Les Enfances de Gauvain1
p. 77-165
Texte intégral
1Le roi Uterpendragon, père d’Arthur, avait maintenu sous son autorité les rois de toutes les régions frontalières de la Bretagne et tenait leurs fils assujettis à son tribut soit par le siège de leurs châteaux, soit par l’honnêteté de ses mœurs. Il les retenait à sa cour, leur apprenant les règles de la chevalerie. Parmi eux était élevé Loth, le neveu de Sichelin, roi de Norvège. C’était un jeune homme d’une beauté merveilleuse, doté d’un corps vigoureux et d’une âme vertueuse. C’est pour cela qu’il était très aimé parmi tous les autres par le roi Uter et son fils Arthur. Il fréquentait régulièrement la partie la plus privée de leurs appartements. Anne, la fille du roi, se trouvait aussi à la cour et l’on vantait sa beauté incomparable. Elle demeurait avec la reine, sa mère, dans ses appartements. Alors que le jeune homme avait coutume de jouer avec elle gentiment, comme tous les enfants, et de lui glisser à l’écart des mots doux, l’amour les saisit tous deux. Mais à l’instar d’une flamme, l’amour s’attise d’autant plus qu’on le cache. Leurs sentiments prirent de l’ampleur par la hâte qu’ils mirent à les réduire. Aussi, n’étant plus capables de contenir en eux la profondeur de leur amour, ils se dévoilèrent l’un à l’autre ce qu’ils avaient conçu dans leur cœur. À présent que leurs vœux étaient réalisés, ils se laissèrent aller à leur plaisir et aussitôt Anna, enceinte, s’arrondit. Quand le terme de la grossesse approcha, feignant d’être malade, elle s’alita dans le secret des appartements. Seule une suivante avait connaissance de son état. Cependant quand le temps fut venu de mettre au monde l’enfant, elle fut délivrée d’un nouveau-né à la beauté incomparable. Elle avait noué des relations avec de très riches marchands d’outre-mer et s’était liée à eux par un serment. Dès que l’enfant verrait le jour, pour qu’il ne soit découvert de personne, ils l’emmèneraient avec eux dans leur pays et l’élèveraient avec soin jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge adulte. C’est pourquoi, à l’insu de tous, les marchands se chargèrent du nouveau-né ; sa mère leur donna en même temps une grande quantité d’or et d’argent et de vêtements précieux. Elle remit aussi un manteau tout tissé d’or, avec de grandes pierres précieuses irisées ainsi qu’un anneau orné d’une émeraude qu’elle avait reçu du roi en gage2, anneau que le roi lui-même avait coutume de porter seulement les jours de fête. Elle ajouta aussi une lettre portant le sceau du roi dont le texte certifiait par des indices certains que l’enfant était le fils du neveu du roi de Norvège et de la sœur d’Arthur, que sa mère l’avait appelé Gauvain et qu’il avait été envoyé à l’étranger par crainte du roi. Elle s’efforça de le munir du manteau, de l’anneau et de la lettre par une prudente précaution3, de sorte que, si un jour, revenant de chez ses parents adoptifs, il était repoussé parce qu’on ne l’aurait pas reconnu, les objets produiraient les preuves de la vérité et, grâce à ces indices, il obtiendrait la reconnaissance de ses parents.
2Donc les marchands emportent l’enfant en secret pour le protéger. Ils montent sur un navire dont les vents gonflèrent les voiles. Sillonnant les plaines profondes de la mer, ils glissent le huitième jour vers les côtes de la Gaule et, après avoir trouvé la terre, ils abordent à deux milles de Narbonne. À l’endroit où ils abordèrent, laissant la barque au port, ruisselants sous le sel et la marée, tous se hâtent d’aller se promener en ville, abandonnant le nourrisson allongé dans son berceau. Il devait veiller seul sur ses affaires car ils avaient abordé en effet un peu à l’écart de la ville sous un rocher taillé à pic et avaient pensé que pendant le temps de leur promenade, aucune embarcation ne s’en approcherait. Mais, une fois les marchands partis, il se trouva par hasard qu’un pêcheur du voisinage nommé Viamundus, pauvre en biens mais de mœurs et d’un naturel honnêtes4, s’avançait selon son habitude quotidienne sur le rivage avec sa femme, cherchant s’il pouvait trouver sa pitance avec le poisson laissé par le reflux. Apercevant le navire accosté et oubliant tout le reste, il se dirigea dans sa direction, monta sur le bateau et n’y trouva personne si ce n’est un nouveau-né endormi et abandonné à lui-même. Quand il vit le tout-petit si beau et le bateau sans surveillance rempli de toutes ces richesses, il considéra sa propre indigence et comprit qu’à ce moment, si la Fortune l’aidait, elle pouvait alléger sa misère car comme le dit le proverbe, l’occasion fait le larron. Alors il pilla tout ce qui lui semblait avoir le plus de prix : l’or, l’argent et divers objets. Il remit à son épouse l’enfant et le coffre placé près de sa tête dans lequel étaient contenus le manteau, l’anneau et la lettre. Et comme personne ne s’était intéressé à l’affaire, ils s’éloignèrent en hâte chargés de ces richesses. Peu de temps après, les marchands revinrent au bateau et découvrirent le préjudice qu’on leur avait porté en volant leurs affaires. Frappés par la douleur inattendue de cet événement, bouleversés par le plus grand chagrin, ils se laissèrent tous aller aux gémissements et aux larmes et passèrent le jour entier à se lamenter sans discontinuer, surtout à cause du rapt de l’enfant qu’on avait confié à leur loyauté. Bientôt ils envoient des messagers choisis et expérimentés sur les rivages et dans les champs voisins pour qu’ils enquêtent activement sur l’affaire et portent plainte au sujet de ce grave préjudice. Mais comme il est difficile d’apprendre ce qui est caché à tous, les émissaires revinrent tristement au bateau sans rien de sûr.
3Viamundus ramena chez lui les richesses subtilisées en même temps que l’enfant. Il les cacha et éleva le petit avec soin à la place d’un fils dont lui-même était privé. Il craignait cependant d’exposer en public la richesse dont il bénéficiait, parce que la pauvreté qui avait été son lot jusqu’à présent était très connue et parce que la plainte au sujet du vol dont il était l’auteur était toujours en vigueur. Il craignait que l’infamie du crime qu’il avait perpétré ne soit découverte par l’étalage de ces richesses. Au bout de sept ans il décida d’aller à Rome, conduit par le regret de ce qu’il avait fait et aussi parce qu’il ne doutait pas de trouver dans une région étrangère une utilisation légale de ses ressources. Il prit donc toutes ses dispositions, et en compagnie de sa femme, de son fils adoptif et de tout son entourage, il s’empressa de faire route avec toute sa fortune. Après un bref et heureux voyage, il atteignit sans encombre les murs de Rome. À son arrivée, il parcourut la ville de tous les côtés en l’examinant avec attention, s’informant avec intérêt des habitudes du lieu, des mœurs des citoyens et des noms des sénateurs et princes. Mais Rome à cette époque avait été prise et soumise par la violence des Barbares. La ville était désolée presque jusqu’à la ruine totale, ses murs étaient démolis, ses maisons brûlées, ses citoyens prisonniers, dispersés ou mis à mort dans des supplices divers. Mais le nouvel empereur qui avait accédé au pouvoir, souffrait de la ruine de sa ville. Il faisait reconstruire les murs abattus et rassembler les citoyens dispersés ; il versait des rançons pour le rachat des prisonniers. Avec le plus grand soin, il travaillait à restaurer le bonheur d’antan. Viamundus prit connaissance de tout cela et comme il était astucieux, il comprit que la situation seconderait ses vœux. Aussi, il ne tarda pas davantage ; il se vêtit avec grand soin, se procura des esclaves et de nombreux biens provenant des cités voisines. Puis, affichant un grand train de vie et entouré d’une grande troupe d’esclaves, il se rendit au palais en passant par le centre de la ville. Après avoir ébloui tout le monde non seulement par ses magnifiques parures mais aussi par la foule des gens qu’il avait payés, il vint vers l’empereur et fut reçu avec honneur. Lors d’un entretien, il lui raconta précisément qu’il était issu d’une très noble famille romaine et qu’ayant passé quelque temps en Gaule, il y avait assumé de hautes responsabilités politiques. Mais, comme il avait entendu parler des désastres et des malheurs de Rome, il s’était hâté de rentrer pour venir accroître les forces de ses concitoyens. C’est ainsi qu’il le priait humblement de lui accorder ainsi qu’aux siens le droit d’habiter cette ville. En le voyant, l’empereur ne l’estimait pas de petite noblesse, en raison de son âge vénérable, de divers détails de sa parure mais aussi de son escorte nombreuse. Il lui rendit donc grâce d’être venu devant lui et il lui promit, s’il demeurait dans la ville de lui accorder de très nombreuses marques d’honneur. Il lui donna un palais de marbre d’une architecture merveilleuse, orné de bâtiments splendides, près des portes de son palais ; on raconte que cette demeure aurait appartenu à Scipion l’Africain. Il lui donna aussi des bourgs, des vignes et des champs hors de la ville pour répondre à ses besoins.
4C’est ainsi que Viamundus, grâce à une fortune qui dépassait tout ce que l’on pouvait attendre, répandait des bienfaits avec autant de gentillesse et de bienséance que de générosité, de sorte qu’il avait amené l’empereur, le sénat et le peuple à l’admirer. Il entraînait le cœur de tous à l’aimer et le bruit de sa largesse et de sa générosité, se répandant à travers toute la ville, était porté jusqu’à la cour. Il accueillait chaque jour chez lui une assemblée de nobles et de sénateurs romains. Et surtout, accouraient chez lui, attirés par la gentillesse de son enfant, les enfants impériaux, encore vêtus de la toge prétexte5. Ils venaient de la cour, ainsi qu’une foule de soldats qu’il honorait de festins variés, délicieux et copieux et de très nombreux présents. Pendant ce temps l’enfant grandissait, il développait autant la droiture de son esprit que l’habileté de son corps, se montrant l’émule de celui qu’il croyait être son père ; il étudiait avec application, esprit et loyauté. Il fréquentait même le palais et était compté parmi les familiers de l’entourage direct du prince. En effet dans sa nature s’exprimaient avec force certaines vertus grâce auxquelles il charmait et forçait à l’aimer tous ceux qui le voyaient. De plus, il était d’une grande taille bien proportionnée, marchait avec grâce, s’embellissait d’un visage radieux et était doté d’une très grande vaillance. Il avait déjà atteint ses douze ans quand Viamundus s’alita, frappé d’une grave maladie. En voyant s’accroître sa faiblesse, il comprit qu’approchait le terme de sa vie et pria expressément les grands, le prince et le pape Sulpice6, qui à ce moment-là occupait le siège apostolique, de bien vouloir écouter ses paroles. Tous ces hommes qui l’avaient beaucoup aimé pour la libéralité de ses mœurs cédèrent à ses prières et, pleins de gravité, se rendirent chez lui accompagnés des meilleurs citoyens. À leur arrivée, Viamundus s’acquitta tout d’abord des bienfaits dont ils l’avaient gratifié en leur exprimant la reconnaissance qu’il leur devait, puis il les convoqua en privé et leur raconta ce qu’avait été la première partie de sa vie et quel hasard lui avait permis d’atteindre la gloire de tant de richesses et de trouver cet enfant qu’il avait élevé. Il leur exposa dans l’ordre le détail de sa vie. Il ajouta :
5« J’ai assez souvent hésité à vous faire connaître ces faits pendant ma fièvre, et en retardant toujours le moment de l’aveu, je l’ai repoussé jusqu’à ce jour. Mais à présent l’ultime épreuve s’abat sur moi et j’en suis réduit à tout vous dire. Je comprends bien que ma demande puisse être refusée, à juste titre, par les maîtres de la cité car je suis un homme de basse condition mais, en souvenir de notre amitié et des liens dont vous m’avez jugé digne, je pense que vous ne refuserez pas ma prière. Voici la raison pour laquelle je vous ai fait venir : ce jeune garçon que j’ai élevé comme un fils (c’est à lui que revient l’abondance de tous mes biens) je le confie à votre noble garde afin que, quand l’âge s’en présentera, vous l’éduquiez et le poussiez vers l’état militaire. Vous apprendrez en effet qu’il est le neveu du roi Arthur (il est destiné à recevoir un royaume à la mort de son père)7, le roi de Bretagne dont la droiture légendaire est rapportée de tous côtés. Je ne crois pas qu’il fera mentir la noblesse de ses origines. Je me félicite que la chose soit inconnue de tous et de lui-même, que pas même son nom ne soit connu jusqu’à ce que ses parents le reconnaissent, car les témoignages de la lettre qui atteste de sa lignée interdisent cela aussi. Quand il se sera élancé dans l’âge d’homme, je vous demande de le renvoyer avec pour seul bien les lettres de recommandation que vous lui aurez remises et les preuves sûres de sa lignée que j’estime dignes de créance. »
6Il fit mander le garçon qui jusqu’à présent avait été appelé l’Enfant sans Nom car on ignorait précisément son nom ; il embrassa les pieds de l’empereur et lui recommanda le garçon par de vibrantes prières et de grandes supplications. Puis il ordonna que l’on apportât le coffre qui renfermait les documents confiés par la mère et il les montra à l’empereur. À leur vue, le prince se répandit en louanges sur la générosité de l’homme à l’égard de l’enfant, prit celui-ci dans ses bras et promit de satisfaire toutes les volontés de Viamundus. Ainsi ce dernier, après avoir obtenu selon ses vœux ce qu’il avait recherché avec le plus grand soin, mourut en paix alors que l’empereur veillait à ses côtés et que tous les nobles s’affligeaient profondément car il laissait les marques d’une vie exemplaire ; on l’ensevelit dans une pyramide, joyau de l’œuvre extraordinaire entreprise sous le règne du prince.
7Après la mort de Viamundus, l’Enfant sans Nom fut conduit au palais sur l’ordre du prince et vint augmenter le nombre des enfants princiers. Trois ans s’écoulèrent, il atteignit ainsi sa quinzième année. Sa droiture s’était affirmée et le prince le fit instruire dans les armes. Par esprit de largesse, il lui conféra aussi l’état de chevalier ainsi qu’à vingt autres jeunes gens. Puis le jeune homme, en compagnie des autres jeunes adoubés et de la jeunesse de Rome, s’avança sur le stade où se tenaient habituellement les courses de chevaux. Il gagna la sympathie de ses compagnons et cela constitua à ses yeux une preuve de la haute vaillance avec laquelle il s’était comporté ce jour-là ainsi que de la grande hardiesse qu’il avait déployée. Et vraiment lors de cette joute, il n’y eut personne qui parvint à lui résister, personne qui put égaler ses forces : quel que fut l’adversaire rencontré en combat singulier, il le terrassa. C’est pourquoi, après la célébration des équiries8, on le conduisit devant l’empereur, ceint de la couronne en or donnée au vainqueur et accompagné d’un cortège bruissant de louanges. Celui-ci le félicite grandement pour sa loyauté et lui accorde, quel qu’en soit le prix, la récompense qu’il voudra lui réclamer. Mais le jeune homme dit :
8« Je souhaite que ta générosité, ô empereur, ne m’accorde rien d’autre, si ce n’est la première lutte d’un combat singulier9 que tu devras livrer contre l’un de tes ennemis. »
9L’empereur signifie son approbation et le fait entrer dans le premier ordre de chevalerie. Mais dès son recrutement dans le métier des armes, il avait apprêté pour lui-même une tunique pourpre qu’il avait passée par-dessus ses armes alors qu’il s’avançait vers la joute citée plus haut, et il l’avait solennellement désignée comme étant la tunique de l’armure. Et ainsi, quand les soldats lui demandèrent pourquoi il avait revêtu sa tunique par-dessus ses armes (l’usage n’était pas d’en recouvrir ainsi son armure), il répondit qu’il l’avait mise par-dessus pour s’en parer. À cette explication fit écho l’acclamation de toute l’armée :
10« Vive le Chevalier à la Tunique ! Vive le Chevalier à la Tunique ! »
11À la suite de quoi, ce surnom lui resta. Élevé aux plus grands honneurs par l’empereur, il tendait toujours vers les plus hautes vertus et loyauté, lui à qui dans tous les combats, dans toutes les luttes étaient attribués un nom célèbre et une vaillance singulière.
12Pendant que ces événements se déroulaient à Rome, la guerre entre le roi des Perses et les chrétiens de Jérusalem venait de se déclarer10. Le jour fixé pour le combat était arrivé et les lignes de soldats rassemblés tout autour en des masses aussi puissantes tant de cavaliers que de fantassins s’inspiraient de la terreur à leur propre spectacle et s’approchaient du combat progressivement en rangs serrés. Déjà les trompettes avaient retenti, les arcs s’étaient tendus, les traits dressés, les primipiles11 se hâtaient de serrer leurs armes de leurs mains droites. Soudain, les soldats les plus avisés qui instruisaient chaque camp de leur expérience et de leurs conseils, considérèrent qu’un combat mobilisant un tel rassemblement de forces ne pouvait que produire un grand désastre humain ; c’est alors qu’ils se portèrent en avant, arrêtèrent le premier assaut et choisirent dans chaque camp des émissaires pour énoncer les conditions de la paix. La négociation entre eux dura assez longtemps. Enfin, tous ensemble parvinrent à l’accord suivant : de part et d’autre, un seul homme serait élu pour le combat et celui qui aurait cédé devant la victoire céderait aussi son droit dans les litiges en question. Cependant les soldats de Jérusalem n’osaient pas accepter ce pacte car il avait été décidé sans l’accord de César sous l’autorité duquel ils vivaient. Ils obtinrent donc une trêve jusqu’à l’envoi d’une ambassade auprès de l’empereur et la notification de sa décision. Mais penchant plutôt en faveur de ce pacte, ils en respecteraient les termes si cela leur était accordé par César. Une fois ces accords établis, ceux qui devaient conduire cette délégation votèrent et après avoir décidé d’un délai, ils envoyèrent leurs élus. On leur recommanda, s’ils constataient que César ne refusait pas leur demande, de réclamer à l’empereur un homme capable de soutenir le combat proposé. Ainsi, les délégués, hâtant leur voyage, se présentèrent devant le prince. Conduits au sénat, ils exposèrent en détail avec beaucoup d’éloquence le motif de leur venue. Or le prince, après avoir pris leur avis sur ce sujet, examina s’il fallait accéder à leur demande, mais il hésitait sur la personne de celui qui défendrait leur cause. Pendant que ces différents propos nourrissaient la discussion, l’affaire fut portée aux oreilles du Chevalier à la Tunique. Ce dernier rassembla tout son courage, se précipita aussitôt devant le prince et lui dit :
13« Ô prince ! je souhaite que tu te souviennes de la faveur que tu m’as octroyée lors de mon entrée dans les armes. À ma demande, tu as eu la bonté de m’accorder d’affronter le premier combat singulier qui se présenterait et qui t’opposerait à tes adversaires. Et voici que les infidèles déclarent la guerre non seulement à toi et au peuple romain mais aussi à la foi chrétienne. Je prie ta grandeur de bien vouloir m’accorder ce combat, dans la mesure où j’obtiendrai ainsi la réalisation de ta promesse et où je vengerai la dignité du peuple romain et la religion. »
14L’empereur supportait difficilement d’envoyer loin de lui un soldat si vaillant dont il avait tant besoin et de le destiner à une entreprise si difficile. Cependant, il donna son accord par un sénatus-consulte12 parce que sa parole était engagée et qu’il n’en connaissait pas de plus apte pour mener une telle affaire et surtout parce qu’il savait qu’au courage de celui qui allait être envoyé, on mesurerait les forces et le courage de tous les siens, de sorte qu’il lui échoirait le dommage et la honte s’il était vaincu ou le bénéfice de la gloire s’il vainquait.
15C’est pourquoi le prince renvoya le jeune homme convenablement armé et protégé par les émissaires. Cent chevaliers accompagnés d’un centurion lui furent accordés afin d’accomplir sa mission avec honneur et de mettre en déroute tout adversaire qui nuirait à ses intérêts sur terre et sur mer. Sans retard, ils entreprirent leur voyage et, une fois parvenus à la mer Adriatique, ils s’embarquèrent. Seize navires les accompagnaient ; certains appartenaient à des marchands, d’autres se hâtaient vers les Lieux saints. Ces navires faisaient route en leur compagnie par crainte des pirates enragés qui écumaient toute l’étendue de cette mer. Donc, après que ces bateaux se furent joints à eux, ils abandonnèrent le port et se laissèrent porter en haute mer. Pendant vingt-cinq jours, ils furent ballottés par les flots houleux sans pouvoir atteindre un port ni suivre un itinéraire direct, et les bourrasques se levant de toutes parts, ils furent égarés par de grands détours et dirigés vers l’île d’un peuple sauvage. Ses habitants se distinguaient par des mœurs si barbares qu’ils n’épargnaient ni les femmes ni les enfants et qu’ils punissaient de la même façon les coupables et les innocents venant de pays étrangers. À cause de cela, personne ne cherchait à faire du commerce avec eux mais au contraire tout peuple informé de leurs mœurs débauchées et infâmes les fuyait. Ils restaient sur leur terre comme s’ils étaient établis à l’extérieur du monde, à l’écart de toute communauté. En effet, on raconte qu’ils se nourrissent sans retenue de la viande de tout animal et oiseau, qu’ils n’obéissent qu’au plaisir si bien que les pères ne connaissent pas leurs fils et que ceux-ci ignorent leur ascendance13. Leur taille ne dépasse pas trois coudées et leur âge peut atteindre cinquante ans ; ils meurent rarement en dessous de dix ans et peu survivent au-delà de leur cinquantième année. Portés à la luxure et à la gourmandise, leur fécondité est connue et leur race se prolonge dans l’abondance des richesses. Mais déjà la rumeur s’était propagée dans toutes les campagnes : un soldat dépêché par l’empereur arrivait pour entamer le duel dont personne n’avait été capable de soutenir le choc14. À cause de cette rumeur, ces sauvages avaient envoyé furtivement des hommes sur toutes les îles qu’ils contrôlaient à proximité de la mer Égée (le champion était justement sur le point de la traverser) afin de surveiller les ports et les côtes depuis une vigie sur les hauteurs et si par hasard il abordait, il s’agissait de l’empêcher de se présenter au jour choisi pour le combat. Ils avaient aussi décidé de ne pas attaquer les pirates en divers endroits de la haute mer de sorte que si, légèrement blessée, la troupe du soldat échappait aux gardes qui surveillaient son arrivée15, elle soit prise à l’improviste par ceux qui parcouraient la mer en tous sens. Or à cette époque régnait sur cette île un certain Milocrates, ennemi du peuple romain, qui avait capturé par la force et enlevé la nièce de l’empereur donnée par celui-ci au roi d’Illyrie ; il avait étendu sa domination sur cette île. Ayant pris, comme les autres, connaissance des pièges du terrain, il avait fortifié les cités et citadelles, celles qui surplombaient la mer et celles qui étaient équipées de ports susceptibles de permettre le débarquement des soldats. Il les avait renforcées de guetteurs afin que ceux-ci attaquent le champion qui traverserait et que les cités, à l’appel de leur chef, se jettent sur lui subitement. Les côtes sur lesquelles le soldat et sa troupe avaient débarqué étaient environnées de forêts ; elles n’abondaient pas vraiment en gibier qui, du fait de sa rareté, était épargné avec beaucoup de soin et d’attention par les habitants et les étrangers de passage ; nul n’avait le droit de profiter de sa chair, exceptés le roi et ses princes.
16Donc le centurion dont on a déjà parlé aborda avec sa troupe sur cette île. Le Chevalier à la Tunique descendit du navire avec quelques compagnons et se dirigea vers la forêt pour chasser. Et comme on avait déjà lâché les chiens maintenus de force deux par deux16, il avait entamé la poursuite de sept cerfs. Mais voici que l’aboiement des chiens et le vacarme des cors parvinrent aux oreilles du gardien qui surveillait l’intérieur de la forêt. Après les avoir appelés, il ordonne de prendre les armes à tous ses compagnons chargés par le roi ainsi que lui-même de surveiller la forêt pour la protéger. En effet vingt soldats étaient postés pour la garder et sans leur permission l’entrée de la forêt était très risquée. Obéissant aux ordres, ils accourent contre ceux qui se sont déjà rendus maîtres de leurs proies. Ils leur demandent avec quelle autorisation ils dévastent les forêts royales où nul n’a le droit d’entrer même en temps de paix. Ils leur ordonnent de déposer leurs armes et de se présenter devant le roi pour se soumettre au jugement que leur a valu leur audace. À cela le Chevalier à la Tunique rétorqua :
17« Nous arrivons sur ces terres et nous les envahissons sans la permission du roi ; celle-ci ne nous est pas nécessaire ; nous ne déposerons les armes qu’après les avoir enfoncées dans vos entrailles. »
Il avait parlé et, levant ses traits de son bras puissant,
Il plongea dans la gorge gonflée son fer rigide ;
Lui dont la dextre lourde ferma la bouche de celui qui proférait les menaces.17
18Blessé, le garde de la forêt gémit, cependant la douleur même le pousse hors de lui et après avoir retiré le trait de sa plaie, dans un élan de tout son être, il le renvoya sur le Chevalier à la Tunique. Mais, lancé avec maladresse, le projectile se ficha dans un chêne. Aussitôt, les autres accourent de tous côtés. Plus sérieusement, on en vient alors aux mains. Chacun à leur tour, ils se portent des coups puis, de loin, ils s’affrontent à l’aide de traits. Plusieurs furent pris du côté du Chevalier à la Tunique mais sans armes alors que les adversaires pouvaient encore se protéger du rempart des leurs. Mais le Chevalier à la Tunique, voyant les siens céder devant l’ennemi, attira l’attention sur lui. L’épée dégainée, il renversa leur chef à terre puis, l’ayant saisi par le nasal de son casque, il le traîna devant ses compagnons. Ses armes lui ôtèrent alors la vie. Revêtu des armes de son adversaire18, il encouragea sa troupe, attaqua l’ennemi et fit périr treize fuyards à lui seul. En outre, un groupe de soldats embusqués poursuivit les fugitifs dans la forêt et tous ceux qu’ils purent attraper rejoignirent le Tartare. Ils épargnèrent un survivant dans ce carnage pour qu’il puisse témoigner de la défaite. Celui-ci se dissimula au plus épais d’un verger et se cacha jusqu’à ce que la troupe ennemie en s’écartant renonçât à le poursuivre. Après le départ de cette dernière, il se leva rapidement, se rendit auprès du roi et lui rapporta les événements. Or, en ce temps-là, le roi Milocrates résidait dans une ville toute proche qu’il avait fait construire en un lieu fort agréable à trois milles de la mer. Une fois informé de l’arrivée des ennemis et de la défaite de ses soldats, ce roi fait envoyer à l’instant des messagers et ordonne que les princes de toute sa province se rassemblent autour de lui avec autant de soldats qu’ils en disposaient. Ceux-ci viennent au lieu et à l’heure dits après avoir rassemblé les troupes en masse. Mais on accueillit les arrivants dans les campagnes voisines car la ville dont il a été question précédemment ne pouvait les recevoir. Le roi Milocrates délibérait sur ce qu’il convenait de faire avec ses princes.
19Pendant ce temps, après avoir écrasé l’ennemi, le Chevalier à la Tunique retourna vers ses navires et distribua le butin de cette victoire, félicité par l’armée entière. Le troisième jour, il pensait continuer le voyage mais des vents contraires les forcèrent à rester là où ils s’étaient rassemblés. Le centurion, très préoccupé par cette situation, réunit les anciens de la troupe et les consulte sur la suite de leur mission. Il était en effet certain que le roi de l’île et ses princes allaient les affronter à cause des pertes subies. Ils avaient certainement décidé tous ensemble de venir l’écraser par pure vengeance s’ils ne hâtaient pas leur départ. Il disait aussi que, comme le vent avait faibli, il ne valait rien de quitter les lieux et qu’il n’était pas sans risque non plus d’y rester car il ne possédait pas les forces suffisantes pour repousser une foule d’ennemis et ils ne disposaient pas du nécessaire pour survivre bien longtemps.
20« Il faut, dit-il, qu’un des nôtres aille espionner les hommes et les intentions de nos adversaires pour que, renseignés sur ce qu’ils ont coutume de faire, nous puissions prévoir plus utilement les décisions à prendre. »
21Les soldats approuvent ces paroles de leur chef et choisissent parmi eux deux hommes qui accompliront cette mission. L’un était le Chevalier à la Tunique et l’autre, appelé Odabel, était un parent du centurion. Tous deux étaient reconnus par leurs compagnons pour être prévoyants et prudents face au danger, loyaux et énergiques dans l’adversité. Protégés par leurs armes, les deux hommes prirent résolument le chemin indiqué et traversèrent les forêts pour se rendre à la ville. À l’orée de la forêt, un sanglier monstrueux19 se dressa devant eux, le corps couvert de soies semblables à des javelines, la gueule munie de dents crochues et toute fumante d’étincelles, les flancs trempés d’écume, tout de biais dans son élan. À sa vue, le Chevalier à la Tunique saute à bas de son destrier, brandit de son bras droit un superbe trait et il sauta sur la bête avant qu’elle n’ait eu la possibilité de l’approcher. Malgré le javelot fiché en plein front, la bête continuait à courir mais elle trouva bientôt la mort. Cependant elle ne s’écroula pas tout de suite ; la blessure qu’elle avait reçue semblait avoir excité sa fureur si bien que, même vidée de son sang et avec des forces défaillantes, elle l’attaquait encore frontalement, aussi désespéré que cela fût. Le bouclier levé, le Chevalier à la Tunique attendait le coup : il tira son épée du fourreau, trancha la tête de la bête furieuse et l’envoya rouler dans son sang. Il chargea son écuyer de la porter de sa part au centurion, fixée sur un cheval. Une fois qu’il fut revenu à vive allure, il le dépêcha en éclaireur aux portes de la ville vers midi. Ensuite, ils entrèrent dans la ville et se rendirent au palais. Mêlés à la foule, ils observaient les princes royaux puis les imitaient. En effet, une foule immense permettait aux intrus de ne pas être découverts. Un autre atout renforçait leur sécurité : ils n’ignoraient pas la langue du pays. Parcourant ainsi en tous sens la ville et les campagnes, ils espionnaient la puissance et la force de l’armée, aussi bien celle qui se trouvait sur place que celle qui était prête à intervenir. Selon ce qu’ils avaient entendu dire, jusqu’ici toute l’armée ne s’était pas encore rassemblée. En effet, la veille, le roi Milocrates avait envoyé des gens pour espionner la flotte des Romains ; ils l’avaient terrifié à leur retour en affirmant avoir trouvé une foule d’hommes armés aussi nombreuse que tous les habitants ayant jamais vécu sur son île. Le centurion avait en fait capturé ces espions et, en les menaçant de mort, les avait forcés par serment à rapporter de tels propos. De plus, il leur offrit de nombreux cadeaux pour gagner leur fidélité et les renvoya sur leurs terres, de sorte que le roi Milocrates craignait d’affronter l’armée s’il ne disposait pas d’une grande troupe. Il avait fait mander par des ambassadeurs son frère20 appelé Buzarfarnan qui régnait sur les marches du royaume, afin qu’il amène des garnisons, autant qu’il le pouvait et le plus vite possible. En attendant l’arrivée de ce dernier, les pourparlers sur la guerre traînaient en longueur. Or le jour où le Chevalier à la Tunique était arrivé en ville, par hasard le roi Milocrates avait rassemblé l’ensemble des nobles pour discuter avec eux de la façon dont on devait régler les affaires urgentes. À cette occasion, ils décidèrent tous la chose suivante : comme son frère, le roi Buzarfarnan, approchait, l’armée serait divisée en deux parties. Cela permettrait d’attaquer l’adversaire d’un côté en un combat naval, de l’autre par un combat terrestre, de sorte que l’ennemi n’aurait plus aucune possibilité de fuir. Mais le Chevalier à la Tunique restait incognito dans la ville, gardait en mémoire tout ce qui était dit et notait ce qu’il avait entendu.
22Déjà, Phébus s’était couché et le roi Milocrates s’apprêtait à dîner. Dans sa suite se trouvait le Chevalier à la Tunique alors que ses compagnons se cachaient dehors. Tandis que tous prennent place à table, il gagne l’appartement où la reine se tenait avec ses femmes. La reine était la nièce de l’empereur que le roi Milocrates, comme cela a été dit auparavant, avait enlevée à l’époux légitime qui lui était destiné. Il pénètre donc dans cette pièce à l’insu de tous car l’heure tardive avait fatigué les yeux et nul n’imaginait qu’une telle audace puisse exister. Il commença alors à se demander ce qu’il devait faire et à envisager ce qui pouvait lui arriver de contraire. Si en effet, comme il l’avait prévu en se cachant dans la chambre, il exécutait le roi endormi, il craignait qu’une fois découvert, on lui inflige une mort semblable. Mais s’il n’exécutait pas loyalement son projet et s’il reculait, assurément on le prendrait pour un veule et un lâche. Pendant que ces pensées roulaient dans son esprit arriva, dépêché par le roi vers la reine, un soldat nommé Nabaor qui avait fait partie de ceux que le roi avait envoyés espionner la flotte du centurion. Le Chevalier à la Tunique le voyait mais l’autre ne le remarquait pas car il est habituel que ceux qui se trouvent dans l’ombre voient clairement ceux qui sont exposés dans la lumière et restent invisibles pour ces derniers. Lorsque le centurion avait retenu cet homme prisonnier avec les autres espions, le Chevalier à la Tunique s’était attaché à lui par une solide amitié et lui avait remis, en souvenir de lui, un anneau et une chlamyde de pourpre. En le voyant, l’amitié lui donna de la hardiesse, il l’appela à la dérobée, l’embrassa et lui fit connaître la raison de sa venue. Après lui avoir rappelé une partie de tout ce qu’il avait fait pour lui, il remarque que l’esprit de l’autre penche en sa faveur, il le supplie alors de l’aider à réaliser ce qu’il a échafaudé. Mais Nabaor s’étonna grandement de sa présence, il s’informa de la raison pour laquelle il était venu et, en reconnaissance de sa générosité, il se réjouissait de se trouver en ce lieu. C’est pourquoi il le conduisit dans une chambre secrète et lui dit :
23« Mon très cher ami, ce que tu cherches à atteindre dépasse ce qui est en ton pouvoir et il ne faut pas chercher à réaliser cela par tes seules forces. En effet, une fois que le roi est couché, trente gardes d’élite l’entourent afin d’interdire, même à ses familiers, son approche jusqu’au lever du jour. En outre, la plupart du temps, sache qu’il vaut mieux utiliser l’intelligence plutôt que la force. Ce que l’on désire se réalise fréquemment avec bonheur grâce à l’intelligence quand on a mis la force de côté car celle-ci ne mène jamais au succès d’une affaire si on n’a pas utilisé au préalable son intelligence. Avec celle-ci pour compagne, va vers ton projet et je t’expliquerai l’ordre dans lequel il te faudra agir. La reine éprouve un immense amour pour toi et elle désire très ardemment t’avoir en son pouvoir soit en te parlant, soit en faisant ta connaissance par messagers interposés. Elle m’a demandé assez souvent, à moi qui revenais de ma mission d’espionnage, quelles étaient ta taille et ton allure et, comme je lui répondais que tu étais incomparable pour l’une et l’autre, son cœur s’est embrasé d’amour pour toi si bien qu’elle est davantage préoccupée par ton sort que par celui du roi. Bien que la reine de ce pays ait été portée au plus haut sommet de la gloire et de l’honneur par le roi Milocrates, elle n’en garde pas moins présent à l’esprit qu’elle a été enlevée de la chambre nuptiale par le fait d’un voleur ; toujours elle rumine la honte de sa captivité et elle préférerait tout endurer en étant pauvre mais libre plutôt que, prisonnière, continuer à supporter ici la pompe de toute chose. Comme elle a entendu dire que, grâce à ta droiture naturelle et sans égale, tu as abordé ici, sur l’ordre de l’empereur en vue d’un combat décidé et fixé, elle déploie toute son énergie et sa réflexion pour seulement obtenir de te parler. En effet, si elle parvient à faire ta connaissance, elle espère que ton courage et ta force la libéreront du joug de la captivité et la rendront à son époux, à qui on sait qu’elle avait été destinée par l’empereur. Sache aussi que sans aucun doute, elle emploiera à cela toute son intelligence et son talent. Tout doit être prévu avec sagacité par elle seule, de sorte que cela renforce ta puissance et ta valeur et qu’il soit possible de vaincre l’ennemi : le roi Milocrates. Cependant, comme cela a été prouvé, l’esprit féminin est connu pour sa légèreté et sa facilité à être tourné rapidement vers n’importe quelle direction par le souffle de l’inconstance, il faut donc tout d’abord sonder de quel côté penche son cœur. Si elle découvrait ta présence, ni la peur du roi ni la honte du scandale n’empêcheraient qu’elle te parlât. Je vais donc me diriger vers elle pour lui porter les ordres du roi et, faisant habilement mention de toi parmi d’autres choses, j’examinerai vers quel parti penche son désir. Mais toi pendant ce temps, attends ici en secret le fin mot de l’affaire. »
24Ainsi, Nabaor se rendit auprès de la reine. Parmi les différents propos qu’ils échangèrent, la conversation roula sur le Chevalier à la Tunique. Et comme Nabaor faisait une louange appuyée de ses exploits, la reine dit :
25« Que je serais heureuse si je pouvais rapidement verser dans l’oreille d’un homme si droit la plainte de mon malheur ! Sinon pour une autre raison, du moins par la grâce de l’empereur dont je suis la nièce et lui le champion, il m’arracherait à la tyrannie du roi ! Si je trouvais quelqu’un de sûr, je voudrais lui envoyer un messager afin de voir si une quelconque possibilité nous serait donnée de nous voir et de nous parler. »
26Or Nabaor avec lequel elle parlait était l’un de ceux que le roi Milocrates avait un jour vendu aux chaînes de la servitude. Et pour cela, en tant que confident de ses secrets, elle lui faisait part en toute confiance des arcanes de son esprit. Alors il lui répondit :
27« Aucune de vos pensées ne fera obstacle à vos vœux, ô reine ! Si votre cœur penche vraiment de ce côté, vous n’aurez pas besoin d’un messager. S’il est vrai que le mensonge est absent de cette affaire, il suffit que votre volonté s’accorde à vos paroles et celui que jusqu’à présent vous cherchez à atteindre sera présent, selon votre désir. »
28Et la reine jura sur ces mots : elle voulait que cela se réalisât avec encore plus d’ardeur qu’elle n’avait osé le proposer. Nabaor conduisit alors devant elle le Chevalier à la Tunique et exposa l’affaire pour laquelle il était venu la voir. En outre, comme on l’a dit auparavant, ce bel homme de grande taille, se distinguait par son allure et attirait sur lui les yeux de ceux qui le regardaient en admirant sa beauté. La reine salua et fit asseoir le visiteur ; pendant de longs moments, elle l’examina avec beaucoup d’attention, puis parmi les larmes qui provenaient du fond de son cœur, elle laissa s’échapper des soupirs et lui découvrit quelles difficultés l’accablaient, ajoutant que, s’il le voulait, il pouvait apporter un remède à tant de maux. Et lui de répondre :
29« Si ce que je peux faire dépendait uniquement de ma volonté, c’est un fait qu’aucun retard n’entraverait la réalisation de vos vœux. Mais il est clair que le roi se dresse devant nous avec son armée imposante et valeureuse, et c’est pour cette raison que l’issue de la guerre demeure incertaine pour nous. Donc, si vous imaginez quelque chose qui puisse couronner vos vœux de succès et clore l’affaire souhaitée de la meilleure façon, faites-le-moi savoir et vous ne me trouverez ni paresseux ni oisif dans l’exécution de ce projet. »
30Pendant que la reine se taisait un moment et réfléchissait sur ce qu’elle allait répondre, Nabaor prit la parole :
31« Il ne vous est pas caché, ô reine, que le roi rassemble une armée d’hommes prêts à combattre les Romains, et la foule constituée par cette armée me semble offrir la meilleure opportunité pour agir. Vous pourrez, si vous vous souciez réellement de lui, le soustraire ainsi que ses compagnons à un danger imminent et combler le sentiment que vous souhaitez voir se réaliser. De fait l’esprit du roi, préoccupé par les affaires de la guerre, se montrera moins inquiet des autres soucis. Confiez donc au centurion par le biais de cet homme le soin de disposer demain quarante hommes armés en secret dans l’ombre des forêts, de sorte que, le lendemain, quand le roi aura entamé le combat contre lui, comme vous aurez ouvert la ville à ces hommes, ils l’occuperont. Alors la cité embrasée par les flammes offrira au roi et aux siens un spectacle horrible, mais aux autres le motif de la victoire. »
32Cependant la reine lui demande, en insistant par de nombreuses prières, de mener ce plan à son terme. Puis elle lui apporta l’épée du roi et ses armes d’or. Il avait d’ailleurs été prédit qu’après sa défaite, le roi serait dépossédé du trône royal par celui qui le premier aurait porté ses armes après lui. Elle leur remit une abondante somme d’or et d’argent et de grandes valeurs en bijoux puis elle signa un traité d’amitié. Tout cela accompli, le Chevalier à la Tunique s’en retourne en toute hâte vers ses compagnons, les fait sortir de la ville et au point du jour il parvient devant le centurion ; alors montrant les dons qu’il avait pris soin d’apporter, il fit connaître ce qu’il avait fait, vu et entendu.
33Alors le centurion, réjoui au-delà de ce que l’on peut croire par l’espoir de la victoire, ordonna que l’on choisît des soldats destinés à protéger la reine. Il mit à leur tête son frère Odabel, puis le renvoya après l’avoir exhorté à les conduire avec prudence et prévoyance. Ainsi mêlés à la population, ils arrivèrent dans les vignes voisines du palais. Quand le soir tombait déjà sur le second jour, ils entrèrent dans le palais sur l’ordre de la reine et, conduits par Nabaor, ils s’y cachèrent à la nuit noire.
34Au matin, le roi Milocrates sortit de la ville pour se battre contre le centurion. Il avait permis auparavant que la plus grande partie de son armée, sous la conduite de son frère, aille attaquer l’ennemi dans leur dos par la mer, pour que, cernés des deux côtés par le combat, ils lui cédassent au plus vite. Mais le centurion, informé de leurs plans, avait disposé au sec ses bateaux autour du camp de façon serrée de sorte que, si besoin était, ils pussent constituer aussi un refuge pour les hommes qui se replieraient de leur côté. Il fit sortir la troupe du camp qu’il avait établi en lieu sûr, non loin de la mer, et répartit ses soldats en cinq escadrons. Il prit lui-même la tête de l’escadron du milieu. Et il avançait avec détermination à l’encontre du roi qu’escortaient en rangs serrés des lignes de quinze mille hommes. Mais celui-ci, bien qu’il lui fût supérieur par le nombre et la force de ses guerriers, n’espérait guère la victoire car lui manquaient ses armes dans lesquelles résidaient sa propre sécurité et celle de son royaume. Il était prêt à aller au combat et, comme il cherchait en vain ses armes et ne les trouvait pas, tout espoir de l’emporter quitta son esprit. Il ne découvrit qu’elles étaient portées par le Chevalier à la Tunique qu’au moment où, sur le point de combattre, il les aperçut sur ce dernier. Glacé d’épouvante, il frémit à leur vue car il craignait le sort qui devait le frapper ensuite et il ne pensait que trop bien21. Il ne voulait cependant pas renoncer à son projet parce qu’il pensait que succomber avec honneur ou vaincre avec vaillance renforcerait sa gloire.
35Donc dans les deux camps résonna le son des trompettes qui, selon la coutume, versait l’audace dans les cœurs et donnait le signal d’attaquer les ennemis. Déjà les soldats avaient commencé à accourir et voici que la fumée qui s’élevait au-dessus de la cité expliquait soudain ce qui s’était passé dans son enceinte. En effet au moment où le roi, sortit avec diligence de la ville vers le combat, immédiatement les hommes qui étaient tapis dans leurs cachettes s’étaient levés, avaient pris possession de la ville et atteint les faubourgs en y mettant le feu. Les flammes cherchaient à s’étendre davantage mais une issue restait possible pour les habitants de la ville situés plus à l’écart, alors que sous l’action du vent les cendres volaient dans la bouche des combattants. C’est pourquoi le cœur du roi s’effraya devant le massacre imminent : il relégua au second plan le combat entamé et se hâta d’aller secourir la ville.
Les colonnes troublées et les mains vidées des traits
Tu regardais çà et là et avais surgi pour fuir .
Mille chemins s’ouvrent, il n’y en pas pourtant un pour deux .
Ainsi fuient les ennemis, comme le bétail la gueule du chien .
Un parti contraire presse et poursuit les ennemis
Et ceux qu’il attaque, il les rend égaux dans le désastre :
Une partie est ensevelie par les roches, une autre punie s’ écroula ;
Et celui qui ne subit rien de tout cela, celui-là s’est délié de chaînes redoutables.
36Mais le Chevalier à la Tunique s’aperçut subitement que les ailes de l’ennemi étaient dispersées et mises en fuite, il rassembla son armée, les poursuivit et fit un grand massacre parmi eux car non seulement ils avaient été épouvantés par le feu consumant les édifices de la ville, mais ils étaient aussi pour la plupart privés de leur courage et de leurs armes par la débandade qui commençait. Ainsi dispersés à travers les vallons des collines, les détours des forêts, telle une horde de loups décimée par la rage, ils se dirigeaient vers les remparts et, sans relâche, ils étaient punis par le fer de leurs poursuivants. Les soldats aussi, qui avaient embrasé la partie extérieure de la ville, accouraient vers les fuyards, les tenaient éloignés des remparts et les refoulaient vers les champs : ils les obligeaient à tomber sous la main de ceux qu’ils fuyaient. Des deux côtés se produisit un horrible carnage et les fugitifs en grand nombre se gênaient eux-mêmes, si bien qu’ils n’étaient capables ni de fuir ni de se défendre. Ils s’éloignaient autant que possible de ce protecteur, comme un peuple sans armes, et personne ne jugeait bon de porter secours à celui qui le demandait22.
37Cependant le roi Milocrates, quand il vit qu’il était cerné de toutes parts par l’ennemi, pensa que ce serait une honte pour lui s’il tombait avant d’avoir accompli un exploit retentissant. C’est pourquoi il rassembla en triangle ses hommes dispersés et attaqua avec courage ceux qui l’affrontaient. Il maîtrise l’assaut de ses adversaires par un premier combat et les oblige à se rendre. Et il en punit une grande partie de sa propre main, obligeant les autres à fuir jusqu’à ce que le Chevalier à la Tunique, s’apercevant qu’il malmenait ses compagnons d’armes, lançât son cheval et se dressât sur son passage. Le roi Milocrates reçoit hardiment celui qui vient à sa rencontre et tour à tour chacun des deux combattants est renversé par le cheval de l’autre. Mais le Chevalier à la Tunique s’était déjà relevé ; il saisit son épée et se rua sur le roi qui s’apprêtait à se redresser. Il l’avait déjà atteint d’une blessure que le rempart de son bouclier ne put parer. Bien qu’aucune blessure importante ne l’atteignît, cependant le roi fut pris d’hébétude, de sorte qu’il tomba à nouveau en arrière et se retrouva allongé sur le sol, comme quelqu’un qui dort un moment. Au-devant de celui qui veut porter un second coup, accourt le jeune et preux neveu23 du roi : de sa main, il profère des menaces depuis son cheval et attaque le Chevalier à la Tunique. Celui-ci, à pied, protégé par son écu, repoussa son assaut et par chance pour lui il lança son javelot levé au hasard : ni l’écu ni l’armure de fer n’empêchèrent l’arme de frapper au ventre celui qui le menaçait au-delà de ses forces alors qu’il était tombé avec les arçons24 de sa selle.
38Une fois le neveu abattu, il attaque à nouveau le roi mais ce dernier le reçoit avec audace, se montrant plus fort qu’il ne l’avait prévu. En effet la honte et la colère avaient redonné des forces à celui qui reprenait haleine, lui rappelant sa dignité et sa grandeur d’antan. Elles l’avaient excité à se venger de ses ennemis, car le fait de s’être relevé lui avait donné l’espoir de priver ses ennemis d’une heureuse victoire. Et c’est lui qui le premier s’élança sur le Chevalier à la Tunique qui arrivait. De son épée, il lui infligea une blessure au front qui n’était pas protégé par le casque, ni son nez d’ailleurs qui faisait saillie ; il aurait pu lui infliger la mort par cette seule blessure. Le Chevalier à la Tunique, très grièvement blessé, est hors de lui ; il craint que le sang qui s’écoule ne lui obscurcisse la vue. C’est pourquoi, décidé à réclamer au roi le châtiment qui réparera le dommage causé, il s’approche de lui et lui porte avec son épée un coup oblique sur le cou de sorte que de sa dextre lui trancha la tête. Après que le roi se fut écroulé, ceux qui étaient restés avec lui entamèrent une fuite où résidait leur seule chance de salut. Mais le centurion, voulant épargner la foule, ordonne que la trompette signifie aux soldats de ne pas poursuivre les fuyards, sachant qu’une fois le chef soumis, ceux qui servaient sous ses ordres cesseraient le combat. En conséquence, après avoir rassemblé les dépouilles des ennemis, ils pénétrèrent dans la ville avec toute la pompe de la victoire et on leur dressa un arc de triomphe. La reine accourut devant eux, les conduisit au palais et réconforta de ses soins empressés ceux qui étaient épuisés par toute cette guerre. Elle donna l’ordre de creuser une tombe pour les morts et de dispenser soins et remèdes aux blessés ; elle fit preuve envers tous d’une très grande générosité et elle les récompensa tous pour les remercier.
39Mais le centurion resta sur cette île pendant quinze jours et permit à l’armée de la piller. Étaient particulièrement visés les dirigeants et l’administration parce qu’ils avaient été complices de l’ennemi du peuple romain. Il les écrasa avec des voitures armées de dents et punit le peuple en alourdissant les impôts. Il laissa sur place une partie de l’armée pour diriger l’île. Quant à la reine, la nièce de l’empereur, elle fut reconduite sous escorte choisie à son époux légitime, le roi d’Illyrie, à qui elle avait était enlevée de force. Des soldats l’accompagnaient pour la reconduire dans son pays. Enfin le centurion reconstitua la flotte avec ses alliés, prêt à achever la mission qu’il avait commencée. Et alors que, pendant la journée, il avait entrepris son voyage sur les plaines de la mer, voici que le frère du roi Milocrates, dont il avait obtenu le royaume, arrive avec une armée non négligeable. Il avait été appelé par le roi Milocrates, comme cela a déjà été dit plus haut, avant que la guerre se déroule pour attaquer la flotte du centurion, afin que celui-ci, cerné des deux côtés, ne pût trouver refuge sur terre ni sur mer. Mais en suivant la route et le mouillage des navires du centurion, il n’avait découvert ni ses bateaux ni son armée. Le centurion en effet avait construit un camp peu éloigné de la mer, en disposant les proues de tous côtés vers l’extérieur pour se protéger ; cependant le roi Egésarius25, car ainsi se nommait le frère du roi Milocrates, pensant qu’ils avaient pris la fuite, fait tourner ses rameurs, se laisse emporter vers une autre région de la mer et tandis qu’il se démène pour rechercher les ennemis, pendant trois jours les flots gonflés le malmènent, et la tempête s’élevant de toutes parts, il est rejeté assez loin vers des provinces éloignées à plus de cinq jours de mer. Mais déjà il revient sous un vent léger et se trouve sur la route de l’armée du centurion, en pleine mer.
40Par hasard, le centurion se trouvait sur la tour fortifiée qui avait été dressée sur la poupe ; le Chevalier à la Tunique était assis à côté, le regard parcourant librement les vastes espaces de la mer. D’abord il regarda les girouettes posées sur les mâts et représentant un coq ou autre chose, pour savoir par quel vent la carène était poussée. En effet, quel que soit le lieu d’où souffle le vent, ces girouettes sont toujours retournées contre ce dernier. Donc, alors que ces insignes posés sur les mâts étaient poussés tantôt vers le haut, tantôt vers bas sous l’action du vent, il réfléchit, appela le pilote et dit :
41« Hélas ! à mon avis une forte tempête nous menace. Voici, de fait, que ces oiseaux qui battent des ailes tournent en rond à travers les airs, comme si, connaissant à l’avance le cours des choses, ils savouraient leur joie ; ils disent que nos cadavres deviendront la proie de leurs estomacs ; bien sûr à l’approche d’une tempête, les oiseaux de cette espèce ont l’habitude en bande ou séparément de tourmenter les rameurs serrés en tournant autour d’eux et leur vol et leur comportement annoncent le malheur à venir. »
42Mais alors, le Chevalier à la Tunique qui se tenait auprès de lui, comprit vraiment ce qui se passait et dit :
43« Seigneur, tu fais erreur. Ces oiseaux ne sont pas ceux que tu crois mais ils signalent les malheurs dans le ciel. Sache-le sans aucun doute : voici qu’approche l’armée ennemie que le roi abattu par tes forces a récemment appelée pour nous poursuivre. Une tempête qui les a suivis de près les a éloignés d’abord vers une autre direction car jusqu’à présent c’est la seule raison qui explique leur retard. Mais maintenant que le vent leur est favorable, ils reviennent sur nous. Ordonne donc aux soldats de prendre les armes et que l’ennemi ne nous trouve pas désarmés. »
44Alors, tous aux ordres du centurion, ceux qui se tenaient sur le bateau s’arment et les trompettes donnent l’ordre de faire la même chose aux quinze autres carènes (il y en avait trente en tout) qu’il a amenées là et ajoutées aux premières venant de l’île soumise. Elles sont disposées de sorte que certaines attaquent l’ennemi de front, d’autres soit par la droite soit par la gauche, d’autres encore pour l’encercler comme dans un piège. Les cinq carènes qui étaient munies d’éperons (il se trouvait sur la première d’entre elles) sont placées de front, prêtes à attaquer les nefs ennemies. Les pirates qui pratiquent essentiellement le combat naval utilisent ce genre de bateaux dont la puissance est si grande qu’il fend de haut en bas le tablier de n’importe quel navire qu’il rencontre. C’est pourquoi ces navires sont dits couverts de rostres parce que toute la partie qui dépasse entre la proue et la carène est recouverte de fer, avec une crête équipée de fers recourbés sur la première longueur de la proue, et ils portent au sommet des têtes de fer munies d’éperons disposés en crête de coq. Des fortins sont aussi élevés sur lesquels se placent les hommes les plus forts, prêts à arrêter l’assaut ennemi depuis cette hauteur à l’aide de pierres et de traits. Les navires de transport sont placés à l’arrière afin que, si les soldats venaient à céder devant l’ennemi, ils puissent échapper aux mains des pillards.
45Ainsi, comme il l’avait prévu, chacun est à sa place, les ancres sont jetées ; on attend l’arrivée de l’ennemi. Déjà, l’armée ennemie faisait son apparition, la situation donnait raison aux dires du Chevalier à la Tunique et lui confirmait qu’il ne s’était pas trompé. Ils séparent l’armée en troupes et ne montrent pas moins d’audace dans leurs préparatifs face à un tel danger. Le Chevalier à la Tunique regardait attentivement approcher ceux qui s’étaient préparés à la guerre (les ancres furent alors aussitôt levées) ; il ordonne que les nefs soient mises en mouvement par les rameurs, après avoir cargué les voiles ; il dispose l’armée à travers les bancs des rameurs et sur les planchers puis le premier, il s’élança sur le navire qui transportait le chef ennemi. En frappant la carène avec la proue, il secoua le navire jusqu’au mât. L’éperon s’y étant fiché à l’intérieur, après l’avoir brisé il le fit couler à pic. Ils sont sur eux et les autres navires entourent celui endommagé du Chevalier à la Tunique pour le défendre et bien que repoussés violemment, ils font fléchir ceux qui résistent. Ils les font rouler dans les flots, ils les massacrent par des coups de hache et d’épée. Les compagnons du Chevalier à la Tunique maîtrisent complètement par les armes une partie de l’armée survivante, et bien que celle-ci combatte vaillamment afin qu’aucun des siens ne tombe vivant aux mains de ses ennemis, comme le prince est soumis, ils pillent les richesses, dépouillent le navire et le font sombrer.
46Après leur ruine, le Chevalier à la Tunique s’avance avec assez d’audace contre les survivants. Dans un grand cri des hommes se joignent à eux, l’entourent et le séparent de ses hommes : de tous les côtés il est dangereusement attaqué. On aurait cru voir l’air obscurci par les jets des traits dont la surface des flots était recouverte. De part et d’autre une grande masse de pierres était lancée dont le fracas ne provoquait pas moins d’horreur que de massacre. Ils les accablent de toutes sortes de projectiles, essayant de détruire le bateau du Chevalier à la Tunique, mais ses planches une à une recouvertes de lames de fer n’étaient détruites par aucun trait. Bien qu’il fût pressé par plusieurs formations ennemies, il n’accomplissait pas moins de hauts faits d’armes qu’il n’en subissait. Quand les ennemis eurent constaté son opiniâtreté et sa détermination à mourir plutôt que d’être abattu, comme de plus il ne pouvait être soumis par la force et que, bien protégé, il ne cédait pas à l’assaillant, ils mirent le feu, c’est-à-dire le feu grégeois à son bateau26.
47Un tel feu se fabrique de plusieurs façons ; mais c’est celui dont la force est la plus grande et la plus efficace qui est employé par certains pour atteindre leur but. Il est réalisé selon les étapes suivantes : les experts qui le fabriquent utilisent d’abord un vase de bronze, ils prennent des crapauds à volonté et, pendant trois mois, les nourrissent dans ce vase avec de la chair de pigeon et du miel27. Une fois ce laps de temps écoulé, après les avoir laissé jeûner pendant deux ou trois jours, ils les mettent près des mamelles de n’importe quelle bête chargée de lait et de petits. Les crapauds vont boire ce lait en tétant jusqu’à satiété. Gonflés de ce liquide porteur de venin, ils sont alors placés dans un petit récipient que l’on chauffe. On leur ajoute ensuite des couleuvres d’eau que, dix jours auparavant, un cadavre humain aurait tant redouté de voir fréquenter son tombeau. Il y a aussi un aspic qui possède dans une seule gueule trois têtes venimeuses et mortelles (son nom m’échappe). Cet animal venimeux détruit tout ce qu’il a touché d’une peste implacable. En effet à son contact, l’herbe et les céréales abandonnent la terre, les poissons l’eau, les fruits les arbres et le plus extraordinaire reste encore à venir : si une goutte minuscule est déposée sur un arbre, quelle que soit sa taille, elle le ronge à la manière d’un crabe, elle le fait tomber sur le sol après l’avoir abattu en son milieu à l’endroit où elle s’est consumée. On n’a trouvé aucune parade contre un tel fléau : hommes et bétail périssent si le poison touche la surface de leur peau et dès qu’il y a pénétré. Sa force est très grande : elle peut être clairement mesurée à partir de la flamme qui s’évapore de sa bouche, la forêt dans laquelle le serpent habite s’embrase bien souvent de cette flamme alors qu’il est lui-même brûlé par une très grande chaleur. De la bave qui s’écoule de sa triple gueule naissent trois herbes, une pour chaque bouche. Si quelqu’un ingère la première en guise de boisson ou de nourriture, il aliène son esprit et le précipite vers la rage, la seconde apporte avec son suc la mort à celui qui la goûte et la sève de la troisième porte le mal royal28 à celui qui l’a bue ou s’en est enduit. Quand ces graines poussent, la bête immonde elle-même s’en nourrit quand elle les trouve. Si l’herbe est ramassée avant qu’elle soit utilisée dans l’affaire qui nous occupe, elle engraisse les pâturages de ces bêtes en une semaine. Ne manquent pas non plus dans la recette les excréments29 et les testicules d’un loup-garou30 qui, engendré par le vent et la brise, prend l’apparence de n’importe quelle chose touchée. La pierre de lynx trouvée à l’autre bout de la terre ne tient pas une place moindre parmi les autres ingrédients, cette pierre est pourvue de la même vertu que l’animal lui-même et l’on croit qu’elle provient de la concrétion de son urine31. Rien en effet ne fait obstacle au regard du lynx, si bien que ce qui se trouve posé au-delà de la matière est percé par ce regard clairvoyant. On ajoute aussi la tête, le cœur et le foie d’une corneille dont on estime l’âge à neuf siècles pour accroître la force de ces ingrédients auxquels on adjoint encore du soufre, de la poix et de la résine, de l’huile de papyrus et un peu de bitume32 : ce sont en effet des ingrédients qui conservent ensuite à la flamme toute sa vigueur et sa force.
48Quand ces éléments ont été rassemblés dans l’ordre indiqué, on les enferme dans un vase très propre et on les conserve à l’abri de l’air jusqu’à l’ouverture du vase. Les ingrédients sont alors répandus sur du sang de dragon et sur celui d’un homme roux. On croit en effet que le sang d’un roux possède des qualités propres au feu33, ce que la couleur du poil et la vivacité du tempérament d’habitude impétueux chez un homme de ce genre, montrent clairement34. Donc, un jeune homme possédant une barbe et une chevelure rousses, et dont le visage est parsemé de taches de la même couleur, est conduit dans une belle pièce et en l’espace d’un mois, engraissé voluptueusement par des plats riches de nombreux mets. Pendant ces jours particuliers, on allume un feu devant lui, on l’enivre de vin pour augmenter le volume de son sang mais on le tient soigneusement à l’écart des étreintes féminines. Après un mois, au milieu de la maison ici et là, on le recouvre de charbons ardents sur toute sa longueur et on le souille de boisson et de nourriture, et après que l’on a enlevé ses vêtements on l’expose au feu et, à la façon d’une broche il est retourné sur le feu de part et d’autre35. Une fois qu’il a suffisamment chauffé, ses veines se gonflent sur tout le corps, on le saigne après avoir entaillé transversalement les veines de ses bras. Quand le flot de sang diminue, il reçoit pour ragaillardir son esprit des bouchées trempées dans du vin afin que le liquide obtenu ne coagule pas car son esprit sera alors affaibli ou emporté dans le délire. Et cela aussi longtemps qu’il est permis au sang de s’écouler jusqu’à ce que, son tarissement amenant la mort, il chasse l’âme du corps. En premier lieu, on aura alors rajouté à ce sang humain du sang de dragon : le tout est chauffé pendant très longtemps puis malaxé en un mélange unique.
49Si on se demande de quelle façon capturer le dragon, voilà la manière de procéder : on choisit les hommes les plus forts qui existent ; ils recherchent d’abord la caverne dans laquelle la bête se cache. Une fois qu’ils l’ont trouvée, ils répandent en cercle devant son ouverture des plantes soporifiques imprégnées d’arômes variés. Le dragon sort alors de son trou et renifle leur odeur ; il dévore les plantes avec avidité ; aussitôt le sommeil le saisit. Cachés à proximité, ceux qui lui ont tendu le piège l’encerclent et le massacrent. Les chasseurs transportent le sang du dragon avec la dracontite qu’ils ont extraite de son crâne36, pour l’utiliser dans différentes préparations.
50Or le vase dans lequel sont réduits ces ingrédients est un trépied dont le sommet équipé d’une anse est resserré par des goulets et possède un couvercle de bronze. Quand celui-ci est fermé, il s’encastre ainsi des deux côtés afin qu’aucune vapeur de fumée ne s’échappe. Une fois que tout est prêt, on chauffe aussitôt le vase par-dessous, et pour que cela chauffe davantage, on rajoute de la poix et de la naphte pendant sept jours entiers et même les nuits dans les flammes ; tout est porté à ébullition. On utilise aussi un tube de bronze, dont le sommet recourbé est bouché à la façon d’une clepsydre, que l’on place dans un petit trou pratiqué au sommet du couvercle qui est ainsi obstrué pendant les six premiers jours. Le septième jour, quand la flamme dans le récipient a été allumée, on entend à l’intérieur un vacarme monstrueux comme celui d’un tremblement de terre ou comme les grondements des souffles bouillonnants de la mer. Quand celui qui officie aura à ce moment perçu le signe reconnaissable de la flamme allumée, il répand alors sur l’extérieur de la clepsydre un vinaigre très acide qui, en imbibant la masse solide, resserre l’élan de la flamme qui tente de s’élancer.
51Des soufflets d’airain sont alors préparés pour pouvoir actionner le feu. Leurs branchements sinueux sont ainsi assemblés de sorte que plus tard les ingrédients sont pénétrés par la flamme que produisent le bois et la peau sous l’action du souffle. Mais ils se montrent ductiles au point qu’on les croirait composés de cuir plus que de bronze. C’est pourquoi on réprime la flamme dans son ardeur par l’injection de vinaigre, puis on enlève la clepsydre et on place un tuyau amovible sur le soufflet qui surmonte le trou du vase. Et par l’appel d’air ainsi provoqué, le feu est épuisé à partir du récipient. Pour empêcher l’ouverture du calame, on ferme la clepsydre. Ainsi le feu que l’on doit maintenir est recueilli de la même manière dans les autres récipients et chaque jour on l’entretient avec du combustible. Surtout, au milieu des soufflets, sont pratiqués des petits trous comme de petites fenêtres par lesquelles la flamme est alimentée afin qu’elle ne s’éteigne pas. C’est selon cette recette que le feu grégeois est conçu. Si on cherche ce qui peut l’égaler, sache que nulle machine n’est si puissante, nulle carène si grande pour résister des deux côtés à l’atteinte du feu grégeois qui brûle tout obstacle. Et il n’existe aucune façon de l’éteindre tant que le matériau qui l’alimente n’est pas épuisé. Et ce qui est le plus surprenant, c’est qu’il brûle même sur les eaux et que, s’il est mêlé à un feu ordinaire, il restera toujours compact en boule et saccagera ce feu autant que le bois.
52Donc, comme cela a été dit plus haut, quand les ennemis eurent compris l’invulnérabilité du Chevalier à la Tunique, l’un d’eux saisit un soufflet qui servait le feu funeste, et ayant enlevé la clepsydre du tuyau, en abaissant une sphère de sa main gauche sur les tables, en élevant une autre de la main droite, il les frappe du même geste chacune à son tour ; il jette le feu sur le bateau du centurion et y pénètre par le milieu pendant que quatre rameurs brûlent. Aussitôt les flammes consument tout le navire : ceux qui sont assis sont étreints par une peur panique. Cernés par les flammes à l’intérieur, par les ennemis à l’extérieur, ils ne savent plus que faire : ils n’avaient même plus la possibilité de se défendre ni de répliquer. S’ils voulaient choisir la fuite, ils risquaient de s’exposer aux flots ou à leurs ennemis. Sur le navire, rien moins que la mort ne s’offrait à ceux qui restaient. Alors considérant que l’affaire tournait pour lui au péril irrémédiable s’il n’était pas secouru au plus vite, et pourrait être surmontée s’il rassemblait toutes ses forces et tout son courage, le jeune homme ressaisit son énergie : il grimpe tout armé sur un navire assiégeant et massacrant les uns, jetant à l’eau les autres, il écarte de ses compagnons ce triple malheur, à savoir les boules de feu, le naufrage des eaux et la fureur des ennemis. Enflammé d’une violente colère, comme la flotte a été rassemblée, sur sa lancée il hâte sa vengeance : il les coule dix par dix et conduit à leur perte trente myoparons37 d’ennemis qu’anime un lâche courage.
53Cependant le combat naval prit fin non sans un grand massacre, puis les Romains achèvent heureusement leur voyage et atteignent Jérusalem sains et saufs à la date fixée. Accueillis dans une grande liesse de la part de tous, ils délassent avec délicatesse et douceur dans la sérénité et la volupté leurs membres épuisés par un pénible voyage parsemé de multiples et sévères obstacles tant sur terre que sur mer. Pendant ce temps, se rassemblent des lignes de combattants valides et une foule de soldats placés sous les ordres des princes étrangers alliés. Ils ordonnent que chaque région choisisse des soldats, que les villes et places fortes stratégiques soient fortifiées par de solides murailles, de hautes tours et par des troupes solides, que l’on prépare toutes sortes de projectiles et que l’intendance prévoie en suffisance les provisions de blé et de fourrage. Chaque jour ils adressent tous une fervente oraison à Dieu, constituée par diverses commémorations des saints. Cette cérémonie était suivie d’actes de dévotion consistant en jeûnes et en aumônes, afin que le plus grand triomphe soit accordé aux serviteurs de Dieu et qu’ils obtiennent la chute des adversaires.
54Sur ces entrefaites, le soleil se leva sur le jour fixé du duel, et évidemment de chaque côté les triangles de l’armée innombrable des chrétiens et des païens en armes avaient été formés. Selon ce qui avait été décidé, les deux combattants, tout en armes et prêts à combattre, entrent en lice. D’un côté le Chevalier à la Tunique, dont l’audace de caractère, le courage manifeste, la droiture ordinaire, l’habitude de vaincre et la juste cause réjouissaient ses compagnons espérant la victoire. De l’autre côté pour le parti adverse, le dénommé Gormundus, aux longs membres, à la taille gigantesque38, au visage farouche, habitué aux guerres et habité d’une force singulière redoutée de tous, à qui l’horreur et le fracas des armes semblaient promettre une prochaine victoire. L’un et l’autre s’avancent à pied car aucun cheval n’était capable de porter Gormundus comme cavalier tellement il était grand. Donc, protégé de son bouclier tenu de la main droite, chacun s’avance à son tour et, de toutes ses forces encore augmentées de celles que la colère inspire, attaque l’autre hardiment de son épée dégainée. Ils réitèrent mille coups, ils combattent de mille façons pour s’infliger l’un à l’autre des blessures. Ils donnent des coups et en reçoivent, ils repoussent et sont repoussés, une chance diverse oriente entre eux la roue de la Fortune. Aucun geste de courage ou de puissance qui soit efficace n’est oublié et le regard de tous est fixé sur eux. On ne sait quel est le plus prompt à attaquer, le plus fort pour se défendre. Ils se portent sans répit des coups d’épée si nombreux et des coups de poing si puissants que l’on ne pouvait dire qui était celui qui les donnait et celui qui les recevait. On n’aurait pu désigner celui qui était le plus puissant alors que, plus ils s’immergeaient dans le combat, plus ils désiraient avidement y verser leurs forces les plus valeureuses. Ils entremêlent leurs coups d’élégantes subtilités ou ils s’exaspèrent mutuellement par de grossières injures ou bien ils se retirent haletants, ou encore, ayant repris leur souffle, reposés et encore plus acharnés, ils se jettent l’un sur l’autre. Une fois leurs forces réparées, ils se lancent dans un assaut plus violent, comme si rien ne comptait plus que la conclusion de ce combat ; ils se livrent même sauvagement à des transports de rage. On les verrait alors se dresser l’un en face de l’autre pour combattre comme deux sangliers extrêmement féroces lors d’un combat39 : les voici qui s’élancent dans un coup oblique avec leurs défenses recourbées, tantôt ils s’attaquent par les côtés, tantôt les sabots de l’un écrasent les sabots de l’autre. Leur bouche béante est souillée d’une écume fumante ou embrasée d’une flamme jaillissante.
55Quand l’un résiste avec plus de force, l’autre cède et se trouve repoussé assez loin ; au contraire, quand l’autre prend le dessus, il contraint le premier à reculer. Celui-ci, comme pour tendre un piège, se met en mouvement pour porter un coup ; celui-là, si quelque chose donne prise à la pointe de son épée, fouille avec empressement mais l’autre déjoue un assaut avec une habileté au moins égale et annule le coup. Le fracas de leurs armes retentit très loin, la dureté du combat émousse le tranchant de leurs épées et en brise le fil. Du choc des armes jaillissent assez souvent des étincelles. L’endurance sans bornes des combattants fait ruisseler une sueur salée sur tous leurs membres, du sommet de leur tête jusqu’à la plante de leurs pieds. On ne savait à qui irait la victoire car leur force était égale. On se bat, ce jour-là, avec un courage extraordinaire, avec une droiture hors du commun chez les deux adversaires. Ce combat dure de la première heure du jour jusqu’à son coucher, rien ne se produit qui conduirait à préférer l’un à l’autre ou qui attribuerait la palme à l’un des deux. C’est pourquoi, comme le soir tombe, entièrement dépourvus de blessures, on les sépare, prêts à combattre encore le lendemain, frais de nouveau pour reprendre le combat de plus belle.
56Mais l’aurore s’était levée. Les phalanges casquées se rassemblent en double ligne et conduisent leurs lutteurs dans l’arène. Chacun est amené, acclamé ; chacun penche pour la mort de l’autre. Le combat reprend avec plus d’acharnement parce que, plus l’un a fait l’expérience de la valeur de l’autre, plus il agit avec force et prudence pour se défendre. Il était honteux pour eux de céder le moindre pas à l’adversaire. Au jugement de tous, ils apparaissaient de valeur égale. En regardant leur duel ce jour-là, on aurait juré que, la veille, ils s’étaient amusés, et on se serait figé dans une admiration extrême devant la manière dont, infatigables et invulnérables, ils avaient réussi à tenir tête à des coups si durs, à des coups de poing si puissants. La pointe de leur épée s’était durcie sans s’émousser et la solidité de leurs armes était restée intacte. Les épées étaient assénées sur les casques, s’écrasaient sur les boucliers avec une telle force et une telle puissance que des étincelles jaillissaient et que l’acier repoussait l’acier brisé et revenait en sautant contre celui qui l’avait brandi. L’air est agité de leurs souffles haletants, les javelots s’opposent aux javelots et les coups aux coups. D’un même accord, ils poursuivent et mènent un combat très violent où ils apportent l’ardeur de combattre des duels qui se prolongent. Au cœur ils tendent le cœur et s’efforcent d’entreprendre et de résister à tout effort. L’ardeur de l’un provoquait l’audace de l’autre et l’obstination de l’un rendait la concentration de l’autre plus intense. Leur courage réciproque nourrissait leurs forces mutuelles et la force de l’un croissait en proportion de celle de l’autre. La plus grande partie de la journée, une force égale se répartit entre eux jusqu’à ce que le Chevalier à la Tunique imaginât un plan fort habile. Alors qu’il feignait vouloir frapper Gormundus au-dessus de son genou gauche et que Gormundus lui opposait de ce côté son petit bouclier d’airain, il tourna sa main droite plus haut vers la droite de l’autre, lui enfonça par surprise la pointe de l’épée au milieu de sa bouche qui s’offrait sans protection, lui faisant ainsi cracher ses quatre premières dents : il lui brisa la mâchoire du côté gauche. Cependant la blessure était légère et cela semblait apporter un stimulant plus grand à la fureur qu’à la douleur ; c’est ainsi que les forces du blessé s’échauffaient plus encore que celles de celui qui était indemne. C’est pourquoi Gormundus, ayant conçu de la fureur en recevant ce coup et agissant à la façon d’un dément, ne crie plus : il lui faut épargner ses forces. Et donc, comme une bête sauvage, il se jeta sur le Chevalier à la Tunique, le bras levé, frappant avec une telle force son épée sur l’écu que la garniture de pierres se brisa en mille morceaux. Il arrachait aussi la bosse et le sommet du bouclier, il frappait jusqu’à faire jaillir le sang de son front. Le Chevalier à la Tunique reçoit un coup plus violent encore et une fureur redoublée anime rageusement le combat. Déjà pour l’affaire, une issue décisive se dessine. Le Chevalier à la Tunique, s’appuyant d’un côté, se rua de son épée dégainée sur le côté découvert de l’ennemi. Mais Gormundus, rompu aux coups, l’arrête. Il coupe net son effort et brise son épée jusqu’à la garde en portant son bouclier en avant. Ni la solidité du bronze ni sa dureté ne purent supporter la violence du coup et l’armure d’airain de Gormundus, détruite et brisée en petits morceaux par le milieu sous le bouclier, vola en éclats. Aussitôt pour cela une immense clameur s’élève des deux armées : là des soldats le félicitent, ici ils l’insultent. La situation la plus critique était celle du Chevalier à la Tunique à qui plus rien ne pouvait servir, une fois son épée brisée, pour se défendre ou pour esquiver les coups. Bien qu’il opposât son bouclier à Gormundus, l’épée de celui-ci restait intacte, et sans répit ce dernier broyait son ennemi avec la dure pointe à double tranchant. Mais le Chevalier à la Tunique opposait avec habileté son bouclier à ses assauts, de tous les côtés. Cependant, si Phébus rapide n’avait signalé, en se couchant, la fin de la bataille, sans aucun doute le jeune homme serait allé au-devant d’un très grand péril. Et en effet une borne avait été placée : dès que l’ombre du soleil l’avait atteinte, on prévoyait un répit ; selon l’accord passé, on avait donc prévu de les séparer. L’ombre avait atteint la borne ; les païens obéirent à contre cœur et, au bord de la révolte, ils acceptèrent qu’on séparât les combattants et la suite du duel fut reportée au lendemain.
57L’éclat du soleil avait mis en fuite les ténèbres de la nuit, les colonnes avaient été rassemblées en masses compactes de chaque côté et les soldats immobilisés et farouches s’appliquaient à réparer les armes. Une querelle détestable et presque mortelle commença à s’élever entre les deux armées pour savoir si on laisserait au Chevalier à la Tunique son épée, à Gormundus son bouclier, ou bien les deux à l’un et à l’autre ou à aucun des deux ou à l’un et pas à l’autre. Le débat se poursuivit longtemps, nourri par de grandes querelles. Sur ce point tous parvinrent à un accord : il y avait égalité. L’un et l’autre approuvent, parce que celui-ci ne pouvait attaquer sans son épée, ni celui-là se protéger d’une attaque de son adversaire. Donc, comme cela a été fixé, des couples de fantassins et des formations de cavaliers sont disposés de part et d’autre ; la foule des autres hommes en armes se rassemble, ceux qui vont combattre brandissent leurs armes. D’un aspect effrayant avec leurs casques, ils gagnent le stade, se livrent aux aléas de la guerre, se provoquent au combat et d’une main très ferme s’attaquent et se jettent l’un sur l’autre. Sans retard, le tonnerre de la guerre gronda, le choc des armes retentit, les coups bouillonnent avec fracas et le combat jette d’horribles feux. La lutte est très âprement menée. Ils s’obstinent à se battre avec acharnement. L’air résonne et retentit d’un horrible bruit métallique, et les abîmes des montagnes amplifient le vacarme dont l’air est rempli. Affreux visage de la guerre qui n’accorde, aux lutteurs épuisés et haletants, aucun repos, aucune pause. De toutes les manières ils se harcèlent, de toutes les manières ils déploient toutes leurs forces : l’un ou l’autre d’entre eux doit mourir ou remporter la victoire. Et la chaleur du soleil brûlant ne parvient à les retenir. Ni la peine ni la violence ne firent obstacle à leur harcèlement mutuel, toujours plus hardis et toujours plus invincibles, ni leurs mutuelles blessures. Dans le jeu des armes, l’audace les animait et la hargne les reposait. Si on avait assisté à leur duel, on se serait rappelé le combat des Lapithes40, et toutes les fois que les coups redoublaient, on aurait cru entendre les enclumes des Cyclopes écrasées sous leurs marteaux. Alors que la plus grande partie du jour s’était déjà écoulée, Gormundus se mit à bouillir sous l’effet de la chaleur, à cause aussi des attaques continuelles de son ennemi : la lutte rendue toujours plus pénible et tout le poids du combat se mirent à peser sur lui avec violence. Son âme se délitait et il agissait avec plus de lenteur et moins de force : insensiblement, il se dérobait et laissait l’attaquant gagner du terrain ; il ne se protégeait plus et ne marchait plus sur l’ennemi avec le même courage. Le Chevalier à la Tunique s’était aperçu de cela et le pressait d’encore plus près. Cela inquiétait Gormundus encore plus. Il ne renonça que lorsque l’autre l’eut repoussé au-delà de la limite du cercle qui les entourait. Alors un vacarme et des gémissements, des hurlements et lamentations extraordinaires s’élevèrent vers les étoiles et des groupes de soldats affligés lui criaient :
58« Gormundus, reviens ! Gormundus, reviens ! Que fais-tu ? Où fuis-tu, remarquable guerrier ? Mettre en fuite, voilà à quoi tu nous avais habitués et non à fuir ! Reviens ! Ah ! malheur ! Reviens ! Que cette dernière infamie ne recouvre pas tous les exploits que tu as accomplis auparavant. Ce n’est pas le moment de fuir. Il faut vaincre ou être vaincu ! »
59À leur voix, Gormundus est bouleversé par la honte ; quelque peu remis et reprenant son souffle, il s’avança avec courage, repoussa avec force l’attaque de l’ennemi et, brandissant son épée, lui porta un tel coup qu’il le força à s’affaisser, avec les membres repliés, et à mettre les genoux à terre sous la masse du coup mais l’armure resta impénétrable. Alors le Chevalier à la Tunique, rendu furieux à l’excès, se redressa très rapidement, frémit tout entier, ramassa ses armes, brandit sa main droite et cria :
60« Que ce coup arrête notre jeu ! »
61Et il frappa de la double pointe de sa rhomphée41 le haut de son casque ; ses armes étaient pourtant déjà échauffées mais cela ne l’arrêtait nullement : en brisant, détruisant et entaillant tout au passage, il mena le coup jusqu’au bas de la poitrine, ce qui n’est pas le meilleur remède pour l’estomac42. Il retira l’épée de la blessure et lui trancha la tête en deux : la cervelle se répandit ; alors le vainqueur le repoussa du bout de son pied. Comme Gormundus avait été vaincu et cruellement égorgé, avec une affliction interminable, les païens entament l’ultime chant funèbre et le font suivre du deuil. Déjà, ayant saisi leurs armes, ils se seraient jetés sur le Chevalier à la Tunique pour venger leur champion s’ils n’en avaient été empêchés par les accords sacrés passés auparavant.
62Gormundus ayant trouvé la mort, les païens se soumirent d’eux-mêmes au pouvoir des Romains, selon les conditions dictées par le traité. On signa la paix, on échangea des otages, on leur imposa aussi de nombreux tributs, puis ils rentrèrent chez eux en ordre dispersé. Mais le Chevalier à la Tunique avait acquis un trophée éclatant dans cette glorieuse victoire. Récompensé de nombreux cadeaux par les nobles de Jérusalem, il fut reçu par l’empereur et le sénat. L’empereur le fit figurer au nombre de ses familiers et décida de lui donner ce qu’il avait mérité selon sa dignité et de l’élever au premier rang.
63Après ces faits, comme personne ne semblait vouloir prendre les armes contre le pouvoir romain, le Chevalier à la Tunique, rempli de dégoût pour la paix et toujours en quête des exploits guerriers qui lui avaient permis d’exercer son courage et sa droiture, décida de chercher ardemment une autre région troublée par les tumultes de la guerre. On lui avait parlé du fameux Arthur, son oncle maternel, roi de Bretagne, mais cet homme lui était inconnu. On lui parla aussi des exploits qu’Arthur accomplissait et dont le renom s’était déjà répandu sur toute la terre. Méprisant alors tout ce que l’empereur lui avait offert pour le récompenser, il le supplia encore et encore de l’autoriser à partir en Bretagne. Bien que l’empereur lui ait déjà proposé de l’élever à une haute et digne fonction et qu’il ne doutât pas que ce départ était une grande perte pour lui, il lui accorda ce qu’il demandait pour que le Chevalier pût néanmoins connaître ses origines et pensant aussi qu’il obtiendrait grâce à lui le royaume de Bretagne qui échappait au pouvoir de Rome depuis longtemps. Il lui fit don d’admirables richesses et de somptueux cadeaux et lui remit le coffret dans lequel étaient conservées les preuves de son origine pour les transmettre au roi Arthur. Il y ajouta ses couronnes par lesquelles il attestait de la véracité et de la sûreté des affirmations contenues dans la lettre. Il l’empêcha de regarder dans le petit coffre avant d’être parvenu devant le roi Arthur. Il fit aussi savoir aux chefs de la Gaule par laquelle le Chevalier allait passer de le recevoir avec honneur, qu’ils le servent, lui donnent ce dont il aurait besoin et le mènent jusqu’aux limites de l’océan. Et ainsi le chevalier salua le roi et le quitta.
64Alors que tous supportaient difficilement son départ, le Chevalier à la Tunique prit la route conseillée, traversa les Alpes, et après avoir parcouru les Gaules sain et sauf, il atteignit la Bretagne. Comme il demandait où le roi Arthur tenait sa cour à ce moment-là, on lui répondit qu’il le trouverait à Caerlion en Démétie43, ville qu’il avait l’habitude de fréquenter de préférence aux autres cités. Cette ville, entourée de forêts giboyeuses, pourvue de grandes richesses, embellie par la verdure des prés et ornée par le cours des fleuves Osce44 et Sabrin45, offrait à l’habitant un lieu très agréable. Ici se tenait la capitale de la Démétie, ici les légions romaines avaient coutume de passer l’hiver, ici le roi Arthur présidait les fêtes officielles ; il se distinguait par un bandeau royal et rassemblait autour de lui la cour des nobles de toute la Bretagne. Après s’être renseigné, le Chevalier à la Tunique prit la direction de la résidence d’Arthur. Ne cédant à la fatigue ni le jour ni la nuit, il s’y rendit en hâte. Alors qu’il continuait sa route, pendant la nuit, le lendemain de son arrivée à la Ville des Légions46, une tempête inattendue et très forte, des vents violents accompagnés de pluie se jetèrent sur lui vers la place forte d’Usce, distante de la ville de six milles. La violence excessive de cette tempête fit dévier ses compagnons ou les empêcha de le suivre.
65La même nuit, le roi Arthur et son épouse la reine Gwendoloene étaient couchés dans leur chambre et, comme la longueur de la nuit rendait leur sommeil ennuyeux, ils avaient coutume de converser ensemble de choses et d’autres. La reine Gwendoloene était la plus belle de toutes les femmes mais elle était aussi experte en sortilèges, si bien que, fréquemment, sa magie lui permettait de connaître le futur47. Parmi les propos échangés avec le roi, elle dit :
66« Seigneur, ne te vantes-tu pas de l’excès de ta droiture et crois-tu toujours que personne ne t’égale en force ? »
67Arthur répondit :
68« Oui, mais ne penses-tu pas la même chose ?
69La reine. – C’est un fait qu’à cette heure de la nuit, un soldat venant de Rome dirige ses pas de ce côté en passant par Usce. Tu ne dois pas douter que cet homme te dépasse en vertu et en force. Il monte un cheval dont la force, la valeur et la beauté ne peuvent être égalées par aucun autre48. Ses armes sont imparables et il n’est personne pour résister à sa dextre quand il frappe. Et, pour que tu ne croies pas que je parle avec légèreté, un signe manifeste va se présenter à toi : je te prédis qu’au petit jour il m’enverra un anneau d’or, trois mors et deux chevaux »49.
70Alors, sachant qu’elle ne s’était jamais trompée dans ce genre de présages, Arthur décida de vérifier la chose à son insu. En effet il avait l’habitude, aussitôt qu’il avait entendu dire qu’un fringant chevalier arrivait, de se dresser sur son chemin afin qu’un duel montre lequel des deux était le meilleur50.
71Peu après que la reine se fut endormie, il se leva, monta tout armé sur son cheval et, accompagné du seul sénéchal Keu, il s’en alla. Il arriva devant le Chevalier à la Tunique qui était arrêté devant un ruisseau grossi par les pluies. Se plaignant du retard que lui causait le passage à gué, il maugréait. Surpris par les ténèbres de la nuit, il avait sondé le lit du fleuve qu’il trouvait trop profond. Arthur se dressa vers lui dans la splendeur de ses armes et lui cria :
72« De quel pays es-tu, toi qui parcours cette contrée dans le silence de la nuit ? Es-tu un proscrit, un voleur ou un traître ?
73Le Chevalier à la Tunique. – J’erre comme quelqu’un qui ne connaît pas la route mais ce n’est ni la fuite du proscrit qui me pousse, ni les rapines du voleur qui m’excitent et je ne cache pas en moi la fourberie de celui qui tend des pièges.
74Arthur. – Que de bavardage ! Je reconnais là ta malice : des trois talents que j’ai énumérés tout à l’heure, je vois que tu en maîtrises parfaitement un. Si donc tu ne te rends pas à moi après avoir déposé les armes, je saurai me venger de ton indolence. »
75Et lui :
76« C’est un esprit perfide et faible, celui qui aura pris la fuite avant la bataille ou qui se sera soumis à l’ennemi avant que la nécessité ne l’y oblige. Si tu désires tant avoir mes armes, je te jure qu’elles ont des vertus qui vont te faire goûter à de rudes coups. »
77Ils se jetèrent mutuellement menaces et injures sur le même ton puis Arthur, exaspéré par la colère, comme s’il était déjà sur le point de traverser le gué et de se jeter sur lui, piqua des deux et lança son cheval au galop. Le Chevalier à la Tunique se dressa sur son chemin, le fit culbuter après avoir tendu et abaissé sa lance sur son passage et le jeta au milieu de l’eau, lui ayant fait vider les étriers puis il attrapa son cheval que sa course avait amené vers lui. Le sénéchal Keu, prêt à venger son maître lui succéda : il lança son cheval, s’approcha du Chevalier à la Tunique mais par le même procédé, il est renversé du premier coup par-dessus Arthur en un tas. Le Chevalier à la Tunique tira la pointe de son épée et attira vers lui le cheval. L’obscurité de la nuit les maintint sains et saufs. Et donc ceux qui étaient venus à cheval rentrèrent à la maison à pied, non sans une grande honte. Arthur regagna sa chambre. La reine Gwendoloene demanda à son mari raide de froid et tout mouillé par la pluie ou la rivière pourquoi il avait été si long et pourquoi il était trempé.
78Arthur. « J’ai entendu dehors dans la cour un tumulte, comme si des gens se battaient ; je suis sorti vers eux et me suis attardé à les réconcilier, un nuage est venu et je me suis retrouvé trempé sous la pluie.
79La reine. – Soit ! Mais mon messager me confirmera demain où tu es allé et ce que tu as fait. »
80Or après avoir traversé le ruisseau et ne s’étant pas rendu compte de la qualité des personnes avec lesquelles il s’était battu, le chevalier se dirigea vers un village voisin où il fut bien reçu. Au point du jour, il se rendit à la Ville des Légions. À deux milles de celle-ci, il rencontra un page et lui demanda à quelle maison il appartenait. L’enfant lui dit :
81« Je suis le messager de la reine, l’office qui est le mien consiste à lui rapporter des secrets. »
82Et lui :
83« Feras-tu ce que j’ordonnerai ?
84L’enfant. – Je suis à votre service pour faire ce qui vous plaira. » Le Chevalier à la Tunique dit :
85« Prends ces deux chevaux et conduis-les de ma part à la reine. Demande-lui en gage d’amitié pour moi de recevoir avec joie ces marques de ma droiture. »
86Présentant aussi un anneau d’or parmi les trois objets précieux, il demanda au page de révéler son nom et lui annonça qu’il allait suivre ses pas. Le messager exécuta les ordres qu’il lui avait donnés. Il reçut les objets en or et conduisit les chevaux avec lui.
87Or la reine Gwendoloene, connaissant d’avance ce qui allait se passer, se tenait au sommet des fortifications et scrutait la route qui reliait la forteresse à Usce. Quand elle eut aperçu son messager qui conduisait les deux chevaux avec leurs phalères51, elle comprit que la prédiction s’était réalisée. Elle descendit tout de suite et alla au-devant de celui qui déjà s’approchait du palais. Le page accomplit sa mission avec grâce. Il expliqua ce qu’on lui avait confié, transmit ce qu’on lui avait dit et annonça l’arrivée du Chevalier à la Tunique. À ce nom, la reine en souriant reçut les présents, rendit grâce puis elle décida de mener les chevaux dans la chambre devant le lit du roi qui s’y reposait, comme il est naturel après toute une nuit sans sommeil et assez pénible. L’ayant sorti de son sommeil, elle dit :
88« Seigneur, afin que tu ne dises pas que je fabule, voici l’anneau et les objets précieux dont cette nuit j’avais prédit qu’ils me seraient envoyés aujourd’hui. De plus, on m’a envoyé ces deux destriers. Leurs deux cavaliers ont plongé dans l’eau du ruisseau, vaincus par le soldat annoncé cette nuit. »
89Et le roi Arthur reconnut leurs chevaux. Accablé de honte, il vit ainsi s’étaler au grand jour ce qu’il croyait tenir secret.
90Ensuite Arthur se rendit au conseil des nobles dont il avait ordonné ce jour-là la convocation pour des affaires urgentes. Alors qu’il se tenait avec eux devant la cour sous l’ombre d’un frêne, voici le Chevalier à la Tunique qui franchit les portes à cheval, s’avance tout près de celui qui ressemble à Arthur lui-même, le salue lui et la reine assise avec lui ainsi que toute la troupe. Mais Arthur, qui n’ignorait pas qui il était lui lançait un regard farouche et répondait avec animosité. Il lui demanda cependant où il était né, où il allait et ce qu’il cherchait en ces régions. Et l’autre répondit qu’il était un chevalier romain et comme il avait entendu dire qu’Arthur, pressé par la guerre, manquait d’hommes dans son armée, il était venu lui porter assistance et en même temps lui apportait des messages de l’empereur. Il produisit alors le coffre scellé et offrit les couronnes au roi. Après avoir reçu les lettres, Arthur se retira à part et ordonna qu’on les lui lise. On prit acte des preuves produites, on sortit aussi le manteau et le sceau : Arthur en resta complètement abasourdi parce qu’il espérait de tout son cœur que ce fût vrai. Il ne put le croire ; sa joie était une immense joie : il était clair que c’était bien son neveu. Il resta incrédule jusqu’à ce qu’il pût discuter et enquêter scrupuleusement sur la vérité de l’affaire avec les parents, Loth, le roi de Norvège, et la reine Anna qui par hasard étaient venus pour la convocation avec les autres chefs. Après que ceux-ci eurent confirmé la vérité des faits, que le chevalier était bien leur fils, que les preuves eurent été reconnues et les faits soutenus sous serment, Arthur éprouva un bonheur incroyable. Cet homme tant célébré par les propos de l’empereur et dont le nom semblait porter tant de qualités était uni à lui, contre toute attente, par des liens de sang si proches ! Cependant il jugea qu’il était habile de ne pas lui révéler cela jusqu’à ce qu’il se fût distingué par un éclatant exploit.
91Retournant vers l’assemblée et le convoquant devant tout le monde il dit :
92« Je n’ai pas besoin de ton assistance pour le moment. Je ne sais d’ailleurs si c’est la droiture ou l’insolence qui domine dans ton souci de m’aider. Ma grande troupe de soldats me suffit. Ils sont d’une loyauté incomparable et réputés pour leur force et leur courage. Ajouter un esprit indolent et peureux à ces hommes preux et vaillants revient à vouloir nier leur audace et leur loyauté ordinaires. Un très grand nombre de gens semblables à toi servent comme soldats sous mes ordres de leur propre volonté et sans solde ; si tu ne t’es pas distingué au premier rang, mon excellence ne jugera bon ni de t’inscrire à leur nombre ni même d’imaginer t’y compter. »
93Le Chevalier à la Tunique, exaspéré par ces paroles, répondit :
94« Me voilà inondé d’insultes graves et inattendues, alors que je désirais te servir, moi qui, jadis, souvent, sans être beaucoup prié ni couvert de grandes richesses, jugeais digne de servir de plus riches que toi. Je suis certain que je trouverai, si j’y mets autant d’ardeur, quelqu’un à servir, même inférieur à toi. Mais le désir de servir ta compagnie m’a conduit ici. Si je m’en allais maintenant, je serais compté au nombre des pleutres et des mous. Tu jugeras donc si je suis digne d’être compté parmi tes hommes si je réalise seul ce à quoi toute ton armée aura échoué. »
95Arthur dit :
96« J’en prends à témoin mon royaume : si tu exécutes ce contrat, non seulement je te compterai parmi eux mais je te placerai aussi le premier dans notre cœur à tous. »
97Ses paroles et celles du roi plurent à tous les nobles et après avoir accepté les conditions, il se retira.
98Deux fois six jours ne s’étaient pas écoulés qu’une affaire délicate poussa Arthur à partir en expédition. En effet il existait en Bretagne septentrionale un endroit appelé le Château des Pucelles52. Il y régnait une jeune fille liée à Arthur par des liens très étroits d’amitié ; elle était très célèbre autant par son élégance que par sa beauté et son droit de régner était manifeste. Un roi païen ravi par son allure et l’éclat de sa beauté, mais qu’elle méprisait profondément, faisait le siège du château susnommé, et déjà il avait fait monter les machines de guerre, élever des remblais, et était sur le point de remporter le siège et de soumettre la jeune fille. Elle n’avait pu résister aux attaques perpétuelles et aux assauts quotidiens. Elle appela alors Arthur à son secours en envoyant un messager, disant qu’elle s’était enfermée dans le donjon après la prise du rempart extérieur ; elle allait se rendre sans tarder aux ennemis si on ne lui apportait pas de l’aide très vite. Arthur, rempli de crainte par la situation critique du château fait rassembler aussitôt sa troupe courageuse, ordonne, organise et supervise les préparatifs. Bien que tenaillé par la peur, il partit là où on l’avait appelé. En effet assez souvent, il avait été mis en présence de ce roi et l’avait rencontré mais, à chaque fois, il avait été repoussé et vaincu sans appel. Comme il s’approchait du château assiégé, apparut un autre messager qui se déplaçait plus vite que l’air. Avec les cheveux sur ses joues lacérées, il leur annonça que le château était pris, que la dame était prisonnière et retenue à l’écart. Elle l’avait envoyé chercher pour que le roi montre maintenant dans l’adversité de quel amour il l’avait aimée lorsque tout allait bien. Arthur poursuit donc l’ennemi encombré de son butin et s’approche irrité des dernières colonnes qu’il pense surprendre mais il est reçu de bien mauvaise façon. Averti de son arrivée, bien armé et bien rangé, l’ennemi lui faisait face. Les éléments les plus valeureux avaient été placés en escadron à l’arrière pour protéger l’armée toute entière, ceux-là ne pouvaient pas facilement être perturbés par un assaut soudain.
99Et ainsi Arthur et les premières phalanges de la dernière colonne sont entraînés vers le tumulte. Cernés de toutes parts, ils serrent de près l’ennemi, le pourchassent et le blessent. Une très violente bataille et un sanglant carnage s’engagent de tous les côtés. Arthur, encerclé par l’ennemi, était broyé, serré à la gorge, au bord de l’épuisement ; sa seule issue était de s’ouvrir une route à l’épée pour fuir en toute hâte alors qu’il était laminé par l’armée adverse. C’est pourquoi il trouva le salut dans la fuite. Sain et sauf, à la tête de ses hommes, il les fit sortir de la bataille en fuyant avec autant d’habileté qu’il les avait jetés au combat en attaquant.
100Au début de la bataille, le Chevalier à la Tunique s’était retiré en un lieu écarté et escarpé où il était resté à l’écart du combat en contemplant ses compagnons d’armes. Il s’aperçut de leur déconfiture dans la fuite et alla au-devant du roi qui fuyait avec les premiers de ses hommes. Il se moqua de lui et l’insulta en disant :
101« Pousses-tu devant toi des cerfs et des lapins, ô roi et vous qui, dispersés dans tous les sens, partez vers des lieux aux chemins incertains ? »
102Le roi Arthur indigné lui répond :
103« Je tiens donc la preuve de ta loyauté, toi qui t’es caché dans la forêt quand les autres partaient au combat. »
104Et sans plus rien ajouter, car les ennemis les pressent, il poursuivit sa route. Mais le Chevalier à la Tunique, tout en se moquant plaisamment et avec finesse de chacun des soldats qui se trouvait sur son chemin, accourt au-devant de leurs poursuivants et, faisant rage dans les troupes, se jeta sur eux. Pénétrant au milieu des formations serrées et denses comme la tempête d’hiver, il ne blessa personne si ce n’est celui qui, par chance pour lui, venait à sa rencontre. Quand il eut vu la colonne royale, piquant tout de suite des deux, il lança son cheval et en dardant sa lance brandit par surprise un coup superbe sous la poitrine creuse du roi. Comme celui-ci s’écroulait, moribond, il saisit par la bride [le cheval de] la jeune fille et reprit rapidement le chemin par lequel il était venu.
105Les lignes qui encerclaient le roi poursuivent Gauvain alors que leur maître reste anéanti au milieu : ils s’éloignent en désordre et avec de grands cris, se battent et attaquent de leurs épées dégainées. Il se rue sur eux et tous se ruent sur lui. Ils lui lancent des traits, sans répit le broient au double tranchant de leurs épées si bien qu’une pluie de coups s’abat sur lui comme s’il était inondé par une averse. Mais Gauvain allait toujours son chemin, les abandonnant en tas les uns sur les autres après les avoir égorgés. Il était très embarrassé car non seulement il lui fallait assurer sa défense mais aussi celle de sa protégée. Non loin de là, se trouvait un peu à l’écart un vaste et profond ravin qui servait de limite entre les deux provinces. C’est pourquoi on disait que c’était la ligne de séparation entre les frontières car l’entrée étroite n’autorisait l’accès qu’à une personne seule. Le Chevalier à la Tunique se hâta de s’y rendre et y plaça la jeune femme à l’abri dans une anfractuosité du ravin en attendant de venir la retrouver dans cette cachette. Plongeant à nouveau parmi les formations des adversaires qui l’avaient poursuivi jusque-là, il les repoussait, les faisait fuir et les dispersait, grondant à la façon d’un lion qui a perdu ses petits, il déchaînait contre eux un cruel carnage. Aucun ne supporta ses assauts et aucun de ceux qui avaient été touchés ne s’en tira sans dommage car il avait la main lourde. Il se tournait de tous côtés et, à l’image de la tempête, les dispersait, les égorgeait sans interruption, agissant sans remords jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il ne renonça que lorsqu’ils eurent tous choisi la fuite et qu’il les eut tous menés à leur perte : alors qu’une partie d’entre eux s’était jetée la tête la première sur des rochers escarpés, une autre s’était précipitée de son plein gré dans les flots qui leur barraient la route et lui-même mettait en pièces ceux qui avaient survécu au carnage.
106Après avoir obtenu la victoire sans dommage, le Chevalier à la Tunique trancha la tête du roi reconnaissable à son diadème, la ficha sur sa lance et la dressant en l’air s’en revint en compagnie de la jeune fille vers le roi Arthur. Triomphant, il entra à la cour où le roi Arthur s’attristait et s’affligeait des malheurs de cette guerre.
107« Où sont donc, crie-t-il, ô roi, tes fameux athlètes dont jusqu’à présent tu te vantais de n’avoir trouvé personne qui égalât leur courage ? Voici la tête de l’homme que j’ai vaincu et abattu seul, ainsi que toute sa troupe de soldats, lui dont la main a mis en fuite et honteusement vaincu des milliers de tes guerriers. Me trouves-tu donc digne à présent d’être ton chevalier ? »
108Arthur, reconnaissant la tête du roi qui lui était, ainsi qu’aux autres, si odieux et l’amie arrachée aux mains de l’ennemi se jeta tout joyeux dans ses bras et lui répondit :
109« Tu es réellement le soldat le plus digne et le plus enviable, tu mérites de recevoir tous les honneurs. Mais comme jusqu’à présent nous ne sommes pas sûrs de celui qui se joint à nous, de façon claire et précise je te demande de nous dire quelle est ta terre natale, d’où tu tires ton origine et à quel lignage tu penses appartenir. »
110Et lui :
111« Voici la vérité : je suis l’enfant d’un sénateur romain né en Gaule, j’ai été élevé à Rome, c’est le destin qui m’a nommé le Chevalier à la Tunique.
112Arthur. – Tu te trompes complètement, ton avis manque de crédit et tu connaîtras bientôt que tu as été trompé par cette opinion. »
113Le chevalier. – Quoi ?
114Arthur. – Je vais te faire voir la lignée de ta race. Sa connaissance sera pour toi le salaire de tes peines. »
115Et en présence des deux parents, le roi Loth et la reine Anna de Norvège, il ordonne que l’on apporte les lettres envoyées par l’empereur et qu’on les lise devant l’auditoire formé d’une foule de gens du peuple et de nobles. Quand tous eurent compris le contenu de la lettre lue dans son intégralité, en plus d’une immense stupeur, c’est une joie incroyable qui emplit l’esprit de tous ; les parents criaient leur joie d’avoir un tel descendant. Alors, le regardant avec un visage réjoui, le roi Arthur lui dit : « Très cher, je te reconnais comme mon neveu, fils de ma sœur ; elle a mis au monde un tel enfant qu’il faut considérer cela non comme un malheur mais comme le plus beau cadeau de la Fortune. » Ils ajoutèrent : « Tu as été appelé dans ton enfance l’Enfant sans Nom. De ton apprentissage jusqu’à présent, on te nommait le Chevalier à la Tunique. Désormais tu porteras ton vrai nom : Gauvain. » Après ces paroles d’Arthur, la foule se pénètre de ces mots et les répète trois ou quatre fois : « Gauvain, neveu du roi Arthur ! » Le fils est donc reconnu par le père, le neveu par son oncle. La joie du moment en est redoublée, d’une part parce qu’il récupère le gage perdu, d’autre part parce qu’il possède lui-même une vertu et une force incomparables. Celui qui veut connaître la suite des hauts faits vertueux de Gauvain, qu’il tente de la demander à celui qui la connaît en le suppliant ou en le corrompant. Sachant que s’il est plus dangereux de commencer une guerre que de la raconter, il est aussi plus pénible d’écrire une histoire dans la langue de l’éloquence que de la divulguer en langue vernaculaire53.
Notes de bas de page
1 Si ortu désigne bien en latin la « naissance » au sens de l’origine sociale, il convient plutôt de retenir ici le terme médiéval d’enfances pour le titre de l’œuvre, car c’est toute la période de formation du jeune chevalier qui est ici racontée et pas seulement sa conception et sa venue au monde. Le thème des enfances est par ailleurs bien attesté dans les chansons de geste médiévales.
2 La situation rappelle celle du Lai de Milon écrit par Marie de France. Un enfant né hors mariage doit être abandonné par sa mère. Il faut l’envoyer au loin. Le trousseau de l’enfant comprend une lettre racontant les circonstances de sa naissance ainsi qu’un anneau (celui que le père de l’enfant avait offert à son amie). Ils seront d’utiles signes de reconnaissance pour rétablir ultérieurement l’enfant dans ses droits.
3 Même motif dans le Lai de Milon de Marie de France. Un enfant né hors mariage est éloigné de ses parents et envoyé chez la tante qui devra l’élever en secret. En signe de reconnaissance, on remet à l’enfant un anneau et une lettre qui raconte son histoire.
4 Sans qu’il s’agisse d’une étymologie réelle, le nom peut se lire (au Moyen Âge) en via « voie » et mundus « élégant, raffiné ». Le texte lui-même invite à comprendre ces notions sur un plan moral. Viamundus conduit sa vie avec rectitude ; il mène une existence droite et honnête.
5 Toge blanche bordée d’une bande de pourpre, portée par les enfants jusque seize ans.
6 Aucun pape ne portait ce nom à l’époque supposée de l’action. Il a existé cependant un pape du nom de Simplicius qui régna de 468 à 483. Le nom de Sulpicius est un emprunt à l’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth qui précise, au chapitre 154, que le pape Sulpice remit ses armes à Gauvain.
7 Le texte laisse entendre que Gauvain serait l’héritier présomptif d’un royaume de Bretagne qui pourrait bien être le royaume d’Arthur lui-même. Ceci serait conforme à son statut de neveu. Dans une société matriarcale en effet (comme celle des anciens Celtes), le fils de la sœur (donc le neveu) est plus important que le fils du mari.
8 Les équiries sont le terme latin qui désigne les courses de chevaux. Elles avaient été instituées par Romulus en l’honneur du dieu Mars.
9 Selon la coutume arthurienne, c’est toujours un insigne honneur que d’être autorisé à engager le combat en premier. C’est un privilège reconnu à l’excellence.
10 L’événement serait purement fictif. Voir M. L. Day, « Fifth-century history and an earlier Arthur : problems in interpreting De ortu Waluuanii », Actes du XIVe Congrès international arthurien, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1985, t. 1, p. 158-171.
11 Le plus haut grade des centurions.
12 Le sénatus-consulte est un décret qui a force de loi.
13 Cette notation est dans la tradition des mirabilia évoquant les mœurs de peuples étranges et lointains (par exemple dans le Roman d’Alexandre dans la version dite d’Alexandre de Paris). Les unions consanguines étaient réputées favoriser la naissance de monstres.
14 La renommée de Gauvain n’est pas assez établie pour que l’on redoute ses forces ; par contre la difficulté du combat est connue de tous.
15 Le texte a été ici explicité car lesi et euasissent semblent renvoyer à la garde qui accompagne Gauvain. Les habitants de l’île organisent un piège et chargent implicitement les pirates de finir le travail. Hostia renvoie aux ennemis des habitants.
16 Selon l’usage de la vénerie, les chiens sont couplés pour la chasse.
17 Le manuscrit présente ces vers comme de la prose.
18 Il s’agit d’une première scène de dépouillement.
19 Version quelque peu édulcorée du combat traditionnel contre un monstre. Il faut sans doute considérer cet épisode comme un combat rituel contre un sanglier épique, étape attendue de l’héroïsation du jeune homme autant qu’épreuve probatoire du guerrier.
20 Ce germanum, frère ou cousin, sera appelé plus loin Egesarius. Il semble qu’il s’agisse bien de la même personne. Selon M. L. Day (« Fifth-century history and an earlier Arthur… », op. cit., p. 161), cet Egesarius serait une variante du nom de Genseric ou Gaiseric, roi des Vandales de 428 à 477.
21 Les armes magiques ont déjà décidé de l’issue du combat.
22 La traduction explicite le texte pour trouver un sens plus clair : les ennemis sont tellement mis à mal par le miles qu’ils en oublient la loyauté du compagnon d’armes.
23 Il s’agit d’un combat rituel entre neveux, doubles et champions des rois.
24 Voir le dictionnaire de Du Cange, Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, Paris, Librairie des sciences et des arts, 1937-1938 (édition revue et augmentée), 10 vol. Voir aussi note65 p. 247.
25 Appelé plus haut Buzarfarnan.
26 L’auteur explique le mot grec latinisé (piram venant de pyros) comme « feu grégois ».
27 La recette du feu grégeois ici présentée ne correspond pas à celle que l’on trouve chez des savants comme Albert le Grand. Elle tient plus de la magie et de la pharmacopée de Pline l’Ancien (Histoire naturelle, XXX).
28 Ce « mal royal » se rapporte soit à l’épilepsie (appelé aussi le « haut mal »), soit aux écrouelles qui passent pour être guéries miraculeusement par les rois.
29 fel signifie le venin ou les excréments.
30 Ce loup « changeant » (en latin ambiguus) n’est autre que le loup-garou défini comme un esprit errant dont la nature est celle du souffle et de l’air. Au XVe siècle, Villon dira que les loups « vivent de vent ».
31 La croyance remonte à Pline l’Ancien (Histoire naturelle, VIII, 57) qui rapporte que l’urine de lynx dans le pays où naît cet animal se cristallise en pierres précieuses appelées lyncurium « semblables à des escarboucles et qui jettent l’éclat du feu ». Au XIIe siècle, la tradition est reprise par Marbode qui nomme la pierre rubellite et par Hildegarde de Bingen qui l’appelle ligure.
32 adimuntur : sans doute une faute de copiste pour adiciuntur car adimo signifie « enlever ».
33 La croyance peut s’expliquer par l’analogie en grec entre le nom des roux et rousseaux (purrós) et celui du feu (M. Delcourt, Pyrrhos et Pyrrha. Recherches sur les valeurs du feu dans les légendes helléniques, Paris, Les Belles Lettres, 1965).
34 Cette remarque physiognomoniste est tout à fait dans la tradition médicale grécolatine, par exemple chez Adamantius : « La couleur rouge sans mélange, semblable à la fleur du coquelicot, fait des hommes d’un comportement sauvage, impudique et avide » (cité par M. Delcourt, ibid., p. 14).
35 Ces pratiques rappellent celles des pharmakoi dans les cités antiques où des rousseaux étaient brûlés et leurs cendres jetées au vent pour exorciser certaines malédictions (ibid., p. 29). Ici, le rousseau participe à l’élaboration d’un feu diabolique.
36 Cette pierre doit être extraite in vivo car si le dragon meurt, la pierre disparaît. La tradition est bien connue des encyclopédistes depuis Pline (Histoire naturelle, XXXVIII, v. 158) et Solin (Collectanea, 30, 16). Au Moyen Âge, elle se retrouve chez Isidore de Séville (Étymologies, XVI, 4, 7) et Thomas de Cantimpré (De naturis rerum, XIV, v. 24).
37 Navire de pirates. Le mot apparaît chez Cicéron.
38 Le thème attendu du combat contre un géant s’exprime avec cet épisode. Le personnage de Gormundus apparaît chez Geoffroy de Monmouth (il s’agit d’un roi des Africains qui dévaste l’île de Bretagne avec ses hommes), mais celui-ci a dû lui-même le reprendre d’une chanson de geste (Gormont et Isembart) dont il ne reste plus que des fragments.
39 Cette métaphore animale du guerrier au combat est dans la tradition stylistique de l’épopée antique.
40 Peuple légendaire de Thessalie qui lutta contre les Centaures.
41 La rhomphée est une arme à double tranchant.
42 Trait antiphrastique.
43 Caerlion se trouve en Galles du Sud (Démétie). C’est aussi l’une des résidences favorites du roi Arthur dans les romans français.
44 Chez Geoffroy de Monmouth, Osca désigne l’Usk dans le Glamorgan.
45 Chez Geoffroy de Monmouth, Sabrin désigne la rivière Severn.
46 Autre nom de Caerlion (en latin Castra Legionum), étymologiquement la « ville des légions ».
47 Rapide évocation de la reine fée celtique, magicienne et devineresse. Dans l’Historia de Geoffroy, l’épouse d’Arthur ne se nomme pas Gwendoloene mais Guennuera donc Guenièvre. Par contre dans la Vie de Merlin, du même Geoffroy, Gwendoloena est le nom de l’épouse de Merlin (le nom s’explique en gwenn et elain « blanche biche »). Ses talents de magicienne s’expliquent alors d’autant mieux.
48 Le cheval de Gauvain apparaît effectivement comme exceptionnel dans les textes français. Il se nomme Gringalet et possède une origine féerique.
49 Ces trois cadeaux symbolisent les trois grandes fonctions indo-européennes : souveraineté, guerre, fécondité. On notera particulièrement le mors du cheval. Dans un conte arthurien en français (La Mule sans frein), Gauvain doit partir chercher dans l’Autre Monde un mors (ou un frein) qui appartient à la mule d’une jeune femme car ce mors lui a été volé par un mystérieux personnage.
50 Le combat près d’un gué est un motif archaïque des récits celtiques.
51 Les phalères sont des plaques de métal brillant décorant le cou des chevaux.
52 C’est le nom traditionnel de la cité d’Édimbourg dans les romans arthuriens.
53 Le projet rhétorique de l’auteur a supplanté la simple curiosité narrative pour un héros éminent de la tradition arthurienne. Dans ce récit, la forme l’emporterait sur le fond. Il ne fallait donc pas trop en demander à l’écrivain. Mais la formule sent elle-même la rhétorique car il est habituel qu’un écrivain fasse preuve d’humilité.
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Arthur, Gauvain et Mériadoc
Récits arthuriens latins du xiiie siècle
Philippe Walter (dir.) Jean-Charles Berthet, Martine Furno, Claudine Marc et al. (trad.)
2007
La Quête du Saint Graal et la mort d'Arthur
Version castillane
Juan Vivas Vincent Serverat et Philippe Walter (trad.)
2006
Histoire d'Arthur et de Merlin
Roman moyen-anglais du xive siècle
Anne Berthelot (éd.) Anne Berthelot (trad.)
2013
La pourpre et la glèbe
Rhétorique des états de la société dans l'Espagne médiévale
Vincent Serverat
1997
Le devin maudit
Merlin, Lailoken, Suibhne — Textes et études
Philippe Walter (dir.) Jean-Charles Berthet, Nathalie Stalmans, Philippe Walter et al. (trad.)
1999
La Chanson de Walther
Waltharii poesis
Sophie Albert, Silvère Menegaldo et Francine Mora (dir.)
2009
Wigalois, le chevalier à la roue
Roman allemand du xiiie siècle de Wirnt de Grafenberg
Wirnt de Grafenberg Claude Lecouteux et Véronique Lévy (trad.)
2001