Marc, vers le Grand Canal. Il apparaît plus loin à l’acte IV, avec Cigolotti, un autre bateleur vénitien, auquel Gozzi avait confié le prologue du Roi-cerf.

4 « Il est loin le temps où Berthe filait ». Ancien dicton qui évoque les reines à la quenouille du Moyen Âge, la reine Pédauque, la reine Berthe épouse de Boson comte d’Arles, ou encore Berthe au Grand Pied, pour indiquer que le temps de la jeunesse est passé.

5 La didascalie est ici technique : « bois court ». Ce terme désignait un décor de forêt qui n’occupait que la moitié du plateau.

6 Cette statue existait au xviie siècle. Elle représentait un buste immense, avec deux grandes mamelles, et ornait la partie supérieure du palais du Podestat à Trévise. Elle versait du vin quand un nouveau Podestat était élu.

7 Le campo dei Mori (place des Maures) près de l’église de la Madonna dell’Orto, prendrait son nom d’un fondouk arabe qui le jouxtait. Les trois frères Mastelli, marchands venus de Morée, province sous domination vénitienne, s’y seraient installés en 1112. Trois statues de marbre, et non cinq, les représentent. Elles datent du xiiie siècle, et sont toujours en place. Une de ces statues, nommée Antonio Rioba, servait pour afficher des pamphlets, comme la statue de Pasquin à Rome.

8 Note de l’auteur : C’est ce qui est écrit au bas d’une des statues de la place des Maures, à Venise.

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