Conclusion
Une écologie politique du végétal urbain
p. 191-206
Texte intégral
1Le pari de l’ouvrage était d’examiner conjointement et dans leurs rapports dialectiques un ensemble de processus jusqu’alors analysés de manière indépendante – l’écologisation, la participation et la néolibéralisation – pour examiner, à partir du cas genevois, la production des natures de la ville contemporaine. Alors que les professionnels du paysagisme et des jardins s’accordent à critiquer le modèle des espaces verts, dominant l’imaginaire urbanistique de la nature en ville depuis les années 1960, des formes plus écologiques et bio-diverses de gestion du végétal urbain émergent dans les années 2000. La nature en ville n’est en outre plus une question saisissable uniquement par des acteurs publics, les citadins se donnant au même moment à voir et à entendre comme des acteurs légitimes de la végétalisation en commun de l’espace public. Mais la production de la ville est aussi largement impactée par la lame de fond néolibérale qui est venue transformer les manières de fournir des services urbains, de financer l’action publique, de rendre des comptes, et d’organiser le travail. Les services des parcs, de toute évidence, n’y échappent pas. Si chacun de ces phénomènes a été individuellement analysé, force est pourtant de constater que leur intersection n’a pas été problématisée. L’ouvrage visait donc à prendre à bras-le-corps cette intersection, et à problématiser, dans une perspective d’écologie politique, les impacts des transformations récentes de la production urbaine sur ce qui peut faire nature en ville, et sur les relations sociales la permettant. Il s’est penché sur une série de processus – gestionnarisation, événementialisation, projectualisation, privatisation, participation, délégation – comme autant de clés permettant d’aborder la manière dont la production néolibérale de l’espace urbain vient définir les termes de l’écologisation de la ville. Il a pris les parcs et espaces végétalisés à la fois comme objets de gouvernement, lieux de travail, lieux de frottement avec le vivant, lieux de savoirs écologiques, et technologies de gouvernement. À partir de l’analyse fine du fonctionnement du service des parcs de plusieurs communes genevoises, il a mis en évidence comment parcs et jardins sont, de manière bien singulière, rendus gouvernables à travers des instruments, rendus entretenables à travers une organisation du travail, rendus connaissables à travers des savoirs et catégories, et rendus mobilisables à travers des dispositifs matériels. En somme on a cherché à caractériser le régime d’environnementalité (Agrawal, 2005) de la ville néolibérale, c’est-à-dire à saisir comment la construction d’une nature urbaine simultanément écologique, participative, et ouverte au privé, passe par la mise en mouvement et la conduite de travailleurs, citadins, et non-humains, une conduite permise par l’élaboration d’un certain nombre de savoirs, discours, techniques et instruments. En outre, avec son focus sur le végétal urbain, cet ouvrage s’est efforcé de combiner aux différentes formes du végétal – horticole, décoratif, vivrier, bio-divers – différentes perspectives épistémologiques. Une approche constructiviste, examinant les savoirs, catégories et référentiels développés à son sujet, et une approche matérialiste (au sens des nouveaux matérialismes, voir Coole & Frost, 2010), examinant les relations des acteurs sociaux à un monde végétal dont la dimension active, vivante, est aujourd’hui encouragée et revalorisée. Aussi l’écologie politique du végétal urbain n’est-elle pas qu’une question d’objet, mais d’épistémologie.
Que retenir ?
2Après avoir posé ces bases conceptuelles, l’ouvrage s’est d’abord concentré sur la gestion différenciée en ville de Genève. Il a cherché à saisir comment cet instrument, initialement mis en place pour écologiser les pratiques d’entretien, a été marqué par sa mise au service de la gestionnarisation de l’action municipale. Si l’enjeu écologique – et en particulier l’interdiction en 2005 de l’usage de produits phytosanitaires sur la voie publique – a été déclencheur de la mise en place de la gestion différenciée au début des années 2000, sa révision au début des années 2010 se veut résolument « gestionnarisante », devant aider le service des espaces verts à transitionner d’une culture de « l’entretien » à une culture de la « gestion ». Aussi, la gestion différenciée est-elle porteuse non seulement de discours sur la « bonne » nature, une nature bio-diverse et vivante, mais aussi sur la « bonne » organisation d’une administration et du travail de ses employés. Le jugement sur le bon est effectué à la lumière de référentiels néo-managériaux, et s’exprime à travers des discours et des instruments qui viennent cadrer les termes de l’écologisation. Les mots d’ordre managériaux – performance, objectifs, comparaison – viennent ainsi recadrer la conception de la gestion différenciée. Ce cadrage bien singulier n’est pas sans implications sur les rapports professionnels présidant à la production d’une nature urbaine plus écologique. Il conduit à la reconfiguration des relations à l’intérieur des collectifs de travail et à la re-hiérarchisation des savoirs, des manières légitimes d’observer, et des rapports à l’espace et au temps. En somme, il transforme les rapports de travail qui produisent la nature urbaine écologique.
3L’ouvrage examine ensuite les enjeux de l’inclusion du secteur privé dans la gouvernance des espaces végétalisés, et la diffusion des principes fondamentaux de ce secteur dans ce qu’il reste de public. Genève témoigne en effet de la prise d’importance du « privé » dans la production de la nature urbaine, un privé qui fournit des financements, de la main-d’œuvre et des référentiels d’action. Aussi, outre les financements, des logiques venant du privé viennent-elles s’immiscer dans les temporalités de gestion même des espaces végétalisés, avec un double mode « projet » et « événement ». La gestionnarisation identifiée dans le chapitre précédent vient dégager des espaces de projet dans le quotidien des employés. Ceux-ci contribuent à transformer les modes d’engagement au travail attendus de la part des employés, requérant de leur part disponibilité physique et mentale. Mais l’exploitation de cet engagement, loin de renverser les rapports de travail, vient renforcer les hiérarchies existantes. Ces projets se traduisent par des événements au caractère ambigu. Apparemment généreux, ces événements, qui visibilisent le « verdissement » de la ville, avancent un certain idéal de sociabilité et d’engagement du citadin. Ils viennent s’immiscer dans les routines de l’espace public et, en l’occurrence sous la forme proposée, viennent limiter les possibilités d’une action collective sur l’espace urbain.
4Les modes d’engagement des citadins dans la production de la nature urbaine sont également retravaillés par le développement d’« offres » de jardinage urbain. Les trois principales « offres » proposées par les municipalités genevoises – jardinage collectif, paysagisme bénévole, bénévolat d’entreprise – ont en commun de chercher à « faire-faire » la nature urbaine aux citadins. Les plantages, variation locale sur le thème des jardins collectifs, sont créés en contraste avec les traditionnels jardins familiaux. Ces nouveaux objets ont une place ambiguë dans les politiques municipales, entre outil d’action sociale et outil d’entretien – de travail – ad interim et bénévole d’espaces urbains en attente d’aménagement ou de réaffectation. Les « bénéficiaires » n’étant jamais publiquement appelés « bénévoles », ces espaces ambigus s’appuient sur les affects jardiniers pour expérimenter en toute discrétion avec le transfert de responsabilités des charges de gestion de l’espace public vers les citoyens eux-mêmes. Prenant exemple outre-Atlantique, les responsables municipaux planchent simultanément sur le développement de formes de bénévolat faisant sortir les pratiques jardinières habitantes des jardins collectifs, pour les faire participer à l’entretien des parcs et espaces verts existants. S’appuyant sur un discours de « travail pour la collectivité », ils tentent de redistribuer une partie du travail jardinier vers des groupes bénévoles. Les visions des responsables politiques et administratifs sont dissonantes, certains souhaitant aller vers la délégation de responsabilités à des individus, d’autres vers la coproduction entre un service municipal actif et des résidents organisés. À l’heure actuelle, une manière d’obtenir ces bénévoles sans grand effort de recrutement est le bénévolat d’entreprise, les services municipaux s’offrant en pourvoyeurs de service de team building pour bénéficier d’une main-d’œuvre temporaire. Derrière cette forme de bénévolat se dessine donc une réarticulation des rôles et des acteurs des services publics, avec des entreprises de tous secteurs qui mettent à disposition leurs employés pour faire entretenir les espaces verts. Les nouvelles articulations au privé se jouent ainsi sur des tableaux complémentaires à ceux – financement privé, projectualisation, événementialisation – précédemment identifiés.
5Ayant posé les bases des transformations des rapports professionnels et des formes d’engagement des citoyens dans la production de la nature, l’ouvrage s’intéresse ensuite au végétal lui-même. Alors que les plantes « finies », généralement annuelles, dominaient les carnets de commandes de services d’espaces verts de plus en plus dépendants d’entreprises semencières et horticoles, capables d’imposer non seulement espèces et variétés, mais couleurs, quotas et prix, les récentes années ont vu un certain nombre d’évolutions, que la figure du vivant comme modèle d’intelligibilité aide à saisir. Cette figure du vivant se donne à voir dans des catégories lui permettant de prendre corps. Elle se décline suivant trois acceptions. En opposition aux horticoles annuelles désormais taxées de « plantes molles », sont valorisées les plantes « vives » ou « vivaces », qui survivent au passage des saisons. À côté de cette acception positive vient le vivant tolérable, incarné dans la catégorie frontière de la mauvaise herbe qui, selon le contexte, devient spontanée ou indésirable. Enfin, jusqu’alors valorisées, les plantes dites exotiques font craindre l’invasion ; elles correspondent à un vivant intolérable, potentiellement proliférant et débordant. Si reconfiguration il y a de ce qu’est la nature urbaine – plus vivante –, il y a aussi redéfinition de ce qu’elle doit être capable de faire. Ainsi, la valorisation de la vitalité s’accompagne de la reconnaissance d’un certain nombre de compétences du végétal. Si le SEVE genevois a récemment commencé à utiliser le concept d’intelligence végétale, le chapitre montre que c’est au titre d’une mise au travail du vivant que les compétences vont être optimisées. Aussi peut-on identifier le passage d’une nature-horticole-marchandise à une nature-vivante-travailleuse, les compétences de laquelle venant en complément, voire en remplacement, de certains gestes jardiniers. Le travail jardinier n’est donc pas seulement réorganisé, segmenté, parcellisé, il est aussi redistribué par-delà les humains. Les transformations des catégories du végétal sont pleinement articulées aux transformations de l’organisation des services, de l’organisation du travail, et aux nouveaux mots d’ordre managériaux. Si le vivant – quelle que soit sa couleur – remplace le vert horticole, et les dynamiques végétales le désherbage et les traitements chimiques, ce n’est pourtant pas (uniquement) dans cette perspective d’écologie que le vivant est attractif, mais au titre de pourvoyeur de services dans une nouvelle organisation du travail.
6Ayant dépeint le portrait de la nature urbaine à l’heure de l’urbanisme néolibéral, le chapitre final s’attache à examiner les canaux, les lieux, et les types de rencontres qui contribuent à diffuser et normaliser ce mode ambigu de production, entre gestionnarisation, écologisation et participation. Si la manière de produire la nature urbaine est marquée par le sceau des conjonctures politiques et budgétaires et des réglementations, elle est aussi façonnée par la circulation de modèles et l’érection en « bonnes pratiques » d’un certain nombre d’expériences. Le chapitre examine d’abord la manière dont les « idées voyagent et les orthodoxies se consolident » (Larner & Laurie, 2010, p. 219) au sein du milieu professionnel de l’horticulture et du paysagisme. Il montre le rôle de médiation joué par les organisations professionnelles de conseil et de formation continue. Mais outre ces institutions collectives, les connaissances interpersonnelles et la circulation d’experts se faisant les porte-paroles de modèles jouent un rôle clé. Aussi, les experts technocrates, s’exportant de commune en organisme de conseil, jouent-ils le rôle de médiateurs et de passeurs de frontières entre diverses communautés. Les modèles sont adoptés et adaptés par traduction ainsi que par hybridation, les acteurs mêlant volontiers diverses sources d’inspiration pour créer un modèle, un concept, ou encore un label ad hoc. Le milieu professionnel ne fonctionne toutefois pas en vase clos, et le monde associatif en particulier tente d’agir sur les rouages de la production de la ville, soit en recrutant le politique, soit en établissant son propre mode de gouvernance de l’espace public. Dans les deux cas analysés, un certain nombre de motifs de l’action associative sont ressaisis et décontextualisés, et les dynamiques (contrôlées) de participation ont été rapidement recadrées, avec un degré de succès variable, comme simple modalité d’entretien délégué de l’espace public.
Trois propositions pour une écologie politique urbaine
7L’ouvrage apporte en définitive un regard novateur à la fois sur la manière dont la nature urbaine est construite (par des discours, des instruments et des pratiques, qui s’incarnent dans des modèles qui circulent), sur ce qu’elle est (quelles catégories permettent de la penser et sous quelles formes elle se matérialise), et ce qu’elle est capable de faire (en l’occurrence se mettre au travail). L’élaboration de ce regard a été permise par l’articulation de trois champs théoriques : la question éco-marxiste de la production de la nature et de l’espace urbain, la question foucaldienne des savoirs qui la permettent et des types de subjectivités (travaillantes et habitantes) qui lui donnent corps, et celle, enfin, matérialiste ou « plus-qu’humaine », de l’agentivité des non-humains, producteurs (presque) autant que produits. L’ouvrage éclaire en outre plusieurs thématiques transversales : celles du travail, des corps et des subjectivités, et du rôle politique et économique des non-humains. Chacune de ces thématiques offre une lecture singulière d’un des trois champs théoriques susmentionnés, tout en pointant vers les liens à construire avec les autres. Ce sont autant de pistes thématiques et théoriques pour une écologie politique du végétal urbain.
Replacer le travail au cœur de l’écologie politique urbaine
8Une thématique qui se retrouve à travers l’ensemble de l’analyse est celle des rapports de travail qui produisent la nature urbaine écologique, événementielle et participative. L’ouvrage met en évidence la re-hiérarchisation des savoirs légitimes à informer l’entretien des espaces végétalisés dans le cadre de la gestion différenciée, ainsi que le double mouvement de spécialisation et de parcellisation du travail d’entretien qui, ensemble, viennent bouleverser les rapports de travail au sein des services d’espaces verts. Il souligne la mise à disponibilité mentale et physique demandée par le mode projet qui, en dépit de ruptures éphémères de l’ordre établi, n’accentue en définitive que plus encore l’inégale reconnaissance des expertises au sein des services. Il met également en évidence la redistribution du travail par-delà le salariat, avec le recours à des entreprises de réinsertion pour effectuer à prix réduit l’entretien de ce qui se veut pourtant un « programme ambitieux » de végétalisation. Enfin, l’ouvrage pose la question de ce qui compte comme travail dans la production de la nature urbaine. Il met en évidence la mise au travail de bénévoles de l’environnement dans des jardins temporaires et des parcs pérennes, et celle du végétal lui-même dont les compétences spatiales et biopolitiques sont mises à contribution. Aussi, alors que le « travail que font les parcs » (Gabriel, 2011) est relativement bien documenté, apparaît-il urgent de davantage problématiser non seulement « le travail qui fait les parcs » (Krinsky & Simonet, 2017), mais aussi celui qui fait la ville vivante.
9Or le travail, objet finalement classique de l’écologie politique (en particulier sous ses variantes agraires, marquées par l’influence des peasant studies ou études paysannes – voir Ekers, 2015 –) reste étonnamment absent de sa version urbaine. C’est comme si, une fois urbaine, la nature devenait tout à coup objet de gouvernance et d’usages, mais quittait le domaine du travail. Lorsque le travail est abordé, c’est alors en majorité un travail lié aux infrastructures urbaines polluantes, un « sale travail » (Fredericks, 2018). À l’inverse, il semble au premier regard que l’écologisation des parcs ne puisse qu’être une bonne nouvelle, tant pour l’environnement que les usagers et les travailleurs, qui tous cessent d’être exposés aux intrants chimiques, dont les risques sanitaires ne sont plus à démontrer. Mais pourtant, la question de l’exposition aux risques sanitaires n’est qu’un aspect de ce qui rend la question « politico-écologique » : l’écologisation n’est pas une question purement technique ; les conditions politico-économiques et les manières dominantes d’envisager l’administration des services urbains viennent la cadrer et la rendre plus ou moins émancipatoire.
10En outre, les travaux épars sur le travail dans les parcs témoignent d’une absence de problématisation de la spécificité matérielle et écologique de ces espaces. La question des savoirs et expertises écologiques, leur rôle dans l’organisation du travail, leur évolution, restent largement absentes. De plus, à l’heure de la ville anthropocène, où les parcs sont repensés comme des infrastructures vertes et des « solutions fondées sur la nature » (« nature-based solutions ») (Nesshöver et al., 2017), il est urgent d’examiner la manière dont ces nouveaux paradigmes éco-urbains viennent bouleverser la hiérarchie des expertises mobilisables et des connaissances valables, et informer la distribution de la capacité d’action au sein des collectifs de travail. Il s’agit, en somme, pour l’écologie politique urbaine, de garder un regard critique sur les rapports de travail pour s’assurer que la réponse des villes à la crise environnementale ne soit pas une excuse de plus pour rogner les conditions de travail et les droits des travailleurs. Et il s’agit, d’autre part, et pour revenir à la vignette d’ouverture, d’examiner les paradoxes et ambiguïtés de l’action syndicale à l’heure où défendre une organisation du travail héritée peut aller à l’encontre de modes d’écologisation relevant pourtant d’un bien commun. C’est une thématique particulièrement importante à l’aune du développement de recherches sur l’« environnementalisme populaire » (« labour environmentalism ») (Barca, 2012), l’« écologie populaire » (« working-class ecology ») (Barca & Leonardi, 2018) et le rapport à l’écologie des mouvements syndicaux (Barca, 2015 ; Felli, Flipo, Grisoni & Morena, 2014).
Corps et subjectivités : pour une écologie politique urbaine affective
11Les parcs comme lieu de travail, et la gestion différenciée comme instrument, sont les lieux de production du jardinier professionnel spécialisé et mobilisable à souhait, là où le mode projet est l’instrument de production du jardinier dynamique, disponible, et faisant preuve d’initiative. En d’autres termes, le volet post-structuraliste de cette recherche a permis d’articuler aux rapports sociaux de travail la question de la production de subjectivité. Mais le travail n’a pas le monopole de la formation de subjectivité. Les jardins collectifs et les programmes de bénévolat apparaissent comme les lieux (imaginés ou réels) de production d’une société civile « active », reprenant certaines prérogatives des services publics. Le statut de l’habitant évolue donc, de l’usager des espaces verts, au jardinier des plantages, voire, in fine, à l’agent d’entretien des espaces verts. Le recours à des entreprises de réinsertion sociale et au bénévolat d’entreprise donne, quant à lui, à voir la production d’une subjectivité dont le lieu d’inscription ou la référence est l’entreprise, cadre de l’engagement bénévole et modèle vis-à-vis duquel chacun doit être adapté. Jardinier mobilisable et mobilisé, citoyen actif, bénévole s’épanouissant via l’entreprise, sont les figures qui orientent la production de la nature urbaine aujourd’hui. Les grands absents sont en définitive le jardinier au bénéfice de son expertise incarnée, contribuant à prendre des décisions sur ce qui relève des rapports au vivant, le collectif organisé et, enfin, l’activiste environnemental.
12Au fil de l’ouvrage, la question cruciale des corps, de la matérialité et des affects dans la production de ces subjectivités est apparue : dévalorisation des savoirs incarnés dans la mise en place de la gestion différenciée ; usage des affects jardiniers pour gouverner à distance, mais au plus près des corps, les bénéficiaires/bénévoles des jardins collectifs ; mobilisation de dispositifs événementiels bien matériels pour orienter l’attention des citadins (et les éloigner des enjeux mobilisant les syndicats). En somme, l’écologie politique urbaine proposée dans cet ouvrage opère un changement de focale, de la matérialité dure des infrastructures urbaines caractérisant les travaux pionniers de ce champ (à la Swyngedouw) à celle, vibrante, des corps, de ce qui les affecte et ce qui les meut.
13Ces thématiques font actuellement l’objet d’un intérêt grandissant dans le champ de l’écologie politique – un intérêt qui doit beaucoup au développement de postures féministes (Elmhirst, 2011), rappelant que les corps et les émotions sont politiques au même titre que les infrastructures. Farhana Sultana est une figure importante de l’écologie politique émotionnelle (Sultana, 2015). Dans ses travaux sur l’accès à l’eau potable au Bangladesh (Sultana, 2011), Sultana démontre le double rôle structurant et structuré des émotions – et notamment de la souffrance – dans l’écologie politique de l’eau. Structurées de manière fortement genrée, ces émotions et leur monstration font partie de l’attirail social des individus, et leur performance participe des enjeux de pouvoir entourant l’accès aux points d’eau potable.
14Si les émotions sont la manifestation de la conscientisation et la dénomination des affections, les affects échappent en partie à la capture par les mots et les représentations. En détachant l’affection de sa mise en mots, les approches dites affectives thématisent la dimension incarnée et « plus-que-représentationnelle » de l’expérience. Elles renversent la hiérarchie héritée du modernisme en insistant sur le rôle de l’engagement corporel (plutôt qu’explicitement conceptuel ou discursif) avec l’environnement dans l’acquisition et la structuration de connaissances, compétences et capacités. Dans le champ des humanités environnementales, un effort d’engagement conceptuel avec la notion d’affect a résulté en une plus grande problématisation des manières de connaître l’environnement, avec des recherches sur le rôle de l’expérience incarnée, des manières de ressentir, des postures des corps, ou encore des interactions avec des outils (Arpin, Mounet & Geoffroy, 2015 ; Hinchliffe et al., 2005 ; Hinchliffe & Whatmore, 2006). Le rôle de l’écologie politique est alors d’expliciter le lien entre ces manières de connaître et la structuration sociale et économique des contextes dans lesquels elles prennent place. Aussi, revoir l’écologisation au prisme des relations de travail en étant attentif aux affects permet d’identifier le lien entre changements institutionnels, évolution des conditions de travail et émergence de nouvelles modalités de l’attention et de la connaissance.
15Toutefois, la littérature sur les affects se veut résolument non déterministe, et insiste sur la dimension toujours excessive de ce que peut un corps et ses relations. Neera Singh (2013) mobilise un appareil conceptuel résolument orienté vers les affects pour critiquer la notion d’environnementalité, qu’elle estime trop orientée vers le pouvoir structurant des institutions. Elle décrit, comme le fait Agrawal, une communauté qui s’est vu déléguer la responsabilité de l’entretien de forêts. Si Agrawal y verrait une manière de gouverner à distance, Singh insiste sur la dimension transformative du soin aux arbres. Celui-ci, note-t-elle, a suscité des formes nouvelles d’attachement à l’environnement forestier, qui se sont traduites ensuite dans des prises de position politiques et des formes inattendues de politisation. Aussi, l’expérience incarnée et les formes de relations et d’attachement qu’elle suscite contiennent un potentiel transformatif qu’il ne faut pas sous-estimer.
16Si la thématique de l’alimentation (Hayes-Conroy & Hayes-Conroy, 2013 ; 2015) ou de l’eau (Sultana, 2011), par la place centrale du corps qu’on imagine bien, ont, dans le champ de l’écologie politique, servi de terrain d’expérimentation pour de telles approches, l’écologie politique urbaine a un chantier important devant elle, lié à la matérialité singulière de l’espace urbain, ou encore, comme nous l’avons vu dans cet ouvrage, aux types de savoirs qui sont mobilisés pour le produire. En particulier, le développement d’un urbanisme « pré-réflexif » (Jelic, 2015) mobilisant les neurosciences, ainsi que les efforts croissants pour « réenchanter la ville » et inclure l’expérience affective des citadins dans la conception de l’espace urbain (Bochet, 2008 ; Feildel, 2013) témoignent d’une prise en compte croissante du pré-cognitif et de l’affectif dans les manières de concevoir et produire la ville. Le chantier de l’écologie politique urbaine est alors d’examiner les inégalités socio-environnementales pouvant être justifiées au titre d’un tel réenchantement, ou encore de mettre en lumière la manière dont des processus non-humains sont mobilisés pour intervenir au plan pré-cognitif ou pré-discursif sur l’expérience de l’espace urbain. Aussi, la démarche d’écologie politique affective relève tant de l’innovation méthodologique et épistémologique – recentrer l’approche sur le non-discursif – que de la prise à bras-le-corps de nouveaux objets et de nouvelles modalités du gouvernement des villes qui ont spécifiquement l’affectif pour objet.
Les compétences des non-humains dans la ville néolibérale
17Au vu de l’insistance sur ce que sont capables de faire les plantes et de l’absence d’inventaires et de procédés de suivi de la biodiversité urbaine, la ville écologique à la genevoise est en définitive, et à ce jour, une ville plus vivante que biodiverse. Elle s’inscrit bien en cela dans l’air du temps, à l’heure où le calcul des services rendus par le vivant semble prendre le dessus sur une approche plus comptable par la biodiversité (Dempsey, 2016 ; Maris, 2014). Ce vers quoi pointe la question du vivant, c’est une valorisation nouvelle de la vitalité des végétaux, ces acteurs à graines et à racines. Certes, le végétal urbain déborde des cadres (Tollis, 2013), et il arrive que les débordements non-humains compliquent les rouages politico-économiques (Bakker, 2003 ; Leap, 2014). Mais les connaissances sur les dynamiques animales et végétales sont aussi, et crucialement, en train de redessiner les modalités d’exploitation du végétal et de ses capacités. Ainsi, le passage de la plante-marchandise à la plante-travailleuse montre un régime de valorisation qui tient moins d’un marché des « commodités animées » que de celui d’un « marché du travail non-humain ». À l’heure de la bio-économie (voir Birch, 2019), ces compétences du vivant font l’objet de programmes de recherche, d’investissements coûteux, et de brevetages.
18Aussi est-il urgent de formuler les bases d’une écologie politique urbaine végétale (à la suite de Fleming, 2017) en mesure de saisir les modes de valorisation des compétences du végétal dans la fabrique de la ville, et leurs incidences sur les rapports socio-naturels urbains. L’ouvrage apporte sa pierre à l’édifice en montrant que le travail écologique dans les parcs de la ville néolibérale ne peut être saisi qu’à condition d’examiner la manière dont les plantes sont enrôlées au sein du collectif de travail. Plus encore, il invite à davantage problématiser les incidences sur la visibilité et la lisibilité du travail humain de formes d’enrôlement d’un travail végétal ou plus largement non-humain.
19Mais l’urbain mérite aussi d’être davantage thématisé dans ces approches d’écologie politique végétale : il n’est pas anodin que les « solutions fondées sur la nature » (« nature-based solutions ») financées depuis 2015 par la Commission européenne s’adressent en si grande part aux problèmes urbains (Nesshöver et al., 2017). Les champs de recherche sont nombreux, pouvant porter sur les pratiques de mesure et de valorisation de ce que fait le végétal, mais aussi sur les nouveaux marchés économiques qui émergent lorsque ces compétences végétales utiles à la fabrique de la ville sont brevetées et vendues (on pensera notamment aux différents dispositifs de filtration de la pollution urbaine utilisant les capacités des mousses et autres végétaux). On voit bien là l’enjeu de comprendre de manière fine les différents modes de valorisation du vivant végétal, et l’intérêt d’une perspective éco-marxiste ouverte à la question de l’agentivité du vivant.
Néolibéralisme urbain : objets ambigus et lignes de fuite
20Au travers de ses six chapitres, cet ouvrage a mis en évidence la porosité grandissante des frontières de l’institution publique, avec l’accroissement des financements privés, la mobilisation croissante d’acteurs non gouvernementaux dans la création et l’entretien d’espaces publics (entreprises, associations, individus, etc.), et l’adoption de référentiels d’action du privé – gestionnarisation, projectualisation – qui viennent cadrer la manière dont la nature urbaine peut être produite, une nature qui doit se montrer active et fournir sa propre force de travail pour avoir sa place.
21Mais le néolibéralisme urbain a de multiples modes d’existence. Il a un mode disciplinaire, c’est le mode notamment de l’austérité à la britannique, où le gouvernement central coupe les vivres aux autorités locales, forcées alors de fermer et privatiser les services (Davies & Blanco, 2017). La Suisse et son modèle fédéral ne correspondent pas à ce cas de figure. Les autorités locales disposent d’une marge de manœuvre incomparablement importante, qui leur permet une bien plus grande résilience. Mais le néolibéralisme y agit sur un mode idéaliste, dans des communes où les acteurs se réfèrent explicitement, volontairement, à des ruptures paradigmatiques dans la manière de fournir des services, de les financer, ou encore d’envisager les ressources humaines. C’est le cas de la ville de Genève, où l’adoption d’un mode d’organisation néolibéral est explicite et volontaire, et est défendu par une équipe politique (de centre-droit) et administrative faisant référence à des modes de faire états-uniens les guidant dans la production de services publics par leurs bénéficiaires. Plus qu’une nécessité technique, il s’agit pour eux d’une direction culturelle à suivre. Dans d’autres communes, le référentiel est plus ambigu, et le mode plus pragmatique. Ainsi, à Vernier, l’élu (PS) en charge des espaces verts suit une ligne politique sociale-libérale, dans laquelle la collectivité publique doit jouer un rôle d’activatrice, sans pour autant remettre en cause le fonctionnement des services publics. Les responsables des espaces verts, eux, défendent l’organisation de leur service en souhaitant accroître l’implication habitante tout en étant bien conscients de l’utiliser également pour aider leur service. Reste que ces cas montrent bien la dimension performative des discours néolibéraux. Avec des budgets parcs et espaces verts qui restent somme toute conséquents en comparaison européenne, les expériences de financements privés et de partenariats avec des entreprises et des associations sont présentés comme des manières d’innover et de prendre le train en marche, alors que les services pourraient bien s’en passer. Reste que les effectifs diminuent, alors que les projets dits « ambitieux » se multiplient, témoignant d’une manière bien particulière de placer les priorités.
22Ces différents modes d’existence du néolibéralisme semblent être partiellement fonction des degrés d’accord et de désaccord entre les acteurs, voire entre les services administratifs d’une même commune. À Genève, responsables politiques et administratifs partagent leurs références et trouvent dans cette synergie un moteur pour poursuivre sur leur lignée, alors qu’à Vernier, ils ont, par exemple, une interprétation un peu différente de la qualité soit individuelle soit collective des formes de participation citoyennes à l’entretien du végétal public. La rencontre et la friction des points de vue au sein des groupes de travail municipaux et cantonaux sur le jardinage urbain1 limitent aussi les velléités délégatrices, les différents services ayant différentes manières d’appréhender le rôle des associations dans la provision de services publics2. Ces ambiguïtés internes aux institutions, ces incertitudes, sont aussi de potentielles lignes de fuite sur lesquelles intervenir sur un mode délibératif. On pourrait imaginer des modes d’intervention auprès des associations et collectifs jardiniers pour mettre en évidence différentes philosophies de collaboration avec les municipalités, et délibérer ensemble sur les démarches à favoriser.
23En outre, si la recherche qui informe cet ouvrage s’est principalement portée sur le point de vue des responsables administratifs, politiques, et des employés d’espaces verts, on peut se demander quelle va être véritablement l’ampleur de la mise en application des projets de prise en charge des espaces verts par des groupes d’habitants. Elle pose en effet des questions de faisabilité technique et de savoir-faire, ainsi que d’acceptabilité par la population et par les employés. Alors que les participants aux jardins collectifs jardinent une végétation majoritairement potagère, les responsables de service réfléchissent à les mobiliser pour suppléer, voire supplanter, des équipes de jardiniers dans les espaces verts existants, cette fois donc pour y pratiquer un jardinage horticole ou paysager. Il n’est pas certain que cela fonctionne sans aspérités. Rosol (2012) montre ainsi la réticence des acteurs des jardins collectifs berlinois à prendre en charge des tâches d’entretien et de nettoyage, refusant de servir de main-d’œuvre gratuite.
24Dans tous les cas, la production des natures de la ville, aussi écologiques, vivantes ou même participatives soient-elles, ne saurait être comprise en dehors de ses connexions avec les transformations néolibérales de la fabrique de la ville – connexions pouvant être de l’ordre de l’accord et de l’alignement comme elles peuvent être de celui du désaccord et de l’alternative. Repolitiser la nature est un chantier essentiel de l’écologie politique, et son volet urbain ne saurait y échapper.
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