Chapitre 5
Le vivant en ville, ou : de la plante-marchandise à la plante-travailleuse
p. 129-162
Texte intégral
La multiplication des projets végétaux hors des parcs implique une mue de l’organisation d’un SEVE aux effectifs constants. « D’une part, nous optimisons les ressources et le matériel, de l’autre nous misons sur l’intelligence végétale », explique [un membre de la direction]. « Il ne s’agit plus de maîtriser la nature, mais de l’accompagner en choisissant des plantes adaptées à l’environnement de la ville, ce qui réduit l’entretien. » (Weck, 2016)
1Ayant examiné les incidences de la gestionnarisation, de l’événementalisation, de la projectualisation ou encore de la privatisation sur les termes de l’écologisation de la ville, de la production participative de nature urbaine et sur les rapports professionnels de celles et ceux qui se chargent du soin quotidien au végétal urbain, il reste maintenant à examiner leurs implications sur le végétal urbain lui-même pour boucler la boucle de cette écologie politique du végétal urbain. Aussi ce chapitre porte-t-il sur les catégories et référentiels permettant de le penser, ainsi que sur les formes de vie lui étant autorisées.
2Alors qu’au siècle des espaces verts il était attendu des plantes urbaines qu’elles restent à leur place et conservent la morphologie qui leur était assignée, et que les « plantes finies », achetées à des entreprises floristiques au stade adulte de leur croissance, dominaient les carnets de commandes des municipalités, les responsables de services d’espaces verts se tournent désormais de manière croissante vers des plantes qualifiées de « vivantes », « légères », « libres », ou encore « dynamiques » :
Il y a une dizaine d’années, on faisait encore des massifs bien suisses, avec des bordures bien droites, en tagètes, on met des géraniums, on met des…, voilà, c’était des massifs très stricts. Et ensuite on est partis sur quelque chose de beaucoup plus vivant, beaucoup plus léger. (contremaître, SEVE Genève, 2013)
3Si les aménagements « bien droits », encadrant les plantes dans des structures délimitées, ont été remplacés par des aménagements plus « légers » libérant formellement les plantes, ces dernières ne sont plus les classiques tagètes, géraniums et autres plantes horticoles souvent annuelles, mais d’autres espèces et variétés plus « légères », plus « libres », et pouvant exprimer leurs dynamiques en restant en terre bien au-delà d’une saison.
4Ce chapitre prend à bras-le-corps ces évolutions et montre que les pratiques actuelles de production et de gestion de la nature urbaine s’appuient sur la mobilisation et l’articulation d’un certain nombre de catégories du végétal s’articulant autour de la figure du vivant. Suivant l’urbaniste Yves Chalas (1997), j’entends la figure comme modèle d’intelligibilité plutôt que comme représentation visuelle singulière (me distinguant ainsi de Sgard, 2008, et Debarbieux, 1999, 2004). Chalas utilise le concept de figure pour mettre en évidence la re-hiérarchisation, la ré-articulation et la redéfinition des multiples composantes qui existaient dans la ville fordiste, et qui sont remobilisées dans la ville « émergente » (Chalas, 1997, p. 244). Je lui emprunte sa conception de la figure afin d’analyser la re-hiérarchisation, la ré-articulation et, in fine, la redéfinition des composantes qui participent à définir et à construire le végétal urbain. Ces « composantes » sont des catégories du végétal. En tant que modes de structuration du réel, les catégories nous informent sur ce que les acteurs font saillir de la réalité pour agir. Elles nous permettent de saisir l’élaboration par les collectifs d’un système d’objets susceptible de guider leurs pratiques (Debarbieux, 2004). L’approche pragmatique que j’adopte ici voit les catégories comme des outils opératoires ayant à la fois un rôle cognitif (mise en ordre, mémorisation, repérage) et un rôle dans les pratiques techniques et symboliques (Friedberg, 1992, p. 288).
5Par l’autonomie qu’il incarne et l’économie du geste jardinier qu’il doit permettre, le vivant devient l’incarnation préférentielle de la nature urbaine. Cette figure est opérationnalisée par des opérations de re-catégorisation et de ré-articulation des catégories du végétal. Ce chapitre décrit d’abord les visages de cette nature urbaine « vivante » et en identifie les contours et limites. Puis il aborde le rôle de cette figure du vivant dans l’élaboration d’un nouveau mode de valorisation du végétal. En particulier, la troisième section du chapitre examine le passage d’une nature-horticole-marchandise à une nature-vivante-travailleuse, et interroge les nouvelles formes d’exploitation du vivant qui donnent son assise matérielle à la production de cette nature urbaine plus vivante.
Une figure et des catégories
6Si les qualificatifs « libre » ou « léger », utilisés ci-dessus pour décrire les aménagements végétaux, étaient des attributs généraux, ils sont précisés à travers la mobilisation de catégories professionnelles opératoires. Ces catégories correspondent à un langage partagé par les praticiens parce qu’enseigné dans leurs formations, et renvoient à une réalité qui, si elle est construite, ne se veut pas moins arrêtée et normalisée au sein d’un collectif professionnel.
Le vivant souhaitable : vivaces et haies vives
7Les haies dites « vives » sont de plus en plus souvent utilisées en remplacement des haies monospécifiques de laurelles et de thuyas, dominant jusqu’alors le paysage du végétal ligneux en ville. Ayant connu leur heure de gloire dans les années 1980 et 1990, les haies constituées de ces espèces sont aujourd’hui qualifiées de « murailles végétales », ainsi que montrées du doigt pour leur manque d’intérêt pour la petite faune et leur vulnérabilité aux maladies (Frileux, 2013). Les haies vives sont constituées d’autres espèces mais se caractérisent aussi par un autre type d’entretien : si laurelles et thuyas sont taillés « au carré », à intervalles réguliers, les haies vives, elles, sont autorisées à « monter, s’élargir », et bénéficient pour cela d’un entretien plus extensif :
Donc nous, on a planté pas mal de mètres linéaires de haies vives. […] Le but de la haie vive c’est de la laisser monter, s’élargir, etc., pour qu’elle puisse profiter à des habitats de certains animaux, certains oiseaux, etc. (directeur, Service des espaces verts, Thônex, 2012)
8À côté de ces haies vives, la vivace est une catégorie du végétal privilégiée par les gestionnaires :
– Et maintenant on a même des vivaces, cette année.
(ME) – Oui ? Et qu’est-ce qui définit une vivace ?
– C’est normalement son style, la vie de la plante. Comment elle vit, comment elle se reproduit, aussi. En opposition aux annuelles et aux bisannuelles. C’est clair, une vivace, simplement, elle tient là tout l’hiver, elle tient là toute l’année. Ou elle se ressème, ou elle passe sa mauvaise période dans le sol. Mais elle vit tout le temps. (horticulteur, SEVE Genève, 2013)
9Dans son effort de définition, on voit l’insistance de cet horticulteur sur l’idée que la vivace se caractérise par sa persistance vitale. C’est une plante qui résiste au passage des saisons et « vit tout le temps ». Au-delà de sa capacité à vivre toute l’année et d’une année sur l’autre, son comportement dénote également une certaine vitalité. Certaines vivaces sont utilisées en couvre-sol, et la rapidité avec laquelle elles s’étendent est notée. Restant en terre plus longtemps que les plantes annuelles ou même bisannuelles, les vivaces ont le temps d’évoluer, de « progresser », et donc de surprendre les jardiniers :
– C’est bien les vivaces, parce que c’est des plantes sympathiques.
(ME) – Oui, pourquoi ?
– Parce qu’elle progresse, parce qu’elle s’adapte. Elle est rigolote.
(ME) – Elle progresse, c’est-à-dire que… ?
– Ben elle arrive à faire des tapis, les vivaces, ça fait des tapis. Mais je dis ça, mais les autres plantes je les aime bien aussi. (horticultrice, SEVE Genève, 2013)
10Surprenante, motile, la vivace est appréciée parce qu’elle ne se limite pas aux cadres qu’on lui propose. Une horticultrice travaillant pour la commune de Thônex complète cette définition. Au moment de cette recherche, les vivaces étaient encore peu utilisées dans l’espace public communal, mais les jardiniers y travaillaient afin de faire des propositions à leur direction :
Et puis il y a un de mes collègues, qui est paysagiste, qui s’occupe de regarder pour des endroits où il va y avoir des vivaces, où on va pouvoir laisser, sans forcément venir labourer, replanter, retirer, relabourer, elles vont rester toute l’année, et on va juste s’en occuper avec une petite taille, et puis comme ça elles passent toute l’année, en fait. Et puis on s’arrange pour que justement il y en ait une qui fleurisse en janvier, l’autre en février, et puis que ce soit comme ça. (horticultrice, Service des espaces verts, Thônex, 2012)
11Dans son référentiel, la vivace renvoie à la fois à un mode de vie – le fait de survivre à l’année – et à un mode d’entretien : « on va juste s’en occuper avec une petite taille ». Ainsi, associée aux caractéristiques physiques et comportementales de la plante se trouve l’action jardinière : la vivace se définit aussi par le peu d’interventions qu’elle nécessite.
12Cette valorisation de la vivace se construit en opposition aux plantes horticoles annuelles et bisannuelles. Une aide-jardinière au SEVE de Genève utilise un jeu de mots pour traduire la manière dont la vitalité de la plante la définit :
– Si c’est vivace ou crevasse, ça c’était ma question !
(ME) – Vivace ou crevasse ?
– Oui, t’as les annuelles, et puis comme il y avait le terme vivace qui revenait sans cesse, par opposition je disais « Est-ce que c’est une vivace ou une crevasse ? », mais c’était vraiment quand j’avais pas encore fait le lien avec le fait qu’il y avait des annuelles ou des bisannuelles. (rire) (aide-jardinière, SEVE Genève, 2013)
13Ce jeu de mots oppose, simplement, la plante qui vit et la plante qui crève. Les responsables du service insistent aussi sur la valorisation des capacités vitales des vivaces. Un membre de la direction me confie ainsi vouloir en finir avec les « plantes molles » – entendre les plantes annuelles et bisannuelles – pour aller vers davantage de vivaces. Ainsi, les plantes horticoles, qui avaient le vent en poupe dans les cinquante dernières années, se voient reléguées au plan de plantes molles, crevées, inintéressantes.
14L’adoption des vivaces ne signifie pas pour autant l’abandon total des annuelles. En effet, afin d’assurer un fleurissement constant, les architectes-paysagistes du SEVE ont décidé d’intégrer des annuelles aux massifs de vivaces. Ainsi, les anciennes catégories ne sont pas effacées ; plutôt, de nouveaux assemblages sont produits :
Et puis, quand on fait le changement d’annuelles, justement, parce que c’est la moitié du temps annuelles, ben ça ne se remarque même pas, puisqu’il y a les autres [entendre, les vivaces] qui restent là. Donc c’est toujours beau. (horticulteur, SEVE Genève, 2014)
15Les haies « vives », les plantes « vivaces », plus « légères », « progressant » et se reproduisant, sont les catégories au fondement de la figure – ou méta-catégorie – du vivant. Toutes les formes de vivacité ou de vitalité des plantes ne sont toutefois pas également valorisées. Si la vivace illustre le vivant souhaitable, qu’en est-il des autres déclinaisons du vivant ? Sont-elles toutes acceptables et désirées ? Comment la figure du « vivant » est-elle délimitée ?
La mauvaise herbe : spontanée ou indésirable ?
16Le gouvernement des conduites non-humaines est normatif quant au type de « vie » acceptable, et le rapport des plantes à l’espace – comportement de débordement, origine spatiale – est au fondement de cette acceptabilité. La catégorie frontière de la mauvaise herbe marque une zone de transition entre le vivant acceptable (la plante spontanée) et le non-acceptable (la plante indésirable).
17L’ordonnance fédérale du 18 mai 2005 sur la réduction des risques chimiques (ORRChim) a interdit l’usage des herbicides dans l’espace public1. À partir de cette date, les services municipaux ont dû s’adapter et acquérir, s’ils souhaitaient les combattre, de nouvelles méthodes mécaniques de traitement contre les herbes dites « mauvaises » : traitements biologiques, brûleurs, condensateurs ou arrachage à la main. Or, comme les jardiniers l’expliquent, ces différents traitements sont moins systématiques, et leur effet moins durable que les herbicides :
Il y a une évolution technique qui est assez importante, c’est la révolution de l’interdiction des herbicides. Donc ça, ça nous a posé pas mal de problèmes, parce que les gens sont habitués à avoir du propre en ordre, et puis il y a beaucoup d’endroits où l’herbe pousse, et puis, bon, maintenant les gens s’y sont bien mis, mais on a eu quand même toute cette approche où les gens rouspétaient parce qu’il y avait de l’herbe, et puis ben, si on n’a pas ces herbicides, qui sont nocifs, de nouveau, pour l’environnement et tout, ben on est obligés de le faire mécaniquement. Donc après il y a des solutions de vapeur, des choses comme ça, mais après on le fait à la main. (membre de la direction, Service des espaces verts, Thônex, 2012)
18La conjonction du facteur technique – désherbage manuel – et du facteur esthétique – des herbes folles à des endroits auparavant « propres en ordre » – entraîne une « révolution » dans les pratiques, et engendre la nécessité de communiquer afin de s’assurer une tolérance de la part des habitants. La mauvaise herbe est alors revalorisée pour sa spontanéité :
On essaie de communiquer un peu avec les gens, et puis de leur expliquer qu’il faut tolérer les mauvaises herbes. […] Avant on parlait de mauvaises herbes, mais maintenant on appelle ça de la végétation spontanée. […] Donc au lieu de parler de mauvaises herbes, si on parle comme j’ai dit de végétation spontanée, on voit la mauvaise herbe différemment. (membre de la direction, Service des espaces verts, Thônex, 2012)
19Abandonner le terme de « mauvaise » herbe au profit de celui de « végétation spontanée » permet de cadrer différemment l’enjeu de la présence de ces plantes. La « spontanéité » ne renvoie pas à un jugement binaire (bonne/mauvaise herbe), mais met en avant un comportement socialement valorisé. Mais cette requalification est pragmatique : c’est parce qu’il n’est plus techniquement possible de supprimer ces plantes qu’il faut inventer un nouveau mode d’être-avec elles, passant par des techniques discursives.
20Toutefois, si grâce à la qualification de « spontanée » elle est connotée positivement, la mauvaise herbe se retrouve aussi conjoncturellement catégorisée sous l’appellation « indésirable » :
L’indésirable c’est une plante pas automatiquement qui est négative, mais qui n’est pas au bon endroit. […] J’allais dire, dans le parc, ici, ce qu’on voit autour, là il y a des graminées, il y a des potentilles, il y a des pervoskia et tout, ben là-dedans, tout ce qui est en dehors des végétaux qui sont présents, pour moi est indésirable. C’est-à-dire, on doit enlever toute la mauvaise herbe qui est là-dedans. Donc ça peut être des ronces, ça peut être des orties, ça peut être du liseron, ça peut être du lampée, ça peut être n’importe quoi qui part, d’accord. Après, dans une prairie fleurie, peut-être qu’une partie de ces plantes seront désirables, parce que ça fait partie de la graine que tu y as semée. (contremaître, SEV Vernier, 2012)
21Ce n’est pas la plante en elle-même qui est caractérisée de mauvaise, mais son inscription spatiale : elle est là où elle ne devrait pas être, et pour ce faire, a déjoué le jardinier. Or, la gestion différenciée vient brouiller les codes spatiaux. Par exemple, la prairie fleurie peut être constituée de certaines plantes qui, ailleurs, seraient considérées comme de la mauvaise herbe – comme des indésirables. C’est l’acte d’aménagement de la prairie, le fait d’avoir délibérément placé ces essences à cet endroit, qui les rend acceptables.
22L’évolution terminologique et la réhabilitation de la plante à laquelle les jardiniers procèdent n’est pas sans rappeler l’évolution mise en évidence par André Micoud (1993) au sujet de la catégorie des animaux « nuisibles ». L’abandon progressif de cette expression montre selon Micoud un changement de cadrage : ce n’est plus l’animal lui-même qui apparaît nuisible, mais l’anomalie démographique de sa prolifération. Il n’est, par conséquent, plus à éradiquer, mais à réguler. Bernadette Lizet et Jacqueline Milliet (2012) en donnent une illustration avec le cas du pigeon en ville : d’une image de « rat volant », il acquiert, à travers le travail d’associations œuvrant à l’aménagement de pigeonniers urbains, un statut plus valorisé, et fournit même à certains jardiniers un intrant fertile. Géré, régulé (notamment à l’aide de graines contraceptives), le pigeon se voit soumis à une nouvelle appréciation plus positive dès lors que c’est, là aussi, son caractère proliférant qui est pointé du doigt et géré, plutôt que son existence même qui est remise en cause. Cette perspective de régulation des anomalies démographiques est aujourd’hui décrite dans les termes foucaldiens de la biopolitique, la gestion de populations non-humaines étant effectuée par le biais de techniques allant de la discipline à des formes plus libérales ou incitatives d’interventions (Biermann & Mansfield, 2014 ; Hodgetts, 2017).
Le vivant allochtone, indésiré
23Si la mauvaise herbe se constitue ainsi en catégorie frontière, d’autres plantes proliférantes sont plus fondamentalement redoutées. À Genève, la problématique des invasions végétales est montée en puissance depuis le début des années 2000 (Ernwein & Fall, 2015 ; Fall & Matthey, 2011). Le contexte frontalier du canton et la situation géographique de la Suisse font craindre l’arrivée de plantes qui, par leur vivacité et leur motilité, risquent de prendre le dessus sur les plantes locales, mais aussi, à l’image de l’ambroisie2, de porter atteinte à la santé humaine. C’est avant tout un danger de l’extérieur qui est montré du doigt, la problématique de l’envahissement différenciant nettement ce qui concerne les comportements de non-humains considérés comme locaux, et ceux relevant de non-humains considérés comme allochtones (Rémy & Beck, 2008).
24Ainsi, longtemps valorisées dans les jardins botaniques, dans les collections de plantes et dans les jardins publics, les plantes dites exotiques sont aujourd’hui montrées du doigt. En effet, un certain nombre de ces plantes se sont avérées capables de se répandre et de prendre le dessus sur des écosystèmes locaux (Claeys & Sirost, 2010 ; Menozzi, 2010). La laurelle est un exemple souvent mentionné par les gestionnaires rencontrés. En plus d’être taxée de « muraille verte3 », elle est aussi, depuis les années 2000, décriée pour son caractère envahissant :
La problématique de la laurelle, c’est que ça se répand, et puis ça étouffe les plantes indigènes, quoi. […] Maintenant, dans toutes les nouvelles plantations, on la proscrit, parce qu’elle est envahissante. (membre de la direction, Service des espaces verts, Thônex, 2012)
25À côté de ces espèces qui pénètrent le domaine de l’inacceptable lorsqu’elles sortent des cadres qui leur sont assignés, d’autres plantes, comme l’ambroisie ou la renouée du Japon, s’implantent par leurs propres moyens. Elles sont alors doublement redoutées : parce qu’elles sont arrivées sans qu’on le leur demande, et parce qu’elles viennent d’un ailleurs volontiers exotisé. En témoigne la communication à leur sujet, qui mobilise un vocabulaire jouant sur la peur de l’immigration, ou sur la séduction de belles étrangères à qui il ne faut pas faire confiance (Ernwein & Fall, 2015). Le traitement qui leur est réservé témoigne de la place bien particulière qui leur est attribuée dans l’imaginaire : alors que l’ORRChim interdit les traitements chimiques dans l’espace public, les plantes dites invasives font exception :
Le seul endroit où on a le droit d’utiliser [des produits phytosanitaires], c’est quand on veut dénaturer un arbre, par exemple si on a un buddleia, qui est une plante envahissante, et puis qu’on veut le dévégétaliser, on coupe, on perce, on met un peu de désherbant, et puis comme ça, ça le neutralise. Pour les plantes envahissantes, on a le droit, on peut utiliser les désherbants pour les plantes envahissantes. (membre de la direction, Service des espaces verts, Thônex, 2012)
26En négatif, les plantes dites indigènes font l’objet de discours laudatifs : outre leur non-prolifération, elles seraient plus aptes à offrir le gîte et le couvert à la petite faune que les plantes exotiques, qui n’auraient pour seule valeur que leurs qualités esthétiques :
On se rend bien compte que les plantes exotiques, qu’on plante, elles ont des effets un peu pervers sur nos végétations indigènes. Notamment la laurelle, on l’a plantée avec outrance, pendant des années et des années, et puis on se rend maintenant compte qu’elle se multiplie et puis envahit nos sous-bois, envahit nos bords de rivières, et on en trouve partout, donc c’est maintenant une plante qui est envahissante. Donc c’est vrai qu’avec des plantes indigènes, elles sont adaptées au milieu et puis elles se régulent toutes seules, quoi. Beaucoup mieux que ces plantes qui viennent et puis qui colonisent des endroits qui étaient exploités par des plantes indigènes, quoi. (membre de la direction, Service des espaces verts, Thônex, 2012)
27Certains expliquent que l’indigène est devenue une nouvelle norme, soutenue par de nombreux acteurs administratifs et politiques :
On est à fond dans l’indigène, ça c’est clair. Surtout que mon conseiller administratif délégué au service des parcs, qui est maire maintenant, c’est [la personne qui est à la tête de] la DGNP. Donc on n’a pas droit à l’erreur ! (rire) (membre de la direction, Service des parcs et promenades, Le Grand-Saconnex, 2013)
28La Direction générale nature et paysage (DGNP)4 se fait l’avocate des variétés indigènes en encourageant les semenciers à proposer des semences « locales ». Elle propose également aux communes et aux agriculteurs des « mélanges DGNP », constitués de semences sélectionnées selon des recoupements avec des régions « biogéographiques ». Celles-ci sont délimitées par les frontières nationales, mais complétées par « les plantes issues de la France voisine à l’intérieur du bassin versant du Rhône5 ». La notion d’indigène, et en corollaire celle de plante exotique, voire d’envahissante, est relative, à la fois temporellement et spatialement (Menozzi, 2010). Mais le cadrage dominant de l’indigénéité effectué par la DGNP suit les délimitations administratives, l’échelle politique se retrouvant surimposée à des dynamiques et des circulations écosystémiques n’ayant pas grand-chose à voir avec ces découpages (Fall, 2014)
29Toutefois, certains acteurs portent un regard critique sur ce discours dichotomique, et en particulier sur le tout-indigène. Certains le font par pragmatisme : il est plus facile de produire des visuels floraux variés avec des plantes exotiques, étant donné l’étendue des origines géographiques possibles et le travail de développement de variétés horticolesréalisé depuis le xixe siècle sur ces plantes :
Les plantes indigènes, c’est vrai qu’on en utilise, mais pas forcément toutes. Parce qu’il ne faut pas se leurrer, les plantes exotiques donnent beaucoup plus de choix, que ce soit de la couleur, ou de la forme, donc c’est plus facile. (horticultrice, Service des espaces verts, Thônex, 2012)
30Pour d’autres, c’est l’engouffrement dans une nouvelle « bonne pratique » qui doit être pris avec une certaine distance critique. En effet, comme l’a montré le cas de la laurelle, une plante pensée comme inoffensive, voire comme locale à un instant T, peut changer de statut :
La laurelle, il y a vingt ans, on la plantait, c’était la plante par excellence, magnifique. On se rend compte que c’est une plante envahissante. On la remplace, entre autres, par le photinia, c’est une plante qui ressemble aux laurelles mais qui est panachée et qui a du rouge. Puis maintenant, qui dit que dans vingt ans on ne va pas dire : « Ouh, mais attention, le photinia, il se répand partout. » C’est pour ça que si on arrive à ne pas planter que du thuya, que du photinia ou que… ben on limite le risque aussi. C’est qu’après si on se rend compte qu’il y a une plante qui envahit, est-ce qu’on n’arrivera pas plus rapidement à l’enlever ou à juguler l’affection ? (membre de la direction, Service des espaces verts, Thônex, 2012)
31D’où l’idée croissante de s’orienter vers du panachage plutôt que de pratiquer à nouveau les mêmes opérations de végétalisation en remplaçant simplement un végétal par un autre :
C’est assez drôle, on a refait toute la haie qui est ici il y a une année et demie, deux ans. Et en fait, j’ai pas fait attention, on a dit : « C’est une haie indigène que vous mettez. » Ils ont pris une essence, et ils ont fait toute la haie en une essence. Donc les gens ont dit : « On avait une haie mixte pourrie, on a une haie maintenant indigène mais avec qu’une essence », alors on nous est retombé dessus : « Vous auriez pu faire un mix d’essences. » (rire) Alors voilà, maintenant on fait attention en disant : « Oui mais quand vous plantez des essences, essayez de faire un mix, de ne pas faire une haie indigène monobloc, et tout. » (élu, Thônex, 2012)
32Au final, ce n’est pas n’importe quelle nature proliférante (Claeys & Sirost, 2010) qui a droit de cité, mais une nature qualifiée d’autochtone ou d’indigène.
Quand la vitalité dérange l’espace social
33En dépit de ces discours valorisant la vitalité des non-humains et leur capacité à sortir des cadres, l’idée voulant que chaque plante respecte la place bien définie qui lui est attribuée au sein de la ville reste prégnante. Si de nombreux massifs et alignements de haies accueillent aujourd’hui d’ingénieux mélanges de vivaces et d’annuelles, ou d’indigènes et d’exotiques, tous les lieux ne se montrent pas pour autant socialement propices à une végétation plus « vive ».
34Au même titre que le jet d’eau ou la cathédrale, l’horloge fleurie compte parmi les symboles de la ville de Genève6. De nombreux touristes y effectuent une étape de leur visite de la ville, et s’attendent à y trouver une mosaïculture fine, composée de plantes horticoles taillées au millimètre. Face à l’incompréhension d’une partie du public lors de l’introduction de vivaces et de graminées, le SEVE a dû faire marche arrière et ré-adopter une végétation horticole annuelle :
Il y a même une année où ils avaient essayé, il me semble, en tout cas en partie, de faire l’horloge fleurie un peu avec des graminées, alors c’était peut-être pas que des vivaces, mais il y avait une histoire un peu comme ça, un peu sauvage. Alors que l’horloge fleurie c’est de la mosaïque super structurée à la base. Là ça avait fait faire pas mal de syncopes aux mémés quand elles avaient vu ça. (rire) Parce que du coup, au lieu d’un truc bien plat, bien joli, c’était avec des touffes, et des poils, et des trucs dans tous les sens. (horticulteur, SEVE Genève, 2013)
35Au-delà de cette incompatibilité entre la vitalité de la vivace et la précision et la stabilité de la mosaïculture, le principe voulant que chaque plante occupe une place définie au sein du jardin ou de l’espace vert reste prégnant chez nombre de jardiniers, porteurs de représentations normatives de ce que doit être un milieu urbain et du type de végétal qui y correspond :
Mais c’est vrai que moi je dis toujours que c’est une bonne chose [les haies vives], mais il y a des endroits où ça ne se prête pas forcément. Si on veut une haie, entre guillemets « propre en ordre », bah c’est difficile d’avoir une haie vive. Maintenant, il y a des endroits, comme le long du Foron, le long du cimetière, là on a planté 170 mètres de haie vive, là elle a sa raison d’être, pour moi. Moi j’ai cette politique-là, c’est que les milieux urbains il faut, ma foi, les considérer comme milieux urbains, par contre tout ce qui est extra-urbain, tout ce qui est en limite, là il faut que la différence soit douce, mais… (membre de la direction, Service des espaces verts, Thônex, 2012)
36Certains jardiniers avancent également que l’aspect désordonné des espaces gérés extensivement inciterait les citadins à adopter des comportements peu respectueux. Ainsi, outre les enjeux biopolitiques d’acceptabilité de différentes formes du vivant, ces dernières renvoient aussi le reflet de différentes activités sociales plus ou moins acceptables :
Si tu essaies de mettre du complètement sauvage en plein milieu d’une agglomération ou d’un milieu urbain, c’est pas respecté. Je pense pas que ce soit respecté. Tu vois les bords de route où il y a un petit faux sous-bois, c’est tout de suite dégueulasse. Parce que c’est pas à sa place peut-être, je ne sais pas, mais il doit y avoir un truc. Alors que c’est tout joli, hein. […] Alors que si c’étaient peut-être des petits arbustes mignons avec des fleurs et puis bien entretenus autour, il y aurait peut-être moins, je sais pas… (horticultrice, SEVE Genève, 2013)
37En outre, la valorisation d’une végétation en mouvement et en vie pose la question de la fermeture de l’espace par la végétation. Les prairies fleuries par exemple souffrent d’être piétinées et se retrouvent ainsi parfois clôturées pour assurer leur protection. Elles peuvent également fermer l’espace du simple fait de la hauteur de la végétation qui y est présente. Ces deux facteurs jouent en faveur de leur fermeture au public :
Est-ce qu’on ne ferait pas mieux de se dire, on prend des zones et là, par contre, effectivement, on les garde à vie, c’est-à-dire qu’on dit ben voilà, on prend un parc, on le clôture, et puis on fait dedans un biotope. […] Le problème dans un parc, vous allez vous balader avec votre chien. Votre chien il fait quoi, il va renifler, il va sentir, il va les déranger. Alors nous on a fait un exemple au Centre de rencontres et de loisirs, donc c’est tout là-bas en haut. (Il se lève et va au plan) Donc c’est là. Donc on a planté une haie qui part de là, et qui va jusque-là, donc là y a plus de cent mètres. Puis après on a fait un petit retour là. Donc la haie, elle fait, à des endroits, jusqu’à huit mètres de large, donc il y a une clôture du côté des villas, et nous on a mis de ces petites barrières en bois, moches, là, pour pas que les enfants aillent. Et là il y a un basket, donc l’endroit où il y a un basket, ça ne pousse pas très bien. Toute la partie derrière, là, sur les 25 premiers mètres, ça s’est pris les uns dans les autres, enfin vous n’y allez pas comme ça à pied, hein, il faut un sécateur et puis une force pour pouvoir rentrer dedans. Donc là, oui, parce qu’un hérisson il va aller là-bas dedans, il va pouvoir nicher, il va pouvoir être tranquille, il va pouvoir procréer tranquillement, il a à manger, parce que forcément, vu que c’est un habitat, il y a plein d’insectes, ça gravite. Donc là, oui, dans un truc comme ça, je pense que c’est possible. Mais pas dans des zones comme ça, où vous avez la route, les gens, les chiens. Typiquement, là-bas, il n’y a pas de chiens. Donc ils ne sont jamais embêtés. Vous lâchez un chien là-bas dedans, c’est la catastrophe ! (membre de la direction, Service des parcs, Chêne-Bougeries, 2013)
38Ces pratiques de fermeture d’espaces naturels pour leur protection posent avec acuité la question de la priorité des publics de ces espaces publics végétalisés : sont-ils avant tout destinés à un public humain ou non-humain ? Mais à l’inverse de cette perspective purificatrice (Latour, 1997), d’autres notent des détournements de ces espaces extensifs à la nature foisonnante. Plutôt que de limiter le champ des usages sociaux possibles, ces espaces en ouvriraient, certaines zones extensives se constituant en refuge pour des populations sans domicile, qui peuvent s’y cacher et y trouver calme et sécurité :
Il y a des zones buissonneuses où on a retrouvé des campements. Un campement de Roms. […] Et puis il y a des gens qui dorment dans le parc. Donc c’est une cache, c’est assez sympathique. Et il y a des gens qui vont s’amuser, dans la prairie, ça c’est clair. Mais c’est marginal. Mais c’est plus des gens qui n’ont pas de lieu où dormir, et des gens d’ailleurs sans travail, sans domicile. Ça c’est clairement une réalité, hein, clairement. (horticulteur, SEVE Genève, 2013)
39Ainsi, l’adoption d’un nouveau référentiel pour penser et gérer la nature en ville ne se fait pas sans contradictions. Les espaces urbains font l’objet de représentations spatiales qui sont tant le fruit des citadins, qui s’expriment parfois contre l’adoption d’une végétation plus libre, que des gestionnaires d’espaces verts eux-mêmes, qui nourrissent un imaginaire parfois fantasmé des pratiques sociales pouvant être associées à certains motifs végétaux. Le recours à une nature explicitement plus vivante, proliférante, voire débordante, pose donc directement des questions sociales : celle de l’accessibilité et de la fermeture des espaces végétalisés au public, et celle des comportements acceptables/anomiques qui seraient directement suscités par les choix végétaux. Dès lors, on voit que penser une nature vivante, c’est penser un autre rapport de la population à cette nature, et c’est favoriser certains modèles de sociabilité et de comportement7.
Des plantes marchandises aux plantes intelligentes, ou mettre le végétal au travail
40La figure du vivant, qui accompagne la mise en place de la gestion différenciée, a des résonances sur les relations économiques dans lesquelles sont inscrits les services d’espaces verts communaux. En effet, le recours croissant à des plantes vivaces, n’ayant pas besoin d’être renouvelées à chaque saison, vient en contrepoint de décennies de travail avec des plantes horticoles annuelles, sélectionnées, reproduites et vendues par des semenciers et des floriculteurs. Dans cette section, après avoir présenté l’enjeu pour les collectivités de s’extirper de leurs relations commerciales avec leurs fournisseurs de plantes, je discute l’évolution du mode de valorisation du végétal qui accompagne la nouvelle tendance à la vivace. L’argument de cette section est que nous pouvons identifier le passage d’une conception économique de la plante-marchandise8, dont la valeur d’échange réside dans sa capacité à rester stable et en vie toute la saison durant, à la plante-travailleuse, dont la valeur réside dans la capacité à activement aménager l’espace ou contrôler ses pairs. Dans le jargon de la littérature éco-marxiste, il s’agira de discuter le passage des plantes urbaines de « commodités animées » (lively commodities) à travailleuses non-humaines (non-human labourers), afin de caractériser le régime végétal de la ville néolibérale.
Les jardiniers face au marché floristique
41La plupart des services d’espaces verts disposent de serres permettant de produire une partie de leurs végétaux et/ou de stocker des plantes achetées à des fournisseurs. Ces dernières peuvent être acquises à différents stades : semence ou bouture, jeune plante ou « plante finie ». En dépit des variations quant à la proportion de plantes achetées et quant au stade de croissance auquel elles le sont, une constante se retrouve à travers les services d’espaces verts communaux : la dénonciation de l’emprise croissante des semenciers et des entreprises horticoles sur les pratiques des services et les modes de fleurissement. Un des responsables de production horticole rencontrés en donne un exemple :
On a des fournisseurs, entre guillemets, qui sont fidèles, dans le sens où ils correspondent à nos besoins, et puis il y a d’autres fournisseurs qui travaillent sur une autre gamme, parce qu’on est beaucoup trop petits. S’il faut acheter par exemple cent plants d’une seule couleur, ben là on ne peut pas rentrer dans le critère, donc heureusement qu’on a encore des fournisseurs qui nous fournissent par rapport à notre besoin et à notre taille. Mais ça c’est un petit peu la difficulté, hein. […] Les quantités c’est énorme maintenant, hein ! Je veux dire on travaille, il y a des normes, je leur demande, je ne sais pas, mille bégonias dans trois couleurs à 300, c’est plus possible, c’est 1 000 minimum pour une couleur, et puis si vous voulez faire une commande, il faut avoir 2 000 ou comme ça. (contremaître, Service des espaces verts, Vernier, 2012)
42Grâce à l’oligopole dont ils bénéficient sur le marché suisse, les fournisseurs, qui peuvent être des producteurs ou des revendeurs, peuvent se permettre d’imposer des quantités minimales pour les commandes qu’ils reçoivent9. Les plantes se vendent par lots de plusieurs milliers, contraignant la diversité des références floristiques commandées. Au-delà de cette contrainte, ce qui pose également problème c’est l’extrême compétitivité des tarifs pratiqués :
Ah ce côté économique, c’est incroyable, hein. Il y a une question de coûts. […] Quand on voit des fois certains produits qui arrivent tout finis au prix où ils les vendent, nos chers amis hollandais, ça fait peur ! (rire) (contremaître, Service des espaces verts, Vernier, 2012)
43Du fait de la délocalisation de la production dans des pays caractérisés par une main-d’œuvre bon marché ou par des conditions technologiques compétitives, ainsi que de la disparition de filières horticoles locales qui pouvaient jusqu’ici fournir en graines les services municipaux d’espaces verts, la production à l’interne par les municipalités est rendue peu rentable en comparaison avec l’achat de plantes finies10. Ainsi, certaines communes en viennent à abandonner l’activité de production :
On en vient de plus en plus au fait que le chauffage c’est cher, la place elle est comptée, et puis de plus en plus, les communes commandent, en Hollande ou ailleurs, parce que c’est plus pratique, moins de frais et moins d’entretien dans la serre. (horticultrice, Service des espaces verts, Thônex, 2012)
44Produire soi-même nécessite en effet non seulement des installations, mais aussi des dépenses mensuelles en chauffage, sans compter la main-d’œuvre qui, lorsqu’elle est dans les serres, n’est pas sur le terrain en train d’entretenir les espaces verts. À l’échelle de chaque commune, un choix est à faire : favoriser la production locale et à l’interne, ou opter pour des économies financières en recourant à des « plantes finies » provenant souvent de cultures effectuées à l’étranger. Ce choix n’est pas sans conséquence en termes de (perte de) savoir-faire :
Et puis la floriculture se perd, en fait. Maintenant, à force de tout commander, les jeunes qui sont en dual, donc moitié chez le patron, moitié à l’école, ils n’ont plus la possibilité de voir les semis, le rempotage, comment ça se passe pour mettre en couche, et ça je pense que c’est important, parce que c’est la base de notre métier. […] Le futur apprenti, il a besoin de se rendre compte comment ça se passe de A à Z la production. Donc si on n’en a pas, il n’y en aura plus, et puis il n’y aura plus de quoi faire horticulteur, je veux dire. Parce que ce n’est pas que c’est vague, horticulteur, mais on n’est ni paysagiste, ni pépiniériste, ni fleuriste. On est un peu le tout, mais en survolant le tout. Donc il ne faudrait pas que la production se perde trop non plus, quoi. (horticultrice, Service des espaces verts, Thônex, 2012)
45C’est pourquoi, dans la spécialité « floriculture » de la formation proposée par l’école d’horticulture du canton, a été insérée une spécialisation « entretien », offrant la possibilité pour les floriculteurs fraîchement diplômés de faire valoir leur savoir-faire paysagiste pour trouver un emploi dans les autres filières du métier, moins en crise que celle de la production horticole.
46À Vernier, le choix a été fait d’encourager le maintien de la compétence à l’interne. Le centre de production horticole, agrandi et modernisé en 2010, fait aujourd’hui la fierté du service. Mais ce type d’orientation nécessite un « choix politique » (membre de la direction, Service des parcs et promenades, Le Grand-Saconnex, 2013). À l’inverse, la commune de Chêne-Bougeries apparaît désengagée du secteur production, qui ne dispose pas d’employés dédiés :
Alors personne ne s’occupe de l’établissement à l’année, puisque c’est vraiment un travail qui est cyclique et pas du tout linéaire. (membre de la direction, Service des parcs, Chêne-Bougeries, 2013)
47Un des membres de la direction du service d’espaces verts communal explique bien le problème de la rentabilité à l’interne :
On produit à peu près la moitié, parce qu’on n’a pas les mètres carrés pour pouvoir tout produire. On fait un petit peu de semis, un petit peu de bouturage, tout ce qui est cette reproduction un peu asexuée. Et puis après, la plus grande partie, on achète, maintenant ils font des micro-mottes, donc c’est des mottes elles sont grandes comme ça, puis en fait c’est juste des boutures de quelques jours. […] Puis après, nous, on cultive la plante jusqu’au bout. Mais le problème c’est la place qu’il faut pour les plantes finies. Parce que c’est là où elles prennent le plus de place, puis c’est là où on n’a pas la place pour. Puis c’est catastrophique, parce qu’il n’y a rien qui est isolé, le truc le plus isolé, c’est le tunnel, hein, pour vous dire à quel point. Normalement un tunnel, c’est ce qu’il y a de moins isolé, quoi. Mais enfin, voilà. Mais bon, de nouveau, on a des horticulteurs, donc c’est un peu dommage si on ne leur fait plus faire ça, c’est quand même des connaissances qui se perdent. (membre de la direction, Service des parcs, Chêne-Bougeries, 2013)
48Mais la relation des services d’espaces verts au secteur de la production horticole privée est ambiguë. D’un côté, les responsables se disent sous le joug de quantités minimales d’achats et de prix au rabais, remettant en cause leur autonomie tant dans la possibilité de produire eux-mêmes que de choisir le type et le nombre de plantes qui leur conviennent. Mais de l’autre, ils entretiennent des relations très proches avec ces entreprises au travers des représentants, le contact desquels leur apparaît primordial. Les services ne se contentent pas de se laisser aborder par les représentants, mais entrent activement en contact avec eux :
Quand [les fournisseurs] font des expositions, comme à OGA, à Berne, qui est une grande foire horticole, paysagiste, tout ça, on prend le temps de se déplacer, d’aller vers eux, parce qu’eux ils prennent le temps de venir vers nous, donc c’est aussi important d’aller vers eux aussi, de temps en temps, pour leur faire plaisir aussi. C’est comme les engrais, ils ont fêté les 150 ans de l’entreprise, ben on a pris le temps, différentes entreprises de Genève, on a fait avec une voiture un covoiturage, autant des privés que des communes, hein, on a un bon échange là-dessus, et on a pris le temps d’aller passer une journée chez eux, parce que c’étaient les 150 ans, et visiter l’entreprise et tout ça. Ça fait partie, je pense, du travail. (membre de la direction, Service des parcs et promenades, Le Grand-Saconnex, 2013)
49Ainsi, des relations privilégiées, transversales et informelles, se créent entre les différents acteurs de ce qui constitue le réseau des producteurs horticoles en Suisse – producteurs privés et producteurs publics. À travers certaines rencontres, les différences entre ces acteurs disparaissent temporairement, tous étant finalement des professionnels de l’horticulture, ayant parfois effectué leur formation ensemble. Mais en dehors de ces rencontres, les enjeux de pouvoir économiques reprennent le dessus, et les communes sont en quête de solutions pour s’autonomiser. À Vernier, grâce au nouveau centre de production horticole, le service est plus en mesure de rivaliser avec les conditions de production du privé. Le recours à des plantes produites hors de ce système économique est l’autre des solutions mobilisées, avec l’accroissement relatif de la part des vivaces, qui permet au service de réduire la part des plantes devant être rachetées chaque saison à des entreprises horticoles. Aussi, le passage aux vivaces est-il un outil de démarchandisation (partielle) du végétal urbain11.
Intelligence végétale : la plante démarchandisée, mais mise au travail
50En août 2016, lors d’une conférence de presse, la direction du SEVE annonce publiquement un nouveau concept, celui d’intelligence végétale :
La multiplication des projets végétaux hors des parcs implique une mue de l’organisation d’un SEVE aux effectifs constants. « D’une part, nous optimisons les ressources et le matériel, de l’autre nous misons sur l’intelligence végétale », explique [un membre de la direction]. « Il ne s’agit plus de maîtriser la nature, mais de l’accompagner en choisissant des plantes adaptées à l’environnement de la ville, ce qui réduit l’entretien. » (Weck, 2016)
51L’intelligence végétale fait actuellement l’objet d’une attention académique inédite (voir par exemple à ce sujet Coccia, 2017, et Marder, 2013). Les recherches en sciences des plantes montrent en effet que loin de végéter, le monde végétal est doté d’un système élaboré de communication, de capacités sensorielles complexes, voire même de mémoire, autant de facteurs remettant en cause l’attribution exclusive de la cognition aux seuls animaux, et demandant de repenser les termes de sa définition. L’intelligence végétale à laquelle réfère la direction du service des espaces verts est certainement inspirée par les publications grand public sur le sujet. Mais elle est aussi construite d’une manière bien spécifique autour de la reconnaissance de certaines compétences ou capacités du végétal (Atchison & Head, 2013 ; Head, Atchison & Phillips, 2015). En outre, comme le suggère la juxtaposition des expressions « nous optimisons les ressources et le matériel » et « nous misons sur l’intelligence végétale », la direction du service conçoit ces compétences de manière instrumentale, et en lien avec la question de la transformation du travail12. Dans cette section, on s’intéresse à la construction de cette idée d’intelligence végétale au sein du SEVE, et on démontrera qu’elle est effectuée dans la perspective de la mise au travail du végétal urbain. On distinguera ce mode d’extraction de valeur à celui de la plante-marchandise décrit ci-avant. L’idée centrale est que le travail de production de la nature urbaine n’est pas seulement réorganisé, segmenté, parcellisé et délégué13, mais aussi redistribué au-delà des humains. Si cette idée peut paraître provocatrice, voire saugrenue, elle témoigne du fait que les relations de travail émergeant avec la gestion différenciée ne sont pas seulement productrices de nouvelles définitions de ce qu’est la nature urbaine – plus vivante –, mais aussi de ce qu’elle doit (être capable de) faire. Aussi allons-nous commencer par détailler les compétences végétales que recoupe l’intelligence telle que pensée par les gestionnaires du service, avant de proposer une discussion théorique sur les outils conceptuels permettant de penser cette valorisation nouvelle de l’activité des plantes.
52Dans sa version genevoise, l’intelligence végétale renvoie à trois grandes capacités des plantes : leurs compétences spatiales, leurs compétences interactives et leur force vitale. Les compétences spatiales de certaines plantes sont mobilisées pour aménager à moindre coût de nouveaux espaces. En 2010, suite à une série de restructurations inter-services, les 25 hectares de cimetières de la ville de Genève sont passés sous la responsabilité du service des espaces verts. Jusqu’alors très minéraux, les surfaces y étaient majoritairement couvertes de graviers. Mais, interdiction des herbicides aidant, il est devenu non viable d’avoir autant d’hectares à désherber, et le service décide alors de les végétaliser. La solution classique s’avère être l’engazonnement, mais face au coût représenté par l’opération, le service s’oriente vers une solution alternative. En effet, l’engazonnement nécessiterait d’abord de retirer le gravier, puis d’ajouter du sol végétal afin d’enrichir le substrat, et, enfin, de semer de vastes quantités de gazon. Plutôt que d’utiliser cette approche, la direction du service décide de laisser le gravier en place, de semer des plantes vivaces adaptées à un sol pauvre, et de laisser s’exprimer les plantes spontanées présentes sur place à l’état dormant. Il s’agit alors d’effectuer une végétalisation qui ne soit pas qu’une engazonnification :
On a semé des plantes vivaces poussant horizontalement et pas trop vite, nécessitant peu de tonte. Pour que l’effet visuel soit tout de suite bon, un peu de gazon type stade de foot a été ajouté au mélange. Au fur et à mesure, les autres plantes – vivaces et plantes spontanées – prendront le dessus. (membre de la direction, SEVE Genève, 2016)
53Aussi, la croissance horizontale des vivaces, conjuguée à celle des plantes spontanées jusqu’alors en dormance, permet d’effectuer la plus grande part de la végétalisation, les deux occupant progressivement l’espace en couvrant le sol. Le gazon, qui aurait jusqu’alors été la solution privilégiée, de par sa croissance uniforme et prévisible, et son aspect régulier, n’est utilisé qu’en supplément, pour donner un aspect visuellement acceptable au tout.
54Parallèlement, alors que les compositions florales étaient jusqu’ici de mise, le service se tourne désormais vers des associations de plantes, évolution qui témoigne de la prise en compte de l’intelligence collective des plantes. Un membre de la direction du service des parcs de la commune de Chêne-Bougeries explique comment les compositions florales étaient jusqu’alors conçues :
On fait des trames, c’est-à-dire qu’on fait des lignes, et puis on plante 1-2-3-4-5-6, 1-2-3-4-5-6, 1-2-3-4-5-6, puis la ligne d’après, on plante 3-4-5-6, 3-4-5-6, 3-4-5-6, et ainsi de suite. Et puis ça permet, en fin de compte, d’avoir un massif avec une structure. (membre de la direction, Service des parcs, Chêne-Bougeries)
55Avec cette approche très structurée, chaque plante occupe une place bien définie, et sortir du rang lui fait courir le risque d’être arrachée. Le recours aux capacités interactives des plantes témoigne d’une tout autre approche, permettant de laisser ces dernières se contrôler mutuellement plutôt que de devoir intervenir par arrachage ou désherbage :
Avant on plantait les plantes par lignes. Maintenant c’est fini les lignes, on a dû se déprogrammer, c’était pas facile de ne plus faire de lignes, on a mis un moment. Ensuite, une plante allait prendre le dessus sur l’autre, d’autres plantes allaient être étouffées. Puis au début, il y avait des réactions chez nos collègues : « Mais c’est pas possible, celle-là, ça va pas jouer », « Oui, mais c’est la nature, c’est comme ça dans la nature ». […] On peut se dire ben non, celle-là elle prendra peut-être le dessus sur celle-là. Et on verra ce qui se passe. (horticulteur, SEVE Genève, 2013)
56Dans le cadre de cette nouvelle approche – que certains caractériseraient de « biopolitique affirmative » (voir Hodgetts, 2017) – consistant à mobiliser les capacités propres de certaines espèces pour en contrôler d’autres, les jardiniers sont alors sommés d’apprendre à se positionner en retrait.
57Enfin, cette intelligence spatiale et collective se conjugue à la robustesse et à la vitalité de plantes vivaces pour réduire le nombre d’interventions des jardiniers. Survivant aux saisons qui passent, voire se reproduisant, les vivaces permettent aux jardiniers de passer moins de temps à arracher et replanter des massifs floraux, c’est-à-dire à effectuer un travail d’entretien :
Là, cette année, on a refait le quai Wilson avec deux tiers de plantes vivaces. Donc voilà, on tend un petit peu là-dessus. […] Les avantages, c’est qu’à la longue on aura quand même moins de travail. Enfin, ça prend quand même énormément de temps la vivace, mais on n’aura pas la préparation du sol à faire deux fois par année, ce qui est assez lourd. (contremaître, SEVE Genève, 2013)
58Ainsi, la reconnaissance de l’agentivité propre des plantes, ne se réduisant plus à des marchandises finies achetées à des distributeurs, a contribué à leur appréhension comme des actrices pouvant, par leurs compétences, aider à réduire le volume et le nombre des tâches d’entretien ainsi qu’à aménager de nouveaux espaces – bien loin de l’approche horticole fixiste des plantes comme commodités, exigeant simplement de la part de ces dernières de rester en vie.
59Cette nouvelle approche s’appuie sur l’identification et la mobilisation de compétences particulières du végétal, un processus que je suggère de voir comme une forme de mise au travail du végétal urbain. Si l’intelligence des plantes est valorisée, c’est en effet dans le contexte singulier d’« optimisation des ressources », revendiqué par la direction du service. De fait, les jardiniers font aussi le lien avec les réductions d’effectifs :
– Première année d’introduction des vivaces dans les massifs. Grosse nouveauté, quoi… On va voir ce que ça va donner. Parce que, bien sûr, on va observer ces changements. Mais ça va aussi dans une réduction du travail. Une vivace installée n’est plus à planter. Il faut l’entretenir, mais ce n’est plus une plantation.
(ME) – Hmm hmm, tu as l’impression que cette logique-là, elle est vraiment… ?
– Ce n’est pas une impression, c’est une certitude. C’est clair, on doit faire du travail avec un peu moins de personnel. Il faut trouver des solutions. Après l’optimisation du personnel, il va falloir changer le style de travail. (horticulteur, SEVE Genève, 2013)
60Le travail non-humain constitue aujourd’hui une des frontières de la recherche sur le travail (voir, par exemple : Barua, 2017 ; Besky & Blanchette, à paraître ; Porcher, 2017). Si travail domestique, travail bénévole, workfare ou encore travail numérique en sont des frontières reconnues (voir Simonet, 2018), une des critiques élaborées à l’encontre des théories contemporaines du travail est leur défaut de prise en compte du rôle des animaux non-humains dans la production de valeurs d’échange et l’accumulation du capital. L’animal, dans les travaux de sociologie du travail ou d’économie politique, n’apparaît autrement que comme une machine ou une marchandise. Or, cette vision peine à rendre compte de toutes les activités productives se reposant sur la coopération d’acteurs non-humains. Animaux de cirque, de cinéma, d’élevage, de laboratoire ou de chasse, tous constituent bien davantage qu’un capital inanimé : ils sont patiemment mis au travail, que ce soit par la coercition ou la collaboration ; un travail que les éleveurs, dresseurs et soigneurs expliquent bien devoir apprendre à l’animal, comme le contremaître apprendrait à l’ouvrier. Alors, si les personnes travaillant avec ces animaux les conçoivent comme des travailleurs, pourquoi ne pas les prendre au sérieux ?
61L’argument en faveur de la reconnaissance de la dimension « plus-qu’humaine » du travail – et donc du déplacement de ses frontières – est à la fois théorique (offrir une meilleure assise à notre compréhension de ce qu’est le travail – voir Barua, 2017) et éthique (si l’on comprend que l’animal est mis au travail, alors la question de sa protection est à voir sous un nouveau jour – voir Porcher, 2017). Mais cette approche n’est pas consensuelle14. Une des principales critiques porte sur la nature propre du travail. La dimension singulièrement consciente du travail distinguerait celui-ci du reste des activités des humains, et, par extension, de l’ensemble de celles des non-humains. La célèbre comparaison de Marx entre l’abeille et l’architecte sert d’appui à cet argument :
Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. (Marx, 1950)
62Élaborée par Marx à la fin du xixe siècle, cette idée que le travailleur a conscience de ce qu’il est en train de réaliser a été mise à mal par l’organisation scientifique du travail et l’émergence du travail à la chaîne : en dépit de la conscience d’être au travail, le travailleur n’a pas nécessairement idée du « résultat » de son travail. La critique féministe a également déconstruit l’idée de la dimension nécessairement consciente du travail en revendiquant les tâches domestiques, comme nourrir les enfants ou laver la vaisselle, comme du travail. Même si pas nécessairement conscientisé comme tel, les féministes expliquent que le rôle joué par ces pratiques dans la société capitaliste est celui de renouveler la force de travail ; en cela, ces tâches domestiques sont appropriées à des fins autres que celles définies par qui les met en œuvre. Les débats autour du travail numérique, enfin, renouvellent également la question de la conscience du travail, autour notamment de l’exemple fameux des « reCAPTCHA », ces étapes d’identification en ligne demandant à l’usager d’un site Internet de prouver qu’il n’est pas un robot en reconnaissant un objet sur différentes images ; en effet, les objets reconnus permettent à Google de transcrire des ouvrages ou d’améliorer son Google Street View, ce qui fait dire à bien des commentateurs que Google s’offre ainsi un travail gratuit de transcription et d’analyse d’image15. À partir de ces différents cas, certains sociologues travaillant sur les « frontières » du travail, et notamment ses formes gratuites, s’accordent à définir le travail comme l’appropriation par un tiers de l’activité mise en œuvre par un individu, même si ce dernier ne pense pas son activité comme travail :
Quant à la question des « frontières du travail », et de son intentionnalité, n’est-ce pas justement dans cet écart entre la « volonté du sujet » et les « fruits de son action » que résiderait l’exploitation dans le cadre du travail gratuit ? Quand je donne le bain à mon enfant ou que je m’occupe, tous les week-ends, du parc en bas de chez moi, je me pense rarement au travail, et mon intention n’est sûrement pas de participer à l’entretien de la force de travail de mon conjoint ou à la diminution et la précarisation de la fonction publique municipale. (Simonet, 2018, p. 100)
63Maud Simonet continue en invoquant le double processus d’invisibilisation et d’appropriation qui caractérise le travail gratuit des femmes, des travailleurs du numérique ou encore des « volontaires » travaillant pour l’État dans le cadre de divers programmes de volontariat. Dès lors que le travail est ainsi découplé de l’intentionnalité, on peut commencer à concevoir comment l’appropriation par un tiers de l’activité mise en œuvre par des non-humains peut être conçue comme en relevant.
64Reste que si cet argument d’un travail non-humain semble se défendre dans le monde des relations humains-animaux, empreint de formes réflexives de relations et de modalités partagées de cognition, son extension au végétal pourrait paraître plus saugrenue. Accepter d’effectuer cet exercice de pensée requiert de se défaire plus fortement encore de la notion de conscientisation. Dans un article publié en 2007 dans la revue Geoforum, Harold Perkins ouvre la voie à une telle conceptualisation. Il propose de prendre au sérieux les formes de travail « non social » effectuées par le végétal en examinant le rôle social et économique joué par les plantations d’arbres en ville. Effectuant une lecture plutôt littérale de Marx, il note que celui-ci, en fait, n’exclut pas d’emblée l’existence de formes de travail non-humain. En effet, Marx écrit :
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. (Marx, 1950)
65Si l’homme joue le rôle d’une « puissance naturelle » vis-à-vis de la nature, alors on peut penser que ce que font les « bras et jambes, tête et mains » d’autres « puissances naturelles », comme par exemple le chien ou la fourmi, de la même manière leur permet d’« assimiler des matières en leur donnant une forme utile à leur vie ». C’est pourquoi Marx parle ici d’un état primordial ou instinctif du travail, qu’il met ensuite de côté pour se concentrer sur son aspect proprement humain, suggérant que l’état primordial du travail ne l’est pas. Perkins suggère de s’intéresser à ce travail primordial. Il défend l’idée que l’activité métabolique des arbres, en offrant ombre, aménité visuelle et oxygène, produit, dans la ville industrielle, le « fonds de consommation » nécessaire pour « régénérer » les ouvriers (et donc les conditions de production). Il suggère alors que l’activité métabolique des plantes constitue une forme de travail de reproduction sociale, impensé comme tel mais essentiel à la reproduction de la force de travail des ouvriers de la ville. Cette approche n’est pas sans rappeler, à nouveau, les débats féministes sur le travail invisible des femmes dans l’espace domestique, non nommé et non conscientisé, mais essentiel à la reproduction de la force de travail.
66Maintenant, ce travail des plantes dans l’espace public de Genève, si l’on poursuit notre ligne de pensée, comment le conceptualiser ? On peut, à la manière des premiers travaux féministes mettant en lumière le travail gratuit opéré par les femmes dans l’espace domestique, tenter de qualifier le travail des non-humains en listant les tâches jusqu’alors réalisées par les jardiniers qui sont économisées. D’une part un travail de création, permis par les dynamiques de plantes, notamment couvre-sol, pouvant construire des paysages16 ; d’autre part un travail de maintenance et d’entretien, permis par la capacité des plantes vivaces à survivre aux saisons et au passage du temps, et à prendre en charge un travail de contrôle.
67Une autre manière de le penser consiste à discuter la différence entre activité métabolique simple, ou « état primordial du travail », et mise au travail, ainsi qu’entre les différents modes de mise au travail. L’argument défendu dans ce chapitre n’est pas, à l’inverse de Perkins (2007), que toute activité métabolique des plantes fait travail (ce qui consisterait à s’arrêter à l’état primordial de travail dont parle Marx). Il est plutôt que dans certains cas, cette activité métabolique va faire l’objet d’un ensemble d’interventions et de discours qui la cadrent comme du travail et viennent l’exploiter comme tel. Cela reflète bien l’argument défendu par l’anthropologue Tim Ingold que « le rôle joué par un animal dans une situation de travail donnée dépend de la structure intentionnelle qui régit cette situation17 ». Ainsi, continue-t-il, « les animaux ne sont pas des travailleurs de manière inhérente, et il arrive qu’ils soient enrôlés dans une situation de travail à d’autres titres que celui de travailleur18 ». Il en va de même pour les plantes : toutes ne sont pas enrôlées à titre de travailleuses, les plantes horticoles, notamment, continuant à constituer des plantes-marchandises. Ensuite, si l’on accepte qu’il y a bien une forme d’exploitation par autrui des activités du végétal, cette exploitation peut être formelle ou réelle19. La subsumption formelle porte sur une activité métabolique existant indépendamment de ce que l’on cherche à extraire comme valeur. Par exemple, laisser les plantes spontanées verdir les cimetières. La subsumption réelle, elle, sous-entend qu’il y a optimisation des tâches qui constituent le travail. À Genève, la subsumption réelle de l’activité métabolique, permise par un travail minutieux d’optimisation de la vie végétale, concerne les vivaces. À l’inverse des plantes annuelles plantées, entretenues, arrachées et remplacées, celles-ci doivent être activées et disciplinées. Il est ainsi attendu de chaque plante qu’elle exprime son potentiel maximal, ne se contentant pas d’offrir des aménités visuelles, mais démontrant des capacités d’aménagement, d’entretien ou de reproduction. Alors que les plantes annuelles et bisannuelles, déconnectées souvent de leur région d’origine, étaient placées sans considération de leurs besoins propres, permettre aux plantes d’exprimer (et d’offrir) tout leur potentiel nécessite en effet de placer « la bonne plante au bon endroit », ce qui est fait à travers le recours à des bases de données centralisées, une cartographie exhaustive et une connaissance abondante des plantes.
68Différents enjeux subsistent. D’une part, il y a des types d’activités, de compétences ou d’intelligence végétale qui n’apparaissent pas immédiatement utiles, ou s’expriment sur une durée qui dépasse celle de la gestion des espaces verts. Dès lors, il importe de bien noter que ce n’est pas le vivant en général qui est valorisé ou mis au travail, mais un certain vivant. D’autre part, si une nouvelle division « plus-qu’humaine » du travail se dessine, certaines tâches étant redistribuées vers les non-humains, d’autres tâches humaines émergent pour accompagner ce travail non-humain. Un nouveau travail d’observation et d’accompagnement est, par exemple, nécessaire pour mettre une prairie en condition de fleurir. Il s’agit, pour le contremaître, de se laisser guider par un certain nombre de signes indiquant le stade de croissance et de maturation des différentes plantes, donnant le signal permettant d’envoyer les jardiniers faucher. Si la fauche est effectuée au mauvais moment, la prairie ne se ressèmera pas. Mais ce travail minutieux n’est en soi pas visible comme l’est l’action de tondre ou de désherber. Quant au travail effectué par les plantes mêmes, il peut laisser croire à un simple arrêt de l’entretien. Ainsi, la présence de plantes spontanées dans le gravier des cimetières a-t-elle été une étape vers la colonisation de cet espace par le végétal, étape pouvant laisser croire à un simple laisser-aller. « On aurait cru que tous les jardiniers étaient morts », note ainsi un jardinier genevois au sujet d’un espace à l’entretien récemment transformé20. Enfin, en privilégiant la capacité des plantes à produire du travail, la qualité de la rencontre avec les usagers risque de devenir une préoccupation secondaire. Ainsi, les journaux locaux ont pu faire référence à des usagers des parcs se plaignant de gazons piquants ou d’allergies liées à l’usage croissant de graminées (Grosjean, 2016).
***
69La figure du vivant est au final un modèle d’intelligibilité permettant de faire ressortir les traits communs des changements opérés dans le paysage végétal urbain à l’heure de la gestion différenciée, des réductions d’effectifs jardiniers et des nouveaux mots d’ordre managériaux. Alors que les attributs de « libre », « léger » et « vivant » dominent les discours, l’analyse des catégorisations et re-catégorisations du végétal urbain dessine trois variations de la figure du vivant : le vivant souhaité, dont la vivace constitue la catégorie type ; le vivant toléré, qui s’incarne dans la mauvaise herbe, catégorie frontière ; et le vivant rejeté, dont la catégorie de la plante allochtone invasive constitue l’incarnation la plus aboutie. La re-catégorisation qui construit la figure du vivant procède en fait à la recombinaison de catégories existantes, qui se voient redéfinies, réagencées, et re-hiérarchisées. Certaines reculent – comme l’annuelle horticole –, d’autres fluctuent – c’est le cas de la mauvaise herbe –, quand, enfin, les catégories de la vivace et de l’indigène se partagent la mise. Ces acceptabilités variables, illustratives d’une rehiérarchisation catégorielle, se fondent sur la référence à un ordre spatial, un ordre spéciel et un ordre social.
70Mais plus encore, les catégories du végétal permettent de « déceler des modes d’organisation sociale » (Friedberg, 1992, p. 291) à travers l’analyse de « leur évolution face aux modifications socio-économiques actuelles » (ibid., p. 290). En effet, les transformations des catégories du végétal sont pleinement articulées aux transformations touchant à la structure des services, à l’organisation du travail et aux nouveaux mots d’ordre managériaux. Articulée à la figure du vivant se trouve l’idée d’intelligence végétale, qui recoupe un certain nombre de compétences du végétal, et dont la reconnaissance nourrit la mise au travail du végétal urbain, venant supplémenter des effectifs humains en baisse.
71Mais alors que les plantes sont davantage mises au travail, elles sont simultanément (quoique partiellement) démarchandisées. Une association est souvent faite entre « commodités animées » (lively commodities) – ces non-humains qui « peuvent produire une valeur d’échange à condition de rester vivants et/ou de promettre une forme de vie dans le futur21 » – et travail des non-humains (voir aussi Haraway, 2008). Les plantes vivantes analysées dans ce chapitre dessinent un cas de figure différent. Alors que les plantes-marchandises, dont tirent profit les industries horticoles, sont bien des « commodités animées », ne détenant une valeur d’échange que dans la mesure où elles sont en vie et promettent de le rester le temps d’une saison, les plantes-travailleuses n’en sont pas nécessairement. Leur caractère animé, motile, interactif, contribue à les sortir d’un capitalisme horticole qui base son existence sur la production de plantes annuelles, stériles, devant être remplacées à la fin de chaque saison. Il s’agit donc de deux modes singulièrement différents d’extraction de valeur des non-humains végétaux, l’un se reposant sur la marchandisation de plantes non mortes, l’autre sur la mise au travail de plantes bien vivantes.
72En définitive, si le vivant remplace le vert horticole, et les dynamiques du végétal le désherbage et les traitements chimiques, ce n’est pourtant pas (uniquement) dans cette perspective d’écologisation que le vivant est attractif, mais aussi à titre de pourvoyeur de services qui permettent d’asseoir une nouvelle organisation du travail.
Notes de bas de page
1 Voir au chapitre 2.
2 L’ambroisie peut causer des problèmes respiratoires aux personnes souffrant d’asthme.
3 Voir plus haut dans ce chapitre.
4 Organe cantonal en charge de la planification paysagère et de la protection de l’environnement.
5 République et Canton de Genève, « Recommandations relatives à la fourniture des mélanges grainiers “Genève” », non daté.
6 Voir photographie 1, p. 4.
7 Du fait de l’angle adopté dans le cadre de cette recherche (sur la production plutôt que les usages des espaces végétalisés en ville), il ne m’a pas été possible de confronter ces éléments de discours à une analyse fine des usages des parcs. On peut bien entendu émettre l’hypothèse que les usagers des parcs mettent en œuvre des comportements forts hétérogènes, et soient porteurs de représentations extrêmement variées des types de comportements adéquats en fonction des types d’aménagements végétaux.
8 À noter que cette figure de la plante-marchandise renvoie au mode de valorisation économique lié au système industralisé de production horticole, pas au mode de valorisation affectif des plantes par les jardiniers et usagers des parcs, qui peuvent autant s’attacher à des plantes-marchandises qu’à des plantes-travailleuses.
9 Cette situation d’oligopole s’est construite tout au long du xxe siècle. Bergues note en effet que dès les années 1950, « sous la pression de la concentration des marchés (par la grande distribution), et conformément à l’ensemble du secteur agricole, le phénomène de spécialisation s’accompagne de celui d’une concentration de la production et d’une disparition des petits exploitants » (Bergues, 2011, p. 265).
10 Les Pays-Bas, souvent montrés du doigt par les responsables municipaux, ont démarré une stratégie de conquête des marchés extérieurs dès 1972, au moment même où les producteurs français – mais les producteurs suisses ne font pas exception – ont été progressivement repoussés des ceintures urbaines par l’urbanisation, et ont subi les répercussions des chocs pétroliers, ou encore de la restructuration du marché de la distribution florale avec le développement des jardineries (Widehem & Cadic, 2006).
11 Un autre aspect de cette démarchandisation, traité dans Ernwein (2017a), est le travail du service des espaces verts avec la fondation ProSpecieRara pour proposer des variétés légumières, fruitières, florales et animales patrimoniales et gérées collectivement.
12 Voir au chapitre 2.
13 Voir aux chapitres 2, 3 et 4.
14 Voir, par exemple, Kallis & Swyngedouw (2017).
15 Voir le chapitre 3 de Simonet (2018).
16 À noter qu’ailleurs, des huîtres sont mises au travail pour produire des infrastructures urbaines vivantes (voir Wakefield, 2016).
17 « the role an animal plays in a particular labour process depends upon the intentional structure of that process » (Ingold, 1983, p. 147).
18 « animals are not inherently labourers, and it is not only in their capacity as labourers that they are ever enrolled in the labour process » (ibid.).
19 Voir Marx (1950).
20 Voir au chapitre 2.
21 « can produce capitalist values as long as they remain alive and/or promise future life » (Collard & Dempsey, 2013, p. 2684).
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