Le Prince charmant : quelques prodromes antiques
p. 125-135
Texte intégral
1Tel que nous le lisons à nos petits-enfants, le conte, celui de « Blanche-Neige », de « Peau d’âne » ou de « La Belle au Bois dormant », comporte un protagoniste, le Prince charmant auquel son public adresse d’instinct des éloges, en attendant qu’un peu plus âgé il en rêve, stimulé par une florissante presse du cœur. Posé de biais sur le grave sujet qui nous occupe, ce regard n’est pas nécessairement celui de la futilité : l’époque que nous vivons montre avec insistance que jeunesse, sentiment, beauté sont aussi de puissants ingrédients dans l’alchimie du pouvoir1.
2Mais l’Antiquité a-t-elle dessiné une typologie du Prince charmant ? Le problème n’est pas vain, pour autant que, plus qu’on ne le croit, elle avait déjà constitué le conte en un genre particulier, défini par la séquence de thèmes topiques hérités du roman grec et reproduits à l’échelle réduite2.
3Observons le modèle à la fois le plus caractéristique et le plus fécond par sa postérité, « L’Histoire du roi Apollonius de Tyr », cette version tardive d’un original d’époque sévérienne. La transcription qui s’accompagne d’une réécriture chrétienne, certainement antérieure au vie siècle, relève, sans doute du grand mouvement qui, depuis Rufin d’Aquilée, injecte à l’Occident épuisé les ressources de l’hellénisme3.
4Je ne raconterai pas l’aventure d’Apollonius. Sachez seulement que se succèdent l’inceste, les charades, les naufrages, la maladie d’amour, les prétendants, une marâtre, le méchant chasseur et les pirates, une fausse mort, le lupanar, les retrouvailles et les châtiments. Ce mixte où le romanesque de la Seconde Sophistique cède parfois la plume à l’hagiographe a surtout pour nous l’allure des « Il était une fois... » de l’imaginaire moderne. Outre la fée dont les Anciens nous ont quand même légué l’étymologie4, il n’y manque que le personnage anonyme, quelquefois un peu falot, mais avec qui l’héroïne forme l’idéal couple princier.
5A priori, Grecs et Latins ont des excuses, car qu’est-ce qu’un Prince charmant ? Dans l’alliance du nom et de l’adjectif, c est le nom qui prime : un Roi charmant n’existe pas et ce Prince n’a, semble-t-il, rien à voir avec le principat qui vaut à princeps d’être le quasi-synonyme de souverain. Le Prince, en ce sens restrictif, est un fils de roi. Arrivés à ce point, nous avons encore à préciser qu’il s’agit du fils d’un roi parmi d’autres rois. À la fin du conte, le fils du vieux roi épouse la fille reconnue d’un autre roi. Certes, le schéma n’est pas exclusif ; en général, pourtant, l’action se déroule dans un paysage politique où la pluralité des royaumes est la norme5.
6Ces deux exigences : la présence d’une dynastie où un prince héréditaire est appelé à remplacer, le jour venu, le prince souverain ; la fragmentation du monde en plusieurs puissances, la dualité étant minimale, ces deux préalables, en particulier le deuxième, ont empêché l’émergence du type.
7De fait, le roman classique se déroule dans l’Hellade des cités et les rois qu’on y rencontre gouvernent un Barbaricum lointain : la Perse, l’Éthiopie, l’Inde6. On ne dispose pas de cette proximité du voisinage ni de cette appartenance commune au même ensemble de civilisation qui, autorisant des rapports égaux, inciteraient à les renforcer par des alliances matrimoniales. Dans la culture romaine qui s’intéresse peu aux épigones d’Alexandre7, ou bien il était loisible de se référer aux rois des épopées homérique et virgilienne, ou bien, descendant au Bas-Empire, on prenait acte de la séparation de l’État en deux partes autonomes.
8À vrai dire, autour de la Guerre de Troie, je ne vois personne qui puisse préfigurer un paladin sentimental. Pâris, par sa beauté et son astuce, enlève la Belle Hélène et jusqu’à l’époque de Dracontius, aux temps vandales, le lecteur se réjouira de ces amours longtemps heureuses jusqu’à l’étrange issue qu’élabore la fable8. Darès et Dictys, prétendus témoins des événements, chacun dans son camp, et à des décennies de distance, entre le ive et le vie siècle, refont l’histoire d’Achille9 : tombé amoureux de Polyxène, la fille de Priam, le Myrmidon est tué par Pâris au moment où il négociait une paix séparée. L’archétype était presque trouvé, puisqu’un fils de roi – Pélée était encore vivant – allait, aussi aimable que courageux, s’unir à une chaste princesse. Le destin, hélas ! casse en morceaux ce qui ne put être un conte de fées : les Parques, au contraire, les Fata, avaient tissé le destin d’Achille et n’était pas prévue une « fin heureuse » pour celui qui, au demeurant, était déjà père de Pyrrhus. L’Énéide, pourtant elle aussi un remodelage, ne s’engagea pas dans cette voie du romanesque : les fils du roi combattent, ils meurent ou survivent, sans qu’on s’inquiète de leurs penchants10. Alexandre, dès le iiie siècle, était devenu un héros de roman, mais entendons-nous bien : sa bissexualité bloque le narrateur qui préfère s’attarder sur les face-à-face avec une nature enchantée. De toute façon, le Macédonien n’entrait pas dans la catégorie : quand son père vivait, lui-même n’avait d’yeux que pour sa mère et Héphestion, le grand ami, n’est cité qu’en passant11.
9Les rois de la Grèce et de l’Italie primitive ainsi mis hors-jeu, aurons-nous plus de chance avec l’Empire éclaté de l’Antiquité tardive ? J’ai eu l’occasion de m’occuper du De Constantino Magno eiusque matre Helena12. Le Libellus latin, certes, date du xie siècle et son modèle grec probablement du xe, mais en amont du mariage, en 972, d’Otton II, fils et associé d’Otton Ier avec Théophano née de Romain II. Le récit racontait les noces de Constantin avec la fille de l’empereur de Byzance. Le De Administrando Imperio, en 953, de Constantin Porphyrogénète avait préparé le terrain, en alléguant une réglementation de saint Constantin gravée sur l’autel de Sainte-Sophie. Selon cette inscription, un membre de la Maison impériale pouvait avoir un conjoint d’origine franque13. Or, Hélène – notre De Constantino le rappelle – passait pour de naissance trévire. Il y aurait dès lors une probabilité pour que, dès le ve siècle – K.F. Werner évoque l’union d’Arcadius en 400 avec Eudoxie, fille du transrhénan Bauto14 – se soit échafaudée une légende parvenue au xe siècle à un stade avancé d’affabulation. Dans le Libellus, en effet, Constantin, bâtard ignoré de son père Constance, mais beau soldat élevé par sa mère, Hélène de Trèves, est remarqué par des marchands sans scrupules. Ces derniers, soucieux de rétablir à leur profit les relations commerciales avec l’Est, confisquent le jeune homme, lui assurent une parfaite éducation et l’envoient épouser l’héritière d’Orient. Je ne poursuis pas plus avant : nous avons là un prince, fils d’empereur – et peu importe qu’à l’Ouest on le croit imposteur, alors que la ruse recoupe la vérité – et ce Prince charmant obtient la main de la princesse lointaine. Vous le voyez, la certitude n’est pas plaidable pour proprement le ive siècle, quoique ce petit roman s’achève par la reconstitution de la cellule familiale et respecte ainsi la thématique, chère aux Anciens, des Recognitiones. Ne serait-ce que par cette scène finale, le De Constantino, si tardif qu’il soit, est encore le rejeton du genre qui a produit Apollonius de Tyr ou les vicissitudes de Faustus narrées par le Pseudo-Clément15.
10Cela posé, il y avait dans l’Empire romain unitaire des éventualités pour la future construction d’un type décidément médiéval. Je vais m’y attacher, en allant du moins sûr au mieux attesté.
11Je parlais de Constantin. Il y a dans les Panégyriques de celui que le discours compare proprement pour sa uirtus et sa pulchritudo aux figures exemplaires d’Achille et d’Alexandre une évocation à la limite de notre nébuleuse16. Aux alentours de 293, date du césarat de son père Constance Chlore, Constantin reçoit un symbolique cadeau de fiançailles des mains de Fausta, la fille encore impubère de l’Auguste Maximien. Un tableau, dans le triclinium du palais d’Aquilée, en gardait mémoire. L’orateur, en 307, s’adresse au nouvel époux :
Une fillette dont la beauté divine impose déjà le respect, mais pliant sous son fardeau, tient un casque étincelant d’or et de pierres précieuses, surmonté des plumes d’un bel oiseau, qu’elle t’offre à toi, Constantin, alors encore dans l’enfance, pour que ce sponsale munus, comme ne saurait le faire aucune parure de vêtement, rehausse ta beauté.17
12Les mariés devaient avoir quelque 31 et 19 ans, mais le souvenir d’une première entrevue, lorsqu’ils avaient environ 17 et 5 ans’18, nuance d’une gracieuse irréalité les compromis de la Tétrarchie qui, ainsi, par la coexistence de deux, voire de quatre pouvoirs hiérarchisés établissait, un siècle avant Honorius et Arcadius, la partition de facto de la Romanité.
13Auparavant, le Prince n’avait jamais connu la parité, à l’exception de Marc Aurèle, auteur d’une collégialité théorique avec Lucius Verus lequel, marié tard, n’eut qu’une fille sans destinée particulière19. Il n’était donc pas question de combiner des mariages contractuels de puissance à puissance. Mais nul empereur ne songeait à donner sa fille au fils d’un roi barbare. Ceci jusqu’au jour où Valentinien III, vers 442/443, fiance sa fille Eudoxie, âgée de 5 ans à Huniric, l’héritier du roi vandale Geiséric. Arrêtons-nous un instant devant la mosaïque commémorative, l’objet des fantasmes du poète Méraubode :
Quant au Prince, avec son épouse, il occupe sous le toit la partie centrale et, comme les astres brillant dans les hauteurs du ciel, il resplendit, vénérable sauveur du monde. Devant celui qui nous protège, un exilé récent pleure sur des trésors soudain soustraits. La Victoire a rendu l’univers à son bénéficiaire naturel et à des terres lointaines le Palais de la lumière a offert cette couche nuptiale. Une divine maternité cherche-t-elle les baisers du fils ami de la paix, on dirait avec sa mère le dieu de Castalie. Une sœur siège-t-elle à ses côtés, on croirait que les blanches lueurs de la Lune éclatante s’allument aux feux fraternels. La présence de l’épouse ferait songer à l’union qui sur la couche thessalienne lie à Pélée Thétis, fille de Nérée. De cette lignée aussi il est permis d’espérer un petit-fils auquel seule Larissa puisse comparer son héros. Regardez cette pousse à peine venue à l’air : déjà en sa tendre poitrine elle porte les mystères de la Divinité et ses cris confessent Dieu...20
14Dans un contexte qui, à l’évidence, se souvient de l’épithalame de Catulle et, par conséquent, d’Achille21, les distiques du panégyriste installent Valentinien III au milieu d’un groupe22 qui comprend Galla Placidia, sa mère, Eudoxie, sa femme, Honoria, sa sœur, Eudocie et Placidie, ses filles, mais aussi l’otage vandale, Huniric, le fiancé d’Eudocie. Le mariage n’interviendra qu’après la mort de Valentinien III et le sac de Rome et il en naîtra Hildiric qui, roi à son tour, de 523 à 530, se proclamera gemini diadematis heres, fier de sa parenté avec Théodose Ier, Honorius et son grand-père, Valentinien III23.
15Alors – et bien que pas plus Méraubode que l’Anthologie latine ne s’étendent sur les ascendants paternels – Huniric, dissimulé sous une figure de style aussi brève qu’obscure, pourrait répondre à notre définition du Prince charmant : il risque les périls pour obtenir sa princesse et la paix des peuples.
16L’Empire, en réalité, agonise et si l’on considère qu’Honoria ira jusqu’à demander à Attila de se faire son champion24, il est certain que les brutales intrigues du ve siècle, après les arrangements politiques du ive siècle, dénient le moindre sentimentalisme aux motivations des personnages historiques.
17Et pourtant, ce n’était pas que fût absent un effort pour esquisser, au milieu de tant de sauvagerie, des figures séduisantes, capables de laisser rêver les jeunes filles.
18Prenons, par exemple, le portrait de Maxime, fils de Maximien le Thrace, ce mixobarbarus réputé goth et alain. Tout dans cette vie de jeune homme se résume en deux mots : beauté et culture. Parfaitement bilingue, il avait eu des maîtres fameux pour l’art oratoire, la poésie, le droit. Sapulchritudo, vantée aussi bien par Sévère Alexandre que par son propre père, adornée même d’un attirail emprunté aux Lagides, lui valait l’engouement des femmes sans préjugés, dont certaines voulaient avoir de lui un enfant. Toujours, à en croire l’Histoire Auguste, Sévère Alexandre envisagea de le marier à sa sœur Théoclia et, en définitive, Maxime s’était fiancé à Junia Fadilla, l’arrière-petite-fille d’Antonin. Cet adulescens et pulcher et scolasticus qui eût concilié à la nouvelle dynastie le prestige du nomen Antoninorum brise et sa vie et son image topique à cause de sa superbe à tendre le pied à baiser25.
19Moins bien que Maxime, d’autres héritiers dans l’Histoire Auguste livrent ce portrait d’une belle jeunesse aux connaissances raffinées : Aelius, Géta, Diaduménien, Valérien II, Postume junior, Timolaus, fils d’Odénat, enfin Numérien26. Ainsi se dessinait, par opposition à un souverain vieilli, un type de successeur auquel l’âge attribuait les avantages du physique, des émois et d’une éducation encore fraîche. Au diptyque des amants, cependant, manquait l’effigie de l’héroïne. La norme l’excluait de l’histoire qui, sauf dans le cas de Zénobie et Victoria, n’est conduite que par des hommes.
20Pour apercevoir une fille de roi, il faut lire Apollonius de Tyr, bien que celles qu’on y découvre n’entrent pas tout à fait dans notre cadre : la fille du méchant roi d’Antioche, violée par son père, est l’objet des vœux honorables d’Apollonius, mais le Tyrien, riche et de naissance royale, n’a plus ses parents ; la fille du bon roi de Cyrène s’éprend du naufragé Apollonius en raison de ses malheurs et de son talent de musicien, mais elle disparaît bien vite dans le sanctuaire de la Diane d’Éphèse ; la troisième fille, elle, a un nom : elle s’appelle Tarsia et c’est la fille d’Apollonius, mais son futur époux, Athénagoras, le prince de Mytilène, avait commencé par vouloir s’approprier à prix d’or sa virginité. Chez ce garçon, jeune et prompt à compatir, le premier réflexe fut de calculer : « Quand on la mettra au bordel, je ferai en sorte d’être son premier client... et ce sera pour moi comme si je l’avais achetée. »27
21Remonterons-nous alors vers le plus beau roman de la littérature latine, les Métamorphoses d’Apulée ? Psyché, fille de roi, traverse mille tribulations, parce qu’elle a voulu voir son délicieux mari, l’enfant de Vénus. Elle n’eût pas triomphé des épreuves et de sa propre curiosité si Cupidon ne l’avait aidée du geste et de la parole28. À l’heureux dénouement, il a donc contribué, de même que le Prince charmant, brillant second rôle, resurgit dans les dernières pages du conte. Perrault et Grimm, souvent habités par les monstres, n’oublièrent pas leur lecture des Milesiae29 du Madaurien. Nos enfants non plus, que ravit l’affrontement de la « Belle » à la « Bête ».
22Ce capital d’émerveillement effrayé, enrichi de toutes les spéculations qui depuis Platon portent l’Âme à l’Amour, l’Histoire, plus timide que la mythistoria30, plus discrète que le panégyrique, a néanmoins tenté de le fixer autour du mot Princeps. Et là, on doit en revenir, à l’autre bout de l’arc chronologique, aux gestes fondateurs d’Auguste, si bien expliqués par Robert Étienne. Je le cite :
Ce princeps iuuentutis... le voici avec Auguste qui rétablit le défilé des turmes de chevaliers, le 15 juillet, et cette transuectio equitum groupe les fils de sénateurs et symbolise la concordia ordinum. À la tête du défilé, il place les Princes de la Jeunesse... désignés ainsi comme héritiers éventuels de la pompe impériale et ce titre qui balance celui du princeps senatus, ils le doivent à leurs vertus qui les font si bien ressembler à leur père adoptif.31
23Ainsi est agencé ce que nous voyons encore fonctionner correctement au iiie siècle. Gallien qui, un temps fort bref, a été César est, à l’occasion, salué par le Peuple romain comme Augustus Princeps32, tandis que, du vivant de son père, Princeps Principum33, les Césars Valérien II, puis Salonin étaient Principes Iuuentutis34. L’association avec le Césarat, présumant la succession de l’héritier dynastique, ne sera pas modifiée, quand la Tétrarchie rétablit une hiérarchie par l’adoption.
24Surviennent alors entre 306 et 313 des années d’ambiguïté. Obéissant à des règles moins strictes que les légendes monétaires, la phraséologie des rhéteurs englobait sous la formulation indifférenciée de Inuictissimi Principes35 tant l’Auguste que le César tétrarchique : ainsi, en 297, au retour de l’expédition de Bretagne. Et, au vrai, tous deux étaient des princes, Maximien par l’autorité de sa primauté, Constance en tant que dux de la nouvelle génération et l’un et l’autre accolaient à ce Principat un superlatif solaire qui éclipse ici l’ascendance herculéenne. Mais, en réalité, la genèse des appellations, sans être oubliée, ne suffisait plus à définir la totalité du concept. À l’automne 306, Maxence, fils d’un empereur senior à l’Ouest et l’époux de la fille de l’empereur en exercice à l’Est, prend le pouvoir, faisant prévaloir sur l’adoption l’hérédité biologique. Toutefois, il n’entre pas dans le système, déjà ébranlé par l’intrusion de Constantin, fils naturel de Constance et nouveau César dans les territoires paternels. Au début, Maximien Hercule étant redevenu Auguste effectif, Maxence se contente d’être dénommé sur la monnaie Princ<eps>, voire Princ<eps> Inuict<us> ; jamais, au contraire, il n’accepte l’identification au Princeps Iuuentutis : n’étant pas – du moins à cet instant – l’héritier présomptif qu’est un César par rapport à un Auguste, il se borne à indiquer une qualité qui n’est pas un statut. Le Panégyrique de 297, par son vocatif Inuictissimi Principes, traduisait ce que Maximien Hercule et Constance Chlore avaient en commun, en dépit de la subordination du second au premier. Sous l’apparence de la modestie, Maxence s’attribue cette sacralité du pouvoir. Quel que soit le nombre de ceux qui y participent, il existait ainsi une primature ratifiée par les dieux et les ordines romains : son essence est tout entière en chacun des titulaires36.
25Cette analyse éclaire le comportement de Maxence dans l’atelier de Rome. Encore Princeps Inuictus, il accorde au César Constantin la légende Principi Iuuentut<is> ; passé Auguste, il associe Maximin Daza, autre César, au sort de Constantin37. Entre l’automne 307 et la défaite de 312, on aimerait mieux situer le revers gravé Principi Imperii Romani : le Mars figuré est, certes, le père de la lignée des Romains ; il représente aussi, sublimé, le Prince augustéen, dépositaire privilégié du commandement sur l’Empire38.
26Ainsi Maxence conserve-t-il la spécificité des Princes de la Jeunesse, que l’héritage vienne ou non par la nature. En revanche, Princeps, à lui seul, possède une extension élastique, car, désignant toujours le pouvoir suprême, il détermine une réalité qui peut n’être que virtuelle : peu importe que Maxence, en octobre 306, ne soit pas vraiment Princeps Imperii Romani ; en s’affirmant Princeps, il refusait toute position secondaire.
27L’attitude de Constantin n’est pas moins intéressante. L’atelier de Trèves qui affecte Principi Iuuentutis au César Constantin, puis également au César Maximin, continue à employer le revers, une fois Constantin proclamé Auguste. Avec la variante de l’épée transversale qui s’est imposée au tournant de 307/308 – c’est un détail qui la rapproche du Mars maxentien –, la légende est exceptionnellement partagée par Maximin Auguste39. Constantin qui, au lendemain de la victoire du pont Milvius, avait recueilli le legs trajanien d’Optimo Principi, doublé de Sapient. Princip.40, ouvre, en 317, le dernier véritable chapitre de l’histoire de Principi Iuuentutis. Il le fait à l’intention des nouveaux Césars, les héritiers Crispus, Constantin II, parfois Licinius iunior. Dorénavant, Constantin peut être un Princ<eps> Perp<etuus> dont on célèbre la Victoria Laeta41 : à trois exceptions près – à Londres, en 317, à Ticinum, en 320-321 et en 324-32542 –, il renonce au titre de Princeps Iuuentutis qui sera ensuite transmis aux plus jeunes Césars, Constance II, Constant et Delmace. D’une façon curieuse, dans les officines occidentales (Londres, Trèves, Arles, Rome, Ticinum, Aquilée, Siscia et Thessalonique), entre 317 et 32643, une alternance se produit par laquelle Principia Iuuentutis, toujours – sauf, une fois, à Londres en 31844 – réservée aux Césars, valorise un entraînement au quartier général de l’armée : de la cour, on était transféré à la caserne45.
28Ce doublon ne dura même pas jusqu’à la mort de Constantin, après quoi ne se décèlent dans l’iconographie monétaire que des séquelles rares et confuses. À Trèves, durant la courte coexistence de Constantin II, Constant et Constance II, les trois empereurs frappent de l’argent légendé Principi Iuuentutis46. Ils sont imités en 351 par les usurpateurs Magnence et Décence47. Dans ces deux épisodes terminaux l’égalité régnait soit de droit dans le trio d’Augustes, soit entre l’Auguste et son frère, le César Décence. La référence à une paternité même implicite ne jouait plus.
29Elle refit surface sous la dynastie Valentinienne qui adapta à Gratien, l’Auguste enfant, l’innovation constituée en son temps par Principia Iuuentutis : on eut donc Principium Iuuentutis sur des solidi de Gratien et renaquit à Trèves, Constantinople, Nicomédie et Antioche, l’image illustrant l’apprentissage du trône par les armes48. Enfermés dans leurs palais, les fils de Théodose ne relevèrent pas la tradition et c’en fut fini de ces jeunes chevaliers tout ensemble au pouvoir et dans la dépendance d’un père.
30Voilà, appuyée sur la numismatique, l’amphibologie du terme de Prince. Elle anime de la vitalité des vingt ans les certitudes de la quarantaine ; elle rassemble les générations et les rassure ; elle a plus de chance de rallier la part féminine de la population ; elle cimente la paix par la politique des mariages. Au ive siècle de l’Empire, l’objectif fut la durée en reliant les successives familles régnantes49. On songera à l’espace, quand se sera disloqué le vaste corps de la Romanitas.
Notes de bas de page
1 Le cas de Constantin est symbolique : le prince sur la monnaie se compose un portrait hors des atteintes de l’âge, conforme au classicisme augustéen et, par-là, opposé à l’iconographie réaliste des Tétrarques, voir, en dernier lieu, R.R.R. Smith, « The public image of Licinius I », JRS, 87, 1997, p. 170-202 ; quant à l’humanitas du premier empereur converti, elle transparaît dans sa législation, voir Ch. Pietri, « Les pauvres et la pauvreté dans l’Italie de l’empire chrétien (ive siècle) », Bibl. de la Rev. d’hist. ecclés., 67, Bruxelles, 1983, p. 267-300.
2 A titre d’exemple, Letterature classiche e narratologia, éd. L. Pepe, Pérouse, 1981, où sont utilisés les travaux fondateurs de V Propp, mais les débats portaient sur le récit, non sur les personnages.
3 E. Klebs, Die Erzählung von Apollonius aus Tyrus. Einegeschichtliche Untersuchung über ihre lateinische Urform und ihre späteren Bearbeitungen, Berlin, 1899 ; J.-P. Callu, « Les prix dans deux romans mineurs d’époque impériale », dans Les Dévaluations à Rome, Rome, 1980, t. II, p. 187-187-212 ; M. Zink, Le Roman d’Apollonius de Tyr, Paris, 1982 ; G.A.A. Kortekaas, Historia Apollonii Regis Tyri, Prolegomena, text edition of the two principal latin recension, bibliography..., Groningen, 1984 ; J.-P. Callu, « Propos sur l’imaginaire latin au Bas-Empire », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 35, 1990, p. 77-99 ; E. Wolff, Histoire du roi Apollonius de Tyr, Paris, 1996. L’édition Teubner, due à A. Riese, parue à Leipzig en 1871, fut reprise en 1893. Voir aussi infra n. 27.
4 Fata, la Parque. Cette origine, liée au fatum, n’accorde pas ipso facto un rôle bienfaisant à cette exécutrice du destin individuel : voir infra pour Achille.
5 J’aimerais être informé par les spécialistes du folklore, à défaut de ceux de Charles Perrault, sur la préhistoire du type, car cette littérature comparée n’est pas à la portée immédiate d’un antiquisant.
6 Survol commode des principaux textes grâce à l’édition de P. Grimai, Romans grecs et latins, Paris, coll. La Pléiade, 1963.
7 L’Histoire universelle traduite du grec par Justin reste une exception.
8 Dracontius, De raptu Helenae, éd. E. Wolff, Les Belles Lettres, Paris, 1996, t. IV, p. 13-40 et 114-173.
9 J.-P. Callu, « “Impius Aeneas ?” : échos virgiliens du Bas-Empire », Caesarodunum XIII bis, 1978, p. 161-174 ; A. Beschorner, Untersuchungen zu Dares Phrygius, Tubingen, 1992 ; Add. infra n. 20.
10 Ce faisant, Virgile obéissait aux conventions littéraires et à sa propre sensibilité.
11 J.-P. Callu, « Alexandre dans la littérature latine de l’Antiquité tardive », dans Alexandre le Grand dans les littératures occidentales et proche-orientales, Nanterre, 1999, p. 33-50.
12 Id., « “Ortus Constantini” aspects historiques de la légende », dans Costantino il Grande dall’Antichità all’Umanesimo, éd. G. Bonamente et E Fusco, Macerata, 1992, p. 253-282. L’édition Teubner de E. Heydenreich date de 1879.
13 13, éd. G. Moravcsik, Dumbarton Oaks, 1967, p. 70.
14 K.F. Werner, Les Origines, t. I de l’Histoire de France éditée par Jean Favier, Paris, 1984, p. 268.
15 Les Recognitiones Clementinae, une rédaction grecque de ca 220-230, sont traduites par Rufin d’Aquilée, « praedam... non paruam Graecorum bibliothecis ereptam » (Praef. PG, 1, p. 1205). On tient là une des sources de la légende de Faust.
16 Pan. VII (6), 17, 2 (310) : Talem magnum ilium regem, talem Thessalum uirum mente concipio quorum summa uirtus pulchritudini coniuncta celebratur.
17 Pan. VI (7), 6, 2 (307) :... puella iam diuino decore uenerabilis, sed adhuc impar oneri suo, sustinet atque offert tibi etiam tum puero, Constantine, galeam aura gemmisque radiantem et pinnis pulchrae alitis eminentem, ut te, quod uix ulla possunt habitus ornamenta praestare, sponsale munus faciat pulchriorem.
18 Dans l’article supra cit. n. 12, j’ai proposé de fixer au 27 février 276 le dies natalis de Constantin. Aux Calendes de mars 293, il fêtait quasiment ses 17 ans. L’âge exact de Fausta n’est pas connu : peut-être n’avait-elle que 3 ans ?
19 J.-P. Callu, « Verus avant Verus » dans Historiae Augustae Colloquium Parisinum, éd. G. Bonamente et N. Duval, Macerata, 1991, p. 101-122.
20 Meraubod. Carmina, MGH, AA, éd. F. Vollmer, Berlin, 1905, p. 3 = F.M. Clover, Flavius Meraubodes, A Translation and Historical Commentary, Trans. of the Amer. Philosoph. Soc. n.s. 61, 1, Philadelphie, 1971, p. 11, 16-27 et 6l, v. 5-21 :... Ipse micans tecti medium cum comuge princeps / lucida ceu summi possidet astra poli, / terrarum ueneranda salus : pro praeside nostro/amissas subito flet nouus exul opes ; / cui natura dedit, uictoria reddidit orbem/claraque longinquos praebuit aula toros. / Hic ubi sacra parens placidi petit oscula nati, / Castalium credas cum genetrice deum ; / cum soror adsistit, nitidae candentia Lunae/sidera fraterna luce micare putes ; / si coniux aderit, dicas Nereia Pelei / Haemonio Thetidos foedera iuncta toro. / Hac etiam de proie licet sperare nepotem, / cui Larisa suum conferat una uirum. / En noua iam suboles, quae uix modo missa sub auras/mystica iam tenero pectore sacra gerit, / uagitu confessa deum...
21 V 15-16 et 18. F.M. Clover, op. cit., p. 17-19 ; E. van’t Dack, « Achille dans l’Histoire Auguste », dans Historia Augusta Colloquium 1986/1989, Bonn, 1991, p. 61-80.
22 La mosaïque, au-dessus des portes, a pour motif principal une scène de banquet : à l’arrière-fond, la Concorde unit les génies protecteurs de l’Empereur et de l’Impératrice ; devant cette trinité, Valentinien III et Eudoxie sont allongés sur des lits, avec, au premier plan, Huniric, à l’aplomb du Prince ; si, comme le suggère Fr. Chausson, le reste se décompose en emblemata sur lesquels se pointe le regard, on pourrait imaginer d’un côté l’enfant et sa mère, puis l’adolescence du frère et de la sœur, de l’autre, issue du mariage, la première-née Eudocie qui, on le prophétise, donnera un petit-fils à Valentinien III, enfin, quatrième tableau latéral, Placidie, la seconde fille, lors de son baptême.
23 Anth. lat. 215 ; PLRE II, Stemmata 3 et 41.
24 F.M. Cover, « Geiseric and Attila », Historia, 22, 1973, p. 104-117.
25 Histoire Auguste, Maxim. 27, 1 et 6 ; 28, 3 et 7 ; 29, 1-3 et 7-8 ; 32, 1.
26 Ibid. Ael. 5, 1 ; Ant. Geta 4, 1 et 5, 4 ; Ant. Diad. 3, 2-3 ; Valer. 8, 1 : Tyr. Trig. 4, 2 ; 28, 2 ; Car. 11, 1-3.
27 XXXIII, p. 70 Wolff ; G. Schmeling, « Apollonius of Tyre : Last of the Troublesome Latin Novels », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 34, 4, Berlin-New York, 1998, p. 3270-3291.
28 Apul., Met. VI, 21-22, p. 253 Grimal.
29 Histoire Auguste, Clod. Alb. 12, 12 : l’époque sévérienne, si attirée par le romanesque tératologique, pouvait se laisser prendre par le gendre « cruel, féroce et serpentin, qui vole sur des ailes », Apul., Met. IV, 33, p. 221 Grimal.
30 Marius Maximus qui et mythistoricis se uoluminibus implicauit (HA, Quadr. Tyr. 1, 2 (voir aussi les mythistoriae ibid., Macr. 1, 5) est invoqué en ibid. Clod. Alb. 12, 14, quatre lignes après le passage cité supra n. 29.
31 R. Étienne, Le Siècle d’Auguste, Paris, 1970, p. 35.
32 D. Kienast, Romische Kaisertabelle, Darmstadt, 1990, p. 215 : Gallien peut avoir gardé entre 253 et 256 le titre de Prince de la Jeunesse ; légende Gallienum Aug Princ PR, voir R. Göbl, Num. Zeitschr. 74, 1951, p. 9.
33 Histoire Auguste, Valer. 2,1, lettre supposée du roi des Cadusiens à Sapor Rex Regum.
34 D. Kienast, op. cit., p. 217-218 (Add. p. 256-257 pour Numérien et Carin Césars, p. 276 et 279 pour Constance Chlore et Galère ; le Césarat de Maximien Hercule a laissé des traces insuffisantes, de même que ceux de la Seconde Tétrarchie de 305-306).
35 Pan. IV (8), 3, 2. En revanche, Eumène (V (9), 6, 1) glose sur l’épiclèse traditionnelle :... domini nostri Constantii, uere principis iuuentutis, incredibilem erga iuuentutem Galliarum suarum sollicitudinem atque indulgentiam mirari satis nequeo.
36 Mats Cullhed, Conseruator Urbis Suae, Studies in the politics and propaganda of the emperor Maxentius, Stockholm, 1994, p. 43 : « It was a non-committal title, but it contained a claim to authority », Rom. Imp. Coinage, VI, Londres, 1967, p. 367, no 135 et 137, p. 368, no 140, p. 369, no 147-148, p. 370, no 153.
37 Ibid., p. 368, no 141, p. 369, no 149-151.
38 Ibid., p. 373, no 172 : 21, 44g.
39 Ibid., p. 209, no 679-680, p. 212, no 733-735, p. 213, no 743, p. 216, no 755, p. 218, no 780-787, p. 220, no 796 et 800, p. 221, no 802-807, p. 223, no 822, p. 225, no 835-843.
40 Ibid., VII, Londres, 1996, p. 235, no 7-12, p. 169, no 62-65 (add. Principis Prouidentissimi avec Sapientia, p. 234, no 1-3).
41 Ibid., p. 106-108, 126-128, 181-184, 254-256, 372-373, 431-437 (ateliers de Londres, Lyon, Trèves, Arles, Ticinum et Siscia).
42 Ibid., p. 103, no 105, p. 375, no 105, p. 383, no 180.
43 La légende habituelle – inconnue à Lyon – avait été également employée à Sirmium, Constantinople, Nicomédie, Cyzique et Antioche (manque à Alexandrie), voir ibid., Index II, Reverse legends and types, p. 747.
44 Ibid., p. 105, no 132.
45 Ibid., p. 50 : « Principia iuuentutis is an ingenious elliptical expression for the military training accorder to the prince, princeps iuuentutis, at the military headquarters (principia) », voir Index II, p. 746-747.
46 Ibid., VIII, Londres, 1981, p. 142, no 33-35.
47 Ibid., p. 161, no 298 et p. 162, no 302-303.
48 Ibid., IX, Londres, 1951, p. 16, no 13, p. 217, no 24, p. 253, no 14, p. 277, no 19.
49 Gratien épouse la fille de Constance II et Théodose Ier celle de Valentinien Ier.
Auteur
Membre de l’Institut, directeur de recherches, EPHE (IVe section), Paris
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