Préface1
p. 59-61
Texte intégral
1La fable théâtrale de l’Oiseau vert est l’action scénique la plus audacieuse qui soit sortie de ma plume.
2Je m’étais décidé à essayer de donner, en aiguisant mon imagination, un produit théâtral populaire qui fît grand bruit, et à rompre avec les compositions scéniques dont je n’attendais aucun bénéfice, mais pas non plus les lourds tracas qu’elles commençaient à m’attirer ; d’autant qu’il me semblait avoir suffisamment atteint le but que je m’étais fixé par pur défi et caprice poétique.
3Je reliai le fil de cette fable théâtrale aux événements extravagants de L’Amour des trois oranges, mais la substantifique moelle en était bien différente.
4Je ne crois pas que l’imagination d’un homme ait jamais traité, sous le titre d’un conte pour enfants doté d’un comique très chargé et d’une facétieuse morale bien camouflée, les choses sérieuses que je traitai dans cette fable.
5Les ingrédients en sont deux modernes philosophes, Renzo et Barbarina, personnages principaux de cette action, abreuvés par les maximes pernicieuses de messieurs Helvétius, Rousseau et Voltaire, qui, avec une grande ingratitude, méprisent et bafouent l’humanité avec leur conception de l’amour-propre ; qui, lorsqu’ils ont faim, désirent et louent les bienfaits des hommes charitables puis, devenus riches, papillonnent et veulent à toute force l’impossible ; Truffaldin, adepte de Machiavel ; Calmon, vieille statue morale qui parle ; Sméraldine, charitable et chrétienne, qui, moquée dans ses bonnes actions par les maximes philosophiques modernes des deux nouveaux philosophes, croit qu’elle ne doit plus user de miséricorde et de pieuse charité envers son prochain, comme on lira dans la scène quatre de l’acte I ; Tartagliona, méchante et vaniteuse vieille ; Brighella, poète et devin, qui essaie de soutirer à la méchante vieille un testament à son profit ; Tartaglia, roi très bouffon, mais également, par son caractère comique, miroir critique pour certains grands idiots mal élevés. Tous ces ingrédients placés dans cette fable ordonnée selon sa nature propre firent l’effet que j’avais désiré en toute sorte de personnes, hormis mes adversaires auxquels je ne veux pas faire l’injure de les placer parmi le grand nombre de ceux qui eurent l’obligeance de venir voir et applaudir cette petite plaisanterie.
6Les thèmes sérieux traités de façon morale dans ce divertissement théâtral audacieux causèrent par la ville tant de disputes, d’une espèce si particulière, que de très nombreux religieux des ordres réguliers les plus austères retirèrent leurs frocs, et sous le couvert d’un masque, allèrent écouter L’Oiseau vert avec la plus grande attention.
7Un tel fait ne doit pas confondre ceux qui traitent mes représentations de divertissement injurieux et qui introduisent dans nos théâtres, pour éduquer les populations, des œuvres comme Jenneval aux nobles passions.
8Je veux montrer que, outre les éléments sérieux que j’ai introduits dans cette représentation, je n’ai rien négligé pour la rendre burlesque et adaptée à tous les publics. Pour attirer toute la ville, j’ai imaginé de mettre en scène des statues monstrueuses qui existent dans les lieux les plus reculés et populaires de cette métropole, dans le seul but d’attirer le petit peuple de ces paroisses et de lui donner le désir de venir voir si les statues animées et parlantes ressemblaient à leurs originaux ; et comme ils les trouvaient très ressemblantes, ils revenaient avec enthousiasme au théâtre, pour voir leurs statues de marbre s’animer et parler2.
9Ce monstre scénique fut porté à la scène au théâtre de Sant’Angelo3, par la troupe d’Antonio Sacchi, le 19 janvier 1765. On fit dix-neuf représentations, le carnaval se termina et le théâtre était toujours bondé, et les nombreuses soirées ne suffirent pas à contenter tous ceux qui voulaient voir le spectacle.
10Si une telle pièce manque de mérites, on ne pourra pas tout au moins lui ôter celui d’avoir été d’un très grand bénéfice à la troupe qui la joua, et on notera qu’elle continue à figurer chaque année parmi les divertissements théâtraux publics.
Notes de bas de page
1 La préface fut écrite pour l’édition Colombani (1772), ce que confirme l’allusion au drame Jenneval ou le Barnavelt françois de Louis-Sébastien Mercier (1769), représenté à Venise par la compagnie de Giuseppe Lapy en 1771, dans la traduction d’Elisabeth Caminer Turra.
2 Carlo Gozzi utilise souvent ce procédé. Des personnages qui se transforment en statues ou des statues qui se transforment apparaissent dès la fable tragi-comique, Le Corbeau, puis dans Le Roi-cerf.
3 Introduction, supra, p. 7.
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