1. Sous le signe de la curiosité
p. 61-81
Texte intégral
Le voyageur curieux
1Le chevalier d’Arvieux est, en tout premier lieu, un voyageur, qualité dont il se recommande la plupart du temps, du moins dans la première partie de son aventure orientale. Toute sa vie est placée sous le signe du voyage et son expérience du monde et des hommes ne saurait être pensée ou interprétée en dehors de cet être-du-voyage. Mais quelle sorte de voyageur est-il ?
2Si le chevalier d’Arvieux ne s’affirme pas d’emblée en tant que « voyageur professionnel1 », nous pouvons dire qu’il le deviendra progressivement, ce qui nous permet de rapporter ses nombreux déplacements à plusieurs types de voyage. Nous pouvons affirmer que son parcours – il est venu en terre d’Orient pour y faire fortune – illustre dans un premier temps le voyage commercial. Cependant, sa passion pour les langues orientales prendra petit à petit le dessus ainsi que la volonté de découvrir ce monde nouveau. Cela montre, dans son cas comme dans d’autres, la façon dont le négociant peut être doublé de l’explorateur, et comment le voyage commercial peut se muer en un voyage de découverte à prétentions épistémiques. Plus tard, lorsqu’il se fera connaître à la cour et qu’il se verra assigner des missions diplomatiques et culturelles, le chevalier d’Arvieux voyagera plus en « ambassadeur » de son pays, censé premièrement établir des contacts et traiter avec les puissances étrangères, mais aussi rapporter de ses voyages des manuscrits et autres « antiquités » précieuses. Le plaisir de la route, la capacité et la volonté manifeste de joindre l’agréable à l’utile renforcent chez d’Arvieux, à la différence de nombre de ses contemporains, le côté divertissant du voyage, l’anecdotique occupant une part importante dans ses Mémoires, ce qui trahit aussi un sens du vécu remarquable. Enfin, ce qui pourrait faire du chevalier un voyageur complet est, outre les aspects déjà énumérés, un penchant très marqué pour l’observation des différences culturelles. Si son point fort est en effet cette volonté de découvrir et de comprendre l’Autre, nous pouvons y voir également l’expression d’une tendance déjà perceptible au xviie siècle.
3Il y a cependant un autre type de voyage et, partant, de voyageur, que le chevalier d’Arvieux incarne à merveille. C’est ainsi que, à travers ses Mémoires, nous pouvons rencontrer des considérations de ce type : « Ce Village [près de Seïde] n’a rien à present de considerable, que quantité de ruines, où les curieux pourroient trouver à se contenter. » (LA, I, p. 295) Ou encore, quand il relate un phénomène étrange observé pendant son voyage en Palestine : la conservation parfaite de squelettes de poissons fossilisés dans des roches tendres : « J’en ai vû en differens endroits, que des Voyageurs curieux avoient apportées de ce lieu […] » (LA, II, p. 392).
4Le point commun de ces remarques et d’autres du même ordre qui s’égrènent sous la plume de d’Arvieux est la curiosité, qui semble à la fois motiver et légitimer la découverte de l’Ailleurs. On sait d’ailleurs que, depuis les temps les plus anciens, voir quelque chose de ses propres yeux constituait une preuve indéniable de la véracité de ses dires, le « j’ai vu » ayant une prééminence absolue sur tout autre argument et d’autant plus sur le ouï-dire sur lequel se fondait une grande partie du savoir2.
5Au xviie siècle, la vue fonctionne comme un principe méthodologique et épistémologique de premier ordre et s’affirme avec d’autant plus de force que la curiosité, encore suspecte pendant au moins une partie de la Renaissance en vertu de sa condamnation durant tout le Moyen Âge chrétien en tant que « concupiscentia oculorum3 », devient l’une des motivations pour courir le monde dont bien des voyageurs se réclament ouvertement, voire fièrement à cette époque.
6Nombre de chercheurs qui ont abordé la problématique du voyage aux xvie-xviie siècles s’accordent à souligner l’importance croissante que les voyageurs de toutes espèces lui attribuent. En citant de fameux voyageurs du xvie siècle dans le Nouveau Monde comme Jean de Léry ou Marc Lescarbot, François Hartog remarque que « D’une manière générale ce qui meut ces voyageurs, c’est la “curiosité”, qui est “puissance des yeux ouverts et soumission au divers du monde”4. » François Wolfzettel précise, de son côté, que « la légitimité de la curiosité et de l’expérience étant acquise depuis la Renaissance5 », le xviie siècle assiste à une « valorisation intense du thème de la curiosité6 », devenant à cette époque, à l’en croire, un véritable topos des relations de voyage. Quant à Alexandra Merle, elle va jusqu’à intituler une section de son ouvrage « De la curiosité comme règle de vie ». Sans oublier de souligner le caractère importun que celle-ci conserve à travers les récits de pèlerinage jusqu’au xviie siècle, elle repère chez un Nicolas de Nicolay, l’un des voyageurs les plus connus du xvie siècle, une curiosité définie comme « soif de connaissance » et comme « démarche raisonnable et juste de l’esprit humain », en nous expliquant que
Même si les voyageurs de la Renaissance n’ont pas inauguré la curiosité ainsi comprise, ce sont eux qui ont entrepris de la légitimer au point que cette notion deviendra bientôt un leitmotiv de la littérature de voyage, de même que l’observation sur laquelle elle s’appuie7.
7Les exemples abondent en ce sens. Celui qu’on a considéré dès son époque comme le modèle du « parfait voyageur » écrit à la première page de sa relation de voyage :
Ce sont ces belles Relations [publiées depuis vingt ans] qui m’ont donné la premiere pensée de voyager, et comme en l’année mil six cens cinquante-deux, ie n’avois point d’affaire considerable qui deust m’en empescher l’effet, ie resolus facilement de satisfaire à ma curiosité, en suivant les mouvemens qu’elles m’avoient inspirés8.
8Quant à Jean-Baptiste Tavernier, connu surtout pour son voyage en Perse, il fait également profession de curiosité à la fin de son récit : « J’ay esté curieux de bien connoître les choses, je les ay regardées d’assez près […]9 ».
9Le motif de la curiosité n’est pas étranger non plus à Antoine Galland, quand il parle du kiosque d’Ingirlikioi :
Je ne pense pas que, dans tous les environs de Constantinople, il y ait un monument plus digne de la curiosité des voyageurs que celui-là10.
10Laurent d’Arvieux revendique à plusieurs reprises le statut de voyageur. Ce qui est intéressant, c’est de constater que depuis le début, celui-ci est doublé d’un autre – celui de curieux –, ce qui débouche très tôt sur la figure du voyageur curieux, qui va se préciser au fil du temps et des espaces parcourus. Voici l’une des premières occurrences du syntagme :
On trouvait autrefois dans toutes les ruines qui inondent cette grande Ville une infinité de pierres gravées en creux et en relief. […] Les gens du Païs les cherchoient pendant les pluyes d’orages et les déterroient. Ils en trouvoient alors beaucoup et les donnoient à bon marché. Elles sont à présent fort chères, soit qu’ils en connoissent mieux la valeur, soit par l’empressement que les Voyageurs curieux et les Marchands ont eu de les rechercher. Il faut pourtant être connoisseur pour n’y être pas trompé. (LA, I, p. 203)
11Le fait que le voyageur curieux soit d’emblée associé aux marchands s’explique facilement dans le cas de Laurent d’Arvieux, dont l’aventure orientale débute sous le double signe du commerce et de la curiosité. Pourtant, le métier de négociant apparaissait souvent à l’époque comme incompatible avec la qualité de témoin, comme nous l’indique Alexandra Merle, en s’appuyant sur les réflexions de Pierre Belon11. À en croire Friedrich Wolfzettel, cette association n’était cependant pas chose exceptionnelle à l’époque, l’exemple de François Cauche, marchand de Dieppe ayant fait un voyage à Madagascar, autorise le fait de rapprocher « désir du gain du désir de connaître12 ».
12Jusqu’à la fin de ses voyages, le chevalier d’Arvieux remplira d’autres rôles et missions, la figure du voyageur curieux se voyant doublée tantôt de celle du pèlerin curieux, qui, à la différence du pèlerin dévot, succombe souvent aux charmes du monde extérieur, tantôt de celle d’envoyé extraordinaire du roi ou de celle de consul d’Alger ou d’Alep. Mais, quelle qu’en soit la motivation première, la curiosité reste, pour d’Arvieux, un ingrédient permanent, indispensable à la « félicité » du voyage ou responsable de son « infélicité » si elle demeure inassouvie. À tel point que cette curiosité va parfois jusqu’à se dépouiller de toute autre motivation étrangère à elle-même, en engendrant la figure du curieux tout court. Les exemples abondent en ce sens. Et, sous la dénomination parfois générique, on devine à chaque fois l’identification de d’Arvieux à ce portrait.
Définitions et formes de la curiosité
13Mais quelle pourrait être la définition de la curiosité chez le chevalier d’Arvieux, telle qu’elle se laisse entrevoir entre les lignes ? Comment fonctionne-t-elle ? Qu’est-ce qui peut être objet ou sujet de curiosité ? Enfin, quelles sont les formes spécifiques que la curiosité peut prendre à l’époque ? Afin de pouvoir y répondre, penchons-nous d’abord sur quelques passages significatifs. Le récit de son voyage en terre d’Égypte nous apprend par exemple que la vieille ville d’Alexandrie « ne contient que des masures, des cîternes, et des monceaux de ruines, très belles à la vérité, mais qui font gémir les curieux » (LA, I, p. 177).
14Ou bien, lors d’un voyage au Liban, une fois arrivé avec ses compagnons chez le patriarche des maronites : « On apporta des tasses et des verres de cristal de toutes sortes de figures, si belles et si curieuses, qu’elles auraient dû parer un cabinet que de servir à table. » (LA, II, p. 421)
15Ou encore : « Les Mosquées sont sans contredit ce qu’il y a de plus beau à Constantinople. Elles méritent assurément toute l’attention d’un Voyageur curieux. » (LA, IV, p. 456)
16Force est de faire d’abord la distinction entre le et les curieux, les choses curieuses ou curiosités et la curiosité proprement dite, qui elle-même peut être conçue comme le penchant spécifique du curieux, mais qui peut également être envisagée sous l’angle du rapport qui s’établit entre le curieux et les curiosités. En d’autres termes, il s’agit de la distinction entre sujet et objet et du rapport qui se tisse entre les deux. Furetière la mettait lui-même en lumière :
Curieux, -euse, adj. et subst. Celuy qui veut tout sçavoir, et tout apprendre. Tous les hommes ont un désir curieux de sçavoir l’avenir. […]
Curieux, se dit en bonne part de celuy qui a désir d’apprendre, de voir les bonnes choses, les merveilles de l’art et de la nature. C’est un curieux qui a voyagé par toute l’Europe, un curieux qui a feuilleté tous les bons Livres, tous les Livres rares. C’est un Chymiste curieux qui a fait de belles experiences, de belles descouvertes.
Curieux, se dit aussi de celui qui a ramassé les choses les plus rares, les plus belles et les plus extraordinaires qu’il a pû trouver, tant dans les arts que dans la nature. C’est un curieux de Livres, de medailles, d’estampes, de tableaux, de fleurs, de coquilles, d’antiquitez, de choses naturelles.
Curieux, se dit encore de la chose rare qui a été ramassée, ou remarquée par l’homme curieux. Ce Livre est curieux, c’est à dire, est rare, ou contient bien des choses singulieres, que peu d’hommes sçavent. […] Le cabinet de cet homme est fort curieux ; remply de choses curieuses. […]
Curiosité. S.f. Desir, passion de voir, d’apprendre les choses nouvelles, secrettes, rares et curieuses. Il y a une bonne et une mauvaise curiosité. Il a été puni de sa curiosité. Sa curiosité luy a valu beaucoup.
Curiosité, se dit aussi de la chose même qui est rare, secrette, curieuse. Il y a à Paris plusieurs cabinets remplis de belles curiositez. Ce Chymiste nous a fait voir force curiositez, quantité de belles expériences de son art13.
17Il faut remarquer d’ailleurs que, selon la définition de Furetière, un premier élément qui éveille la curiosité relève de la valorisation esthétique au sens restreint du terme – le beau –, les curiosités étant en l’occurrence les ruines, vestiges, monuments ou objets artistiques et bizarres qui pourraient « parer un cabinet » – de curiosités, s’entend, selon la vogue du temps. Cela est bien visible dans les Mémoires. Warren Hamilton Lewis ne manque pas de brosser à son tour le portrait du voyageur curieux du xviie siècle comme quelqu’un dont l’intérêt et l’attention sont particulièrement sollicités par les « antiquités » :
[…] l’une des raisons qui pouvaient déterminer les Français du xviie siècle à s’exiler au Levant était bien l’occasion de faire des voyages intéressants. À leurs yeux, un voyage intéressant supposait en tout premier lieu l’étude des ruines et inscriptions de l’Antiquité classique, conçues comme « antiquités » ; car c’était une vraie joie que de polémiquer au sujet du lieu de naissance d’Homère […]14
18Cela renvoie d’ailleurs à l’acception particulière que Furetière place à la troisième entrée du mot « curieux, curieuse » et qui en fait un amateur d’art, un collectionneur, un homme de « goût », ce que d’Arvieux veut être. La valorisation et la satisfaction esthétiques apparaissent ainsi comme dominantes, au point que la fonction utilitaire de tels objets, perçus comme artistiques, puisse sembler saugrenue – « servir à table ». Il faut d’ailleurs préciser qu’au xviie siècle certains voyageurs courent le monde, et surtout l’Orient, en antiquaires, comme Paul Lucas, Jacob Spon ou Antoine Galland, pour ne citer que les plus célèbres, chacun d’entre eux étant chargé, au cours de ses voyages, de missions culturelles ou archéologiques « par ordre du Roi15 ». Une première forme à retenir est donc la curiosité esthétique.
19Cependant, cette définition somme toute assez restreinte de la curiosité va substantiellement s’élargir. Afin de soutenir notre propos, nous renvoyons d’abord à l’extrait précédemment analysé (LA, I, p. 203).
20Dans le même ordre d’idée, voici encore comment d’Arvieux conclut son voyage en Terre sainte :
Ma dévotion étoit aussi amplement satisfaite dans ce pieux voyage que ma curiosité l’était peu. J’avois des doutes sur tout ce qu’on m’avoit fait voir, et mes doutes me paroissaient bien fondés, et je ne trouvois personne pour les éclaircir. (LA, II, p. 217)
21Pour revenir au premier extrait, à part l’association déjà relevée entre voyageurs curieux et marchands, nous devons également remarquer l’expression « être connaisseur ». S’y connaître donc, pour ne pas être la victime d’escroqueries, ce qui, finalement, revient à une initiation préalable en la matière. On voit ainsi s’esquisser le lien entre voir et savoir comme les deux volets consubstantiels à la curiosité.
22Le deuxième extrait (LA, II, p. 217), témoignant d’une subjectivité accrue (le « Je »), est peut-être encore plus révélateur. En l’occurrence, c’est moins le rapport antagonique entre dévotion et curiosité qui nous occupe, que le contexte presque cartésien où vient s’insérer la problématique de la curiosité. On peut aisément deviner que le premier moteur du voyage en Terre sainte était bel et bien la curiosité – la curiosité de voir, mais aussi d’en savoir plus, et, si possible, certainement. À la place des informations indubitables ou, du moins, vraisemblables et qui ne choquent pas le « bon sens », ce sont les doutes qui se multiplient. Un doute qui laisse percer une volonté de savoir maintes fois inassouvie, faute d’informateurs avisés ou, du moins, présents sur les lieux, comme lors de son voyage à Tunis, où il avoue : « Nous vîmes aussi plusieurs châteaux ruïnez et beaucoup d’antiquitez, dont personne ne nous sceut rien dire. » (Ms. Lebaudy, fol. 4, p. 108)
23C’est toujours lors de son voyage à Tunis, alors qu’il était chargé d’une mission officielle, que le désir de connaître s’avère être doublé du souci d’exactitude16 : « J’aurais souhaité d’y avoir esté plus long temps et moins occupé pour en donner une relation plus ample et plus juste. Quelque voyageur plus exact suplera à ce defaut. » (Ms. Lebaudy, fol. 4, p. 104)
24Un autre exemple, extrêmement intéressant de ce point de vue, nous est fourni par le passage du manuscrit Lebaudy qui décrit son arrivée au bord de la mer Morte :
Ces eaux estoient fort retirées quand nous y arrivames, et comme nous estions seuls, et que nous avions le temps de nous satisfaire tout à loisir, je priay nos Arabes d’y entrer, de sonder le quay avecque leurs lances, et de marcher devant nous pour aller sur un monceau de ruines qui paroissoient environ trois pieds sur la face du Lac […] nous fimes le tour d’une place qui avoit environ 200 pas de circuit. Nous observames […] une disposition de colonnes enfoncées perpendiculairement, qui marquoient d’avoir soutenû quelque Temple […] J’enfoncay mon couteau dans le coin d’une de ces colonnes, il y entra aisement et en separa une piece que je pris, cette pierre estoit blanche au dehors et noire au-dedans […] un de nos Arabes avec qui je m’entretenois, m’offrit de me mener à deux lieuës de là, à un lieu sur le bord de la mer, où il me feroit voir, disoit-il, un pilier de sel miraculeux […] Il y avoit trop loin pour le temps que nous avions à demeurer, et d’ailleurs, nous ne pouvions pas nous separer dans un lieu aussi dangereux que celuy-là, les Turcs qui nous escortoient ne nous l’auroient pas permis, mais si j’avois été seul, je me serais hazardé avec ces Arabes, pour aller voir la vérité de ce qu’ils me disoient. (Ms. Lebaudy, fol. 3, p. 336-338)
25Cette exploration d’un îlot jaillissant des eaux salées de la mer Morte est placée, une fois de plus, sous le signe d’une curiosité suggérée par l’expression « nous satisfaire tout à loisir ». Qui plus est, loin de constituer un lieu de mémoire, comme c’est souvent le cas des objectifs « touristiques » de la Terre sainte, cette apparition inattendue crée un effet de surprise à même de stimuler de plus belle, semble-t-il, la « pulsion épistémophilique17 » des voyageurs. En véritables détectives culturels, ceux-ci en mesurent l’étendue – à l’exemple d’autres voyageurs de l’époque –, pour s’adonner ensuite à une observation de ces « colonnes enfoncées perpendiculairement » menée dans le plus pur esprit de géométrie.
26Et c’est bien le chevalier d’Arvieux – acteur principal de cette scène –, qui pousse encore plus loin l’enquête, enfonçant son couteau dans l’une de ces colonnes afin d’en extraire une pierre et de l’examiner. C’est ainsi que le désir de savoir, réduit d’habitude, dans le meilleur des cas, à voir et à entendre par soi-même, est ici renforcé par l’intervention d’un nouveau sens, le toucher (le goût était aussi présent lorsque d’Arvieux avait goûté l’eau salée de la mer Morte), ce qui nous renvoie à l’importance que l’expérience, au double sens du terme, avait acquise aux yeux des voyageurs de l’époque. Car, au xviie siècle, l’experientia se joint à l’experimentum, à la différence du xvie siècle où, à en croire Normand Doiron,
[…] on ne distinguait pas bien entre experientia, au sens d’acquisition d’un savoir par le recours direct au témoignage des sens et experimentum, au sens de vérification d’une hypothèse18.
27Enfin, la dernière partie de l’extrait renforce le côté experimentum de l’entreprise de recueillement de données par cette tentation de vérifier par soi-même l’« hypothèse » du « pilier de sel miraculeux ». En l’occurrence, cet élan investigateur – bien singulier d’ailleurs –, ne saurait se déployer, entravé par une série d’obstacles extérieurs. Toujours est-il que, à travers cette volonté tout intérieure « d’aller voir la vérité de ce qu’ils me disoient », la curiosité prend encore plus d’épaisseur, car la « pulsion scoptophilique19 » s’avère porteuse d’un désir encore plus profond de « vérité », signe que le visible doit, finalement, devenir intelligible. Il s’agirait, d’ailleurs, d’une caractéristique du voyage du xviie siècle, mise en évidence par Normand Doiron : « Au xviie siècle, le voyage exprime d’une manière idéale cette relation du phénoménal et de l’intelligible […]20 ».
28Cela va, d’ailleurs, dans le sens de la définition complète que Furetière donne du curieux (« désir d’apprendre, de voir […] ») et de la curiosité (« désir, passion de voir, d’apprendre […] »), définition qui confirme un esprit du temps, un cadre mental commun de toute une époque. En présentant le voyage au xviie siècle comme « un discours de l’ordre », Friedrich Wolfzettel, s’appuyant sur les thèses de Michel Foucault, fait ressortir les prétentions épistémiques dominantes du discours viatique, le voyage apparaissant comme un mode privilégié de la connaissance. Si, à notre avis, cette insistance quant à ce système de savoir qui se met en place de cette manière est un peu réductrice, la composante épistémologique du récit viatique est cependant indéniable21, la curiosité épistémique étant également présente chez le chevalier d’Arvieux.
29Mais, au-delà de ces formes précises de curiosité, que nous avons définies comme curiosité esthétique et curiosité épistémique, nous pencherons, dans le cas du chevalier d’Arvieux, vers l’idée d’une curiosité qui, englobant le voir doublé du savoir, aurait un champ d’action bien plus vaste. Cette curiosité polymorphe prend les formes les plus diverses et se manifeste dans des circonstances tout aussi diverses. Voilà ce qu’il nous dit à propos de son ascension du mont de la Quarantaine :
On trouve enfin un sentier qui serpente sur la face du rocher, dans lequel il est taillé. Il faut se tenir collé contre la montagne, et ne regarder que ses pieds, sans curiosité pour considérer le vallon, à cause que la profondeur du précipice pourroit faire tourner la tête. […] J’avoue que je ne pus excuser la curiosité qui m’avait engagé à un voyage si dangereux. (LA, II, p. 200-201)
30Ou, ailleurs :
Malgré ma fièvre et ma faiblesse, la curiosité l’emportoit sur le mal […] [au profit] du plaisir que nous trouvions à visiter les antiquitez qui se trouvoient aux environs de notre route [de Rama à Séïde en passant par la Samarie] (LA, II, p. 79).
31Ou encore, en arrivant au village d’Eden au Liban :
J’étois aussi fatigué qu’eux ; mais la curiosité l’emporta sur le sommeil […] Malgré ma lassitude, je ne pouvois me lasser de parcourir ce beau Païs. (LA, II, p. 404)
32Enfin, confronté à l’impossibilité de visiter la grande mosquée de Damas, dont l’entrée est interdite aux chrétiens, il ne peut s’empêcher de soupirer de la sorte :
C’est dommage qu’on n’y peut pas entrer, la considérer à loisir et en dessiner les beautés. Il est certain que les curieux et les habiles gens en seroient contents. (LA, II, p. 453)
33À y regarder de plus près, nous pouvons y déceler une espèce de curiosité hardie, tendue, volontaire, qui force le corps en le pliant à ses exigences supérieures. Une curiosité guerrière, quasi stoïcienne, témoignant de la constance devant l’adversité, qui brave ses ennemis intérieurs – les besoins primaires et les défaillances inhérentes de l’être incarné –, en domptant la voix du corps. Mais c’est une douce violence que le curieux se fait afin de goûter à d’autres plaisirs qui ne laissent pas d’enchanter l’âme et ne sauraient la lasser malgré la lassitude du corps – comme le jeu de mots l’indique si bien.
34Cependant, comme le dit si bien le poète, « L’homme a ses ennemis et dedans et dehors » (Pierre Matthieu). La curiosité aussi. Et les dangers extérieurs sont bien plus redoutables. C’est à y risquer sa propre vie. Au point que le voyageur curieux lui-même est incrédule d’en avoir réchappé et, même sans avoir considéré le vallon, il considère sa propre curiosité comme inexcusable. Mais, si la curiosité peut lui apparaître comme blâmable, elle n’en est pas moins inextinguible, intraitable. Les épisodes de ses visites incognito de plusieurs mosquées illustrent également les dangers que la pulsion scopique du curieux peut encourir, ainsi que les entraves auxquelles elle peut se heurter.
35C’est ainsi que le curieux qu’est d’Arvieux est guetté en permanence par la déception, voire la frustration de se heurter à la résistance de l’objet convoité. Malgré la valorisation et le prestige dont la figure du curieux jouit – son association aux « habiles gens » étant parlante –, il s’expose à tout moment au danger de rentrer sans avoir obtenu ce qu’il souhaitait.
36Il y a donc, pour se référer une fois de plus à Furetière, « une bonne et une mauvaise curiosité ». Y aurait-il encore là un résidu de cette condamnation qui pesait sur elle au Moyen Âge, lorsqu’on l’envisageait en tant que « concupiscentia oculorum » ? Quoi qu’il en soit, le chevalier d’Arvieux aura connu tous les affres et les délices d’une curiosité tantôt euphorique, tantôt dysphorique.
37Une curiosité qui brave périls et interdits de toutes sortes ne saurait être qu’une curiosité héroïque, promue en code d’honneur et en art de vivre par un curieux inlassable. Cette passion, voire cet héroïsme de la curiosité, n’a d’ailleurs pas échappé non plus aux biographes du xxe siècle du chevalier d’Arvieux que sont Warren Hamilton Lewis et Régine Goutalier qui, chacun à sa manière, se sont ingéniés à lui redonner sa juste valeur.
38En analysant la promenade au village d’Eden (voir le fragment cité ci-dessus : LA, II, p. 404), Lewis fait la remarque suivante :
Je le cite comme un exemple du style héroïque ; car, rappelons-nous, d’Arvieux fit cette promenade de soir après un voyage de deux jours à cheval, n’ayant point ou presque pas dormi pendant trente-six heures22.
39L’effort est remarquable même pour un voyageur du xviie siècle censé être habitué aux rudesses de la marche.
40Quant à Régine Goutalier, elle fait partie sans doute possible de ces lecteurs curieux que le chevalier aurait souhaité avoir et qu’il évoque, in absentia, à plusieurs reprises23. Sinon, pourquoi se serait-elle donné la peine de récrire ses Mémoires, afin de susciter à son tour la curiosité des lecteurs du xxie siècle, dans une version écourtée, modernisée, bien plus accessible et, peut-être, plus alléchante. Dans son « Épilogue en partie hypothétique », nous lisons : « Son bel appétit, sa belle humeur s’élargissent à une passion de voir et comprendre tant sa curiosité est insatiable24. » Cette dimension héroïque que nous avons saisie, elle doit l’avoir ressentie à son tour, pour proposer un titre comme celui de Laurent le Magnifique. Ou, dirions-nous, le chevalier d’Arvieux ou le héros de la curiosité.
41Dans les exemples analysés ci-dessus nous avions affaire à un héroïsme plutôt individuel de la curiosité. Car, bien que souvent en compagnie, Laurent d’Arvieux semble se singulariser de ce point de vue, ses compagnons apparaissant comme secondaires, ou, du moins, dans l’ombre. Il y a tout de même des moments où cette jouissance plus ou moins solitaire est dépassée : la visite chez le patriarche des maronites du mont Liban achevée,
Dans le temps que nous allions partir, il arriva un Religieux de la Terre Sainte que je reconnus, il s’en allait à Damas avec deux hommes qui l’accompagnoient. La venue de ce Religieux me détermina à faire le voyage de Damas avec lui. Je pris congé de ma compagnie, et comme le cheval que je montois et ceux de mes deux Valets étaioient à moi, je me trouvai en état de satisfaire ma curiosité. […] J’embrassai mes compagnons, ils partirent, et je demeurai encore tout ce jour à Cannobin, afin de donner le temps à mon nouveau compagnon de voir le Couvent de Cannobin, et de s’en aller promener aux Cèdres, où j’eus encore la complaisance de l’accompagner en chassant. […] Mon compagnon étoit curieux, ses affaires ne le pressaient point, et les miennes ne me donnoient pas beaucoup d’inquiétude ; de sorte que nous nous détournions souvent à droite et à gauche, pour considérer à loisir tout ce qui se présentoit à notre vue, que nous jugions digne de notre attention. (LA, II, p. 435-436)
42On devine aisément que le voyage à Damas dont il est question n’était point prévu avant l’arrivée de ce religieux de sa connaissance qui, à lui seul, réussit facilement à faire germer en lui le projet. L’occasion est, donc, saisie au vol, au gré des rencontres fortuites qui, semble-t-il, n’étaient pas chose rare pour quelqu’un comme d’Arvieux, que son biographe qualifie de « the good mixer » : « il avait la chance de faire partie de ces êtres sociables, ouverts aux autres, et dans la plupart des villes étrangères où il arrivait, il tombait sur un ami, sinon l’ami d’un ami […]25 ».
43La curiosité reste, bien sûr, la motivation première, mais on pourrait dire qu’elle change un peu d’aspect. Car c’est le rapport avec les compagnons de route qui change. Il est intéressant de remarquer dans le texte le fait que des termes comme « ma compagnie » et « mes compagnons » puissent être utilisés de façon interchangeable. C’est le signe d’une indétermination, d’une indifférenciation des personnes qui sont à ses côtés et qui se fondent dans l’impersonnel du groupe. Des hommes qui arrivent rarement à s’individualiser et parmi lesquels le chevalier est souvent seul à donner libre cours à sa curiosité. C’est le cas de figure – le plus fréquent d’ailleurs –, où l’on est seul parmi les autres.
44En passant du pluriel au singulier, les choses changent. Ledit religieux est déjà un être qui accède à un semblant d’individualité, capable d’influer sur le cours du périple – c’est l’un des facteurs déterminants, à même de lui imprimer une lenteur dont d’Arvieux n’a pas à se plaindre, bien au contraire. Ce qui lui vaut de devenir un être de choix au double sens du mot, c’est bien un attribut auquel le chevalier est extrêmement sensible – la curiosité : « Mon compagnon était curieux. » On passe ainsi d’une curiosité plus ou moins solitaire à une curiosité partagée, à une attention commune toujours en éveil. Si, dans son voyage au mont Liban, il était seul parmi les autres, le voyage de Damas est un voyage avec l’Autre. La curiosité – promue en affinité élective –, peut ainsi engendrer un « être-avec », une intimité qui renforce en quelque sorte le plaisir de la découverte par le partage qu’elle facilite. C’est un peu ce que remarquait Michel Onfray en faisant ressortir l’importance du partenaire privilégié de voyage – l’ami : « Voyager à deux suppose l’élection. […] Deux dispense des aléas de l’un et des inconvénients de plus26 » – ce qui, par l’échange qui se développe entre les deux, conduit, à l’en croire, à la « transfiguration de l’un par l’Autre27 ».
45Ce qu’il faudrait également remarquer dans l’extrait précédent, ce sont des tournures de phrases comme « satisfaire ma curiosité » et « considérer à loisir tout ce qui se présentait à notre vue ». Jusqu’à présent nous avions vu la curiosité de Laurent d’Arvieux s’attacher à des objets corrélatifs. Maintenant il semblerait que nous ayons affaire à une sorte de curiosité en soi, non plus à l’affût d’objets particuliers, mais ouverte à tout ce qui se présente, délestée du poids d’un intérêt bien précis (comme pouvaient l’être les ruines ou les mosquées). Nous voyons ainsi le voyageur baigner dans une curiosité indifférenciée, libérée, euphorique. Le champ perceptif et cognitif s’élargit au point de pouvoir tout accueillir, sans discrimination aucune. Cela n’est pas de nature à échapper non plus à son biographe, qui sait en mesurer tout ce qu’elle a d’exceptionnel à l’époque :
[…] d’Arvieux était un voyageur d’un tout autre calibre que ses contemporains. […] il faisait preuve d’une curiosité insatiable et universelle […] rien n’était de trop pour lui et aucun effort n’était trop grand s’il fallait apprendre quelque chose de nouveau. Il était, en fait, un de ces hommes dont le siècle suivant allait dire qu’ils avaient du goût pour toutes les choses dignes d’une curiosité sans entraves28.
46Ces derniers exemples dévoilent une curiosité exaltée, passionnée, hédoniste, une ouverture sensorielle au monde et aux satisfactions qu’il peut procurer. Envers de cette curiosité coupable, transgressive, menant parfois à la déception, il s’agit en l’occurrence d’une curiosité libératrice, rédemptrice qui, en évitant la frustration, est tournée vers le divertissement. L’un des indices serait le renversement du rapport bien établi entre l’utile et l’agréable, au profit d’une curiosité souvent désintéressée, où le divertissement semble jouer bien plus que chez la plupart de ses contemporains29. Si Furetière entendait qu’on puisse voyager « par pure curiosité », celle-ci était mise en rapport, à l’entrée « Voyage », avec des objectifs bien précis, tels que les choses rares ou les relations de voyage correspondantes. Ce qu’il y a d’exceptionnel chez d’Arvieux c’est que, à la différence de nombre de ses contemporains, il sait parfois faire fi de l’utilité, en assumant ouvertement la gratuité du voyage entrepris par plaisir de voir, selon les exigences d’une curiosité-divertissement. C’est, par exemple, le cas lors de son voyage en Égypte :
On s’exempte de ces inconveniens en prenant la voye du fleuve ; elle coûte peu, on est à son aise, et quelques jours de plus qu’on employe dans ce voyage sont récompensez suffisamment par le plaisir dont on peut joüir sur la route. (LA, I, p. 228)
47Vers quoi la curiosité se dirige-t-elle encore ? Qu’est-ce qui est encore en mesure de l’éveiller ? Parmi les remarques faites à l’occasion de ses différents séjours à Seïde, on en trouve quelques-unes sur les femmes. Voici un exemple où les réactions des femmes orientales aiguisent tout particulièrement la curiosité des voyageurs européens :
[…] auprès d’un ruisseau, où les femmes vont faire leur lessive. Les curieux qui s’approchent de trop près pour voir ces femmes qui sont toutes nues, sont assurez d’être accablez d’injures et de malédictions. Elles se contentent dans ces occasions, de mettre une de leurs mains sur leur visage, et l’autre sur leurs fesses, et laissent à découvert tout le reste de leur figure (LA, I, p. 331).
48Au-delà de la bizarrerie de la situation décrite, ce qui importe ici c’est, bien sûr, la présence des observateurs curieux dont on peut imaginer que d’Arvieux a fait un jour partie.
49Un autre épisode intéressant est celui d’une de ses promenades aux environs de Tunis :
Je trouvai en me promenant autour de cet Etang [de la Goulette ] quantité d’Adouards30 d’Arabes […] La curiosité me porta à y entrer, pour voir s’ils vivaient comme ceux du Mont-Carmel, dont j’ai donné le détail ci-devant. J’entrai dans un de ces Adouards, sous prétexte de demander de l’eau ou quelque chose à manger en payant. (LA, IV, p. 25)
50C’est toujours au hasard d’une promenade qu’un objet de curiosité surgit à l’improviste. La différence est, en l’occurrence, que l’objet en question (femmes ou Arabes) n’en est plus vraiment un, mais se constitue, sous le regard du sujet observant, en sujet observé. La curiosité s’exerce sur des êtres humains, agit sur eux, ce qui soit entraîne une réaction – négative en l’occurrence –, de leur part (injures, malédictions) et une résistance (le fait de se couvrir et, partant, de se refuser au regard curieux), soit demande un effort, l’initiation d’un contact direct (l’entrée) et une stratégie d’approche (le prétexte invoqué). Si l’issue peut être heureuse ou malheureuse, comme dans le cas des curiosités-objets, l’avènement du sujet de curiosité introduit un autre rapport, voire relation (ou, faudrait-il dire, au rapport sujet curieux-objet de curiosité fait pendant la relation naissante entre le sujet curieux et le sujet de curiosité, bien qu’elle soit à tout moment hantée par la tentation de réifier ce dernier).
51Ce que l’on doit remarquer à ce point de notre analyse, c’est que cette curiosité englobante semble tout embrasser – le monde ainsi que les hommes –, selon une diversité d’approches, de formes, de rapports aux objets/sujets. Il s’agit d’un rapport de curiosité vive et inextinguible que le voyageur Laurent d’Arvieux entretient en permanence avec son objet – entendu dans son acception générique –, dont il sait à merveille saisir la diversité. Peu enclin à s’immerger dans le spectacle qui s’offre à lui, d’Arvieux sait maintenir son objet à cette distance nécessaire à la perception des différences, voire de l’altérité, à l’instar du contemplateur pascalien idéal : « Ainsi les tableaux vus de trop loin ou de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu [du regard31]. »
52Mais, si cette dimension esthétique de la curiosité est indéniable, elle prend également d’autres formes. L’un des indices serait l’épisode du voyage de Damas aux côtés du religieux devenu son compagnon de route. On a vu comment, à cette occasion, la curiosité individuelle devient une curiosité partagée, engendrant un « être-avec », un « être-ensemble » dans la curiosité. Le texte nous fournit d’autres exemples à même de renforcer cette autre dimension de la curiosité, de l’ouvrir vers d’autres horizons et d’en formuler de nouveaux enjeux. La rencontre de Hussein pacha de Gaza peut nous mettre sur cette voie. Celui-ci avait prêté une grosse somme d’argent à la communauté française de Seïde et le moment vient pour elle de s’acquitter de sa dette envers lui. Pour preuve de sa reconnaissance, le consul français décide d’ajouter à la somme principale un présent composé de vestes de brocard, d’étoffes précieuses et « quelques galanteries » que trois députés seront censés offrir au pacha. D’Arvieux se joint à eux, poussé par son désir habituel de réaliser un nouveau voyage. Et voici les termes qu’il emploie pour brosser le portrait du pacha :
Il étoit sçavant dans les Langues Turque, Persanne et Arabe, qui étoit sa naturelle. Il étoit éloquent et écrivoit très poliment dans ces trois Langues. Il sçavoit à fond les loix du Païs. Il avoit une connoissance fort étendue de la Medecine, de la Musique, de l’Astrologie, et de presque toutes les parties des Mathematiques. Il étoit curieux de machines, de secrets, d’expériences. Il aimoit la Peinture, et s’y connaissoit bien. On n’avoit jamais vû de Pacha qui aimât tant les Etrangers, les curieux, les gens d’esprit. Il les recevoit avec politesse, leur donnoit un accès facile auprès de lui, les défrayoit, leur faisoit des présens, et passoit avec eux tout le tems qu’il pouvoit dérober à ses affaires, à s’entretenir de sciences […] (LA, II, p. 63-64).
53Science, plurilinguisme, connaissances pluridisciplinaires, justice, politesse – telles sont les qualités qui font d’Hussein pacha un sage, un juste –, quelque part entre l’homo universalis et une version orientale de l’honnête homme. Mais la vertu maîtresse qui en fait un être d’exception n’est autre que la curiosité. Elle semble bien être la source vive de son ouverture d’esprit aussi bien envers le monde du savoir qu’envers celui des hommes, en particulier – ce qui est d’autant plus exceptionnel –, les étrangers. Et l’on ne saurait ne pas deviner, sous les traits génériques des étrangers, des curieux et des gens d’esprit, un peu du chevalier d’Arvieux, qui l’est triplement.
54S’il y a une véritable « connivence intellectuelle32 » qui s’établit entre les deux, elle est aussi interculturelle, à la faveur d’une commune ouverture à l’Autre, à l’étranger, grâce à une curiosité, encore une fois, partagée, non plus l’espace d’un voyage, mais comme un penchant propre à chacun d’entre eux. C’est un exemple d’une curiosité en miroir, redoublée de l’un à l’autre, chacun cherchant à se retrouver en présence d’êtres qu’il peut ressentir comme semblables et frères, en dépit de tout l’écart qu’il y a entre eux, au nom d’une valeur commune.
55Ne rejoint-on pas là l’étymologie du mot « curiosité », dérivé du latin, ayant comme sens originel : « soin de, intérêt » ? Et n’est-on pas en droit d’y voir, au-delà des formes déjà décelées de curiosité esthétique et épistémologique, les prémices d’une curiosité éthique ? Il nous semble justement que c’est bien le cas, et que la curiosité apparaît chez d’Arvieux également comme une condition préalable et nécessaire à l’ouverture vers l’Autre, donc comme le fondement d’une relation et d’un dialogue qui supposent le soin et l’intérêt envers celui-ci.
56Friedrich Wolfzettel identifiait chez Jean Chardin, célèbre pour ses voyages en Perse, « une véritable théorie de la curiosité33 ». Selon Chardin, la curiosité serait une caractéristique des peuples occidentaux, découlant de leur inquiétude et de leur activité, bien plus intenses que celles des « nations d’Orient », signe de la supériorité européenne. À notre avis, il nous est loisible de déceler également chez d’Arvieux des éléments d’une semblable théorie de la curiosité. Mais, à la différence de la curiosité ethnocentrique proposée par Chardin, nous sommes en mesure de parler dans son cas d’une curiosité dialogique, dont le fondement serait « le naturel curieux », repérable tout aussi bien, comme nous l’avons vu, chez des « Orientaux ». Si, telle qu’elle est conçue par Chardin, la curiosité ne saurait amener à un dépassement de la fermeture à l’Autre, chez d’Arvieux elle pointe vers une ouverture toujours possible, pouvant être rattachée à la sphère éthique.
57Le propre de cette curiosité éthique s’avère être un semblant de réciprocité, voire une réciprocité véritable34. Car, à la différence de la curiosité esthétique ou épistémologique, fondées toutes deux sur un rapport unilatéral entre sujet et objet, celle-ci crée un lien de reconnaissance, ou même de compréhension « bilatérale » entre deux sujets presque à part entière. Elle peut fonctionner, comme nous l’avons vu, sur le mode aussi bien intraculturel qu’interculturel ou, plus encore, elle pourrait suspendre, ne fût-ce qu’un instant, les barrières de toutes sortes qui existent, naturellement et/ou culturellement, entre les êtres. La curiosité peut ainsi apparaître comme une valeur universelle ou, du moins, universalisable, à même de fonder une communauté de la curiosité – et l’on pourrait imaginer d’Arvieux comme le créateur d’une sorte de « République des curieux ».
58De toute évidence, la curiosité éthique s’exerce dans la sphère de l’humain. S’il fallait en dresser une hiérarchie, elle serait l’aboutissement, le sommet de ce penchant qu’est la curiosité. Car l’être humain peut également – et peut-être est-ce le cas le plus fréquent –, faire « l’objet » d’une curiosité esthétique ou épistémologique, en devenant ainsi le laissé-pour-compte de la sphère éthique.
59En proposant la curiosité comme l’un des fils directeurs qui puissent orienter notre lecture des Mémoires du chevalier d’Arvieux, nous y avons donc décelé plusieurs formes. Il y aurait d’abord une curiosité esthétique, pouvant être entendue dans le sens restreint de sensibilité artistique, mais aussi et surtout comme ouverture sensible au monde, comme disponibilité à en percevoir la diversité et à jouir du spectacle de l’altérité, le visuel étant, en l’occurrence, un mode privilégié d’approche. Viendrait ensuite ce qu’on pourrait désigner par curiosité épistémologique, où l’Autre est envisagé sur le mode de la connaissance, voir et connaître allant ici de pair. Enfin, ce que nous appelons une curiosité éthique ou dialogique, la voie royale d’accès à l’Autre, supposant, idéalement, une ouverture fondée sur la réciprocité. Distinctions théoriques difficilement repérables à l’état pur, mais qui pourront orienter notre lecture de la découverte de l’Autre à travers les Mémoires du chevalier d’Arvieux.
Notes de bas de page
1 C’est F. Moureau qui met en évidence ce phénomène de spécialisation croissante des voyages au xviie siècle, les voyageurs partant à travers le monde avec des buts précis, et souvent chargés de missions officielles.
2 Le désir de voir de ses propres yeux est d’abord légitimé par le désir de connaître, la libido sciendi pouvant progressivement se déployer au niveau du monde réel, ce qui va de pair avec l’assouvissement de la libido videndi. F. Hartog identifie déjà ce principe d’autopsie à l’œuvre à l’époque de l’Antiquité grecque, la vue ayant été dès cette époque-là considérée comme un sens supérieur, de même que l’œil est conçu comme un instrument de connaissance privilégié. À la Renaissance, celui-ci connaît un renouveau, l’œil du voyageur étant souvent associé à l’œil de Dieu, l’analogie étant censée renforcer l’importance de la connaissance à travers le regard selon un idéal du savoir complet, totalisant. Le rapport étroit qu’entretient la vision avec l’information est doublé, au niveau du récit, par le rapport entre vision et persuasion. Si le principe d’autopsie est tenu en si grande estime, c’est parce que le « j’ai vu » – de mes propres yeux –, induit aussi « un effet de croyance » (Le miroir d’Hérodote, ouvr. cité, p. 271). Afin d’être crus sur parole, les voyageurs du xvie siècle, et d’autant plus ceux du xviie siècle, se proposent de susciter un « effet de réel » (voir R. Barthes, « L’effet de réel », Communications, no 11, 1968) si puissant qu’on ne puisse mettre en doute leur témoignage. Invoquer une saisie immédiate des choses décrites à travers son propre regard relève donc également d’une stratégie discursive de persuasion que le voyageur-auteur met en place : « il s’agit en effet de l’œil comme marque d’énonciation, d’un “j’ai vu” comme intervention du narrateur dans son récit, pour faire preuve » (F. Hartog, Le miroir d’Hérodote, ouvr. cité, p. 272).
3 F. Tinguely, « Janus en Terre sainte : la figure du pèlerin curieux à la Renaissance », Revue des sciences humaines, no 24, Homo Viator. Le voyage de la vie (xve-xxe siècles), F. Lestringant et S. Moussa (dir.), 1997.
4 F. Hartog, Le miroir d’Hérodote, ouvr. cité, p. 275.
5 F. Wolftzettel, Le discours du voyageur. Pour une histoire littéraire du récit de voyage en France, du Moyen Âge au xviiie siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 123.
6 Ibid., p. 126.
7 A. Merle, Le miroir ottoman, ouvr. cité, p. 61.
8 J. Thévenot, Relation d’un voyage fait au Levant…, ouvr. cité, p. 1.
9 J.-B. Tavernier, Les six Voyages de Jean-Baptiste Tavernier, Ecuyer Baron d’Aubonne qu’il fait en Turquie, en Perse, et aux Indes…, Paris, Gervais Clouzier et Claude Barbin, 1676, p. 698.
10 A. Galland, Voyage à Constantinople (1672-1673), Paris, Maisonneuve et Larose, 2002. (Journal d’Antoine Galland pendant son séjour à Constantinople, Paris, Ernest Leroux, 1881, I, p. 142.) Désormais AG dans les références des citations extraites de cet ouvrage.
11 « […] il appert par le traffic d’un marchand, lequel combien qu’il ait fait plusieurs voyages en Indie, et Terre neuve, neanmoins n’ayant autre but que bien employer son argent en achet de marchandise, ne se soucie d’acquerir infinies singularites qu’un homme curieux pourroit bien observer » (P. Belon, Les observations de plusieurs singularitez…, Paris, 1553, fol. 1, cité dans A. Merle, Le miroir ottoman, ouvr. cité, p. 59).
12 F. Wolfzettel, Le discours du voyageur, ouvr. cité, p. 141.
13 A. Furetière, Dictionnaire universel…, ouvr. cité.
14 Nous traduisons. « […] the opportunity which the life offered for interesting travel was one of the reasons which induced a seventeenth-century Frenchman to exile himself to the Levant. To them interesting travel meant primarily the study of classical ruins and inscriptions, for they were antiquaries to a man, never happier than when they were arguing about the birthplace of Homer […] » (W. H. Lewis, Levantine Adventurer, ouvr. cité, p. 59).
15 Pendant le règne de Louis XIV, c’est son ministre Colbert qui joue un grand rôle dans le développement d’une véritable politique culturelle. Continuateur de l’œuvre de Richelieu, il développe et crée d’autres institutions culturelles telles que l’Académie des Inscriptions et Médailles en 1663, devenue un peu plus tard l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, l’Académie des Sciences en 1666 ainsi que l’Académie de l’Architecture en 1671. Soucieux d’enrichir le cabinet de curiosités du roi ainsi que la Bibliothèque royale et la sienne propre, Colbert va favoriser les entreprises de recherche de manuscrits, antiquités et curiosités de toutes sortes à travers le monde, en particulier en Orient. Friedrich Wolfzettel remarque ainsi que « Les académies royales deviennent, pour ainsi dire, des centres de “mission” culturelle et scientifique ; ce sont elles qui confient à des voyageurs la tâche officielle d’explorer tel ou tel domaine et de rapporter le plus d’objets trouvés possible. Nombreux sont ceux qui voyagent “par ordre du Roi” et qui se réclament d’une pareille mission » (F. Wolfzettel, Le discours du voyageur, ouvr. cité, p. 189). Très présent également dans les Mémoires du chevalier d’Arvieux, Colbert aura joué un rôle important dans sa destinée, étant presque toujours impliqué dans les décisions visant les missions et les fonctions qui lui furent attribuées.
16 Il en est de même de ses brefs séjours à Andrinople : « Il faudroit avoir eu le mesme loisir [comme à Constantinople] pour examiner ce qu’il y avoit de remarquable dans la Ville d’Andrinople, mais je n’y ay esté que trois fois, et je n’ay pas pû découvrir des particularitez qui auroient pû satisfaire ma curiosité […] » (ms. Lebaudy, fol. 4, p. 372).
17 F. Affergan, Exotisme et altérité, ouvr. cité, p. 14.
18 N. Doiron, L’art de voyager. Le déplacement à l’époque classique, Paris-Québec, Presses de l’université Laval - Klincksieck, 1995, p. 53.
19 F. Affergan, Exotisme et altérité, ouvr. cité, p. 23.
20 Ibid., p. 96.
21 Qui, à en croire M.-C. Gomez-Géraud, s’affirme déjà dès le xvie siècle : « L’élargissement des horizons géographiques autant qu’un nouveau désir de connaissance expliquent une tendance qui marque franchement le xvie siècle ; le récit de voyage participe directement à cette entreprise épistémologique et se donne pour ambition de constituer le miroir de l’Ailleurs. » (Écrire le voyage au xvie siècle en France, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 44).
22 Nous traduisons. « I quote […] as an example of travel in the heroic style; for d’Arvieux, let us remember, set out for this evening walk after spending two long days in the saddle, and having had little or no sleep for the last thirty-six hours. » (W. H. Lewis, Levantine Adventurer, ouvr. cité, p. 85)
23 « Je revins à Paris sans être encore éclairci de la Comission qu’on voulait me donner, et en attendant l’issue, je me retirai dans une autre solitude, pour mettre en ordre les Mémoires de mes Voyages, que plusieurs Curieux me demandoient avec empressement. » (LA, V, p. 39) Il existait manifestement un public de « curieux » avides de relations de voyage, dont la vogue est déjà très grande pendant la deuxième moitié du xviie siècle. Ce n’est donc pas un hasard si La Bruyère, contemporain du chevalier d’Arvieux, consacre un certain nombre de ses réflexions à la question. Sans se faire une très haute idée de la curiosité, dont il fustige la vanité, la frivolité, voire le peu de rapport avec le savoir véritable, il témoigne, par ses réflexions, d’une évidence, notamment de la nécessité de tenir compte de l’existence d’un tel public. Pour plus de détails, voir J. de La Bruyère, Les Caractères, Paris, Librairie générale française, coll. « Les Classiques de Poche », 1995, p. 502-507.
24 R. Goutalier, Le chevalier d’Arvieux. Laurent le Magnifique, un humaniste de belle humeur, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 245.
25 Nous traduisons. « He was one of that fortunate class, the good mixer, and it was rarely that he entered a strange town without running into a friend, or at worst a friend’s friend […] » (W. H. Lewis, Levantine Adventurer, ouvr. cité, p. 59).
26 M. Onfray, Théorie du voyage. Poétique de la géographie, Paris, Librairie générale française, Livre de Poche, 2007, p. 46.
27 Ibid., p. 48.
28 Nous traduisons. « […] d’Arvieux was a traveller of a different calibre from his contemporaries. […] he had an inexhaustible and catholic curiosity […] nothing came amiss to him and no trouble was too great for him where there were information to be gathered. He was in fact one of those men whom the next century would have described as having a gusto for all objects worthy of a liberal curiosity. » (W. H. Lewis, Levantine Adventurer, ouvr. cité, p. 60).
29 Comme le note également D. Van der Cruysse qui, en examinant les motivations des voyageurs du xviie siècle, remarque que « ceux qui voyagent par pur plaisir sont rares » (Le noble désir de courir le monde. Voyager en Asie au xviie siècle, Paris, Fayard, 2002, p. 31).
30 Variante de douar signifiant « agglomération de tentes », « village ».
31 B. Pascal, Pensées, texte établi par L. Lafuma, Paris, Seuil, 1962, p. 50.
32 À l’exemple de celle qui se forme entre François Bernier, voyageur du xviie siècle aux « États du Grand Moghol », et son agah – son maître –, analysée par I. Trivisani-Moreau dans « Le borgne et le boiteux. Le rire dans les Voyages de François Bernier », dans D. Bertrand (dir.), Le rire des voyageurs (xvie-xviie siècles), CERHAC, Clermont Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 134.
33 F. Wolfzettel, Le discours du voyageur, ouvr. cité, p. 128.
34 La question de la réciprocité dans le cadre de la relation à l’Autre sera approfondie dans le chapitre « Le chevalier d’Arvieux chez les Arabes du mont Carmel ». Elle est à situer toutefois dans le cadre d’une tradition philosophique de la pensée de l’« Autre » comptant parmi ses représentants de marque M. Buber et E. Levinas. M. Buber, dans Je et Tu [1935] (trad. de l’allemand par G. Bianquis, Paris, Aubier, 1969), posait déjà l’existence de deux types de rapports à l’« Autre », l’un relevant du monde de la relation et l’autre du monde de l’expérience, trouvant leur expression dans deux couples de mots, à savoir « Je et Tu » et « Je et Cela ». Si le rapport entre Je et Cela est gouverné par le détachement objectivant du sujet connaissant qu’est le Je, l’Autre étant en l’occurrence réifié, Buber allait considérer comme le rapport authentique à l’Autre le monde de la relation, supposant la constitution de la personne aussi bien du Tu que du Je dans leur singularité et unicité. La vocation de l’Autre de l’être humain s’affirmerait ainsi à travers les relations vécues, autant d’actualisations de ce Tu inné dans le Tu rencontré. Définie par l’immédiateté de la rencontre, la présence, la participation, l’ouverture, le dévoilement, la relation Je-Tu suppose également, aux yeux de Buber, la réciprocité, le philosophe y voyant la condition nécessaire d’une reconnaissance mutuelle de la personne de l’un et de l’autre des deux, et donc de l’altérité de chacun des participants. Ce qu’il remarque aussi – idée reprise par la suite par d’autres théoriciens – sera l’oscillation permanente de l’homme entre ces deux modes d’être au monde, entre participation et connaissance, chaque Cela étant un Tu potentiel et chaque Tu renfermant en soi la possibilité d’une chute dans le Cela.Cette dichotomie est reprise et réinterprétée par Levinas sous la forme de l’opposition entre ontologie et éthique, supposant toujours deux modes d’être au monde et deux façons différentes de se rapporter à l’Autre. Être du point de vue ontologique se réduirait tout simplement à la spontanéité égoïste du Même, ce qui impliquerait du coup une réduction de l’Autre au Même par le biais de la conceptualisation. Cette connaissance conceptuelle d’Autrui est une forme d’appropriation, de possession, et, par là, de suppression de son altérité même, de négation partielle d’Autrui en tant qu’Autre de façon irréductible. Aux yeux de Levinas, l’événement éthique – véritable éveil du moi s’il en est –, est représenté par cette « fracture de l’indifférence » qui amène à la reconnaissance d’une liberté extérieure à moi, en révélant au sujet son « être-pour-autrui » comme une façon d’« être autrement qu’être ». Tout comme chez Buber, pour lequel « au commencement est la relation », pour Levinas la moralité est le commencement absolu, la naissance simultanée de Moi et d’Autrui, ce rapport étant cependant conçu chez ce dernier selon un rapport d’asymétrie intersubjective, où la réciprocité prend les traits non pas d’une condition nécessaire, mais d’une grâce.
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